Nous étions enchantés de nous trouver sains et saufs, après une pénible navigation, dans le port d'une jolie ville européenne qui pouvait satisfaire à tous nos besoins. Pendant quelques jours, on donna liberté entière à l'équipage des deux vaisseaux, et nous goûtâmes avec l'enivrement de la fatigue les douceurs d'une vie abondante et d'un repos bien mérité. Plusieurs vaisseaux hollandais amarrés dans le port nous fournirent les articles européens dont nous avions besoin: tels que duvin, du fromage, du vrai skédam, liqueur que le pauvre Louis trouvait aussi indispensable que le gouvernail à la marche active d'un vaisseau. Nous transportâmes, avec le regret de nous en séparer, Darwell et les trois hommes que nous avions sauvés, à bord d'un vaisseau neutre, et ce fut pour ma part un véritable chagrin que de quitter ce brave et courageux garçon. À cette époque, mon cœur avait une force de sentiment qui me rendait l'esclave de toutes les affections, et, comme on a dû s'en apercevoir dans le cours de ce récit, je me liais facilement avec les hommes véritablement honnêtes et bons. Depuis, le temps et les chagrins ont pétrifié mon cœur, et si je rencontre des âmes d'élite, je reconnais leur grandeur sans me sentir le courage ni l'envie de réclamer une part de leur tendresse. Je suis devenu ascétique et morbide, et quoique je ne veuille point médire de la nature humaine, je suis forcé d'avouer et de reconnaître que les amis de ma jeunesse ne peuvent entrer en ligne de comparaison avec les gens que je fréquente aujourd'hui, et auxquels je donne le nom d'amis, auxquels je suis forcé de direchersen les invitant à dîner. Quoique je ne sois pas un critique verbeux, il est de mon devoir de protester contre la profanation du mot ami. La loyauté m'impose l'obligation d'établir une différence entre le diamant oriental et la fausse pierre, de séparer le bon grain de l'ivraie, et les mots qui n'ont aucune valeur des réalités substantielles, qui sont plus lourdes que l'or.
Ayant découvert que le beaupré du grab était endommagé, et que les vaisseaux avaient besoin de quelques réparations, de Ruyter nous fit lever l'ancre pour nous conduire au sud de la côte, dans la baie de Baning.
Le rajah de l'île reçut parfaitement de Ruyter, et donna l'ordre à son peuple de nous accueillir avec bienveillance, en nous laissant prendre le bois de charpente dont nous avions besoin.
Pendant que de Ruyter s'occupait à défaire ses mâts, à enlever son beaupré, nous détruisions les rats qui encombraient la cale du grab. Van Scolpvelt facilita le massacre, en fournissant une composition horrible, dont la vapeur, disait-il, suffoquerait infailliblement tous les diables de l'enfer, s'il était possible d'en introduire dans le brûlant séjour.
Quand le grab fut entièrement débarrassé des centipèdes, des escarbots et des rats, je débarquai sur le rivage afin de reprendre avec Zéla le cours de nos aventureuses excursions. Les Bounians sont aimables, francs, hospitaliers, honnêtes, entreprenants et braves; je les préférerais infiniment aux intrépides Malais, dont la nature a quelque chose de trop sauvage pour être bien appréciée par un homme civilisé. La politique hollandaise encourageait les guerres civiles parmi les princes natifs, et cela dans le but d'assurer et d'augmenter ses propres possessions. L'établissement des Hollandais sur cette île était fort commode, parce qu'il établissait une ligne de communication avec leurs coloniesde l'Est. Dans la grande baie de Baning se trouvait une belle rivière dont le cours menait à un grand lac situé dans l'intérieur du pays; le prudent rajah défendait aux Européens de visiter cette rivière, car, disait-il, la cupidité des hommes du Nord, la cupidité seule de leurs regards n'est égalée que par la rapacité de leurs mains. Afin d'utiliser mes promenades autour de la grande baie, je m'étais muni d'armes à feu et de filets. Notre course le long du rivage nous conduisit dans une baie plus petite que la première, mais dans laquelle les vagues se précipitaient avec bruit pour aller se briser contre les rochers d'une colline. Les pentes de cette colline étaient nues, mais son sommet avait une couronne d'arbres magnifiques et de buissons couverts de fleurs, aux nuances d'un rouge vif. La baie était entourée d'un tapis de sable excessivement fin et poli, et sur ce sable nous trouvâmes de brillants coquillages et des os blanchis par l'eau et par le soleil. La transparence bleuâtre de l'eau indiquait l'absence des rochers et des bancs de sable, aussi bien que sa profondeur, et cette nuance était d'autant plus remarquable qu'elle contrastait avec l'irrégularité du rivage, sur lequel ne se trouvait pas une seule surface plane.
J'élevai une tente pour Zéla au bord du rivage, et, pendant que nous explorions l'île, nos hommes s'occupèrent à chercher sur la baie un endroit favorable à notre pêche. Le filet remplit notre bateau d'une prodigieuse quantité de poissons. Nous les transportâmessur le rivage, où ils furent entassés littéralement les uns sur les autres.
En dépit du proverbe qui assure que les yeux sont plus insatiables que la bouche, nous nous lassâmes bientôt de voler l'Océan, car nous avions assez de poisson pour suffire aux besoins d'une flotte affamée.
Quand l'imagination et le désir de posséder, inné dans l'homme, furent complétement rassasiés, nous fîmes du feu pour faire cuire une partie de notre pêche. On dit que le chasseur ne travaille pas pour remplir la marmite, c'est vrai; cependant il y a des exceptions, et nous en étions une, car le produit de notre pêche nous procura un festin royal... et une indigestion générale.
Je laissai Zéla avec ses jeunes filles malaises, et, accompagné d'un de mes hommes, je grimpai, à l'aide d'une lance, sur les rochers escarpés de la colline, afinde jeter un coup d'œil sur la baie. J'aimais beaucoup, lorsque j'étais jeune, à grimper sur les rochers ou sur les montagnes, et maintenant je ne rends visite qu'avec une peine extrême à celles de mes connaissances qui habitent un second étage. Quant à monter jusqu'à un troisième, cela m'est impossible; je n'irais y chercher ni un ami ni un ennemi.
Nous avançâmes lentement le long des côtes escarpées de la rude barrière qui garde les limites de la baie, et avec une peine infinie je parvins à gravir un rocher dont la pointe formait une sorte de plate-forme. Nous nous y arrêtâmes, et, après avoir allumé ma pipe, je regardai la baie, dont l'eau, vue ainsi, paraissait basse et calme. Mon Arabe, qui avait des yeux de faucon, me montra une ligne de taches noires qui se remuaient vivement dans l'eau. Au premier coup d'œil, je pris cette ligne pour des canots chavirés; mais l'Arabe m'assura que c'étaient des requins.
—La baie est nommée baie des Requins, ajouta mon compagnon, et puisqu'ils viennent de la mer, c'est un signe infaillible de mauvais temps.
