Tant que j'invoquais seul ton secours, mes vers possédaient seuls toute ta bonne grâce; mais maintenant ma suave harmonie décline, ma muse malade cède la place à une autre. Je t'accorde, mon amour, que tu es un trop aimable sujet pour n'être pas digne du travail d'une plume plus éloquente; mais tout ce que ton poëte invente sur ton compte, il te l'a dérobé et te le rend de nouveau. Il te prête la vertu et c'est à ta conduite qu'il a emprunté ce mot; il t'orne de beauté, et c'est sur tes joues qu'il l'a trouvée; il ne peut t'accorder d'autres éloges que ceux dont il trouve en toi la manière. Ne lui rends donc pas grâces de ce qu'il te dit, puisque tu payes toi-même ce qu'il te doit.
Oh! comme je suis abattu quand je parle de vous, sachant qu'un esprit supérieur au mien use de votre nom, dépense toutes ses forces à le louer pour me lier la langue quand je célèbre votre renommée! Mais puisque votre mérite, aussi vaste que l'Océan, porte sur ses ondes la voile la plus modeste comme la plus orgueilleuse, ma téméraire petite barque, bien inférieure à la sienne, se montre audacieusement sur votre large sein, vos bas-fonds me suffisent pour flatter tandis qu'il vogue sur vos abîmes insondables; si je fais naufrage, je ne suis qu'un bateau sans valeur; pour lui, sa mâture est élevée et sa tournure est fière; s'il réussit et que j'échoue, ce qu'on peut dire de pis, c'est que mon amour a fait ma perte.
Ou bien je vivrai pour faire votre épitaphe, ou vous survivrez quand je pourrirai en terre; la mort ne peut enlever d'ici-bas votre mémoire, bien qu'on puisse tout oublier sur mon compte. Votre nom trouvera ici une vie immortelle, bien que pour moi, une fois parti, je doive mourir pour le monde entier; la terre n'a pour moi qu'un tombeau vulgaire, mais vous resterez enseveli dans les regards des hommes. Mes vers vous seront un monument que reliront des yeux non encore engendrés, et des langues à venir répéteront vos mérites quand tous ceux qui respirent en ce monde seront morts. Vous vivrez encore, tant ma plume a de vertu, là où la vie respire surtout, c'est-à-dire dans la bouche des hommes.
Je le veux bien, tu n'avais pas épousé ma muse, par conséquent tu peux sans infidélité, jeter un coup d'oeil sur les phrases de dédicace qu'emploient les auteurs pour célébrer leur noble sujet, homme de tous les livres. Tu es aussi parfait en connaissances que par ton teint, ton mérite a des limites au delà de mes éloges, et tu es par conséquent obligé de chercher de nouveau quelque empreinte plus récente des progrès de nos jours. Fais-le, mon bien-aimé, mais lorsqu'ils auront imaginé tous les traits ampoulés que peut prêter la rhétorique, tu n'en resteras pas moins fidèlement représenté dans les paroles simples et vraies de ton véridique ami, leurs peintures grossières sont bonnes lorsque les originaux manquent de sang pour colorer leurs joues, pour toi, c'est abuser que d'en user.
Je n'ai jamais vu que vous eussiez besoin d'être fardé, c'est pourquoi je n'ai point ajouté de fard à votre beauté. Je me suis aperçu ou j'ai cru m'apercevoir que vous étiez au-dessous de l'offre stérile de la dette d'un poëte, c'est pourquoi j'ai dormi en parlant de vous, afin que vous pussiez montrer, puisque vous êtes en vie, combien une plume vulgaire peut, en parlant du mérite, rester en dessous du mérite qui fleurit en vous. Vous m'imputez ce silence à péché, et ce sera ma gloire d'être resté muet, car je ne fais pas tort à votre beauté en gardant le silence, tandis que d'autres ouvrent une tombe en voulant donner la vie; il y a plus de vie dans l'un de vos beaux yeux que vos deux poëtes n'en peuvent imaginer à votre louange.
Qui est-ce qui en dit davantage? qui est-ce qui pourrait en dire davantage que ce grand éloge: vous seul êtes vous? Dans quelles régions réside le trésor qui pourrait montrer où vécut votre égal? La plume qui ne sait pas prêter quelque éclat à son sujet est bien misérablement pauvre, mais celui qui parle de vous, s'il peut dire que vous êtes vous-même, prête ainsi de la dignité à son récit, en se contentant de copier ce qui est écrit en vous, sans gâter ce que la nature a rendu si visible; et cette copie fera honneur à son esprit et vaudra partout à son style des éloges. Vous ajoutez une malédiction à toutes vos beautés et à tous vos dons, vous aimez à être loué, ce qui ne vaut rien pour votre louange.
Ma muse a la langue liée; mais, par décence, elle reste en repos, tandis que des commentaires, à votre honneur, soigneusement compilés, sont conservés en lettres d'or dans des phrases revues par toutes les muses. Je médite de bonnes pensées, pendant que d'autres écrivent de bonnes paroles, et, comme un chantre illettré, je réponds «Amen!» à toutes les hymnes que produit cet habile esprit, sous une forme soignée avec une plume raffinée. En vous entendant vanter, je dis «c'est bien cela, c'est vrai;» et à tous ces éloges j'ajoute quelque chose de plus, mais c'est, dans mes pensées, là où l'amour pour vous tient son rang comme par le passé, en dépit des paroles qui viennent les dernières; faites donc cas des autres pour leur éloquence et paroles, faites cas de moi pour mes pensées muettes, qui ne parlent qu'en actions.
Est-ce l'élan impétueux de ces grands vers, lancés à pleines voiles, pour arriver jusqu'à une prise trop précieuse, jusqu'à vous, qui a renfoncé dans mon cerveau les pensées que j'y avais mûries, leur donnant pour tombeau le sein où elles avaient grandi? Était-ce son esprit, instruit par les esprits à écrire au-dessus de la portée des mortels, qui m'a frappé de mort? Non, ce n'est ni lui, ni les compères qui lui prêtent la nuit leur concours qui ont glacé mes vers. Ce n'est ni lui, ni cet esprit affable et familier qui, toutes les nuits, le rassasie d'intelligence, qui peuvent se vanter de m'avoir imposé silence, je n'ai souffert d'aucune terreur venue de là. Mais, lorsque vous lui avez prêté votre concours pour perfectionner ses vers, mon sujet m'a manqué, les miens en ont été affaiblis.
Adieu! tu es trop précieux pour que je te possède, et il est probable que tu sais ta valeur. La charte de ton mérite t'assure ta liberté, mes droits sur toi ont tous un terme; car quelle prise ai-je sur toi, si ce n'est ce que tu m'as donné? En quoi ai-je mérité une si grande richesse? Je ne possède point de droit à ce beau présent, en sorte que voilà mon privilége qui m'échappe. Tu t'es donné, sans savoir ce que tu valais, ou bien en te méprenant sur moi à qui tu le donnerais; ainsi ton grand don né d'une méprise rentre entre tes mains, sur plus mûr jugement. Je t'ai possédé ainsi comme un rêve nous flatte, j'ai été roi en dormant; en me réveillant, il n'en est plus question.
Quand tu seras disposé à me traiter légèrement et à donner mon mérite en butte au mépris, je combattrai pour toi contre moi-même, et je prouverai que tu es vertueux, tout en étant parjure. Comme je connais mieux que personne mes propres faiblesses, je ferai valoir en ton nom une histoire de défauts cachés qui me fera tort, et toi en me perdant tu acquerras une grande gloire, ce à quoi je gagnerai aussi, puisque attachant sur toi toutes mes tendres pensées le mal que je me ferai, s'il t'est avantageux, il aura pour moi un double avantage. Tel est mon amour pour toi, je t'appartiens si complétement que je veux porter tous les torts pour soutenir ton droit.
