Nous nous sentons déjà complètement en sûreté et croyons au succès du voyage. La santé de tous est bonne, et, s’il y avait assez d’eau, chacun serait content. Nous n’avons plus vu de traces de chevaux ou de chameaux ; le temps des caravanes étant passé, la présence de petites bandes isolées de rôdeurs est moins à craindre. Nous n’en rencontrerons aucune par hasard ; si l’une d’elles doit nous croiser, c’est qu’elle aura été envoyée à notre recherche.
Le pays que nous traversons ensuite est en général une région d’areg. Nous partons le 25 mai au coucherdu soleil, pour marcher toute la nuit jusque vers huit heures du matin. Au début je ne m’habituais pas à ces marches de nuit, ou du moins je ne pouvais dormir en plein jour, pour être dispos à la nuit ; mais je dus y arriver quand même. Les chameaux étaient liés les uns aux autres et formaient une longue file ; l’un des serviteurs devait être toujours à pied, tandis que les autres étaient assis ou dormaient sur leurs chameaux. Seul le guide, placé en tête, demeurait éveillé et nous dirigeait avec une grande habileté à travers ces dunes séparées par des vallées plus ou moins larges.
Le matin, vers cinq heures, nous traversons la dernière ligne de dunes qui appartient à l’Areg el-Chech. D’abord vient l’Areg el-Fadnia, étroite zone de montagnes de sable, et ensuite l’Areg el-Achmer, entre lesquels nous campons dans la plaine ; le terrain a déjà une altitude supérieure à 233 mètres.
Le 26 mai nous marchons de sept heures du soir à sept heures du matin sans interruption, au début dans une région d’areg, puis sur une plaine de sable : le pays se nomme Okar. Chose remarquable, dans cette plaine je trouve des cailloux roulés de calcaire foncé où se voient des traces de fossiles paléozoïques : il doit y avoir ici un affleurement de cette formation ancienne, car ces cailloux ne proviennent pas des rivières, dont aucune ne se trouve dans un rayon rapproché de nous.
Le lendemain nous faisons encore une longue marche de nuit, de cinq heures du soir à six heures du matin ; la chaleur a beaucoup augmenté depuis quelques jours : vers midi nous avons toujours de 40 à 42 degrés à l’ombre ; la plus grande partie du terrain traversé est une région d’areg, et les vents d’ouest, si rafraîchissants ailleurs, ont cessé ou n’ont pas d’effet dans ces ravinsétroits, entre des montagnes de sable : par suite, la consommation d’eau est très importante, et Hadj Hassan doit user de toute son énergie pour maintenir l’ordre dans la distribution de ce liquide. Nous avons incliné un peu plus vers l’est, car nous ne sommes pas loin de Taoudeni, que nous voulons contourner.
Au début nous avons encore à parcourir les dunes d’Okar, et nous arrivons ensuite à la plaine d’el-Saffi, qui consiste en calcaire bleu foncé, apparaissant partout au jour. Je puis maintenant m’expliquer la présence des fossiles des jours précédents ; les couches paléozoïques réapparaissent en effet à une altitude de 233 mètres. Le calcaire couvre le sol sous forme de larges plaques, qui semblent horizontales ; le fourrage est en abondance.
Le 28 mai, de six heures du soir à sept heures du matin, nous marchons vers le sud-est. Nous dépassons d’abord une petite zone d’areg, pour arriver ensuite dans la grande plaine d’el-Mouksi, couverte de nombreux cailloux roulés.
Le jour suivant, nous partons à cinq heures du soir pour atteindre, le lendemain matin, un des points les plus riches en eau du désert, l’oued Teli, un peu au sud-est de Taoudeni, que nous avons contourné par une large courbe. Le plus souvent, le terrain a été très pierreux, fort accidenté, difficile surtout pendant la nuit.
L’oued Teli est un lit de rivière, de largeur moyenne, pourvu de berges escarpées encore fort nettes, et formées d’un tuf calcaire très poreux, faiblement coloré en rouge et disposé en longues et étroites terrasses. On y a creusé plus de cent puits, qui ont toujours de l’eau. L’antique ville de Taoudeni, qui est dans le voisinage, vient en chercher là , car celle de la ville est trop salée ;c’est ainsi qu’ont été creusés ce grand nombre de puits.
Nous en trouvons un qui a en abondance de très bonne eau douce ; il doit avoir beaucoup plu ici ces derniers temps. Nous y abreuvons les chameaux, remplissons toutes les outres avec cette eau excellente et quittons dès neuf heures cet endroit, de crainte d’être aperçus par des gens de la ville. Nous marchons encore deux heures vers le sud et dressons nos tentes.
La contrée de Taoudeni compte parmi les plus intéressantes du Sahara occidental. C’est d’abord à cause de la présence de cette rivière si riche en eau et qui doit rouler, sous une couche de sable, une masse liquide assez considérable pour qu’un grand nombre de puits en soient toujours suffisamment pourvus. Jamais auparavant je n’avais vu de formations de tuf calcaire aussi développées que celles que j’ai trouvées en cet endroit et qui constituent des terrasses assez puissantes sur les deux rives de la rivière.
Quand on a franchi, au delà de son lit, une petite plaine couverte de cailloux roulés, de grès surtout, on rencontre de nouveau des roches blanches de marne et de calcaire, comme j’en avais vu plusieurs fois et dont les formes d’érosion sont particulières. On croit voir de loin des châteaux forts, des murailles et des tours, tant cette formation très récente est découpée en sections bizarrement rectilignes.
A l’ouest de notre bivouac apparaissent des hauteurs de grès rouge, qui ont envoyé jusqu’ici de nombreux cailloux roulés ; il est permis de supposer que le dépôt de sel gemme de Taoudeni appartient à cette formation.
Le commerce de sel de Taoudeni est fort ancien, et cette ville a une grande importance pour le Sahara occidental. On a façonné de toute antiquité le sel en plaquesd’environ 1 mètre de long et du poids de 27 kilogrammes ; quatre de ces plaques forment la charge d’un chameau. Le sel est porté par de nombreuses caravanes, qui marchent en toute saison, jusqu’à Araouan et ensuite à Timbouctou. Cette dernière ville pourvoit tout le Sahara occidental, très pauvre en sel, de cette importante denrée alimentaire, dont la valeur s’élève à mesure qu’on avance vers le sud.
J’ai beaucoup regretté de ne pouvoir visiter Taoudeni ; mais tout mon voyage était en jeu, et il me fallut céder aux instances de mon guide en tournant la ville. La population, composée de Négro-Arabes qui exploitent le sel, est absolument livrée à elle-même et n’obéit à aucune autorité : seuls les maîtres des esclaves nègres isolés, qui vont et viennent dans cette triste contrée, y ont quelque influence. Les Touareg ne paraissent exercer aucun droit sur cette saline ; les Arabes de la tribu des Berabich, qui vivent à Araouan et aux environs, ainsi que les négociants de Timbouctou, semblent en être les propriétaires.
Pour l’alimentation la ville dépend entièrement du dehors ; on n’y cultive absolument rien, et l’eau doit être tirée du lit de l’oued Teli, à quelques heures de là . Le transport des denrées alimentaires ne semble pas toujours avoir lieu avec beaucoup de régularité, de sorte que la population souffre assez souvent de la faim. On dit que, dès qu’une petite caravane vient dans le voisinage de Taoudeni, elle doit y laisser au moins un chameau, qui y est abattu. On prétend aussi que des caravanes ont été pillées complètement dans le voisinage de cette ville.
Je regrettai surtout de ne pas avoir été à Taoudeni à cause de la saline, que j’aurais vue volontiers ; je suis disposé à croire qu’il ne s’agit pas là d’unesebkha, comme ils’en présente souvent dans le désert, ou d’un étang salé dans lequel le sel s’est déposé, mais d’une formation renfermant réellement du sel gemme. Je vis à diverses reprises, dans les plaques de ce sel, des traces d’argile salifère, même avec des coquilles brisées ; mais il était difficile d’en déduire exactement l’âge de cette formation ; je suis pourtant disposé à l’attribuer à une époque récente.
La terrasse de tuf de l’oued Teli dans laquelle les puits sont creusés est garnie en beaucoup d’endroits de grottes artificielles, où les habitants viennent souvent se réfugier pour peu de temps, quand il fait trop chaud à Taoudeni ; ils ont alors l’eau tout près d’eux, et elle n’est un peu salée qu’exceptionnellement. Après la pluie surtout, tous les puits renferment de l’eau douce.
Par bonheur, nous ne trouvâmes aucun de ces troglodytes, et nous pûmes puiser de l’eau sans être inquiétés. Mohammed, le guide, examine encore ce jour-là avec soin sur le sol des traces de chameaux étrangers ; il y en a naturellement dans une contrée si riche en eau, mais elles paraissent être toutes de date ancienne. Les caravanes se rendent ici des points les plus divers du nord de l’Afrique, pour s’y pourvoir d’eau jusqu’à Araouan.