Un petit télescope de poche me prouva que c'étaient vraiment des requins; ils étaient au nombre de huit. Après avoir majestueusement navigué ensemble jusqu'à l'embouchure de la petite baie, un grand requin se détacha du groupe, qu'il parut guider comme un éclaireur. Au moment de franchir l'embouchure, suivi de sa petite armée, le requin amiral parut hésiter: un narval venait des bords du rivage, où il s'était tenu cachépour s'opposer à son passage. L'hésitation du requin dura peu; il attendit son ennemi, invisible pour moi, et un combat fut aussitôt livré. Je distinguai enfin l'intrépide assaillant: c'était un empereur ou licorne de la mer, chevalier errant des eaux, qui attaque tous ceux qui passent dans ses domaines. La tête de ce monstre marin est aussi dure qu'un rocher, et du centre de cette tête s'élève horizontalement une lance d'ivoire, qui est plus longue et plus dure qu'une arme de fer. Cette lance sert à la licorne de hache d'abordage; elle coupe tout ce qu'elle attaque. Le requin agita sa queue avec une rapidité effrayante, afin de repousser ou d'étourdir son ennemi. Soit par délicatesse, soit par amour de la justice, les autres requins se tenaient à l'écart, sans se mêler de la dispute en aucune façon. Je voyais, par le tournoiement de l'eau, que le requin cherchait à attirer son ennemi dans le fond de la mer, en s'y plongeant lui-même. Cette tactique était excellente, car, lorsque la colère s'empare de la licorne, elle se jette aveuglément contre un rocher, y brise sa lance, ou bien encore la bourbe du fond de l'eau la prive de ses moyens de défense.
De Ruyter me raconta un jour que, se trouvant sur un vaisseau de campagne, une licorne qui, sans nul doute, prenait ledit vaisseau pour une baleine, l'attaqua si violemment, que sa lance passa au travers de la proue et s'y brisa. Cette lance avait sept pieds de longueur; la partie attachée à la tête était creuse et de lalargeur de mon poignet; le reste, solide et lourd, formait un magnifique morceau d'ivoire. Le combat naval du requin et de la licorne dura longtemps; la limpidité de l'eau était favorable à la licorne, car elle réussit à blesser son antagoniste, qui se dirigeait, en fouettant l'eau avec rage, le long de la baie. La licorne poursuivit le requin pendant quelques minutes, puis elle l'abandonna et disparut à nos yeux. Le requin gagna le rivage, il semblait mourant; ses sept compagnons, peu soucieux de son sort, reprirent le chemin qu'ils avaient parcouru et s'éloignèrent lentement. Je courus précipitamment sur le rivage; mes hommes y étaient déjà rassemblés, tirant à plaisir des coups de mousquet sur la carcasse du requin. Je les laissai tête à tête avec cet inoffensif ennemi, et je descendis la côte, afin d'aller rejoindre ma bien-aimée Zéla.
En arrivant près de la tente, j'entendis des lamentations, des pleurs, et mes regards tombèrent sur quelques gouttes de sang qui en souillaient l'entrée. Une sorte de vertige s'empara de mes sens lorsque, après avoir violemment soulevé les rideaux de la tente, je vis Zéla étendue sur sa couche comme un cadavre. Les longs cheveux noirs de la pauvre enfant tombaient épars sur sa poitrine; ses yeux et sa bouche fermés ne laissaient échapper ni un regard ni un souffle de vie. Je la crus morte. Les jeunes filles malaises, agenouillées aux pieds de Zéla, sanglotaient douloureusement en frappant la terre de leur front, en mettant en lambeaux leurs légers vêtements. Cet horrible spectacle paralysa mon corps pendant quelques minutes; puis une sorte de folie succéda à l'épouvantable torpeur qui glaçait tout mon être. Je me jetai éperdu sur la couche de cet être adoré, et je pleurai amèrement sans avoir la réelle conscience de notre mutuelle situation.Quand la première effervescence de ma douleur fut un peu calmée, je posai mes lèvres brûlantes sur la bouche fermée de Zéla, je défis sa veste, et les battements légers de son cœur me rendirent quelque espoir. Bientôt elle ouvrit ses grands yeux noirs, s'agita sur sa couche et murmura d'une voix affaiblie quelques paroles indistinctes.
—Ma bien-aimée Zéla, lui dis-je en la pressant sur mon cœur, qu'avez-vous?
La pauvre enfant essaya de sourire, et me répondit d'un ton plein de douceur:
—Rien, mon amour, puisque vous êtes auprès de moi! Je me porte bien, très-bien.
—Très-bien, chère! non, non, car vous souffrez.
Zéla fit de la tête un petit signe négatif, puis elle essaya de se soulever; mais ce vain effort fut aussitôt suivi d'un horrible cri d'angoisse.
—Mon Dieu, mon Dieu! m'écriai-je avec désespoir, qu'est-il arrivé?...
—Je suis tombée, dit Zéla, je m'en souviens maintenant. Ma chute m'a fait un peu de mal; mais ce n'est rien, mon ami, rien. Ah! où est donc Adoa? La pauvre petite s'est blessée également. Vous voilà, Adoa? Laissez-moi... soignez-vous... Regardez sa blessure, très-cher... Moi, je vais bien... ne vous occupez plus de moi...
Sans quitter les mains de Zéla, je regardai Adoa: la figure, les bras et les mains de la pauvre Malaiseétaient couverts de sang; mais elle ne paraissait nullement inquiète de son état, car ses regards suivaient avec angoisse les changements de la physionomie de Zéla. La bonne figure de la dévouée esclave fut traversée par un rayon de joie lorsque les yeux de Zéla lui exprimèrent dans un tendre regard la profonde gratitude de son cœur.
Je fis plusieurs questions à la Malaise pour connaître les réelles blessures de ma femme, qui, par excès d'affection pour moi, refusait de me les faire connaître.
—Maîtresse a reçu un coup à la tête, me dit Adoa, et je crois que tout son corps est fortement contusionné.
—Soignez Adoa, soignez Adoa! s'écria Zéla. Je ne souffre plus, je me sens très-bien.
Pour la première fois de ma vie je restai sourd aux prières de ma bien-aimée compagne, et je pansai ses blessures avant de m'occuper de celles de la Malaise, qui eût souffert mille morts avant de consentir à faire arrêter l'écoulement de son sang pendant que celui de sa maîtresse rougissait les tapis de la couche.
L'insensibilité de Zéla avait eu pour cause le coup reçu à la tête et les contusions qui couvraient son corps de blessures douloureuses, mais peu susceptibles d'attaquer le principe de la vie.
Lorsque je fus un peu rassuré sur l'état de ma chère Zéla, je m'occupai de la petite Adoa. La pauvre esclave, épuisée par les pertes de sang, par les pleurs et par la souffrance, était tombée sans connaissance sur le sablede la tente. Ce ne fut qu'après une heure de soins que je réussis à rappeler la vie dans le corps inerte de cette dévouée créature.