Dis que tu m'as abandonné pour quelque défaut, et je m'étendrai sur cette offense, parle de mon infirmité, et je me mettrai tout de suite à boiter, je ne me défendrai point contre tes raisons. Mon amour, tu ne peux pas me traiter aussi mal que je me traiterai moi-même, en assignant une raison au changement que tu désirais; sachant tes volontés, je couperai court à nos relations, je me donnerai l'air d'un étranger, je m'absenterai de tes promenades, ma langue ne prononcera plus ton nom chéri, de peur de lui faire tort et de le profaner en parlant peut-être de notre ancienne amitié. A cause de toi, je me jure inimitié à moi-même, car je ne puis pas aimer celui que tu détestes.
Maintenant déteste-moi si tu veux, maintenant si tu dois me détester un peu, pendant que le monde est disposé à contrarier mes désirs, fais alliance avec la fortune ennemie, fais-moi plier, et n'arrive pas en arrière-garde comme dernière perte. Ah! quand mon coeur aura échappé à cette douleur, ne viens pas sur les derrières d'un malheureux vaincu; ne donne pas un lendemain pluvieux à une nuit agitée, pour faire tienne une ruine décidée. Si tu me veux quitter, ne me quitte pas le dernier, quand tous les autres petits chagrins m'auront porté leur coup, mais viens au début, afin que je goûte dès l'abord les dernières extrémités de la puissance de la fortune; alors d'autres séries de douleurs, qui me semblent maintenant des douleurs, ne seront plus rien auprès de ta perte.
Les uns se font gloire de leur naissance, les autres de leur habileté; d'autres de leur richesse, d'autres de leur force corporelle; d'autres encore de leurs vêtements, quoique la nouvelle coupe soit peu heureuse; d'autres enfin de leurs faucons ou de leurs lévriers, ou de leur cheval; et chaque caprice a son plaisir spécial, qui l'enchante plus que tout le reste; mais ces détails ne me touchent guère; je mets tous mes biens en un seul. Ton amour vaut mieux pour moi qu'une haute naissance; pour moi, il est plus riche que la richesse, plus glorieux que les vêtements précieux, plus charmant que ne le sont des faucons ou des chevaux. En te possédant, je me vante de posséder l'orgueil de tous les hommes. Malheureux en ceci seulement, c'est que tu peux m'enlever tout cela, et me rendre parfaitement misérable.
Mais fais tout ce que tu pourras pour te dérober à moi, jusqu'au terme de ma vie je suis assuré de te posséder, et la vie ne durera pas pour moi plus que ton amour, car elle dépend de cet amour. Je n'ai donc pas à craindre la pire des souffrances, puisque ma vie doit finir avec la moindre. Je sais qu'un état meilleur que celui qui dépend de ton caprice m'est réservé. Tu ne saurais me troubler par ton esprit inconstant, puisque ma vie repose sur ta révolte. Oh! quel bonheur est le mien, heureux d'avoir ton amour, heureux de mourir! Mais qu'y a-t-il d'assez complétement beau pour ne pas craindre une souillure? Tu peux me trahir, sans que j'en sache rien.
Je vivrai donc ainsi, supposant que tu es fidèle, comme un mari trompé. Le visage de l'amour pourra me sembler toujours le même, quoiqu'il soit changé de nouveau; tes regards seront pour moi, ton coeur sera ailleurs: car la haine ne peut vivre dans tes yeux, de sorte que je ne pourrai apercevoir ton changement à mon égard. Souvent l'histoire d'un coeur faux est écrite dans un regard, dans une moue, dans un air sombre, dans des rides bizarres; mais en te créant le ciel a voulu que le doux amour demeurât à jamais sur ton visage; quels que soient tes pensées ou les mouvements de ton coeur, tes yeux ne parlent jamais que de douceur. Combien ta beauté devient semblable à la pomme d'Ève, si ta douce vertu ne répond pas à l'apparence!
Ceux qui ont le pouvoir de faire du mal et qui ne veulent pas faire ce dont ils semblent le plus capables, qui émeuvent les autres et restent eux-mêmes comme un bloc de marbre, indifférents, glacés, et lents à la tentation, héritent avec justice des grâces du Ciel et savent épargner les richesses de la nature; ils sont maîtres et seigneurs de leurs visages, les autres ne sont que les intendants de leur mérite. La fleur de l'été est douce pour l'été, quoique pour elle-même elle ne fasse que vivre et mourir; mais si cette fleur devient une vile infection, la plus vile mauvaise herbe la surpasse en dignité; car les plus douces choses deviennent parfois les plus amères; les lis qui empestent ont une bien plus mauvaise odeur que les mauvaises herbes.
Combien tu rends aimable et douce la honte qui souille, comme un ver au coeur d'une rose odorante, la beauté de ton nom à peine entr'ouvert! Oh! dans quelles douceurs ne sais-tu pas enfermer tes péchés! Cette langue qui raconte l'histoire de ta vie, en faisant sur tes plaisirs des commentaires licencieux, ne peut en quelque sorte te blâmer qu'en te louant; en prononçant ton nom, on donne de l'attrait à de fâcheux rapports. Oh! quelle demeure ont les vices qui t'ont choisie pour leur habitation! Toi dont le voile de la beauté couvre tous les défauts, et transforme en charmes tout ce que les yeux peuvent apercevoir. Sache faire usage, mon cher coeur, de cet immense privilége; le couteau le mieux affilé s'émousse lorsqu'on ne sait pas s'en servir.
Les uns disent que ton défaut, c'est la jeunesse, les autres que c'est le libertinage; d'autres disent que ton charme, c'est la jeunesse, et la douce gaieté; tous aiment plus ou moins ta grâce et tes défauts; tu changes en grâces les défauts qui t'appartiennent. De même que sur le doigt d'une reine assise sur son trône, on trouve du prix au bijou le moins précieux; de même les erreurs qui sont tiennes se transforment en vérités, et passent pour des choses vraies. Combien d'agneaux le loup cruel pourrait séduire, s'il pouvait prendre l'apparence d'un agneau! Combien tu pourrais entraîner de ceux qui te contemplent, si tu voulais user de tout ton pouvoir! Mais n'en fais rien; je t'aime de telle sorte, qu'étant à moi, ta bonne renommée est mienne!
Ah! que mon absence loin de toi, charme de l'année qui s'écoule, a ressemblé à un hiver! Quel frimas j'ai ressenti! Combien j'ai vu de jours sombres! Partout la nudité du vieux décembre! Et pourtant, ces jours où j'étais loin de toi étaient des jours d'été; l'automne enfantait, pleine de riches trésors portant le pesant fardeau du printemps, comme le sein d'une veuve après la mort de son époux. Et cependant cette abondante postérité ne m'apparaissait que comme une espérance d'orphelins, et un fruit sans père; mais l'été et ses plaisirs t'accompagnent; si tu t'éloignes, les oiseaux eux-mêmes sont muets; ou, s'ils chantent, c'est avec un accent si triste, que les femelles pâlissent et redoutent l'approche de l'hiver.