Taoudeni est également intéressante en ce qu’un peu à l’ouest de la ville se trouvent d’antiques restes de murailles, des objets d’ornement et des outils, qui attestent une civilisation autre que celle de nos jours. Les maisons ont dû être bâties en bois et en argile salifère, mais on ne possède aucune tradition sur leurs anciens habitants.
Peut-être les trouvailles faites dans les environs, et qui doivent remonter à l’âge de pierre, ne sont-elles même pas en relation avec ces ruines : ce sont des couteauxd’un beau travail et d’un poli parfait, ou des instruments contondants, faits d’une pierre verte très dure qui gît probablement non loin de Taoudeni. Les ouvriers de la saline en trouvent assez souvent et les donnent aux gens qui vont à Timbouctou ou en viennent, car les femmes de cette dernière ville et d’Araouan les emploient pour écraser les grains.
Instruments de pierre trouvés à Taoudeni.
Instruments de pierre trouvés à Taoudeni.
Instruments de pierre trouvés à Taoudeni.
Un peu au sud de Taoudeni est également un point important, en ce sens qu’il est à l’altitude minima observée pendant tout mon itinéraire au Sahara, altitude encore supérieure à 148 mètres environ, de sorte qu’il ne peut plus être question d’une dépression absolue au-dessousdu niveau de la mer dans le Sahara occidental. Je ne pus réunir aucune donnée sur le nombre des habitants ni sur l’importance de la ville[4]; mon guide ne savait rien là -dessus. Au contraire, quand je vins à parler de ruines antiques, il me conta, sans y être engagé, que souvent, dans ses pérégrinations au milieu du désert, il avait trouvé des choses extraordinaires loin des routes fréquentées : des os d’animaux domestiques, des débris de charbon de bois, et souvent aussi des bijoux de femmes, dans des endroits où personne ne pouvait séjourner et où pourtant on avait habité jadis. Encore une fois je regrette de n’avoir pu demeurer quelques jours à Taoudeni, d’autant plus qu’un Européen n’y retournera sans doute pas de longtemps.
Le soir du 29 mai nous quittâmes la région des puits de l’oued Teli, pour marcher directement au sud vers la ville d’Araouan : nous avions passé dans nos tentes une journée très chaude ; à deux heures de l’après-midi le thermomètre monta à 47 degrés à l’ombre : ce que nous n’avions pas encore atteint. Nous levâmes nos tentes dès huit heures du soir, et fîmes halte à trois heures du matin dans un endroit riche en fourrage.
Au début de cette marche nous avions eu encore à traverser un peu de terrain pierreux et les curieuses formes d’érosions dont j’ai souvent parlé et qui appartiennent à un calcaire néo-tertiaire (?). Puis vint une zone abondamment garnie de végétaux, après laquelle le sol prit une coloration rouge, provenant d’un sable ou d’un tuf extrêmement fin et poussiéreux.
Une petite place d’areg, garnie de beaucoup de fourrage,nous fournit l’occasion, fort désirée de tous, de nous arrêter. Pendant les deux jours qui se sont écoulés depuis que j’ai fait remplir les outres, beaucoup d’eau s’est déjà évaporée, et, si nous n’en trouvons pas dans le puits Ounan placé devant nous, notre position deviendra extrêmement difficile.
Le 31 mai, à cinq heures du soir nous quittons le bivouac pour marcher droit vers le sud, jusqu’au matin suivant à cinq heures, sans nous arrêter. Le pays est complètement plat, couvert généralement d’une mince couche de sable, et dépourvu pour ainsi dire de végétation. Ce n’est que de grand matin que nous rencontrons de nouveau une région d’areg, nommé Areg el-Chiban, ainsi qu’une rivière desséchée, l’oued el-Djouf, avec beaucoup de fourrage. La vallée de cette rivière est à une altitude de 200 mètres ; le terrain s’est donc élevé de nouveau, et la dépression de Taoudeni ne paraît pas avoir une grande étendue. Sur les cartes on indique ordinairement comme dépression profonde une très vaste partie du Sahara occidental appelée el-Djouf. Cette dépression existe certainement, quoique la partie la plus basse de notre itinéraire ait encore 150 mètres d’altitude ; peut être ce bas-fond est-il plus accentué vers l’ouest, mais je ne crois pas que l’altitude y descende au delà de 100 mètres. Je n’ai pas observé qu’on donnât le nom d’el-Djouf à une grande partie du pays, et je ne connais que l’oued el-Djouf au sud de Taoudeni, sous le 21edegré de latitude nord.
Aujourd’hui encore il a fait très chaud, nous sommes évidemment arrivés dans la partie la plus étouffante du Sahara. Les vents ardents du sud soufflent déjà jusqu’ici, et ceux de l’ouest et du nord-ouest cessent de rafraîchir l’atmosphère.
Pendant notre marche de la nuit il nous est arrivé un malheur, qui a causé à tous autant d’émoi que d’étonnement. Hadj Hassan, le serviteur tunisien engagé à Tendouf et qui se faisait remarquer autant par ses allures un peu violentes que par son adresse et sa force, a disparu pendant la nuit. Il était près de trois heures quand, une soif violente me faisant demander de l’eau, j’appelai Hassan. Celui-ci montait le dernier des neuf chameaux ; Sidi Mouhamed, que nous avions pris à Tizgui, allait à pied et poussait les animaux, tandis que les autres serviteurs étaient assis à moitié endormis sur leurs chameaux : c’est alors que fut constatée l’absence de Hadj Hassan. Par bonheur, nous nous trouvions dans une région d’areg, pourvue de fourrage, et nous pûmes y stationner en attendant l’homme disparu. Mais ce fut en vain. Nous tirâmes des coups de fusil et allumâmes des feux ; nous fîmes tout ce qui était possible en pareille circonstance : Hadj Hassan ne reparut pas. Sidi Mouhamed prétendit l’avoir vu une demi-heure auparavant sur son chameau ; Hassan en était alors descendu, dit-il, pour chercher son bâton, qu’il avait laissé tomber. Sidi Mouhamed ne s’en était pas inquiété davantage et avait continué avec les animaux.
Nous restons ici tout le reste de la nuit et le jour suivant jusqu’à quatre heures de l’après-midi, dans l’espoir que Hadj Hassan reviendra : mais tout est inutile. A notre grande inquiétude, le guide va fort avant dans la région des dunes pour l’y essayer de retrouver, mais cette dernière recherche est vaine : notre compagnon a disparu.
L’avis général fut que Hassan, afin de chercher son bâton, avait parcouru une assez grande distance en revenant sur ses pas ; dans la nuit il n’avait plus retrouvéles traces des chameaux, ou en avait vu d’autres qui l’avaient trompé. Toutes ces explications me semblaient insuffisantes. Hadj Hassan connaissait fort bien les voyages au désert, et il n’aurait pas commis l’imprudence de s’écarter de la caravane la nuit. D’un autre côté, c’était un Musulman fanatique ; il avait peut-être subitement regretté d’avoir aidé un Infidèle — car il m’avait reconnu pour tel dès le premier moment — à atteindre Timbouctou, si difficile à aborder. D’après cela, je croyais qu’il était peut-être retourné à Taoudeni. Mais tous furent d’accord pour affirmer que dans ce cas il se perdrait et mourrait de soif, quoique la ville ne fût qu’à une étape de distance. Il avait du reste laissé avec nous son bagage, si peu important qu’il fût ; cette circonstance rendait certainement un départ volontaire peu probable.
Malgré moi, je ne pouvais renoncer à une autre pensée, qui me sembla du reste très invraisemblable après mûre réflexion et que mon interprète déclara également non fondée. Sidi Mouhamed, dont j’ai parlé, et Hadj Hassan étaient ennemis mortels. Le premier n’aurait-il pas poignardé l’autre pendant une nuit assez obscure ? La tête de la caravane ne voyait pas ce qui se passait en queue, et un coup assuré, donné par derrière, aurait pu étendre ce malheureux à terre sans un cri. J’étais peut-être injuste envers Mouhamed, mais je ne pus me défaire de cette idée. Il fallut nous habituer à la pensée que Hadj Hassan avait disparu, et l’opinion générale fut qu’il s’était perdu et avait péri. La localité la plus proche qu’il pût atteindre était Taoudeni. Nous demeurâmes dans la suite longtemps à Araouan et à Timbouctou, et, pendant ce séjour, des caravanes de sel arrivèrent à diverses reprises ; mais toutes les informationsque nous prîmes sur notre compagnon restèrent sans résultat, et sa mort dans le désert paraît certaine.
La perte de Hadj Hassan, abstraction faite de sa fin terrible, me fut très pénible, car il savait se rendre utile, et j’avais en lui un homme de plus avec lequel je pouvais causer, malgré ma connaissance imparfaite de la langue arabe ; je devais craindre, au cas où nous atteindrions Timbouctou, une rupture peut-être inévitable avec Hadj Ali.
Nous quittâmes donc fort tristement, le 1erjuin, notre bivouac de l’oued el-Djouf, pour continuer vers le sud ; nous ne pouvions séjourner plus longtemps, car la provision d’eau diminuait toujours, et nous ignorions si le Bir Ounan ne serait pas à sec.