Depuis longtemps inquiets de ma disparition, et épouvantés des bruits sinistres qui s'échappaient au dehors par les ouvertures de la tente, mes hommes s'étaient rassemblés en groupe, faisant, dans leur ignorance des choses, les plus étranges commentaires.
—Préparez le bateau, leur dis-je en les éloignant d'un regard, nous allons rejoindre le schooner.
—La mer est mauvaise, capitaine, me répondit le bosseman, et il sera impossible de ramer avec un pareil temps.
—Un pareil temps! Que voulez-vous dire, mon garçon? Mais c'est un calme!
—Regardez, monsieur.
Je suivis le conseil du bosseman, et je m'aperçus avec effroi de l'approche d'une rafale. Épouvanté de ce nouveau malheur, car ses conséquences pouvaient être terribles pour Zéla, je courus vers le cap, afin de juger par moi-même si la rafale était tout à fait dangereuse. Hélas! elle l'était plus encore que ne l'avait prévu le bosseman: le vent sifflait avec violence, le soleil avait disparu, le ciel se couvrait prématurément des voiles obscurs du soir, et la mer, blanche d'écume, bondissait avec fureur.
Il n'y avait plus à en douter: notre embarquement était impossible, car les nuages semblaient surchargés de tonnerre et d'eau. Je rejoignis mes hommes à lahâte, et nous commençâmes par mettre le bateau dans un endroit élevé avant de nous occuper à rendre la tente aussi solide que possible. Les voiles et les cordages du bateau lui servirent de couvert et de support, tandis que des fragments de roche et du sable furent amoncelés à sa base. Heureusement pour nous, le bateau contenait un petit baril d'eau et du pain, ainsi que plusieurs autres choses fort nécessaires; en outre, une lanterne. Avec l'obscurité augmenta l'orage, et le vent mugissait avec tant de fureur dans la baie, qu'un ébranlement général des rochers semblait répondre à sa grande voix.
Nous passâmes la nuit dans une angoisse terrible, dans la crainte effrayante d'être emportés par le vent ou par les torrents de pluie vers l'abîme de la mer. En arpentant le rivage, mon esprit, occupé de présages sinistres, me faisait souhaiter la mort, la mort pour nous tous. Cette invocation, je ne l'ai pas encore révoquée, et plût à Dieu que sa miséricorde en eût accompli les terribles conséquences!
Désirant épargner à Zéla le contact du sable mouillé, je m'assis au pied de l'étançon et je la pris dans mes bras.
—Le temps se calme, chère, lui dis-je; mes craintes sont un peu dissipées. Racontez-moi, je vous prie, comment est arrivé l'accident dont les suites nous sont si douloureuses.
—Deux heures après votre départ, mon ami,—et, sans reproche, pourquoi m'aviez-vous laissée pour aller seul sur la montagne? Vous savez bien que je suis leste et agile, puisque vous m'avez dit un jour que le lézard seul grimpait aussi bien que moi...
—Et c'était vrai, mon amour, car à cette époque vous aviez le poids léger d'un oiseau; mais aujourd'hui l'enfant que vous portez dans votre sein demande plus de retenue, plus de prudence. Vous n'avez pas oublié, chère, que pour me sauver votre cœur a déjà sacrifié notre premier lien d'amour...
—Pouvais-je hésiter entre vous et lui, mon très-cher? La vie d'un enfant est-elle plus précieuse pour une femme que celle de son mari? D'ailleurs, quelle est la pauvre orpheline qui désire donner le jour à un être aussi faible et aussi malheureux qu'elle-même! Mais enfin reprenons le récit qui doit vous apprendre la cause de mes souffrances.
»Je suivis le rivage jusqu'au promontoire de rochers à l'entrée de la baie, avec le désir de trouver un endroit calme et ombragé pour y prendre un bain avec Adoa. Nous avions placé en vigie la petite fille malaise, et sachant que vous admirez les branches de corail qui poussent sous l'eau, je dis à Adoa d'aller en plongeant m'en chercher une branche. Pendant que nous cherchions un banc de corail, Adoa, qui, comme vous le savez, a des yeux excellents, me dit:
»—Je vois là-bas des marsouins qui jouent et qui sautent dans la mer. C'est un signe infaillible de mauvais temps.
»Nous nageâmes encore pendant quelques minutes; puis Adoa me dit:
»—Je vois le capitaine sur le rivage, maîtresse, et comme je sais mieux nager que vous, je serai la première à lui souhaiter la bienvenue.
»Adoa nageait plus vite qu'un poisson, et j'essayai de la suivre en la grondant de la méchante pensée d'orgueil qui lui faisait humilier sa maîtresse.
»Tout en continuant de nous railler, d'engager des paris, nous atteignîmes la base d'un rocher. Adoa ygrimpa malgré les difficultés que lui opposaient la mousse et l'humidité des plantes grasses qui couvraient le rocher. Tout à coup la petite Malaise, que j'avais placée en sentinelle, cria d'une voix épouvantée:
»—Des requins! des requins!
»Je redoublai d'efforts pour rejoindre Adoa, car j'entendais le bruit des requins et les cris des matelots. Adoa me tendit une main, dont je me saisis avec une terreur facile à comprendre, tandis que mon bras s'était fortement cramponné à une plante marine. Alourdi par l'effroi, mon corps ne put être supporté par ces légers soutiens, et Adoa, qui ne voulait pas m'abandonner, tomba dans la mer; mais, aussi prudente que dévouée, la pauvre fille se jeta dans l'eau, la tête la première, pour ne pas m'écraser dans sa chute. En perdant l'appui de la plante marine, et malgré les efforts d'Adoa, je tombai sur les rochers de corail, et sans ma fidèle compagne, qui m'a traînée jusqu'au rivage, je serais morte bien loin de vous.
»J'avais perdu connaissance, et vos lèvres, mon amour, ont rappelé la vie dans le cœur de celle qui vous aime. Maintenant je suis bien, tout à fait bien; je ne souffre plus.»
Et en répétant d'une voix tremblante cette affectueuse affirmation: «Je ne souffre plus,» Zéla s'endormit; mais son sommeil fiévreux, entrecoupé de plaintes et de tressaillements, me prouva qu'une fois encore la femme avait sacrifié la mère. Des présages sinistres remplirent mon âme. Ils me montrèrent un malheurque je n'osais pas concevoir: la perte de ma compagne bien-aimée! Mille fois heureux si j'avais eu l'énergie de suivre le conseil funeste que me donna le désespoir, conseil qui tuait mes craintes, qui anéantissait à jamais notre double existence!
Mes hommes vinrent nous dire que la fin de l'orage laissait espérer un temps calme.
Je déposai doucement Zéla sur sa couche et je fis mettre le bateau en état de nous recevoir. Lorsque tous les préparatifs de notre embarquement furent terminés, je transportai Zéla et Adoa sur des coussins placés dans le fond de la barque, et je ramai avec les hommes, tant était grande mon impatience de regagner les vaisseaux.