J'ai été loin de vous au printemps, lorsqu'Avril à l'orgueilleux bariolage, revêtu de tous ses atours, répandait sur toute chose un bel esprit de jeunesse, que le pesant Saturne riait et sautait avec lui. Et cependant ni le chant des oiseaux, ni le doux parfum des fleurs à l'odeur et aux nuances variées, n'ont pu me faire chanter un refrain d'été, ni les cueillir du fier sein où elles croissaient. Je n'ai pas admiré la blancheur des lis; ni loué le sombre vermillon de la rose; tout cela n'était que des douceurs, des joies figurées, copiées sur vous, vous modèle de toutes les beautés. Je me croyais encore en hiver, et vous absente, je jouais avec tout cela comme avec votre ombre.
Et je grondais ainsi la précoce violette. Charmante voleuse, où as-tu dérobé ton doux parfum, si ce n'est au souffle de mon amour? Tu as trop vivement coloré dans ses veines l'orgueil qui rougit ta douce joue. Je reprochais au lis d'avoir emprunté ta main, et aux boutons de marjolaine d'avoir volé tes cheveux; les roses tremblaient sur les épines, l'une rouge de honte, l'autre blanche de désespoir; une troisième, ni rouge ni blanche, avait pris un peu des deux autres, et à son larcin elle avait ajouté ton souffle embaumé; mais pour la punir, dans l'orgueil de toute sa beauté, une chenille envieuse la dévorait. J'ai vu beaucoup d'autres fleurs, mais je n'en ai pas vu une seule qui ne t'eût dérobé son parfum ou sa couleur.
Où donc es-tu, muse, toi qui oublies si longtemps de parler, de ce qui te donne toute ta puissance? Dépenses-tu ta vigueur pour quelque sujet indigne, et diminues-tu ta force, en la prêtant à quelque chant frivole et vil? Reviens, muse oublieuse, et répare bien vite par de doux accents un passé si mal employé; chante pour l'oreille qui estime tes vers et qui donne à ta plume du talent et de la puissance. Lève-toi, muse oisive, et regarde si le Temps a gravé quelque ride sur le doux visage de mon bien-aimé. S'il y en a une seule, fais la satire de la décadence, fais mépriser partout les ravages du temps. Donne à mon amour une renommée plus prompte que le Temps n'use la vie; tu pourras ainsi arrêter sa faux et son couteau recourbé.
O muse vagabonde, comment te feras-tu pardonner de négliger ainsi la vérité retrempée dans la beauté? La vérité et la beauté dépendent toutes deux de mon amour, et tu fais comme elles; tu trouves là ta dignité. Réponds, muse, ne diras-tu pas par hasard: «La vérité n'a pas besoin qu'une autre couleur s'ajoute à sa couleur, la beauté n'a pas besoin d'un crayon pour faire ressortir la vérité de la beauté, ce qui est parfait l'est plus encore, lorsqu'on ne le mélange pas?» Parce que la louange n'est pas nécessaire, veux-tu rester muette? n'excuse pas ainsi ton silence; car il dépend de toi de le faire survivre à une tombe toute dorée, et de lui assurer les éloges des siècles à venir. Remplis donc ton office, ô muse. Je t'apprendrai comment il faut le faire vivre dans la postérité tel qu'il apparaît aujourd'hui.
Mon amour est plus fort, quoique plus faible en apparence; je n'aime pas moins, quoique je paraisse moins aimer. C'est un amour vénal, que celui dont la bouche va partout publiant la riche valeur; notre amour était jeune, et encore dans son printemps, quand j'avais coutume de le célébrer dans mes vers; semblable à Philomèle qui chante au plus fort de l'été, et fait taire son chalumeau quand les jours prennent de la maturité. Non que l'été soit moins agréable aujourd'hui que lorsque ses hymnes mélancoliques faisaient faire silence à la nuit; mais tous les rameaux sont chargés d'une musique plaintive, et les plaisirs qui deviennent communs perdent leur charme précieux. Comme elle, je me tais parfois, car je ne voudrais pas vous importuner de mes chants.
Hélas! quelle pauvreté montre ma muse, quand elle a un tel sujet pour déployer son orgueil! La vérité toute nue a plus de valeur que lorsque tous mes éloges viennent s'y ajouter. Oh! ne me blâmez pas si je ne puis plus écrire! Regardez dans votre miroir, et vous y verrez un visage qui vient détruire toutes mes grossières inventions, qui ôte tout prix à mes vers, et me couvre de honte. Ne serait-il donc pas criminel, en voulant corriger, de gâter ce qui était auparavant beau? Car mes vers tendent uniquement à dire vos charmes et vos mérites; et votre miroir, quand vous le regardez, vous montre plus, bien plus que ne sauraient dire mes vers.
Pour moi, mon bel ami, vous ne serez jamais vieux, car votre beauté me paraît être aujourd'hui telle que je la vis quand je vous contemplai pour la première fois. Le froid de trois hivers a fait tomber des forêts l'orgueil de trois étés; j'ai vu dans le cours des saisons trois beaux printemps se transformer en automnes jaunissantes; trois fois les parfums d'avril ont été consumés par les chaleurs de juin, depuis que je vous ai vu pour la première fois dans votre fraîcheur, vous qui êtes encore vert. Ah! pourtant la beauté, comme l'aiguille d'un cadran, se dérobe peu à peu, sans qu'on voie sa marche, de même votre teint charmant, que je crois voir toujours le même, ne reste pas immobile, et mes yeux peuvent me tromper. Entends donc ceci, ô toi, âge encore à naître; avant que vous fussiez né, l'été de la beauté était mort.
Qu'on n'appelle pas mon amour une idolâtrie! Qu'on ne dise pas que mon bien-aimé est une idole, puisque tous mes chants et toutes mes louanges doivent à jamais le célébrer, lui et toujours lui. Mon ami est bon aujourd'hui, bon demain, toujours constant dans une perfection merveilleuse: ainsi mes vers, réduits à chanter la constance, n'expriment qu'une seule chose, et renoncent à toute variété. Beau, bon et fidèle, voilà tout mon sujet. Beau, bon et fidèle, en empruntant d'autres expressions et je dépense tout ce que j'ai d'invention à opérer ce changement, à mettre en un seul trois thèmes, qui me donnent une marge inouïe. On a souvent vu séparées, la beauté, la bonté et la fidélité, mais jusqu'à ce jour, elles ne s'étaient jamais réunies en une seule personne.
Quand je vois, dans les chroniques du temps passé, des descriptions des plus belles personnes, et de beaux vieux vers en l'honneur de dames qui sont mortes et de charmants seigneurs; alors, dans le blason des perfections de la beauté, de la main, du pied, de la lèvre, de l'oeil, du front, je vois que les plumes antiques ont voulu exprimer la beauté que vous possédez aujourd'hui. Toutes leurs louanges ne sont que des prophéties de notre temps, elles vous annoncent toutes; si ce n'était qu'ils vous ont contemplée avec des yeux prophétiques, ils n'auraient pas eu assez de talent pour chanter vos mérites. Car nous, qui voyons maintenant le temps présent, nous avons des yeux pour admirer, mais nos langues sont inhabiles à vous célébrer.
Ni mes propres craintes, ni l'âme prophétique du vaste univers qui rêve aux choses à venir, ne peuvent assigner une durée à mon fidèle amour, ni le regarder comme exposé à une condamnation fatale. La lune mortelle a supporté son éclipse, et les tristes augures se rient de leurs propres présages. Les incertitudes sont maintenant parfaitement certaines et la paix proclame d'éternelles branches d'olivier. Mon amie est resplendissante de la rosée de ce temps embaumé, et la mort s'incline devant moi, puisqu'en dépit d'elle je vivrai dans ces pauvres vers, tandis qu'elle insulte à des tribus stupides et muettes. Et toi, tu trouveras ici un monument à ta louange, lorsque les cimiers et les tombeaux de bronze des tyrans auront disparu.