Au début nous eûmes encore à traverser quelques régions d’areg ; puis vint une grande plaine de sable, riche en fourrage. Mais ce n’était plus le beau sable quartzeux doré que nous avions vu jusque-là  : il était fin et rouge, provenant évidemment de la désagrégation des roches de grès situées près de Taoudeni. On me nomma ce pays hamada el-Touman. La nuit, à trois heures, nous nous arrêtons ; nous avons perdu beaucoup d’eau par suite de l’évaporation, et, si nous n’atteignons pas le matin suivant le Bir Ounan, ou s’il est vide, nous sommes tous perdus ! C’est avec cette pensée que nous passons le reste de la nuit et le jour entier.
A cinq heures nous partons, pour marcher toute la nuit et arriver vers six heures au puits d’Ounan. C’est une petite ouverture invisible, creusée dans le sol, que l’on pourrait aisément dépasser et qu’il nous faut d’abord nettoyer ; mais elle renfermait de l’eau, sinon beaucoup. Nous pûmes faire abreuver nos chameaux, remplir les outres et nous laver. Si une caravane était arrivée le même jour, elle n’en aurait plus trouvé assez.
La région parcourue, la hamada el-Touman, était encore, au début, couverte de sable rouge ; plus tard elle devint pierreuse, et en même temps le fourrage diminua. Au Bir Ounan apparaissaient quelques collines de sable, de sorte que nous y trouvâmes aussi des herbes pour les chameaux.
La chaleur redevenait très forte, et le séjour dans les tentes par 40 degrés centigrades à l’ombre était désagréable. Nous demeurâmes donc un jour de plus, et ne partîmes que le 3 juin, vers six heures du soir. Ounan étant le dernier point d’eau avant Araouan, il fallut prendre des précautions en conséquence.
Le guide Mohammed me parle encore de trouvailles d’objets antiques. Ainsi à Trarsa il y aurait des murs anciens en terre et en sel gemme ; on y trouverait des bijoux et des objets fabriqués, des anneaux d’or, etc. Même, par places, on rencontrerait dans ces contrées des défenses d’éléphant. Il est vrai qu’elles pourraient provenir non d’animaux ayant vécu dans ces endroits, mais de caravanes disparues.
Le 3 juin, vers six heures du soir, nous quittons le puits, très heureux d’avoir pu nous y approvisionner d’eau. Nous traversons d’abord une plaine sans végétation, puis vient l’areg el-Nfech, zone étroite de dunes. Ensuite nous coupons une plaine étendue, couverte de gros blocs de pierre, qui a de nouveau atteint l’altitude de 266 mètres ; ce sont presque exclusivement des fragments de quartz blanc et gris qui gisent là en masses énormes. Le matin, vers sept heures, trouvant un peu de fourrage à chameaux, nous dressons nos tentes en cet endroit. La chaleur est redevenue très forte et s’élève presque toute la journée à 40 degrés à l’ombre.
Aujourd’hui nous rencontrons un homme isolé, le premier depuis notre départ de Tendouf, c’est-à -dire depuis vingt-six jours ; il fait partie d’une troupe de gens qui font paître des chameaux dans le voisinage d’Ounan. Mon guide Mohammed est très mécontent de cette rencontre ; nous n’avons plus, il est vrai, que quelques marches pour arriver à Araouan, mais il ne nous croit pas en sûreté contre une attaque, et ne sera entièrement rassuré que quand il aura accompli sa mission et m’aura remis au chérif de la ville.
Vers le soir nous partons, pour voyager, avec une halte de deux heures, jusqu’à sept heures du matin. Nous traversons d’abord une petite région d’areg, nommée As-Edrim ; puis nous arrivons dans une grande plaine couverte de blocs de pierres, et où il n’y a pas un brin d’herbe ; cette contrée, absolument stérile, sans aucune végétation, est nommée el-Djmia. Au bivouac nous ne trouvons même pas de fourrage, de sorte que nos chameaux jeûnent. La chaleur est encore très forte, et je me sens extraordinairement las de nos longues marches de nuit. Passer douze à quatorze heures sur un chameau, sans pouvoir dormir le jour, à cause de la chaleur, finit par vraiment fatiguer ; aussi je désire ardemment atteindre la ville la plus proche, Araouan. Si, le jour, il est à peine possible de se tenir sous la tente embrasée, il l’est encore moins de rester en plein air, où nulle part il n’y a d’autre ombre que celle projetée par nos chameaux affamés.
Le 5 juin, vers cinq heures du soir, nous reprenons notre marche jusqu’à huit heures du matin, avec de courtes haltes successives, car nous ne pouvons plus compter sur l’endurance des animaux. Nous traversons une région d’areg haute et étendue ; entre deux puissanteslignes de dunes court un chemin étroit, qui porte le nom de Bab el-Oua, et qui nous mène dans une plaine sablonneuse, couverte d’alfa (aswet). C’est le commencement de la grande plaine d’el-Meraïa (le Miroir), nommée sans doute ainsi à cause de la couleur blanc argenté que l’alfa prend sous le souffle du vent. Nous passons la nuit auprès de quelques petites dunes où se trouve un peu de fourrage. L’alfa ne peut en tenir lieu. L’altitude de la Meraïa est ici de 245 mètres, cependant le terrain s’incline faiblement vers le sud.
Le 6 juin, marche de cinq heures du soir à huit heures du matin, par la plaine d’alfa, avec une halte d’une heure. Nous dressons nos tentes dans un lit de rivière desséchée, l’oued Hadjar, dont le fond a une altitude de 212 mètres. La chaleur monte de nouveau à 42 degrés dans l’après-midi ; par bonheur il souffle un peu de vent, mais, à la longue, cette température est pourtant fatigante. Le jour suivant est aussi monotone et aussi chaud ; nous marchons de six heures du soir à sept heures du matin sans nous arrêter. Autour de nous, rien que la plaine d’alfa, sans une montagne, une dune, un arbre, une pierre ou quoi que ce soit qui rompe l’uniformité. L’altitude est encore ici de 200 mètres. La nuit du 8 au 9 se passe de même ; nous marchons de cinq heures du soir à neuf heures du matin, avec peut-être deux heures de halte en tout. Nous nous approchons toujours de plus en plus d’Araouan par ces marches forcées : aujourd’hui la limite de la monotone Meraïa est atteinte, et nous sommes au début de la colossale région de dunes au milieu de laquelle se trouve Araouan. Les animaux y retrouvent de nouveau des végétaux qui leur vont mieux que l’alfa, et nous sommes tous joyeusement émus en pensant que nous aurons bientôt derrièrenous la partie la plus difficile de notre voyage à travers le désert, et qui nous avait paru si dangereuse de Tendouf. Nous pouvions voir, dans les traits desséchés de mon guide Mohammed, la joie et la satisfaction qu’il éprouvait à la pensée d’avoir pu conduire sans danger, à travers le Sahara, un Infidèle (car au fond il était convaincu que j’en étais un). Nous passâmes la nuit du 9 au 10 juin sous nos tentes, et décidâmes de n’aller que le matin suivant dans la ville, éloignée de quelques heures seulement, pendant lesquelles nous eûmes constamment à marcher entre de puissantes masses de dunes.
Le soir déjà , notre provision d’eau étant épuisée, il me fallut, auprès de la ville, faire acheter une outre pleine à un pasteur de chameaux.
Mohammed, le guide, part en avant et porte au chérif du lieu, le personnage le plus considérable d’Araouan, les lettres de recommandation du cheikh Ali ; il revient bientôt et nous pénétrons dans la ville, entièrement ouverte et composée uniquement, en réalité, de cent à cent cinquante maisons, dispersées entre les dunes. On nous y a déjà préparé un logis.
En somme, je dois considérer comme heureux mon voyage de trente journées depuis Tendouf jusqu’à Araouan ; eu égard aux circonstances, il n’a pas été trop pénible. Jusqu’à Taoudeni la température était supportable ; plus tard, il est vrai, elle s’éleva, et les marches de nuit, si épuisantes, commencèrent. A part la disparition de Hadj Hassan, aucun autre malheur ne nous est arrivé : personne n’a été sérieusement malade ; nous n’avons pas été attaqués par des coupeurs de route ; les vivres ont toujours été abondants, et nous n’avons pas précisément souffert du manque d’eau, quoiqu’ileût fallu être très prudents en ce qui concerne la consommation de ce liquide, dont la qualité et la fraîcheur laissaient fort à désirer.
Mohammed, notre guide, s’était parfaitement comporté et avait montré une connaissance du terrain tout à fait extraordinaire. Mes gens avaient prouvé leur bonne volonté, après avoir reconnu qu’une marche rapide en avant était le seul moyen d’abréger leurs fatigues. Hadj Ali et Benitez s’étaient réconciliés vers les derniers temps. Nous étions donc tous heureux quand nous pûmes apercevoir la première maison d’Araouan.