Le pont du grab était rempli d'hommes quand nous rasâmes son bord comme un éclair, pour gagner celui du schooner.
De Ruyter me héla pour me demander la cause de notre marche rapide.
Sans répondre à sa question, je le suppliai de venir auprès de nous avec le docteur.
Une chaise fut envoyée de la grande vergue dans notre bateau; j'y déposai Zéla, et, sans dire un mot, le désespoir paralysait mes lèvres, j'emportai la jeune femme dans ma cabine. De Ruyter et Van vinrent bientôt nous rejoindre, et l'un et l'autre furent douloureusement frappés du terrible changement qui s'était opéré en vingt-quatre heures dans la douce et belle figure de Zéla. De Ruyter frémit involontairement,ferma les yeux et couvrit son visage avec ses deux mains. L'impénétrable docteur, qui n'avait jamais montré de sympathie pour la douleur humaine, ôta ses lunettes afin d'essuyer les larmes qui aveuglaient son regard. Puis, avec une tendresse étrangère à ses habitudes générales, il examina les blessures de la douce patiente. Ni Van ni de Ruyter ne m'adressèrent de questions, et, pendant toute la durée de l'examen du docteur, un silence lugubre régna dans la cabine.
Après avoir pansé la blessure de la tête, Van visita avec soin les contusions du corps, fit prendre à Zéla une potion soporifique et nous emmena avec lui sur le pont.
—Docteur, est-elle en danger? demandai-je à Van d'un ton aussi humble que celui d'un esclave adressant une question à un puissant seigneur.
—Non, me dit Van surpris de ma douceur et de ma politesse; non, il lui faut des soins, du calme, du repos, de la patience.
Je n'ai pas besoin de dire que la fidèle Adoa partageait les soins qui étaient prodigués à Zéla, dont elle habitait la cabine. La petite esclave souffrait moins que sa maîtresse, car ses traits n'avaient subi qu'un changement imperceptible, tandis que ceux de Zéla étaient devenus presque méconnaissables.
Je fis à de Ruyter un récit détaillé des événements qui avaient amené cette fatale maladie, en déplorant avec amertume la malheureuse conséquence que je prévoyais devoir en être l'inévitable suite.
Afin de détourner mon esprit de cette douloureuse pensée, de Ruyter m'annonça que le gouverneur de l'Inde équipait une flotte afin d'arracher l'île Maurice des mains des Français.
—Cette nouvelle m'a été annoncée par mon correspondant, marchand arménien qui a réussi à connaître tous les détails de cette prochaine expédition. Ceci changera naturellement mes projets: nous n'avons plus de temps à perdre, et il faut nous mettre à l'ouvrage pour expédier lestement les réparations et l'équipement de nos vaisseaux.
Dans tout autre temps cette nouvelle m'eût causé un véritable plaisir; mais je l'accueillis, préoccupé deZéla, avec tant d'indifférence, que de Ruyter comprit enfin la réelle profondeur de mon désespoir.
—Prenez une tasse de café très-fort pour vous tenir éveillé, me dit de Ruyter.
Je suivis machinalement ce conseil, et, pendant que mon ami me détaillait ses moyens d'attaque et de défense, mes yeux se fermèrent et je m'endormis d'un profond sommeil.
J'appris plus tard que de Ruyter avait fait mettre une dose d'opium dans mon café, car, depuis l'accident arrivé à Zéla, je n'avais ni dormi ni mangé.
Je me réveillai le lendemain et je courus à la cabine; j'y trouvai le docteur occupé de ses deux patientes.
La jeune fille malaise était beaucoup mieux, mais la pauvre Zéla souffrait toujours autant. La figure de Zéla était pâle; ses yeux, ternes, sans chaleur, avaient un regard navrant de tristesse; ses lèvres, légèrement colorées par la fièvre, essayaient encore de sourire, mais ce sourire était pour moi plus triste que des pleurs.
Pour plaire à de Ruyter, je pris machinalement la direction du vaisseau, car un emploi actif était nécessaire à mon corps, qui sans ce travail de tout instant eût succombé dans les tortures de mon cœur.
Les douleurs de Zéla devinrent bientôt si horriblement violentes, que la mort me parut inévitable, et je passai les nuits agenouillé auprès d'elle avec un désespoirsi terrible, que le docteur tremblait lorsque ma voix furieuse lui demandait: «Doit-elle donc mourir?»
—Vous êtes un ignorant, me répondit un jour le docteur, elle vit. La crise dangereuse est passée; elle n'est pas plus morte que moi; elle dort. Ces paroles tombèrent sur mon cœur comme une huile balsamique. Mon désespoir s'adoucit, et je pressai affectueusement dans les miennes les deux mains du docteur.
Le calme d'un bon sommeil nuança d'un rose pâle les joues blanches de mon adorée Zéla; je la baisai au front, et, le cœur plein de joie, je courus communiquer mon bonheur à de Ruyter.
Tout l'équipage partagea mon enchantement, car il aimait la douceur, le courage et la bonté de cette chère enfant.
De Ruyter me communiqua de nouveau les nouvelles envoyées par son correspondant, et nous mîmes à la voile pour gagner l'île de France. Le rajah, avec lequel de Ruyter était lié, lui donna à son départ une grande quantité de différentes huiles, car son île est aussi célèbre pour ses onguents que Java pour ses poisons.
Comme le but de de Ruyter était de gagner au plus vite l'île de France, nous ne nous arrêtâmes à aucune des îles qui se trouvaient sur notre route. En passant les détroits de la Sonde, de Ruyter eut une entrevue avec le gouverneur de Batavia; le général Jansens confirmaà mon ami la vérité des nouvelles qui lui avaient été transmises par son correspondant. Après avoir pris dans l'île quelques bestiaux et des provisions fraîches, nous continuâmes notre voyage. Pendant notre longue course à travers l'océan Indien, nous voguions aussi vite que possible sans retarder notre marche par le désir de nous trouver ensemble. D'ailleurs, un accident inattendu pouvait nous séparer forcément, et, dans cette prévision, de Ruyter m'avait donné un duplicata des dépêches et le pouvoir d'agir en son nom dans ses affaires particulières. Toutes ces prudentes et sages considérations étaient dominées par mon inquiétude et par l'urgente nécessité que j'avais des soins de Van Scolpvelt pour Zéla, qui, à mes yeux, était encore par moments entre la vie et la mort.
Je marchais donc, en dépit de mes devoirs, dans le sillage du grab, car toutes mes espérances reposaient maintenant sur la science du brave et savant docteur.