Qu'y a-t-il dans le cerveau que l'encre puisse retracer, et que mon fidèle coeur n'ait pas dépeint pour toi? Quoi de nouveau à dire, quoi de nouveau à enregistrer, pour exprimer mon amour ou ton mérite accompli? Rien, cher enfant; mais cependant, il faut que je redise chaque jour la même chose, comme de saintes prières. Je ne trouve vieux rien de vieux; tu es à moi, je suis à toi, comme le jour où pour la première fois j'ai célébré ton nom charmant. L'amour éternel dans la nouvelle enveloppe de l'amour ne craint ni la poussière ni les outrages du temps; il ne laisse point de place à des rides nécessaires, l'antiquité lui appartient à tout jamais, et il trouve la première invention de l'amour là où le temps et les formes extérieures voudraient faire croire que l'amour est mort.
Oh! ne dites jamais que je n'étais pas fidèle, lors même que mon absence semblerait pouvoir faire douter de ma flamme. Il me serait aussi facile de me quitter moi-même, que de m'éloigner de mon âme qui repose dans ton sein. C'est la demeure de mon amour: si j'ai erré au loin comme ceux qui voyagent, je reviens enfin, au jour dit, et toujours le même, et j'apporte moi-même de l'eau pour laver ma souillure. Bien que toutes les erreurs qui assiégent tous les hommes aient régné en moi, ne crois jamais que mon coeur ait pu être assez honteusement souillé pour ne compter pour rien tous les mérites. Je ne vois rien dans ce vaste univers, rien que toi, ma rose; tu es mon tout.
Hélas! il est vrai, j'ai erré çà et là et j'ai pris l'habit d'un paillasse au vu de tous; j'ai blessé mes propres sentiments, fait peu de cas de ce qu'il y a de plus précieux; et j'ai fait de vieux crimes avec des affections nouvelles. Il est trop vrai que j'ai contemplé la vérité d'un oeil oblique et mécontent; mais, à tout prendre, ces écarts ont donné à mon coeur une jeunesse nouvelle, et mes tristes essais m'ont prouvé que tu valais mieux que tout le reste. Maintenant tout est terminé; possède ce qui n'aura pas de terme. Je n'aiguiserai plus jamais mon appétit dans de nouvelles épreuves, pour juger une plus ancienne amie, un Dieu d'amour, qui est désormais tout pour moi. Accueille-moi donc favorablement, toi qui es mon ciel, et reçois-moi sur ton sein si pur et si tendre.
Oh! par amour pour moi, blâmez la Fortune, cette déesse coupable de mes mauvaises actions, qui n'a pourvu à mon existence qu'en me forçant de faire appel au public, qui engendre les moeurs publiques. C'est pour cela que mon nom reçoit une flétrissure, et que ma nature porte presque l'empreinte de son travail, comme la main du teinturier; plaignez-moi donc, et souhaitez que je pusse me renouveler. Patient docile, je boirai des potions de vinaigre; je ne trouverai amère aucune amertume si elle peut combattre ma terrible maladie; j'accepterai tout châtiment qui pourra me corriger. Plaignez-moi donc, cher ami, et je vous assure que votre pitié suffira pour me guérir.
Votre amour et votre pitié effacent la marque que le scandale vulgaire a imprimée sur mon front. Que m'importe qu'on dise du bien ou du mal de moi, pourvu que vous abritiez mes défauts, et que vous approuviez mes qualités. Vous êtes pour moi l'univers entier, et je dois m'efforcer de recueillir de votre bouche soit le blâme soit la louange. Personne d'autre n'est rien pour moi, je ne me soucie de personne; que la destinée ou le jugement du monde me traite bien ou mal. Je jette dans un si profond abîme tout souci des autres voix, que la langue de ma vipère ne peut plus ni critiquer ni flatter. Voyez comment je me console de l'oubli: Vous êtes si profondément établie dans mon âme, que tout le reste du monde me paraît mort.
Depuis que je vous ai quittée, mon oeil est dans mon coeur, et ce qui me conduit à travers le monde n'accomplit qu'à demi ses fonctions, et est à moitié aveugle; il a l'air de voir, mais en réalité, il est absent; car il ne transmet à mon coeur aucune forme d'oiseau ni de fleur, dont il s'empare; l'esprit n'a point de part à sa rapide perception, et ne retient pas par lui-même ce qu'il saisit: car s'il voit le spectacle le plus affreux ou le plus charmant, la plus douce physionomie, ou la créature la plus difforme, une montagne ou l'Océan, le jour ou la nuit, un corbeau ou une colombe, il les revêt de votre forme. Incapable de plus, absorbé en vous, mon esprit trop fidèle me fait mentir.
Peut-être mon coeur, rempli de votre image, accepte-t-il cette flatterie, qui est le fléau des souverains? Ou bien dirai-je que mon oeil dit vrai, et que votre amour lui a enseigné ce miracle d'alchimie? Il transforme des monstres et des objets odieux en chérubins qui ressemblent à votre charmante personne, faisant de tout ce qui est mauvais un tout parfait, dès que les objets sont soumis à ses rayons. Oh! j'avais raison au début; mon oeil est un flatteur, et mon grand coeur l'accepte royalement. Mon oeil sait bien ce qui charme son goût, et il prépare la coupe pour son palais. S'il est empoisonné, le mal n'est pas grand, puisque mon oeil l'aime, et commence tout le premier.
Les vers que j'ai écrits jadis en ont menti; surtout ceux qui ont dit que je ne pouvais pas vous aimer plus tendrement; et cependant je ne concevais pas alors comment ma flamme alors si vive pourrait encore devenir plus ardente. Je songeais au temps, dont les innombrables accidents viennent annuler les voeux, et changer les décrets des rois, altèrent la sainte beauté, émoussent les désirs les plus vifs, et font changer d'objet aux esprits les plus puissants; hélas, puisque je craignais la tyrannie du temps, ne pouvais-je pas dire alors: «Maintenant je vous aime mieux que jamais?» J'étais certain de l'incertitude des choses, je couronnais le présent, je doutais du reste. L'amour est un enfant; n'aurais-je donc pu le dire, et promettre une entière croissance à qui croît aujourd'hui?
Je n'admets point d'obstacles qui puissent entraver le mariage de coeurs fidèles. Ce n'est pas de l'amour qu'un amour qui change quand il trouve du changement, ou qui succombe et s'éloigne quand on s'éloigne de lui. Oh! non! c'est un fanal inébranlable qui contemple les tempêtes, sans jamais se laisser émouvoir par elles; c'est une étoile pour toutes les barques errantes; on ignore sa valeur, bien qu'on puisse mesurer la hauteur où il se trouve. L'amour n'est pas le jouet du temps, quoiqu'il frappe de sa faucille recourbée les lèvres et les joues vermeilles; l'amour ne change pas avec les heures et les semaines rapides, mais il dure jusqu'au dernier jour. Si c'est une erreur, et qu'on puisse me le prouver, je n'ai jamais écrit, et nul homme n'a jamais aimé.
Accusez-moi en disant que j'ai gaspillé tout ce dont j'aurais dû récompenser votre rare mérite; que j'ai oublié de faire appel à votre précieux amour, auquel me rattachent tous les jours tant de liens; que j'ai souvent vécu parmi des coeurs inconnus et négligé vos droits si chèrement achetés; que j'ai laissé le vent enfler toutes les voiles qui pouvaient me transporter bien loin de vous. Notez tous mes caprices et toutes mes erreurs; accumulez vos reproches fondés sur des preuves véritables; regardez-moi d'un oeil courroucé, mais ne me tuez pas dans votre haine qui s'éveille, puisque je dis, pour me défendre, que j'ai cherché à mettre à l'épreuve la constance et la vertu de votre amour.