Nos chameaux se sont conservés tous les neuf ; aucun n’est resté en route, quoique plusieurs soient blessés et qu’ils aient surtout beaucoup maigri. Je puis dire qu’en général l’équipement et toute l’organisation de ma caravane se sont montrés appropriés aux circonstances.
Je n’ai éprouvé les illusions optiques connues sous le nom deFata Morgana[5]que rarement et sur une très petite échelle. Ce que l’on raconte de lacs, de villes, de châteaux, de navires, etc., suspendus dans les airs, ne repose que sur la fantaisie audacieuse des narrateurs et sur les contes que les Arabes ne se lassent jamais de répéter. J’ai souvent vu des acacias, qui s’élevaient de loin en loin, isolés ou en groupes, paraissant suspendus dans les airs, un peu au-dessus du sol ; et des régions rocheuses m’ont apparu de loin comme une brillante nappe d’eau. Mais c’était tout : celui qui, malgré la chaleur et la fatigue, sait garder constamment sa lucidité, n’éprouvera jamais de pareilles illusions, ou ne croira jamais les éprouver. On reconnaîtra volontiers que j’avais su ménager la liberté de mapensée, quand on saura qu’assez souvent, lorsque mes travaux étaient terminés, je jouais aux échecs sous ma tente embrasée avec mes deux compagnons Hadj Ali et Benitez.
Il paraît bien certain que des effets de mirage se produisent dans les contrées sablonneuses, puisqu’il existe de nombreuses observations à cet égard ; mais il ne faut pas tomber dans cette habitude d’exagération orientale, qui finit par entraîner le conteur à croire lui-même ce qu’il dit. De même, ces dangers effroyables du désert, tels qu’on en parle d’ordinaire, ne sont pas tant à redouter. Un voyage entrepris par des gens sérieux, convenablement équipés, échouera rarement, surtout si l’on évite de déployer trop de pompe, ou de provoquer une attaque en montrant une nombreuse troupe armée.
L’époque de mon expédition n’était pas favorable à cause de la chaleur ; par contre, j’avais cet avantage que les bandes de coupeurs de route, qui s’embusquent surtout dans le voisinage des puits, ne s’attendant à voir en ce moment aucune caravane dans le désert, étaient demeurées dans leurs villages. Ces coupeurs de route sont en général le seul danger à craindre ; et, pour le détourner, il est nécessaire de se mettre en relation avec un chef influent. J’ai eu le bonheur de faire en la personne du cheikh Ali la connaissance d’un homme d’honneur, qui fit beaucoup pour moi et avec un rare désintéressement ; il serait triste que, parmi les cheikhs arabes ou berbères des pays au sud de l’Atlas, on ne trouvât pas de gens de son espèce. Cela dépend d’ailleurs beaucoup du voyageur lui-même : une attitude prétentieuse et imposante a rarement valu de succès à ceux qui en usaient. La compagnie de Hadj Ali m’a certainement été fort utile, quoique nos relations fussent difficiles dans lesderniers temps. Enfin je considère la route du Maroc par Tendouf comme une des meilleures pour aller à Timbouctou ; elle vaut mieux même que celle du Touat ; durant tout le trajet on ne rencontre pas un seul Targui (singulier de Touareg).
C’est une faune bien misérable que celle que l’on aperçoit pendant ce voyage dans le Sahara, et celui qui aurait l’espoir d’y chasser courrait risque d’être durement déçu. Les bœufs sauvages, les gazelles et les antilopes se trouvent dans le voisinage des régions d’areg, où le fourrage pousse, et nous vîmes souvent de grandes hordes de ces animaux passer rapidement devant nous. J’ai déjà expliqué comment le soi-disant roi du désert n’y apparaît pas et n’y peut point apparaître ; son domaine ne commence qu’au delà de la Meraïa, dans les grandes forêts d’acacias et de mimosas d’el-Azaouad, où il existe déjà une végétation plus riche et de l’eau plus abondante. J’ai mentionné la présence de serpents, de chacals et de grands lézards, ainsi que celle d’oiseaux chanteurs, qui vivent dans quelques régions d’areg, et dont les notes gracieuses portent réellement à la gaieté. En fait d’insectes, je vis souvent de grands scarabées coureurs, des fourmis noires, ainsi qu’une admirable fourmi d’un blanc étincelant et d’un éclat métallique, outre notre mouche commune et une autre, de fortes dimensions. Parmi les animaux venimeux, le scorpion n’est pas rare, et les Arabes le redoutent avec raison.
Au désert l’atmosphère est d’une pureté et d’une salubrité extraordinaires ; on n’y connaît pas de maladies, à l’exception des maux d’yeux, qu’il faut attribuer à la malpropreté des habitants. Je recommande comme une cure particulièrement salutaire contre certaines douleurs les bains de sable chaud dans les dunes : c’est une véritablejouissance que de se rouler dans le sable quartzeux fluide et pur, où ne se trouve pas un grain de poussière. Le désert est beau, très beau, malgré la chaleur et les dunes. La solitude immense a quelque chose de puissant, d’auguste, qui la rend analogue à l’Océan infini. Un lever de soleil ou un clair de lune au Sahara ont un charme qu’on ne saurait décrire ; c’est un spectacle d’une beauté grandiose, qui produit des impressions inoubliables. Celui qui est capable d’apprécier le grand et le beau de la nature, et qui est doué d’un caractère assez heureux pour ne pas être arraché, par la crainte d’un danger possible, à la contemplation de toutes ces merveilles, celui-là aura certainement plaisir à se souvenir du temps passé au Sahara, et remerciera l’heureux destin qui lui aura permis de jouir de ses beautés, avec un corps et un esprit sains.
ARAOUAN ET VOYAGE A TIMBOUCTOU.
Position d’Araouan. — Puits. — Maisons. — Habitants. — Zébus. — Berabich. — Chérif. — Major Laing. — Importance d’Araouan. — Impôts. — Ouragans de sable, djaoui, samoum. — Manque de végétation. — Maladies. — Vente des chameaux. — Prétentions des Tazzerkant. — Émeute. — Malaise. — Envoi de lettres. — Le guide Mohammed. — Outils de pierre. — Alioun Sal à Araouan. — Mardochai. — Départ d’Araouan. — El-Azaouad. — Bouchbia. — Chaneïa. — Hasseini. — Boukassar. — Kadchi. — Traces de lions. — Disparition de Sidi Mouhamed. — Premier aspect de Timbouctou.
Le chérif d’Araouan, Sidi Amhamid bel Harib, vieillard de quatre-vingt-deux ans, qui jouissait dans cette ville de la plus grande influence, à côté du cheikh de la tribu des Berabich, nous fit désigner une maison comme logement ; les chameaux furent remis aussitôt à la garde d’un homme du pays. Ils furent menés assez loin pour trouver du fourrage.
La situation d’Araouan est absolument affreuse ; au milieu d’une région de dunes d’étendue colossale, sont éparses un peu plus de cent maisons, entourées de masses de sable où l’on ne pourrait trouver un brin d’herbe. Partout où la vue s’étend, on ne voit que des dunes d’un jaune mat ; le sable est dans l’air, dans les maisons, dans les chambres. On ne pourrait comprendre comment des hommes peuvent vivre ici, si l’on ne savait que dans un bas-fond situé près de la ville se trouvent des puits extrêmement abondants. Araouan est le point d’eau le plus riche de tout le Sahara occidental ; on nepeut dire que c’est une oasis, car ce nom rappelle d’ordinaire un endroit couvert de végétation, etc. ; ici, au contraire, malgré l’abondance de l’eau, il n’y a pas un brin d’herbe ; pas même des plantes à chameaux, si peu exigeantes, et que l’on peut trouver dans toutes les régions d’areg. Le bas-fond dont j’ai parlé contient des puits nombreux, en partie très profonds, et qui renferment toujours de l’eau.
Il n’y a pas de rues à Araouan ; les grandes maisons carrées sont placées irrégulièrement, partout où il y a un peu de place entre les dunes ; on leur a donné la forme d’une sorte de château fort, et les masses de sable s’étendent jusqu’au pied de leurs murs. Elles sont construites en argile bleu clair, riche en sable, que l’on retire en creusant les puits. Leur unique rez-de-chaussée est entouré de quatre murs élevés ; les chambres, très obscures, donnent sur une cour ouverte. Malgré la situation si triste de l’endroit, les habitants ont le désir de donner une sorte d’ornementation à des demeures aussi simples. On n’en trouve pas une dont les murs ne soient ornés de pointes et de dents d’argile desséchée. La porte domine généralement un peu la muraille et est enduite d’une couleur sombre. Le sol est de terre fortement battue et couverte de nattes en paille ; il n’y a aucune espèce de luxe dans ces intérieurs.