Les événements ordinaires d'un voyage sur mer ne méritent pas d'être mentionnés, et je suis bien certain que le lecteur trouverait autant de plaisir à feuilleter le livre d'un marchand qu'à parcourir le journal ordinaire d'un vaisseau. Je dois avouer cependant que mon cœur était si plein de tristesse, que j'accordais une très-faible attention à ce qui se passait autour de moi. Les ailes de mon âme ne voulaient plus me soutenir, et mon imagination veillait sans cesse au chevet de ma pauvre malade. Les liens qui m'avaient uni à Zéla n'étaient point des liens ordinaires: oiseau chassé de la terre par les tempêtes, elle était venue se réfugier dans mon sein; je l'avais réchauffée, nourrie, aimée, oh! aimée à en mourir!
Le docteur, qui partageait son temps entre les deux vaisseaux, continuait à prédire le rétablissement de Zéla; seulement il était forcé d'avouer que la convalescenceserait longue et suivie d'une extrême faiblesse.
Un mois après notre embarquement, vers le matin, je quittai Zéla, auprès de laquelle j'avais veillé pendant toute la nuit, pour aller me reposer sous la banne du pont. Une heure s'écoula pour moi dans un demi-sommeil, et j'en fus bientôt arraché par Adoa, qui, sans parler, mais la figure pleine de larmes, me faisait signe de courir au secours de Zéla.
Ma femme se tordait dans les spasmes de l'agonie en criant qu'un incendie dévorait ses entrailles.
Je criai au contre-maître de faire un signal au grab. Malheureusement il était hors de vue, et nous n'avions pas de vent.
Je questionnai Adoa.
—Ma maîtresse, me dit-elle, n'ayant pas mangé depuis longtemps, a désiré des confitures; nous avons cherché, la petite Malaise et moi, et j'ai trouvé cette jarre de fruits confits que vous voyez sur la table; maîtresse, qui aime les sucreries, en a beaucoup mangé; elle en a donné à la petite, et la pauvre enfant souffre les mêmes douleurs que lady Zéla. Quant à moi, j'ai à peine goûté aux fruits, voulant les conserver pour maîtresse, et cependant j'ai bien mal au cœur; je suis sûre, malek, qu'il y a du poison dans cette jarre.
Le motpoisontraversa ma cervelle comme une flèche aiguë.
Je regardai la jarre nouvellement ouverte, et je m'aperçusqu'elle avait été fermée avec un soin plus qu'ordinaire. Je vidai les fruits sur la table: c'étaient des muscades jaunes et vertes, très-belles et confites dans du sucre candi blanc. Si le petit serpent vert de Java, dont le contact du venin est mortel, s'était élevé jusqu'à mes lèvres, sa vue ne m'aurait pas causé un effroi plus terrible que celui de mes souvenirs en face de ce cadeau fatal qui venait de la veuve. Je me rappelai aussitôt que, dans la maison de cette horrible femme, j'avais mangé de pareilles muscades, que ces muscades m'avaient fait mal. Quand je m'en plaignis en riant à la veuve, une vieille esclave, dont j'avais gagné les bonnes grâces par quelques présents et surtout par le don d'un morceau de papyrus chargé d'hiéroglyphes, papyrus qui était à ses yeux, suivant mes paroles, un laissez-passer pour le ciel, me dit tout bas:
—Avez-vous déjà chagriné ma maîtresse? Si cela est, il faut me reprendre le passe-port qui conduit au ciel.
—Pourquoi cela?
—Parce que vous avez mangé des muscades.
—Quel danger y a-t-il à croquer de si bons fruits?
—Un des maris de ma maîtresse m'a fait un jour la même question, et il n'ajouta aucune foi à ma réponse, parce que les hommes sont incrédules, parce qu'ils n'écoutent point les vérités dites par les vieilles femmes, mais qu'ils attachent une confiance aveugle aux mensonges des jeunes et des belles. Ma maîtressevit un jour un homme plus aimable que son mari, et le lendemain elle donna à mon maître une jarre de muscades: il mourut; l'homme aimé entra dans la maison et mit à ses pieds les pantoufles encore tièdes du défunt, et il se coiffa avec le turban de celui qui n'était plus! Tant que maîtresse vous aime, vous n'avez rien à craindre; mais prenez garde! sa haine est aussi fatale que le poison de l'arbre cheetic, de l'arbre maudit qui pousse dans les jungles et sur lequel le soleil ne repose pas ses rayons.
L'avertissement de la vieille esclave m'avait rendu prudent; pas assez, mon Dieu, puisque j'avais permis que ses cadeaux fussent reçus à mon bord.
Effrayée de mon silence, qui ne dénonçait que mieux la fureur que j'éprouvais contre l'horrible femme, Zéla m'attira doucement à elle et me dit presque gaiement:
—Je puis supporter toutes les douleurs, à l'exception de celle de vous voir souffrir. Vos regards m'épouvantent, mon amour; prenez cette grenade que le poëte Hafiez appelle la perle des fruits: elle rafraîchira vos lèvres brûlantes.
Le calme de Zéla était sur le point de ranimer mes espérances, lorsqu'il fut suivi par des tressaillements nerveux, par une agonie qui défigura complétement ses traits.
Quand le docteur arriva, son premier regard fut la poignante surprise de la science impuissante. Il examina cependant la jarre, étudia les souffrances desdeux malades, et fut contraint de déclarer la présence du poison.
Je n'ai pas la force de détailler les souffrances de Zéla; elle dépérit de jour en jour. Je ne quittais jamais sa cabine, et aux instants lucides nous pleurions dans les bras l'un de l'autre notre prochaine et funeste séparation.
Un soir la vigie cria:
—Île de France!
—Ah! s'écria Zéla, combien je suis contente, mon bien-aimé mari; nous allons aller à terre; mais il faudra m'emporter dans vos bras, mon amour, car je suis incapable de marcher.
J'étais agenouillé auprès du lit de la pauvre enfant, et ses bras amaigris entouraient mon cou.
—Je suis bien heureuse, murmura-t-elle d'une voix défaillante, bien heureuse; je vis dans ton cœur, donne-moi tes lèvres, serre-moi dans tes bras.
Je posai mes lèvres sur les siennes, et ce chaste et doux baiser emporta l'âme de Zéla.
Il me serait impossible de dépeindre l'épouvantable douleur que je ressentis et que je ressens encore aujourd'hui, quoique mon cœur soit presque épuisé de souffrance. La mort de Zéla fut l'anéantissement moral et physique de tout mon être, et je pris dans mes allures, dans mes actions, dans mon air, une roideur et un stoïcisme que le Turc le plus grave, ou le plus roide des lords, m'eût certainement enviés. À en juger par ma physionomie, j'étais l'homme le plus indifférent et le plus heureux de la terre; toutes mes actions étaient réglées avec une gravité méthodique, et je n'exprimais jamais ni un regret du passé ni une plainte sur mon sort présent. Je remplissais avec soin, avec attention, les devoirs les plus ennuyeux et les plus monotones, buvant de l'opium pour dormir, travaillant du matin au soir pour ne pas penser.