De même que pour aiguiser notre appétit, nous approchons de notre palais des boissons acides; de même que pour prévenir des maladies encore à naître, nous sommes malades pour éviter la maladie, quand nous nous purgeons; de même, moi qui étais tout plein de votre inaltérable douceur, j'ai voulu me nourrir de sauces amères, et las de mon bien-être, j'ai trouvé une sorte de plaisir à être malade, avant que cela fût vraiment nécessaire. C'est ainsi que ma politique amoureuse, en voulant prévenir des maux qui n'existaient pas, a créé des maux certains, et amené le trouble dans une santé qui, fatiguée du bien, avait voulu être guérie par le mal. Mais par là j'ai appris, et je tiens la leçon pour bonne, que les drogues empoisonnent celui qui avait pu se lasser de vous.
Ah! combien j'ai bu de boissons faites de larmes de sirènes, distillées dans des alambics aussi effroyables que l'enfer: j'ai craint en espérant, et j'ai espéré en craignant, perdant toujours quand je me croyais près de gagner! Quelles déplorables erreurs a commises mon coeur, tandis qu'il se croyait plus heureux qu'il ne l'avait jamais été! Combien mes yeux ont erré loin de leur sphère, dans la folie de cette fièvre insensée! O bénéfice du mal! je comprends aujourd'hui que ce qu'il y a de meilleur est rendu meilleur encore par le mal; et l'amour détruit, lorsqu'il se relève, devient plus beau, plus fort, plus grand qu'au premier abord. Je reviens suffisamment châtié, et je gagne à ma souffrance trois fois plus que je n'ai perdu.
Je suis bien aise aujourd'hui que vous ayez été jadis si froide à mon égard, et il faut que je me courbe sous le poids de ma faute, en souvenir du chagrin que je ressentis alors, à moins que mes nerfs ne soient d'airain ou d'acier martelé. Car si ma froideur vous a autant fait souffrir que j'ai souffert jadis de la vôtre, vous avez dû passer votre temps en enfer. Et moi, tyran que je suis, je n'ai pas songé à peser ce que m'avait autrefois coûté votre crime. Oh! si votre nuit de douleur m'avait rappelé combien le vrai chagrin déchire le coeur, et si je vous avais offert, comme vous me l'offrîtes alors, l'humble onguent qui guérit les coeurs blessés! mais votre faute d'autrefois m'est un gage. La mienne paye la rançon de la vôtre, et la vôtre doit payer ma rançon.
Il vaut mieux être vil que d'être estimé vil, si, lorsqu'on ne l'est pas, on vous reproche de l'être; le plaisir le plus légitime est condamné quand il est jugé, non sur notre sentiment, mais sur celui des autres. Car pourquoi les regards traîtres et faux des autres viendraient-ils troubler mon sang généreux? Ou pourquoi y a-t-il, autour de mes faiblesses, des espions plus faibles encore qu'elles, et qui trouvent mal ce que je crois bien? Non, je suis ce que je suis, et ceux qui mesurent mes fautes me prêtent leurs propres erreurs: je puis être droit, quoiqu'ils soient eux-mêmes de travers: il ne faut pas envisager mes actes par leurs méchantes pensées; à moins qu'ils ne soutiennent ce mal général, que tous les hommes sont mauvais, et qu'ils triomphent dans leur perversité.
Les tablettes que tu m'as données, sont gravées dans mon esprit avec un souvenir durable qui subsistera bien au delà du temps présent, de ce rang insignifiant, et jusqu'à l'éternité: ou du moins aussi longtemps que la nature laissera subsister mon esprit et mon coeur, jusqu'à ce qu'ils abandonnent au triste oubli leur part de toi, ton souvenir ne pourra jamais s'effacer. Ces pauvres tablettes n'en sauraient contenir autant, et je n'ai pas besoin de porter en compte ton précieux amour; aussi ai-je eu l'audace de les donner à d'autres, pour me confier à des tablettes plus capables de le recevoir: garder un objet destiné à me faire souvenir de toi, ce serait faire entendre que je pourrais t'oublier.
Non! Tu ne pourras te vanter, oh! temps, de ce que je change: les pyramides construites avec un art nouveau, n'ont pour moi rien de nouveau, ni de singulier: elles ne sont qu'une autre forme d'un ancien spectacle. Le temps est court pour nous, aussi nous admirons ce que tu nous présentes d'ancien; et nous préférons croire que cela est né suivant notre fantaisie plutôt que de croire que nous l'avons déjà entendu raconter. Je te porte un défi à toi dans tes annales; le présent ni passé n'ont rien qui me surprennent; car tes récits mentent comme ce que nous voyons nous-mêmes: ta constante précipitation grandit ou diminue les objets; voici ce dont je fais voeu, et ce qui durera à jamais, c'est que je serai fidèle, en dépit de ta faux et de toi.
Si mon précieux amour n'était que l'enfant de la grandeur, la Fortune pourrait renier cet enfant bâtard, aussi sujet à l'amour ou à la haine du Temps que de l'ivraie cueillie au milieu de l'ivraie, ou des fleurs parmi d'autres fleurs. Mais non, il a grandi loin des accidents du sort; il ne souffre pas au milieu d'une pompe souriante, il ne succombe pas aux coups du sombre mécontentement, selon que la mode l'y invite; il ne craint pas la politique, cette hérétique qui fait son oeuvre dans un bail d'heures rapides, mais il reste debout, suprême politique, qui ne grandit pas avec la chaleur, et que ne sauraient noyer les orages. J'en prends à témoin ces fous du temps, qui meurent pour le bien, après avoir vécu pour le crime.
Que m'importerait de porter le dais, d'honorer dans la forme ce qui est extérieur, ou de construire pour l'éternité de vastes bases, qui seraient moins durables que les ruines ou le néant? N'ai-je pas vu tout perdre à ceux qui ne songeaient qu'aux biens et aux faveurs de ce monde, qui leur rendaient les plus grands hommages, et perdaient la simple saveur en cherchant des mélanges plus précieux? Pauvres ouvriers, qui se consumaient en regards! Non; je veux être obséquieux dans ton coeur, reçois mon oblation, elle est pauvre mais libre; nulle autre ne veut s'y mêler; elle ne connaît pas l'art, mais rends-la mutuelle; je me donne seulement à toi. Loin de moi, dénonciateur suborné! plus tu l'attaques, et plus l'âme fidèle échappe à ton pouvoir!
O toi, aimable enfant, qui tiens en ton pouvoir le miroir capricieux du Temps, et l'heure, sa faucille! Toi qui as grandi en décroissant, et qui nous montres tes adorateurs en train de se flétrir, tandis que tu grandis, ô charmante créature. Si la nature, souveraine maîtresse de ce qui périt tandis que tu avances, veut encore te retenir, elle te garde afin de déshonorer le Temps par son habileté, et de tuer les tristes minutes. Cependant crains-la, ô toi, favori de son caprice; elle peut retenir, mais non conserver son trésor; il faut finir par entendre son appel; elle ne se tait que pour te rendre.