La maison qui nous est assignée a plusieurs chambres, longues et étroites, où un peu d’air et de lumière ne pénètre que par la porte. L’air et le jour, que l’on voit entrer si volontiers partout dans les appartements, sont ici évités avec soin. Tout est hermétiquement fermé contre les ouragans qui règnent journellement et font entrer le sable fin partout ; quant à la lumière, on nela laisse pas pénétrer volontiers dans les chambres, afin d’être un peu à l’abri d’un fléau redoutable : la présence de milliards de mouches importunes. La chaleur, les ouragans de sable, les mouches, la mauvaise nourriture et la situation en somme malsaine d’Araouan ont fait pour moi de ce séjour un véritable enfer, et j’étais sérieusement malade quand je pus enfin en partir.
Maisons d’Araouan.
Maisons d’Araouan.
Maisons d’Araouan.
Tous les articles d’alimentation que consomme Araouan sont forcément tirés de Timbouctou, situé à environ 200 kilomètres de distance. De misérables poulets, ainsi que quelques moutons sans laine du Soudan, sont tout ce qui existe à Araouan en fait d’animaux ; il n’y a pas la plus petite sorte de jardin, et tout doit être apportéde Timbouctou. Le soir de mon arrivée, le chérif eût désiré m’envoyer un festin, mais il n’avait qu’un peu de riz et de viande de chèvre desséchée.
Araouan a été fondée, dit-on, il y a environ 190 ans, par le grand-père du chérif actuel, Amhamid bel Harib, et, malgré sa situation lamentable, a conquis une grande importance, à laquelle sa richesse d’eau a contribué en premier lieu.
Maisons d’Araouan.
Maisons d’Araouan.
Maisons d’Araouan.
Le chérif savait bien que j’étais Chrétien, mais, malgré tout, sa réception fut fort amicale ; la population se montra également prévenante et ne donna pas la moindre preuve d’animosité. Elle se compose de gens dela grande tribu des Berabich et d’Arabes de Timbouctou, qui ont des maisons dans les deux villes et arrivent à Araouan à l’époque des caravanes, pour y conclure leurs affaires. Il y a en outre d’anciens esclaves nègres, nommés Rhatani, qui sont entièrement libres, et s’occupent d’abreuver les nombreux chameaux qui passent à Araouan. En outre il arrive ici, surtout au moment des caravanes, des gens de tous les pays, même du Sénégal ; par suite on y trouve déjà une foule de produits du Soudan : par exemple, les moutons sans laine dont j’ai parlé, la noix de kola, la noix de terre (arachide), etc. Pendant mon séjour un troupeau de bœufs y arriva également pour être conduit au pâturage ; c’étaient des bœufs à bosses, des zébus, qui sont très communs au Soudan. Leur vue nous causa une grande joie, non seulement parce qu’elle nous promettait le plaisir de manger de la viande fraîche, mais parce que c’était la nouvelle bienvenue de l’approche tant désirée du Soudan.
Les Berabich habitent surtout aux environs de la ville, où ils trouvent des pâturages pour leurs chameaux ; le cheikh seul reste d’ordinaire à Araouan ; mais pendant mon séjour lui aussi était près de ses troupeaux, c’est pourquoi je n’ai pu voir que son fils, déjà grand. Les Berabich forment une quantité de tribus, les Oulad Dris, les Saïd, les Gnaim Tourmos, les Arterat, etc. ; à plusieurs milles à l’est d’Araouan, sont les villes de Mabrouk et de Mamoum, également habitées par des Arabes.
Pendant mon séjour à Araouan, la plus grande partie des Berabich se trouvait à Timbouctou ; par suite il était resté peu d’or dans la ville, et il me fut difficile de vendre mes chameaux. Les Berabich sont du reste constammenten lutte avec les Touareg leurs voisins, presque toujours à cause de vols de bestiaux. On m’assura d’ailleurs que le chemin de Timbouctou était libre.
On nous apporte la nouvelle, venant du Soudan, que l’un des fils du célèbre Hadj Omar, Ahmadou, est mort à Ghedo.
Le 12 juin je passe la soirée chez le vieux chérif, qui m’a demandé quelques médicaments ; mais il n’y en a pas contre sa maladie, la faiblesse sénile. Les habitants d’Araouan se tiennent tout le jour dans leurs chambres obscures, afin d’être à l’abri des mouches ; le soir seulement, ils en sortent pour s’établir dans les cours ou devant les maisons. Le chérif est fort hospitalier et nous conte toute espèce d’histoires, surtout au sujet de l’Anglais tué longtemps auparavant sur le chemin de Timbouctou à Araouan (le major Laing). Sidi Amhamid fait remarquer avec une insistance particulière que leRaïs(major), comme on nomme en général l’infortuné voyageur, n’a jamais pénétré dans Araouan, que son assassinat est survenu à quelques journées de la ville : par conséquent il ne peut en être rendu responsable en aucune façon, pas plus que sa famille.
Pendant le séjour de Barth à Timbouctou, ce voyageur s’est souvent entretenu du Raïs avec le chef de la famille chérifienne el-Bakay. Barth réclama les papiers laissés par le major, mais il apprit qu’aucun n’était parvenu à Timbouctou ; il crut pouvoir en conclure que la partie la plus considérable et la plus importante avait été renvoyée avant la mort de Laing, et était réellement parvenue à Rhadamès en 1828. On ignore absolument ce qui a pu en advenir. Laing n’aurait pu les remettre qu’à une caravane allant de Timbouctou à Rhadamès. Il devait les avoir eus encore entre les mains à Timbouctou, carl’ami de Barth lui assura que Laing y avait terminé ses cartes de la partie nord du Sahara. A Araouan on me conta les détails suivants sur le major Laing. Le Raïs arriva du Touat, à travers le désert, à Oualata et en partit sans passer par Araouan, pour Timbouctou. Il avait avec lui six chameaux ; on dit que Laing, qui parlait fort bien l’arabe, s’entretenait volontiers, avec les chourafa des pays traversés, de religion, de science, etc. ; aussi il avait été voir les lettrés de Oualata et ceux de Timbouctou, et était alors en voyage pour aller visiter le chérif d’Araouan, le père de celui âgé de quatre-vingt-deux ans que j’ai connu, Sidi Amhamid bel Harib. On prétend que, peu après le départ du major de Oualata, un lettré connu y serait mort d’un médicament à lui remis par cet Anglais ; le même fait se serait renouvelé à Timbouctou, où mourut également un lettré qui avait été soigné par lui. Ces nouvelles se répandirent naturellement très vite, et, quand le bruit parvint à Araouan que l’intention du Raïs étranger était de chercher à connaître la manière dont on discutait dans cette ville, après avoir pu apprécier celle dont on usait à Oualata et à Timbouctou, on prétend qu’on y redouta également la mort de l’un des chourafa de l’endroit. Le chef des Berabich chargea, sans en prévenir le chérif, quelques-uns de ses gens de tuer le major avant qu’il eut atteint Araouan. On lui jeta donc, par derrière, un lacet autour du cou, au moment où il montait sur son chameau, et il fut étranglé.
Je ne puis décider de la dose de vérité contenue dans cette histoire. A-t-elle été inventée pour justifier l’assassinat, ou cette tragique aventure s’est-elle passée ainsi ? je n’en sais rien ; mais je remarquai d’une façon évidente l’empressement de Sidi Amhamid à décharger la mémoirede son père, ainsi que lui-même de ce crime ; à cette époque il avait déjà près de trente ans, aussi était-il parfaitement au courant de l’affaire.
TOME II, p. 96.ARAOUAN, DANS LA RÉGION DES GRANDES DUNES.
TOME II, p. 96.ARAOUAN, DANS LA RÉGION DES GRANDES DUNES.
TOME II, p. 96.
ARAOUAN, DANS LA RÉGION DES GRANDES DUNES.
Quelques vieillards d’Araouan nous contèrent pourtant, en secret, que cette histoire était véridique et que, dans les deux villes nommées plus haut, des lettrés étaient morts peu après le séjour de Laing ; mais ils ajoutèrent qu’une histoire de femme avait été également en jeu dans le meurtre de ce voyageur.
Quoi qu’il en soit, ce malheureux, aussi énergique que bien préparé à sa tâche, fut étranglé sur le chemin d’Araouan, après un court séjour à Timbouctou. Mais ce qu’ajouta Sidi Amhamid était nouveau pour moi : il me dit que l’on conservait encore à Araouan tous ses effets, et qu’ils étaient même en la possession du cheikh des Berabich ; malheureusement ce dernier était absent pendant mon séjour, et son fils se déclara dans l’impossibilité de me montrer ces objets.
D’après la déclaration du chérif Sidi Amhamid, ce sont les suivants : de nombreuses fioles de médicaments, deux bouteilles de vin, des vêtements et du linge, des manuscrits et 45 douros d’Espagne en argent. Le peu d’importance de cette somme s’explique par ce fait, que Laing était en voie de retourner dans son pays, qu’il avait six chameaux, et qu’il aurait pu facilement opérer son voyage par le désert sans avoir plus de ressources. Sidi Amhamid attachait une valeur toute particulière à la présence de l’argent, qui démontrait, d’après lui, qu’il ne s’agissait pas là d’un vulgaire assassinat suivi de vol.