Après avoir communiqué à de Ruyter les intentionsque j'avais de rendre les derniers devoirs à Zéla, je transportai une bonne partie de mes hommes sur le grab, et nous nous séparâmes.
Le grab se dirigea vers le port de Saint-Louis, et moi, je me rendis à Bourbon, qui est au sud-est de l'île, et où nous avions déjà jeté l'ancre.
Il était convenu qu'après une conversation avec le gouverneur et l'envoi des dépêches, de Ruyter viendrait me joindre par terre, accompagné du rais et du docteur.
Je n'avais gardé sur le schooner que les hommes nécessaires à la manœuvre et principalement les natifs de l'Est, les restes fidèles de la tribu maintenant sans chef. Nous jetâmes l'ancre pendant la nuit dans le port de Bourbon.
Pendant le court intervalle qui sépare la mort de la décomposition, j'avais cherché par quels moyens les moins répulsifs je pouvais disposer du corps de Zéla. Le réceptacle ordinaire de la mort occupa naturellement mes premières pensées, et le berceau de fleurs que nous avions construit de nos propres mains dans l'odoriférant jardin de de Ruyter me semblait être un endroit convenable; mais je me souvins qu'en bêchant la terre, j'y avais trouvé des myriades de vers et d'insectes. Je changeai donc d'idée pour considérer le pur et blanc tombeau de la mer; le souvenir de Louis détruisit encore ce second projet.
Il m'était impossible de faire embaumer Zéla; je résolus donc de détruire le corps de cet ange par le feu,ou plutôt de ne pas le détruire, mais de le rendre à son état primitif en le mêlant aux éléments dont il est un atome.
De Ruyter trouva l'idée bonne, et Van Scolpvelt se chargea volontiers de fournir tout ce qui était nécessaire à l'exécution de ce projet, dont il connaissait parfaitement la pratique.
Je débarquai au point du jour pour choisir un endroit propice à cette triste cérémonie, et j'envoyai une partie de mon équipage arabe y dresser une tente et rassembler autour d'elle une grande quantité de bois sec. Je passai le reste de la journée en contemplation devant les restes chéris de celle qui avait été pour moi ce qu'est le soleil pour la terre.
La petite fille malaise était guérie; mais Adoa, tombée dans une insensibilité abrutissante, ne mangeait que contrainte par la force, et ne dormait plus.
De Ruyter signala son approche. J'avais revêtu Zéla d'une veste jaune ornée de rubis; sa chemise et son ample pantalon étaient en crêpe de l'Inde et brodés d'or. Les vêtements extérieurs de la jeune femme formaient un voile neigeux de fine mousseline; ses pantoufles, sa coiffure et ses cheveux étaient couverts de perles fines. Je gardai pour tout souvenir visible une longue natte de ses beaux cheveux noirs.
L'heure approchait enfin; je baisai les paupières closes de cette idolâtrée créature; j'enveloppai son frêle corps dans les plis d'un manteau arabe, et je me rendis sur le rivage.
D'un pas ferme, je marchai droit au bûcher, car je regardais sans les voir les hommes rassemblés autour de moi; les paroles qu'ils m'adressaient n'étaient qu'un son, je ne voyais ni je n'entendais rien.
Un noir fourneau de fer, à la forme allongée comme celle d'un cercueil, fut placé sur le bûcher. Je le vis, mais sans comprendre sa destination; car, pendant quelques minutes, je restai debout, tenant pressé contre mon sein le frêle fardeau dont l'abandon était pour moi une mortelle douleur. La nécessité m'imposa l'obligation de finir ce que j'avais commencé; avec des soins et la douceur d'une mère qui couche son enfant dans un berceau, j'étendis Zéla dans la sombre coquille. De Ruyter et le rais usèrent de violence pour m'entraîner loin du bûcher. Je voulus parler; mes lèvres ne produisirent aucun son; je suppliai par signes de me rendre ma liberté; de Ruyter refusa, et je restai sans force, anéanti, presque fou.
Un cri de terreur poussé par Van, qui arrachait Adoa des flammes où elle s'était jetée, attira l'attention de mes hommes, qui me relâchèrent. Je courus vers le bûcher, avec la même pensée qui avait conduit la jeune fille malaise; mais mes forces me trahirent, et je tombai sur le sable, ne brûlant que mes mains là où j'aurais voulu me consumer tout entier.
Quand je repris mes sens, j'étais couché dans un hamac à bord du schooner.
Les affaires de de Ruyter le contraignirent à rester à Port-Louis; mais il vint souvent me voir pour m'engagerà le suivre à la ville. Toutes ses prières furent vaines; ma vie était dans la cabine solitaire du schooner, mes pensées sur la petite boîte qui contenait les cendres de Zéla.
Un mois après la mort de Zéla, de Ruyter, me trouvant plus calme, me dit qu'il avait obtenu du gouverneur de l'île la permission de porter des dépêches en Europe.
Le mot Europe me causa involontairement une sorte d'effroi; mais bientôt la réflexion me fit désirer ce voyage.
—Je voudrais, dis-je à de Ruyter, me transporter au bout du monde; je voudrais oublier le passé, car le passé me tue.
Mon chagrin ne me rendait pas égoïste, et, avant de songer à nos préparatifs de départ, je demandai à de Ruyter ce que nous devions faire d'Adoa, de lapetite Malaise et des Arabes qui avaient appartenu à Zéla. Après de mûres délibérations, il fut convenu que le rais, déclaré chef de cette petite tribu, l'emmènerait dans son pays. Nous donnâmes au rais une somme considérable pour lui-même, et chaque homme reçut pour sa part assez d'argent pour n'avoir plus rien à désirer.
Je savais si bien qu'il serait inutile de raisonner avec Adoa sur la nécessité de notre séparation, que je priai de Ruyter d'employer la ruse pour éloigner cette enfant.
La partie orientale de notre équipage fut mise à terre, le grab vendu, et les Européens de son bord se transportèrent sur le schooner.
Quand Adoa eut découvert que le vaisseau portant les cendres de sa maîtresse avait quitté le port, elle s'échappa des mains du rais, mit à la mer un bateau du pays et quitta le havre avec le vent de terre. L'esprit de la pauvre fille n'était occupé que d'une seule chose, du désir de rattraper le schooner. Elle n'avait point réfléchi à la folie de son entreprise, et quant aux dangers, elle ne pouvait pas les comprendre.
Quand le rais eut appris la disparition d'Adoa, il suivit ses traces, équipa une chaloupe et fit une longue course sur la mer, en suivant notre piste. Pendant deux jours les recherches du rais furent sans résultat; enfin, il découvrit à l'extrémité de l'île de France, voguant seule au gré des flots, une petite barque du pays. C'était celle qui manquait au port. La mort d'Adoa étaitcertaine, mais il me fut impossible d'en pénétrer le mystère.
Les désespérantes nouvelles annoncées par le rais me firent autant souffrir que si la lame d'une épée eût traversé mon cœur; je tressaillis dans tout mon être, j'eus froid, j'eus chaud, et mes mains crispées se joignirent en s'élevant peut-être vers le ciel, d'où vient toute douleur, comme aussi toute espérance.