Jadis ce qui était noir ne passait pas pour blanc, ou, lorsqu'on le jugeait tel, il ne portait pas le nom de beauté, mais maintenant le noir est l'héritier successif de la beauté, et la beauté est outragée par une honte bâtarde; car depuis que la main a pris le pouvoir de la nature, pour embellir la laideur du faux attrait de l'art, la charmante beauté n'a plus de nom, ni d'heure sacrée, elle est profanée, lorsqu'elle n'est pas dans la disgrâce. Aussi les yeux de ma maîtresse sont-ils d'un noir de corbeau, ses yeux si beaux; et ils ont air de pleurer sur celles qui, n'étant pas nées avec le teint blanc, ne manquent d'aucun attrait, et insultent la créature par leur charme mensonger, mais lorsqu'ils pleurent, le chagrin leur va si bien que tout le monde dit que ta beauté devrait revêtir cet aspect.
Combien, lorsque tu joues, toi qui es ma musique, une douce musique sur ce bois béni que font résonner tes doigts charmants, lorsque tu fais doucement obéir cette harmonie vibrante qui étonne mon oreille, combien souvent j'envie ces marteaux qui s'élancent pour baiser la tendre paume de ta main, tandis que mes pauvres lèvres, qui devraient recueillir cette récolte, rougissent à tes côtés de la hardiesse de ce bois? Pour être ainsi caressées, elles changeraient volontiers de place et de sort avec ces petits morceaux de bois sautillants sur lesquels tes doigts se promènent avec une douce élégance, rendant un bois mort plus heureux que des lèvres vivantes. Puisque ces impertinents marteaux ont un pareil bonheur, donne-leur tes doigts, et donne-moi tes lèvres à embrasser.
La luxure est la dépense de l'âme dans un abîme de honte, et jusqu'à ce qu'elle soit satisfaite, la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire, digne de blâme, sauvage, excessive, grossière, cruelle, et digne d'inspirer la méfiance dès qu'elle est satisfaite, on la méprise: on la poursuit au delà de toute raison, et dès qu'on en a joui, on la hait au delà de toute raison, comme une amorce placée à dessein pour rendre fou celui qui s'y laissera prendre. On la poursuit avec folie, et la possession vous rend fou, avant, pendant et après, elle est extrême. Dans l'avenir elle semble un bien suprême, dans le passé, elle n'est qu'une souffrance; d'avance, on la regarde comme une joie future, mais après, ce n'est plus qu'un rêve: tout le monde sait cela; et cependant personne ne sait comment éviter le ciel qui conduit les hommes dans cet enfer.
Les yeux de ma maîtresse ne sont rien auprès du soleil, le corail est bien plus vermeil que ne sont ses lèvres; si la neige est blanche, ses seins sont noirs; si les cheveux sont en fil de fer, elle a sur la tête des fils de fer noir. J'ai vu des roses panachées, blanches et rouges, mais je ne vois pas sur ses joues de semblables roses, et il y a des parfums encore plus charmants que le souffle qui s'exhale des lèvres de ma maîtresse. J'aime à l'entendre parler, et cependant je sais bien que la musique a un son bien plus agréable; j'avoue que je n'ai jamais vu marcher une déesse; ma maîtresse, quand elle marche, foule le sol; et cependant, de par le ciel, je crois que mon amie est aussi précieuse que toutes celles qu'on accable de comparaisons menteuses.
Tu es aussi tyrannique, telle que tu es, que celles dont les charmes les rendent fièrement cruelles. Car tu sais bien que pour mon coeur tendre et fidèle tu es le plus beau et le plus précieux des bijoux. Cependant, de bonne foi, il en est qui disent que ton visage n'est pas de nature à faire gémir l'amour. Je n'ose pas dire qu'ils se trompent, quoique je me le jure à moi-même dans la solitude. Et pour être sûr que je n'ai pas tort de le jurer, je gémis mille fois, mais en pensant à ton visage, quand je me repose sur ton sein, je déclare qu'à mon avis ton teint brun est plus blanc que tout au monde. Tu n'as de noir que tes actions, et c'est là, je pense, ce qui fait naître ces calomnies.
J'aime tes yeux, et ceux qui connaissent ton coeur me tourmentent de leur dédain, en faisant semblant de me plaindre: ils se sont vêtus de noir, et ils pleurent tendrement en contemplant ma douleur avec une charmante cruauté. Véritablement le soleil du matin qui brille dans le ciel ne pare pas même les joues grises de l'orient, et l'étoile qui se montre le soir, n'orne pas plus le sombre occident que ces deux yeux en deuil ne parent ton visage: Oh, si ton coeur pouvait donc aussi pleurer sur moi, puisque le deuil te va si bien, et si ta pitié pouvait s'étendre sur tout! Alors, je jurerais que la beauté elle-même est noire et que toutes celles qui n'ont pas ton teint sont laides.
Malheur à ce coeur qui fait gémir mon coeur, par la profonde blessure qu'il fait à mon ami et à moi! N'est-ce pas assez de me torturer, sans qu'il faille encore réduire à l'esclavage mon plus cher ami? Ton cruel regard m'a enlevé à moi-même, et tu as encore plus complétement absorbé celui qui me tient le plus près au coeur; je suis abandonné par lui, par moi-même et par toi; triple tourment que d'être ainsi persécuté. Emprisonne mon coeur dans la forteresse de ton coeur d'acier, mais que mon pauvre coeur serve d'otage pour le coeur de mon ami; si tu me gardes, que mon coeur soit sa sentinelle; tu ne pourras pas user de rigueur dans ma prison; et pourtant si, car je suis tellement absorbé en toi, que moi et tout ce qui est en moi, nous t'appartenons par force.
Maintenant j'ai avoué qu'il est à toi, et je me suis moi-même engagé selon ton bon plaisir; je me livre à toi, afin que tu délivres cet autre moi, qui sera ma consolation. Mais tu ne le veux pas, et lui, il ne veut pas être libre, car tu es prudente, et il est bon! Il a appris à écrire pour moi, sous ce joug qui le lie avec tout autant de puissance. Tu veux prendre la garantie de ta beauté, comme un vrai usurier, qui sait se servir de tout; et tu implores un ami, devenu débiteur par amour pour moi; je le perds pour m'en être servi sans générosité. Je l'ai perdu; nous sommes, lui et moi, en ton pouvoir; il paye la somme totale, et cependant je ne suis pas libre.
Quel que puisse être le désir, tu as ta volonté, la volonté d'acquérir et de posséder à satiété; je sais trop bien qui te contrarie, en venant ainsi ajouter à ta douce volonté. Ne veux-tu pas, toi dont la volonté est vaste et spacieuse, consentir une fois à cacher ma volonté dans la tienne? La volonté sera-t-elle toujours bien accueillie chez les autres, et toujours repoussée chez moi? La mer, qui n'est que de l'eau, reçoit pourtant la pluie, qui ajoute aux trésors de son abondance; daigne donc, toi qui es riche en volonté, ajouter à ta volonté une mienne volonté pour rendre ta volonté plus vaste encore. Ne tue pas des suppliants dans ta cruelle beauté. Ne pense qu'à un seul, à moi qui suis Will.
Note 1:(retour)Les deux sonnets qui se succèdent ici, CXXXV et CXXXVI, sont presque incompréhensibles en français, parce qu'ils se composent d'une série de jeux de mots surwill, volonté;will, sera, etWill, abrégé de William, nom de baptême de Shakspeare.