Voilà tout ce que je pus apprendre à Araouan sur le major Laing ; le malheur voulut que le cheikh berabich fût absent, et que je ne pusse même pas voir les effetsde ce voyageur, conservés dans des caisses fermées.
Malgré sa situation très défavorable, et presque intenable, Araouan est un endroit très important du Sahara occidental ; ses habitants sont aisés. Toutes les caravanes allant à Timbouctou, qu’elles viennent de l’oued Noun ou de Tendouf, de l’oued Draa, du Tafilalet ou de Rhadamès, doivent passer par Araouan. C’est, il est vrai, un point d’eau fort important, où les chameaux peuvent se remettre de la longue traversée du désert ; les caravanes doivent y payer des droits de douane avant d’aller vers Timbouctou. Le chérif d’Araouan en reçoit d’abord des présents de prix, et en outre elles ont à payer au cheikh des Berabich, pour chaque chameau chargé d’étoffes, sept mitkal d’or, et cinq mitkal pour ceux qui portent d’autres articles (sucre, thé, etc.). A Araouan, un mitkal d’or vaut à peu près de neuf à dix francs. Cet impôt est fort élevé, on le voit ; aussi les caravanes chargent leurs chameaux autant qu’il est possible et préfèrent voyager très lentement. Le chérif de Tendouf a le privilège de ne payer que la moitié de ces sommes. En échange, les Berabich garantissent la sécurité des caravanes d’Araouan à Timbouctou : ce qui leur cause fréquemment des conflits avec les Touareg.
Chaque année, plusieurs milliers de chameaux passent par Araouan ; mais une très grande partie viennent des salines de Taoudeni ; ces derniers ne payent, que je sache, aucun droit. Le point d’eau d’Araouan est donc extraordinairement animé, ainsi que les pâturages, situés à une grande distance de la ville. La fourniture, l’entretien et la surveillance des chameaux qui viennent se refaire ici après de longs voyages au désert sont les occupations principales des Rhatani, Nègres libérés. La présence de tant de chameaux est aussi la cause d’unedes plaies les plus désagréables de l’endroit : les mouches. On ne peut se faire une idée exacte de la masse et de l’importunité de ces essaims d’insectes, auxquels on ne peut échapper un peu qu’en se tenant tout le jour dans les coins les plus sombres des chambres. Ajoutez à cela une nourriture défectueuse, de l’eau tiède, et la situation malsaine en général de toute la ville, une chaleur terrible, des ouragans de sable aussi violents qu’étouffants, le manque absolu de toute espèce de végétation : ces conditions réunies font d’Araouan un des enfers de la terre.
Les ouragans de sable embrasé venant du sud sont ici très fréquents ; on ne connaît pas pour eux le nom desamoum[6], et on les nommedjaoui. Nous eûmes dans la nuit du 14 au 15 juin l’un de ces plus terribles djaoui, dont je pressentais l’approche plusieurs heures auparavant ; j’éprouvais un violent mal de tête, une grande surexcitation nerveuse, et la plus petite circonstance était à même de me mettre en grand émoi : j’étais mal à mon aise en tous points. Dès dix heures du soir l’air était extraordinairement ardent. Je tentai de dormir, mais j’eus des cauchemars et des rêves pénibles ; vers une heure j’étais réveillé par un ouragan formidable, qui lançait, de tous les côtés, des masses de sable dans la maison. Bientôt tout y fut couvert d’une épaisseur uniforme de sable gris ; rien n’en était à l’abri. Des caisses bien fermées en montrèrent une couche quand on les ouvrit : on avait beau s’envelopper soigneusement la tête, le sable pénétrait dans les yeux, les oreilles, la bouche et le nez, même dans les montres ! Pendant ce phénomène, qui dure à peine une demi-heure, il tombe quelquefois aussi de larges gouttes de pluie.
Quand on se trouve dans une maison, à l’approche d’un de ces djaoui, il est encore plus aisé de le supporter qu’en plein air ; cette dernière circonstance s’est également présentée plusieurs fois pour moi. Une heure avant le début de ce djaoui on voit au sud d’épais nuages jaunes s’assembler lentement ; l’air devient plus ardent, et l’on se sent inquiet ; même les chameaux sont agités. Mais, quand l’ouragan se déchaîne, il est nécessaire de faire coucher les animaux, le dos tourné contre le vent ; les hommes se calfeutrent étroitement dans leurs vêtements, et couvrent leur visage aussi complètement et aussi hermétiquement que possible, le tout en vain : on n’a plus qu’à laisser passer la fureur de la tourmente embrasée. En général, le véritable ouragan ne dure pas plus de dix minutes dans le djaoui ordinaire que nous avions à supporter à Araouan, presque tous les jours vers quatre heures.
Il est à peine nécessaire de dire que les récits sur lesamoum, ce vent de mort, qui engloutit, a-t-on raconté, des caravanes entières, ne peuvent être véridiques. Un ouragan de ce genre peut fort bien couvrir les animaux et les hommes d’une mince couche de sable, mais rien de plus. Il ne me paraît même pas possible que l’on puisse périr étouffé dans un ouragan de ce genre, car le véritable phénomène ne dure que peu de temps : chacun protège sa bouche, son nez, ses oreilles et ses yeux sous un voile, par lequel pénètre certainement toujours un peu de sable, mais qui peut être facilement écarté ensuite. Ces ouragans qui recouvrent et anéantissent des centaines de chameaux font partie des fables multiples écrites sur le désert. Il a dû certainement arriver que des caravanes tout entières fussent anéanties ; mais leur disparition a été la suite du manque d’eau. Lesable se glisse dans les outres les mieux fermées et fait évaporer leur eau très rapidement ; de même un puits peut être mis à sec ou comblé, de sorte qu’il n’est pas possible à la caravane de s’y pourvoir ; elle peut également s’égarer : toutes ces raisons sont à même de causer la perte d’un grand nombre d’hommes ou d’animaux, mais un seul ouragan n’est certainement pas de nature à l’entraîner.
Il est évident que le samoum et le djaoui sont une des plaies les plus terribles du désert et qu’ils ont pu causer beaucoup de mal ; mais, avant de raconter des histoires semblables à la disparition de grandes caravanes sous le samoum, il faudrait tenir compte des effets physiques entraînés par un ouragan de ce genre ; un coup de vent n’est pas capable d’entasser tout à coup dans un endroit une couche de sable haute de plusieurs mètres, d’où les nombreuses personnes enterrées ne puissent s’échapper ; cela me paraît une impossibilité. Il est pourtant difficile de déraciner des opinions aussi fortement assises, et les contes de caravanes englouties dans les sables se reproduiront sans doute aussi longtemps que ceux concernant les poches à eau des chameaux et le lion du désert.
Le 15 juin, dans l’après-midi, nous avons un véritable orage, avec ouragan, tonnerre, éclairs et pluie ; cette dernière n’est pas très forte, il est vrai. L’orage venait du sud, c’est-à -dire de Timbouctou, qui est déjà dans la zone des pluies tropicales.
Les vents ardents du sud, si fréquents à Araouan, sont les auteurs, à mon avis du moins, du manque absolu de végétaux dans les environs immédiats de la ville. Tandis que, partout ailleurs dans le désert où un peu d’eau apparaît, la végétation se développe également, etque les autres régions de dunes sont d’ordinaire riches en fourrages, ici il n’y a pas un brin d’herbe ; je ne puis attribuer ce fait qu’à ce djaoui étouffant qui couvre tout de sable.
Araouan est sous tous les rapports un lieu malsain, et la population souffre beaucoup de ce climat si dur. Chaque jour des gens venaient me trouver, malades de la fièvre, d’affections des yeux, ou de faiblesse générale, suite d’une mauvaise nourriture ; mais, ne possédant que très peu de médicaments, j’étais forcé de renvoyer le plus souvent ces pauvres gens, en ne leur donnant que des remèdes très simples.
Des femmes venaient également à nous, pour demander des médicaments ; la plupart étaient des Négresses, quoiqu’il y eût aussi parmi elles des femmes arabes, de couleur assez foncée il est vrai, et par conséquent de sang un peu mêlé.
Mon hôte, un Rhatani, c’est-à -dire un Nègre libéré, nommé Boubefka, était extrêmement fier de voir constamment chez lui beaucoup de visiteurs, et il cherchait, par des attentions de tout genre, à m’adoucir le séjour d’un endroit aussi effroyable. Mais tout était inutile, je devenais malade moi-même et j’aspirais à me retrouver aussitôt que possible dans le désert immense, à l’air libre et salubre, et à quitter cette fournaise d’Araouan ; mais mon départ n’alla pas aussi vite que mes désirs, et j’eus encore différentes contrariétés à supporter.