—Pauvre petite Adoa! m'écriai-je, pauvre corps séparé de ton âme, pauvre esprit séparé de ton cœur, tu t'es jetée éperdue sur les traces éternellement effacées de celle qui est partie, tu t'es jetée à leur recherche sur l'Océan immense, sur cette plaine désormais déserte pour toi comme elle l'est pour l'amant, pour le mari, pour celui qui a aimé et qui aimera toujours Zéla. Va, pauvre oiseau, va mouiller tes ailes dans les vagues blanchissantes de la mer, va les y replier, va t'endormir dans leur draperie d'écume, va, pauvre fille, nous sommes séparés; Zéla est morte et personne ne t'aimerait plus sur la terre!
Au milieu de ma vive souffrance, je ressentis intérieurement une sorte de joie mêlée de surprise; toute la sensibilité de mon cœur n'était pas détruite, puisque j'avais encore des larmes pour la cruelle disparition de la dévouée servante de Zéla.
—Mon Dieu, me disais-je intérieurement, pourquoi de Ruyter a-t-il mis obstacle à mon désir d'emmener Adoa? pourquoi a-t-il non-seulement conseillé, mais presque exigé que j'en confiasse le soin au vieux rais;près de moi Adoa eût moins souffert, nous eussions parlé de Zéla, et les souvenirs sont les consolations de la douleur. Pour la première fois de ma vie, je regrettais d'avoir soumis ma volonté à celle de de Ruyter; pour la première fois de ma vie, je trouvais en défaut le jugement si sain et si impartial de mon brave compagnon.
En face des déplorables conséquences d'une faute si involontairement commise, je jurai de ne plus obéir qu'à la propre impulsion de mes sentiments, et ce serment, je l'ai si bien tenu, que les bonnes ou mauvaises fortunes qui ont depuis accompagné mes actions ainsi que mes entreprises n'ont eu à remercier de leur succès que moi-même, et à se plaindre de leur défaite qu'à moi-même.
Je ne puis me souvenir d'aucun événement digne d'être mentionné avant notre départ de l'île de France, ni pendant notre voyage. Nous fûmes poursuivis plus d'une fois, mais je ne connaissais pas de vaisseaux capables de lutter de vitesse avec le schooner, et les incidents de notre trajet ne m'en firent pas connaître. Dans la mer de la Manche, des croiseurs anglais nous entourèrent; mais nous eûmes l'adresse d'éviter les attaques des uns et de fuir les approches des autres.
Après un voyage d'une extrême rapidité, nous jetâmes l'ancre dans le port de Saint-Malo, en France, port constamment rempli, à cette époque, de bâtiments, d'armateurs et de vaisseaux de guerre.
Dès que nous fûmes en rade, de Ruyter partit pour Paris afin de délivrer ses dépêches au gouvernement,et je restai seul avec mes hommes à bord du schooner.
Nous avions en arrimage une forte cargaison de thé de première qualité, des épices, et, par un hasard dont je ne me rendis pas compte, plusieurs tonneaux de sucre blanc cristallisé. Le motif qui me fait insister sur la possession de ce dernier article est l'extrême élévation de son prix à l'époque de mon arrivée en France. Cette élévation de prix était si extraordinaire, que la vente de ces quelques tonneaux paya amplement tous les frais de notre voyage. Les divers produits des îles occidentales nous firent également réaliser d'énormes bénéfices, et je compris, en voyant scintiller dans mes mains, en échange de mes denrées, une grande quantité d'or, que le commerce, bien mieux que la guerre, est la source où le travail puise réellement les richesses. Mais cette réflexion n'excitait en moi aucune cupidité, aucun désir: sans mépriser la fortune, je ne l'enviais pas, et je ne me sentais aucune envie de travailler pour la conquérir. Depuis mon retour en Angleterre, mes idées générales ont pris sur bien des choses une autre forme, un autre aspect, mais elles n'ont point encore admis cet amour de possession, de luxe et de dépenses qui occupe, ou, pour mieux dire, qui absorbe si complétement le cœur de la plupart des hommes.
La nécessité et la possibilité de secourir les malheureux, je ne vois rien au delà.
Les occupations continuelles du bord, les privations qui accompagnent toujours un voyage fait dans unvaisseau encombré d'hommes et de marchandises, la nécessité de surveiller l'ordre intérieur et la marche du schooner, en occupant mon esprit, avaient forcé mes muscles lassés à reprendre leur vigueur première. Néanmoins j'étais toujours moralement abattu, et mon corps était si maigre, que la peau semblait prête à chaque instant à livrer passage à mes os. Ma figure hagarde et soucieuse eût révélé à l'observateur le moins perspicace combien j'avais dû souffrir. En effet, il était presque extraordinaire que la douleur eût si violemment meurtri la nature vigoureuse d'un homme à peine âgé de vingt et un ans, d'un homme qui avait à peine atteint ce nombre d'années qui le dégage de toute entrave, qui le fait libre. Libre! quelle dérision! c'est-à-dire maître d'errer comme Caïn, et de péniblement gagner, loin des siens, à la sueur de son front, quelque immonde nourriture!
Je passai à Saint-Malo, tantôt errant dans la ville, tantôt surveillant le schooner, huit longs jours d'attente. Enfin, de Ruyter arriva de Paris.
—Les heures m'ont paru des siècles, lui dis-je en essayant de sourire.
—Pauvre garçon! me répondit de Ruyter, vous êtes toujours pâle, toujours triste; je donnerais bien des choses pour vous voir gai...
—Gai! de Ruyter, m'écriai-je.
—Sinon bien portant, reprit vivement de Ruyter.
—La santé reviendra... Qu'avez-vous fait à Paris?
—J'ai eu avec l'empereur Napoléon de très-longues conférences; mais Sa Majesté me paraît si absorbée par ses projets de la conquête de l'Europe, qu'elle s'intéresse peu pour le moment à ce qui se passe dans les autres parties du monde.
«—J'aurais la possibilité, avait dit l'empereur, d'accaparer le commerce des Indes occidentales comme l'ont fait les Anglais, que je reculerais devant cet accaparement, tant je suis convaincu qu'il enrichirait de simples particuliers, en finissant tôt ou tard par ruiner la nation, et les Anglais apprécieront un jour la justesse de cette remarque, s'ils continuent à agir comme ils agissent dans ce moment.
»—Votre pensée est la mienne, sire, répondit de Ruyter; mais, comme le fondement de la puissance politique de l'Angleterre est dans son commerce, ce commerce même devient pour nous le point vulnérable de notre attaque. L'Angleterre possède l'île de France, qui a deux bons ports, celui de Saint-Louis, celui de Bourbon...