Si ton âme te reproche ma présence, jure à ton âme aveugle que j'étais tonWill(ta volonté), et ton âme sait bien que la volonté y est admise. Remplis, en cela du moins, par amour, ma requête amoureuse.Willcomblera le trésor de ton amour; oui, comble-le de volontés, et que la mienne en soit une, nous prouvons facilement que parmi des choses innombrables, une seule chose ne compte pour rien. Laisse-moi donc passer inaperçu dans la quantité, quoique je veuille compter dans le nombre de tes biens. Ne me compte pour rien, pourvu que tu comptes ce rien qui est moi, comme quelque chose qui t'est agréable. Aime seulement mon nom, et aime-le toujours: Alors tu m'aimeras, car mon nom estWill.
O toi, Amour, fou aveugle, que fais-tu à mes yeux? ils regardent, et ne voient pas ce qu'ils voient; ils savent ce que c'est que la beauté, ils voient où elle réside, et cependant ils prennent ce qu'il y a de pire pour ce qu'il y a de meilleur. Si les yeux, pervertis par des regards trop partiaux, sont ancrés à la baie où voyagent tous les humains, pourquoi as-tu forgé des hameçons, avec la fausseté des regards, pour m'enlever mon bon jugement? Pourquoi mon coeur regarderait-il comme un domaine séparé ce qu'il sait être la propriété commune de tout l'univers? Ou, pourquoi mes yeux, qui voient tout cela, ne disent-ils pas que c'est un crime de mettre la belle vérité sur un aussi laid visage? Mon coeur et mes yeux ont commis des erreurs à l'égard de ce qui est bien et véritable, et maintenant ils appartiennent à cette triste fausseté..
Quand ma maîtresse jure qu'elle n'est que vérité, je la crois, quoique je sache qu'elle ment; afin qu'elle me prenne pour un jeune adolescent encore ignorant des fausses subtilités du monde. De même je crois à tort qu'elle me croit jeune, bien qu'elle sache que mes beaux jours sont loin; je me fie simplement à sa langue trompeuse. Ainsi des deux côtés nous supprimons la simple vérité. Mais pourquoi ne dirait-elle pas qu'elle n'est pas véridique? Et pourquoi ne dirais-je pas que je suis vieux? Oh! l'amour fait bien mieux de prétendre à une entière vérité, et le vieillard amoureux n'aime pas qu'on parle de son âge. Je lui mens, et elle me ment, et nos mensonges viennent nous flatter dans nos défauts..
Oh! ne me demande pas de justifier le mal que la cruauté fait à mon coeur. Ne me blesse pas avec tes yeux, mais avec ta langue use avec pouvoir de ton pouvoir, et ne me tue pas par la ruse. Dis-moi que tu aimes ailleurs, mais en ma présence, ô mon cher coeur, garde-toi de porter ailleurs tes yeux. Quel besoin as tu de me blesser par la ruse, quand ta force est trop grande pour que je puisse tenter d'y résister? Laisse-moi t'excuser: cela, mon amour sait bien, que ses charmants regards ont été mes ennemis; aussi détourna-t-elle mes ennemis de mon visage, afin qu'ils portent ailleurs leurs ravages. Mais ne le fais plus, et puisque je suis presque mort, achève-moi de tes regards, et délivre-moi de mes souffrances..
Sois aussi prudente que tu es cruelle; n'accable pas de trop de dédain ma patience qui a la langue liée, de peur que la douleur ne m'inspire pas des paroles pour exprimer ma souffrance que nul ne plaint. Si je pouvais t'enseigner la sagesse, cela vaudrait mieux que me dire que tu m'aimes, ô! mon amour, quand bien même je ne pourrais t'enseigner à les aimer, de même que les malades, lorsqu'ils sont près d'expirer, s'entendent toujours dire par les médecins qu'ils vont mieux. Car si je tombais dans le désespoir, je pourrais perdre la raison, et dans ma folie, je pourrais mal parler de toi. Et ce monde pervers est devenu si mauvais que des oreilles insensées pourraient bien croire des calomnies insensées. Afin que cela ne m'arrive pas, et que tu ne sois pas trahie, regarde devant toi, lors même que ton coeur orgueilleux se répandrait au loin..
A vrai dire, je ne t'aime pas avec mes yeux, car ils remarquent en toi une foule d'erreurs; mais c'est mon coeur qui aime ce qu'ils méprisent, et qui se laisse charmer en dépit d'eux. Mes oreilles ne sont pas non plus charmées du son de ta voix: le tendre toucher, facile à s'émouvoir ni le goût, ni l'odorat ne m'inspirent le désir de trouver en toi seule mon plaisir; mais ni mes cinq facultés, ni mes cinq sens ne peuvent dissuader mon faible coeur de te servir, et j'abandonne la figure d'un homme pour être l'esclave et le malheureux vassal de ton coeur orgueilleux. Mais mon fléau devient mon profit, puisque celle qui me fait pécher est aussi celle qui me fait souffrir.
L'amour est mon péché, et ta chère vertu, c'est la haine, la haine de mon péché, fondée sur un amour criminel. Oh! compare seulement ton état avec le mien, et tu verras qu'il ne mérite pas de reproches; ou s'il en mérite, qu'ils ne sortent pas de tes lèvres; elles ont profané leurs ornements vermeils, et scellé des promesses mensongères aussi souvent que les miennes, elles ont aussi souvent dérobé le bien d'autrui. Qu'il me soit permis de t'aimer, comme tu aimes ceux que tes yeux appellent autant que les miens t'importunent. Fais naître la pitié dans ton coeur, afin que, lorsqu'elle y croîtra, ta pitié puisse mériter d'inspirer la pitié. Si tu cherches à avoir ce que tu caches, puisses-tu être contredite par ton propre exemple.
De même qu'une bonne ménagère qui a perdu une bête de la gent emplumée se met à courir pour la rattraper, et met par terre son enfant, pour courir à toutes jambes après l'animal qu'elle aurait voulu conserver, tandis que son enfant négligé s'élance après elle, et pleure en voulant attraper celle qui ne songe qu'à poursuivre l'objet qui fuit devant elle, sans se soucier du chagrin de son pauvre enfant; de même tu cours après ce qui t'échappe, tandis que moi, ton pauvre enfant, je te poursuis de loin; mais si tu parviens à attraper l'objet de tes désirs, reviens à moi, joue le rôle d'une mère, embrasse-moi, sois bonne; je prierai pour que tu fasses ta volonté (thy Will), si tu daignes revenir pour apaiser mes bruyants sanglots.
J'ai deux amours, l'un tout consolation, l'autre tout désespoir, qui me tentent comme deux esprits. Mon bon ange est un homme au beau visage, et au teint blanc, mon mauvais ange, une femme, mal peinte. Pour m'entraîner plus vite en enfer, mon démon femelle cherche à éloigner de moi mon bon ange, et voudrait faire de mon saint un démon, en séduisant sa pureté par son orgueil infernal. Mon ange est-il devenu un démon? J'en ai peur, mais je ne puis pas le dire positivement, tous deux viennent de moi, tous deux sont unis; je soupçonne qu'un ange est dans l'enfer de l'autre. Mais je vivrai toujours dans le doute, jusqu'à ce que mon mauvais démon ait chassé mon bon ange.
Ces lèvres qu'a formées la propre main de l'amour ont murmuré un son qui disait «je déteste,» à moi qui languissais d'amour pour elle; mais, quand elle a vu mon état lamentable, la pitié est aussitôt née dans son coeur; elle a réprimandé cette langue qui, toujours si douce, ne savait condamner que doucement; elle lui a appris à murmurer de nouveau «je déteste,» mais en y ajoutant une conclusion aussi charmante que le jour, si beau lorsqu'il remplace la nuit qui est chassée comme un démon du ciel en enfer; elle a dit dans sa cruauté «je déteste» et elle a sauvé ma vie en ajoutant «non pas vous.»