Comme ç’avait été la coutume dans chaque endroit, nous avions bientôt trouvé quelques amis de la maison, et ils venaient chaque jour nous voir, soit pour apprendre des nouvelles, soit pour en apporter ; c’étaient généralement des gens inoffensifs et bienveillants, dans lesquels je n’ai surtout jamais trouvé trace de fanatisme religieux, quoiqu’unegrande partie d’entre eux ait dû s’apercevoir que je n’étais pas Mahométan. J’appris par eux qu’il y avait à Araouan un certain Abdoul-Kerim, négociant aisé, qui avait pris part au vol et à l’assassinat commis sur MlleTinné, et s’était enfui à Araouan. On prétend que, dès mon entrée dans la ville, il m’a désigné, aussitôt après m’avoir aperçu, comme un Chrétien. En tout cas, la considération dont il jouit ne paraît pas grande, car il n’a rien pu me faire arriver de fâcheux.
Dès Tendouf le cheikh Ali et le guide Mohammed m’avaient dit que je ne pourrais conserver mes chameaux que jusqu’à Araouan, et qu’il faudrait les vendre dans cette ville, pour en louer d’autres jusqu’à Timbouctou. Ce serait plus sûr sous tous les rapports, car les Berabich, qui considèrent la location des animaux de charge comme leur monopole, sont toujours prêts à voler ces animaux à un voyageur qui marche avec les siens. Il est vrai que nos chameaux étaient fortement blessés, et que surtout quatre d’entre eux avaient des blessures graves, mais on pensait qu’avec quelques mois de pâturage et de repos ils seraient remis sur pied. Le guide Mohammed prit en payement l’un d’eux, en meilleur état et le plus vigoureux de tous. J’avais promis 600 francs en tout à cet homme ; il en avait reçu d’avance à Tendouf 160, je lui donnai encore ici 24 mitkal d’or, à peu près 250 francs : aussi ce bon chameau lui revint-il à 200 francs. Je vendis les huit autres pour 80 mitkal d’or, c’est-à -dire près de 800 francs, de sorte que je reçus plus de la moitié du prix d’achat de mes animaux, quoiqu’ils fussent fatigués et épuisés. L’or qu’on me donna n’était pas frappé, car le mitkal n’est pas une monnaie, mais une unité de poids d’environ 4 grammes. L’or circule généralement sous forme d’anneaux grossièrement fabriqués,de plaques minces ou de petits grains ; les premiers servent également de parures aux femmes. Ces 800 francs, ainsi qu’un petit reliquat d’environ 500 francs, formaient toute ma fortune, et il me restait à entreprendre avec cette somme le voyage de Timbouctou et du Sénégal. Il est vrai que j’avais en outre une quantité d’étoffes qui sont employées aussi comme monnaie.
Mes chameaux avaient été vendus dans des conditions relativement fort avantageuses ; pourtant mes affaires n’allèrent pas aussi vite que je l’avais espéré. Il apparut tout à coup un homme de la tribu des Tazzerkant qui se dit le propriétaire de l’un des animaux achetés par moi au mougar de Sidi-Hécham : il affirmait que ce chameau lui avait été volé. En effet, ces animaux avaient la marque des Tazzerkant ; là -dessus s’engagèrent de grandes et longues négociations. Il fut évident que c’était un complot contre moi, quand, le soir du 17 juin, trois autres hommes de la même tribu survinrent également, à qui d’autres animaux avaient été volés, prétendirent-ils, et qui déclarèrent avoir reconnu leurs chameaux parmi les miens ! Cela menaçait de devenir pour moi une méchante histoire. J’étais à la veille de perdre le prix de quatre chameaux, et, si ces gens avaient vu leurs machinations perfides réussir, ils auraient probablement accusé plus de vols. Au début il sembla que le chérif et nos autres connaissances voulaient leur donner raison. Hadj Ali, qui menait pour moi les négociations, avait une situation difficile, et il dut présenter toutes les preuves possibles, démontrant que nous étions les véritables propriétaires des chameaux. Nous avions, il est vrai, deux attestations écrites, prouvant que nous les avions payés ; mais, d’après les règles de droit en usage dans ce pays, nos adversaires avaient lepouvoir de nous les reprendre s’ils donnaient la preuve qu’ils en étaient les propriétaires. Ces Tazzerkant étaient entêtés et arrogants au plus haut point et refusaient de renoncer à leur droit sous aucun prétexte. Les négociations durèrent plusieurs jours, et il paraît que cette circonstance seule, que nous étions soutenus par le cheikh Ali, ce que le guide Mohammed confirma particulièrement, fut assez puissante pour nous assurer la propriété des animaux, c’est-à -dire du prix payé. Hadj Ali s’était fort bien comporté dans cette circonstance et avait défendu nos droits avec une grande patience et une éloquence très persuasive. Sans lui on nous aurait sans doute repris les animaux en litige, et le reste aurait été perdu également. Toute cette affaire me mit en grand émoi ; les Tazzerkant furent violents au plus haut point et proférèrent toute espèce de menaces en voyant leur cause perdue. Le vieux chérif Sidi Amhamid avait d’ailleurs vu évidemment qu’il nous ferait tort en agissant autrement, et il me préserva ainsi d’une perte considérable.
Je n’avais pas de grands présents à lui offrir, mais il me fallut pourtant lui donner quelque chose : un revolver, un peu d’essence de rose, une pièce d’étoffe, une paire de sabres, du sucre et du thé ; comme il vit que nous n’étions réellement pas riches, il se déclara satisfait.
Le 18 juin au soir eut lieu une autre scène émouvante. Hadj Ali arriva subitement en courant chez moi, et fit tout préparer pour la défense. Chacun dut s’armer d’un fusil ou d’un revolver et d’un sabre, les portes furent fermées, comme si nous attendions une attaque. Nous ignorions absolument ce qui en était ; jusque-là les habitants s’étaient comportés fort tranquillement et nous ne pouvionsétablir de relations qu’entre cette alerte et l’affaire des Tazzerkant. Au dehors on entendait en effet courir une foule de gens, avec de grands cris, et je croyais déjà à une surprise. Mais il n’en fut rien. Tous passaient devant notre maison et couraient vers un autre endroit. Nous demeurâmes un instant dans notre attitude défensive ; puis, comme l’ennemi ne se décidait pas à venir, nous nous risquâmes à sortir. Tout était redevenu tranquille, et la ville aussi déserte que jamais. Hadj Ali alla immédiatement trouver le chérif et se plaignit de ce qu’on avait voulu nous surprendre et nous assassiner. Un éclat de rire sans fin, de la part de tous les assistants, accueillit ces mots, et l’on finit par expliquer à Hadj Ali que le bruit avait été causé uniquement par les Noirs Rhatani. L’un de ces hommes avait vigoureusement bâtonné un Arabe d’une tribu quelconque, qui se trouvait là par hasard. Ce dernier avait appelé ses compatriotes à l’aide, le Rhatani en avait fait autant, et il en était résulté une querelle, qui s’était terminée plutôt avec des mots que par les armes. Plus tard je vis les Rhatani, armés de sabres et de piques, revenir de joyeuse humeur. La volée de coups de bâtons avait été sans doute justement appliquée, et chacun s’en alla tranquille et satisfait ; mais les habitants d’Araouan s’amusèrent fort, pendant plusieurs jours, de notre défense. Hadj Ali fit bonne mine à mauvais jeu et rit comme les autres.
Il y a ici beaucoup de petites pierres, de la grosseur d’un œuf de pigeon, fort estimées et qui sont, dit-on, un excellent antidote. Un peu de cette pierre râpé dans une tasse de thé arrêterait toute action vénéneuse. Ce sont des rognons de phosphate de chaux qu’on trouve dans le corps d’un animal nomméemhor, probablement une espèce d’antilope (peut-être aussi de zèbre, car on me ditensuite qu’il ressemblait à un cheval) ; ces rognons sont recueillis avec soin et vendus ici à des prix élevés pour tous les pays musulmans d’Afrique ; ils sont expédiés jusqu’en Turquie.
Cependant mon malaise s’accroissait constamment ; le djaoui, qui soufflait chaque jour entre quatre et cinq heures du soir ; notre séjour durant toute la journée dans un espace sans air et sans lumière pour éviter la terrible plaie des mouches, de sorte que nous passions en plein air quelques instants seulement de la matinée et du soir ; l’ennui causé par l’affaire des Tazzerkant ; la chaleur et la situation absolument malsaine d’Araouan, m’affaiblissaient trop fortement ; j’avais souvent des accès de faiblesse, des symptômes analogues à ceux d’un début de dysenterie et, de plus, des maux de tête et un malaise général.
Le 22 juin, après la fin du démêlé avec les Tazzerkant, il arriva enfin quelques hommes, qui consentaient à me conduire à Timbouctou et qui vinrent examiner nos bagages. Ils se déclarèrent tout prêts à me louer six chameaux pour aller à Timbouctou moyennant 15 mitkal, environ 150 francs. J’y consentis, uniquement pour m’échapper le plus vite possible de ce lieu de torture, et nous fixâmes le 25 juin comme jour de notre départ. En somme, ce prix pour un voyage de six journées n’était pas trop élevé, eu égard à la circonstance que l’on ne peut accomplir ce trajet en sûreté sur ses propres chameaux. Si j’avais persisté à voyager avec mes animaux, j’aurais eu à donner aux Berabich, qui garantissaient ma sécurité, des présents d’une valeur supérieure à ces 15 mitkal.
Le 20 juin j’ai écrit une quantité de lettres, pour les confier aux soins de mon excellent guide Mohammed.Ce dernier va les emporter jusqu’à Tendouf, les enverra dès qu’il le pourra à Tizgui, d’où une caravane du cheikh Ali les transportera à Mogador. Toutes ces lettres sont arrivées ainsi heureusement en Europe. Il est étonnant que les manuscrits circulent dans ces pays avec une pareille sécurité : il est extrêmement rare qu’il s’en perde ; ils parviennent presque tous à leurs destinataires, mais souvent, il est vrai, au bout d’un temps considérable. Un manuscrit est quelque chose de sacré pour un Mahométan, et, si peu scrupuleux qu’il soit d’ordinaire sur les idées du tien et du mien, il conserve et remet toujours les lettres avec soin. Mon guide ne voulut pas quitter Araouan avant de s’être assuré que j’étais arrivé à Timbouctou, de manière à remplir entièrement sa mission. Avant mon départ je lui donnai encore quelques petites choses, surtout du thé et du sucre, auxquels il attachait une très grande importance. Ce fut lui qui, le premier, fit parvenir en Europe la nouvelle de mon entrée dans Timbouctou. Je ne sais s’il a regagné Tendouf seul ou avec une caravane ; je suppose seulement qu’il a dû se joindre à des gens retournant à Taoudeni et qu’il est parti ensuite de là , tout seul, pour rentrer dans son pays. Il avait un bon chameau, je lui donnai deux outres, dont je n’avais plus grand besoin, et il partit ainsi pourvu d’eau et de vivres. J’aurais eu de la peine à trouver un meilleur guide que lui, un homme qui sût mieux s’orienter et qui supportât davantage les souffrances de la route, en dépit de son âge avancé, qui tout d’abord nous avait un peu effrayés ; la proposition fut en effet sérieusement faite d’engager un deuxième guide, pour le cas où le vieux Mohammed succomberait à ses fatigues.
A Araouan je reçus, à ma grande joie, quelquesexemplaires des outils de pierre que l’on trouve à Taoudeni. Je reviendrai plus tard sur l’importance de ces objets au sujet de certaines questions concernant le Sahara. Pour l’instant, je ferai remarquer que les Rhatani, en allant chercher du sel à Taoudeni, rapportent souvent des objets de cette sorte à leurs femmes, qui s’en servent pour des travaux domestiques, écraser du grain, etc. Ce sont des outils d’environ quatre pouces de diamètre, en forme de marteau et de couteau, d’un beau poli, fabriqués d’une pierre verte fort dure, avec toutes les apparences d’un travail soigné. En tout cas cette trouvaille est importante.
Autant que j’ai pu le savoir, Araouan n’a été visité qu’une fois avant moi par un Européen : ce fut en 1860 l’officier de spahis Alioun Sal[7]. Cet officier partit, accompagné tout d’abord de l’enseigne de vaisseau Bourel, qui revint du reste bientôt sur ses pas, du poste français de Podor, sur le Sénégal. Il franchit avec beaucoup de peine le pays des tribus arabes des Douaïch et des Brakna. Enfin il put se diriger vers l’est, et arriva au plateau d’Asaba, en passant un peu au nord du pays de Tagant. Puis il dépassa le plateau d’el-Hodh et arriva à la ville de Oualata, au milieu du désert. D’après ses descriptions, elle doit être beaucoup plus importante qu’Araouan, car elle aurait 1500 mètres de long sur 600 de large ; ses maisons sont construites en argile comme celles d’Araouan, ont quelques ornements, et leurs portes sont peintes d’une couleur terreuse. Oualata doit être un centre de commerce assez important ; encore aujourd’hui c’est le point de départ d’un trafic considérable, aussi bien vers le Maroc que vers le Soudan. Ils’y est développé une intéressante industrie en cuir, et les jolies poches à tabac ainsi que les sacs en cuir en usage à Timbouctou et au Soudan en proviennent pour la plupart. Aucune culture n’est de même possible à Oualata, et la ville reçoit des vivres de l’extérieur, aussi bien de Timbouctou que du Sénégal.
Le plan d’Alioun Sal d’aller d’Araouan vers Timbouctou et d’atteindre l’Algérie en partant de ce dernier point ne put aboutir ; il alla seulement de Oualata à Araouan, en se joignant à une grande caravane de la tribu des Tazzerkant. Il fit la remarque intéressante qu’à une certaine distance dans les environs de Oualata, se trouvaient de nombreuses ruines de localités jadis habitées ; elles démontrent la grande importance qu’avait autrefois cette ville ; aujourd’hui tout est inhabité et inhabitable dans la région.
Alioun Sal ne demeura que peu de temps à Araouan, et il arriva, en revenant vers le sud, à Bassikounnou, où il fut reconnu comme étant au service des Français. Un des compagnons du célèbre Hadj Omar le dépouilla et le fit prisonnier. Un ami arabe lui fournit un chameau et un guide, et il réussit à s’échapper pour regagner le Sénégal après beaucoup de difficultés. Il y mourut au bout de peu de temps.
Je demandai au cheikh Amhamid si des Chrétiens et des Européens avaient déjà passé dans son domaine ; il répondit que non. D’après lui, pourtant, un voyageur était arrivé à Araouan plusieurs années auparavant, et il avait été pris pour un Français. Mais il parlait couramment l’arabe, s’était rendu à la mosquée peu après son entrée dans la ville, bref s’était comporté comme un Croyant sans reproche, de sorte qu’on renonça aux soupçons conçus. L’officier français de spahis, qui évidemmentn’était autre que cet étranger, devait être, à ce que je crois, Musulman ; il put donc aisément parvenir à tromper les habitants. En tout cas, son passage nous a valu les premiers renseignements exacts et les premières cartes dans les directions d’Araouan et de Timbouctou, de même que sur toute la partie sud-ouest du Sahara.
Depuis ce temps, aucun voyageur n’a parcouru ces contrées, à part le Juif marocain Mardochai, d’Akka, qui a traversé plusieurs fois Araouan dans ses voyages à Timbouctou et qui a même dû y rester involontairement pendant longtemps, avant d’arriver dans cette dernière ville.
Le soir du 25 juin, tout était enfin prêt pour le départ et nous étions joyeux de pouvoir quitter ce bourg malsain et haïssable d’Araouan. Mon malaise s’accroissait constamment et je me sentais extrêmement faible et attaqué de violentes douleurs d’intestins.
Pour compagnon de voyage, nous avions un jeune cheikh, el-Bakay, dont l’oncle, qui habite Timbouctou, est l’homme le plus considéré de la ville, comme membre de la famille chérifienne, déjà connue depuis Barth.
La population d’Araouan s’était montrée extrêmement amicale et complaisante ; beaucoup de gens nous accompagnèrent pendant une bonne partie de la première marche ; il n’est pas question ici de fanatisme religieux, et nombre de nos amis de l’endroit vinrent plus tard nous voir à Timbouctou.
Le soir, vers cinq heures, nous quittons Araouan, et nous marchons, presque sans interruption, dans la direction générale du sud, jusqu’au matin suivant à six heures. Au début nous sommes encore dans la grande région d’areg ; mais, bientôt après, nous atteignons une plaine de sable couverte d’alfa et de fourrage ; l’endroit où nousdressons nos tentes est au début de la grande forêt de mimosas nommée Azaouad, qui s’étend encore un peu au sud de Timbouctou et paraît couvrir une large zone à travers le Sahara méridional.
Le jour suivant, ou plus exactement la nuit suivante, notre marche continue par un terrain sablonneux, extrêmement uniforme, et nous faisons halte, le matin vers sept heures, à un endroit très ombragé, qui porte le nom de Chaneïa. Il s’y trouve des arbres que je n’ai pas encore vus, et en assez grand nombre : ils portent de très grosses épines et des feuilles charnues. La chaleur est encore assez forte, et pendant la plus grande partie du jour le thermomètre demeure entre 36 et 40 degrés centigrades.
Un gros orage venant du sud-est passe au-dessus de nous en se dirigeant vers l’ouest, sans éclater. A quelques milles à l’est de notre route est la ville arabe de Bouchbia.
Nous avons encore à supporter un violent djaoui, très pénible comme toujours ; par bonheur il n’arrive que quand nous sommes campés : on en souffre toujours davantage lorsqu’on est surpris en route.
Le 27 juin, vers cinq heures du soir, nous continuons notre marche et ne faisons halte qu’à huit heures du matin, en un point nommé Hasséini. Je me sens de nouveau très mal.
Le terrain est toujours le même : plaine de sable couverte d’alfa et d’autres végétaux. Des montagnes apparaissent au sud-est de notre bivouac, mais elles sont fort éloignées. Les gens du pays les désignent sous le nom de Tsentsouhoum, probablement d’origine targuie, et qui doit signifier à peu près « mer de pierre ». Le ciel est de nouveau très couvert, mais il ne tombe aucune pluie.