Pauvre âme, centre de mon argile pécheresse, trompée par ces puissances rebelles qui t'environnent, pourquoi languis-tu et souffres-tu dans la détresse, tandis que tu pares si pompeusement tes murs extérieurs? Pourquoi tant dépenser, quand ton bail est si court, dans une maison qui s'écroule? Les vers qui hériteront de tes excès, mangeront-ils ton fardeau? Est-ce là le but de ton corps? O mon âme, vis de la détresse de ton serviteur, laisse-le languir pour augmenter tes trésors; achète les biens divins en vendant des heures de rebut: nourris-toi en dedans, ne sois plus riche en dehors; tu te nourriras ainsi aux dépens de la mort, qui se nourrit aux dépens des hommes, et la mort, une fois morte, il n'y aura plus à mourir.
Mon amour est comme une fièvre, qui désire ardemment ce qui entretient plus longtemps la maladie; il se nourrit de ce qui fait durer le mal, pour complaire à son appétit inégal et maladif. Ma raison, qui est le médecin de mon amour, furieuse qu'on n'observe pas ses prescriptions, m'a abandonné, et dans mon désespoir je veux un bien qui est la mort, et que la médecine avait défendu. Je ne puis plus guérir, la raison n'y peut rien, et ma folie a franchi toutes les bornes; mes pensées et mes discours sont ceux d'un insensé, ils s'écartent follement de la vérité, car j'ai juré que tu étais blanche, et j'ai cru que tu étais resplendissante, toi qui es aussi noire que l'enfer, et aussi obscure que la nuit.
Hélas! Quels yeux l'amour a mis dans ma tête, ils n'ont aucun rapport avec des yeux véritables! Ou bien, s'ils en ont, où s'est donc enfui mon jugement qui censure faussement ce que mes yeux voient vraiment? Si l'objet qui charme mes yeux menteurs est beau, pourquoi donc le monde soutient-il le contraire? Si cet objet n'est pas beau, l'amour prouve bien alors que l'oeil de l'Amour ne voit pas aussi juste que celui des autres hommes. Oh! non, et comment cela se pourrait-il? Comment l'oeil de l'Amour pourrait-il bien voir, lui qui est tellement lassé de veilles et de larmes? Il n'y a donc rien de surprenant à ce que mes yeux commettent des erreurs; le soleil lui-même ne voit pas, tant que le ciel ne s'est pas éclairci. O toi, Amour rusé! tu cherches à m'aveugler par des larmes, de peur que des yeux clairvoyants ne puissent découvrir tes vilains défauts.
Peux-tu dire, ô cruelle, que je ne t'aime pas, lorsque je prends parti avec toi contre moi-même? Est-ce que je ne pense pas à toi, quand par excès d'amour, pour toi qui me tyrannises, j'oublie que je suis moi-même. Si tu détestes quelqu'un, est-ce que je l'appelle mon ami? Si tu es courroucée, est-ce que je fais des courbettes à l'objet de ton courroux? Et même quand tu es irritée contre moi, est-ce que je ne me châtie pas moi-même par des plaintes continuelles? Quel mérite est-ce que je trouve en moi, qui me pousse à mépriser ton service, quand toutes mes meilleures qualités adorent tes défauts, et ne font qu'obéir au mouvement de tes yeux? Mais, mon amour, continue à haïr, car maintenant je connais ton sentiment; tu aimes ceux qui peuvent voir, et moi, je suis aveugle.
Oh! qui t'a donné ce pouvoir merveilleux par lequel tu gouvernes mon coeur, à force de défauts? Comment peux-tu faire mentir mes yeux, et me faire jurer que ce qui est brillant ne pare pas le jour? Comment peux-tu tellement orner ce qui est mal que dans tes actions les plus coupables, il se trouve toujours une force et une habileté qui font qu'à mes yeux tes plus grands défauts valent mieux que les plus belles qualités? Qui t'a appris à me contraindre de t'aimer davantage? Plus j'apprends et plus je vois de justes motifs de te haïr. Oh! quoique j'aime ce que les autres abhorrent, auprès des autres tu ne devrais pas abhorrer ma condition: si ton indignité a fait naître en moi l'amour, je suis d'autant plus digne d'être aimé par toi.
L'amour est trop jeune pour savoir ce que c'est que la conscience; et cependant qui ne sait que la conscience est née de l'amour? Ainsi, belle trompeuse, ne me reproche pas mes fautes, de peur que ta charmante personne n'ait à s'en reconnaître coupable. Car si tu me trahis, je trahis ce qu'il y a de plus noble en moi par la trahison de mon corps grossier. Mon âme dit à mon corps qu'il peut triompher dans son amour: la chair ne demande pas d'autre raison, elle bondit à ton nom, et le désigne comme le prix de son triomphe. Fier de cette fierté, mon corps se contente d'être bon, pauvre esclave, de t'appuyer dans la vie, de succomber si tu succombes. Ne crois pas que ce soit par défaut de conscience que j'appelle mon amour, celle dont le précieux amour me relève ou me jette à terre.
En t'aimant, tu sais que je suis parjure, mais tu es doublement parjure, toi qui me jures de m'aimer; en fait, tu as manqué à tes voeux, tu as décliné ta foi nouvelle en jurant de nouveau de haïr après avoir aimé de nouveau. Mais pourquoi est-ce que je t'accuse d'avoir manqué deux fois à tes serments, moi qui ai manqué vingt fois aux miens? Je suis plus parjure que toi; car tous mes voeux sont des serments de te maltraiter, et j'ai perdu toute ma loyale foi en toi; car j'ai tant de fois juré que tu étais vraiment bonne, tendre, fidèle, et contente pour t'éclairer, j'ai voulu être aveugle, ou j'ai fait dire à mes yeux qu'ils voyaient le contraire de la vérité: j'ai juré que tu étais blanche et belle; quel parjure de proférer, contre toute vérité, un si odieux mensonge!
Cupidon posa sa torche, et s'endormit. Une des filles de Diane en sut profiter, et plongea vivement ce brandon d'amour dans la source glacée d'une vallée de ce pays: cette fontaine emprunta au feu sacré de l'amour une chaleur perpétuelle et constante: elle devint un bain que les hommes regardent encore comme un remède souverain contre des maladies singulières. Mais la torche de l'amour vient se rallumer aux yeux de ma maîtresse; l'enfant voulut essayer d'en toucher mon coeur et moi, déjà malade, je voulais essayer des bains, et je me rendis en ce lieu, triste et souffrant, mais je n'y ai pas trouvé la guérison: le bain qui peut me guérir est là où Cupidon est venu chercher de nouvelles flammes, dans les yeux de ma maîtresse.
Un jour, le petit dieu d'amour, s'étant endormi, posa à ses côtés sa torche qui enflamme les coeurs: une foule de nymphes qui avaient juré de rester chastes et pures vinrent errer dans ces lieux: mais la plus belle de toutes prit dans sa main virginale ce feu qui avait embrasé tant de milliers de coeurs fidèles: et le général du désir ardent fut désarmé pendant son sommeil par la main d'une vierge: elle éteignit la torche dans une onde glacée qui fut réchauffée à tout jamais par le feu de l'amour, et devint un remède salutaire pour les gens malades; mais moi, qui suis sous l'empire de ma maîtresse, j'y suis venu chercher la guérison, et maintenant j'éprouve que le feu de l'amour réchauffe l'eau, mais que l'eau ne refroidit pas l'amour.
FIN.