»—Comment! s'écria l'empereur, croyez-vous que la richesse et le sang de la France soient d'assez peu de valeur pour être sacrifiés au maintien des îles dans l'océan Indien; îles qui ne sont que de vaines pyramides faites pour célébrer la mémoire d'une dynastie maudite, dont le nom devrait être rayé des pages de l'histoire?
»—Mais le nom? dit de Ruyter avec l'intrépide franchise qui caractérisait l'illustre marin.
»—Le nom! interrompit vivement l'empereur: les chétifs rochers ainsi désignés sont pour moi de trop peu de valeur; que les Anglais les gardent! ils y tiennent pour la légitimité de leurs appellations. Parlez-moi maintenant de l'état actuel de l'Inde. Peut-on y fairequelque chose? Donnez-moi votre opinion sur ce grave sujet. Nous avons entendu parler de vous, de Ruyter; votre nom est un nom célèbre, grand, et qui mérite la réputation qu'on lui a faite, l'estime dont je l'honore! Je veux être votre pionnier, je veux vous donner le moyen de vous élever encore: je veux aider à l'accroissement de votre fortune de gloire, de vaillance et de grandeur. Votre pays, la Hollande, nation vraiment commerciale, peut devenir rapidement grande; mais sa splendeur ne sera jamais que passagère. Pour durer toujours, il faut qu'une nation soit bâtie sur les fondements de son propre sol. Nous n'avons nulle difficulté pour trouver des chefs à mes soldats. Regardez ces hommes, de Ruyter (et l'empereur désigna au commodore un régiment de ses gardes formé en ligne en dehors des Tuileries): il n'y a pas un homme parmi eux qui ne puisse être un général habile, et bien certainement plusieurs porteront les épaulettes d'officier. Mais si je possède de bons soldats, j'ai vainement cherché des de Witt, des de Ruyter, des Van Tromp. Si je tenais sous mes ordres de pareils hommes, j'anéantirais demain les remparts de bois qui entourent l'Angleterre, remparts vantés, qui, pareils aux murs de la Chine, ne sont formidables qu'en raison de l'impuissance des nations voisines. Les Français ont tous le tempérament bilieux: sur terre ils sont de bronze, sur l'Océan ils ont le mal de mer. J'aurais été marin si mon foie l'avait permis. Je ne suis jamais entré dans un bateau sans que son balancement naturel me rendît aussi impuissantqu'une femme. Nos amiraux sont encore moins aguerris. Je me souviens qu'étant un jour à Boulogne, deux commandants me dirent que la vue seule des vaisseaux se balançant dans le port leur donnait mal au cœur. Un Anglais restera un an sur mer, et se fatiguera d'un séjour d'une semaine sur terre. Les Anglais sont nés marins, nous sommes nés pour être soldats, pour fuir et détester l'eau.
«Maintenant dites-moi un mot sur les natifs, sur les princes de l'Inde; parlez-moi de la population, du caractère particulier de ces peuples, et surtout de leur courage et de leur habileté.»
Quand de Ruyter eut répondu aux questions de l'empereur, Napoléon resta un instant pensif, puis il ajouta:
«Il est bizarre que les Turcs et les Chinois soient les seuls peuples qui aient atteint le résultat naturel d'une conquête, c'est-à-dire une véritable augmentation de force nationale. Si l'intolérance et la bigoterie leur ont prêté de puissants secours, les Anglais auraient dû égaler en succès les Chinois et les Turcs, car ils sont encore plus intolérants et plus bigots.»
Napoléon accorda plusieurs audiences à de Ruyter, car il aimait à causer sans réserve avec cet homme au cœur fort, à l'esprit fin, au dévouement sans bornes.
—Mais, politique à part, me dit de Ruyter, il faut songer maintenant à prendre un parti. Voulez-vous agir sagement? Voulez-vous rentrer dans votre pays natal?Je crois nécessaire que vous vous informiez des changements qui ont pu survenir dans votre famille. Elle est nombreuse, elle est riche; vous y trouverez peut-être quelqu'un digne de votre affection. Vous avez tort, mon cher garçon, bien tort, croyez-moi, de vouloir rompre toute relation avec les personnes qui vous sont attachées, sinon par le cœur, du moins par les liens du sang. Votre santé demande des soins, des soins journaliers, constants et dirigés par le cœur. Cherchez une fem...
—De Ruyter!... m'écriai-je.
—Un voyage en Amérique pendant la dure saison d'hiver serait infailliblement votre perte, répondit de Ruyter, sans relever l'interruption violente du jeune homme; essayez de passer quelques mois à Londres, cherchez des distractions. Aux premiers jours du printemps je reviendrai, et, si le cœur vous en dit, nous partirons ensemble pour l'Amérique.
J'eus beaucoup de peine à trouver raisonnables les conseils de de Ruyter, et ce ne fut qu'après une longue résistance que je parvins à les trouver justes et à me décider à les suivre.
Le moment de notre séparation était proche: le schooner était prêt à lever l'ancre, et les Américains de de Ruyter avaient grand désir de quitter les côtes de France. Le départ de mon ami était fixé pour le lendemain; quant au mien, je ne me sentais pas le courage de lui assigner une époque fixe.
Quelques heures avant le départ, un courrier deParis vint apporter à de Ruyter une dépêche signée de l'empereur. Napoléon appelait auprès de lui le brave marin. De Ruyter partit, et revint m'annoncer deux jours après qu'une mission importante l'envoyait en Italie.
Il fut décidé que le schooner rentrerait en Amérique sous le commandement du contre-maître, auquel de Ruyter donna ses pleins pouvoirs.
Je vis partir le beau vaisseau avec un véritable serrement de cœur, et mes yeux, aveuglés par un brouillard qui ressemblait à des larmes, suivirent ses voiles ondoyantes jusque dans les brumes de l'horizon.
Au moment de me séparer de de Ruyter, de cet homme au noble cœur, au noble visage, de cet homme que j'aimais si tendrement, que j'aimais comme on aime quand les sentiments sont jeunes et forts, le peu d'énergie qui me soutenait encore m'abandonna complétement; je me sentis mourir, et mes paroles, étranglées dans ma gorge, ne montèrent à mes lèvres qu'avec un bruissement de sanglots.
De Ruyter partageait ma souffrance, car sa figure basanée devint couleur de plomb.
—Allons, du courage, mon cher Trelawnay, mon cher enfant, me dit de Ruyter en me prenant le bras avec un geste paternel; du courage et de l'espoir: dans trois mois nous nous reverrons.
Je baissai tristement la tête, j'étais anéanti par cette nouvelle douleur.
De Ruyter partit; je n'eus pas la force d'assister àce départ. Je n'avais plus ni larmes, ni battements de cœur, ni désirs, ni espérances; j'étais un cadavre animé. La nuit qui suivit notre séparation fut pour moi une nuit affreuse. J'appelai la mort de tous mes vœux, me voyant seul, sans ami, sans amour, sans patrie, sans famille.
La première mission de l'empereur envoya donc de Ruyter en Italie; il y passa deux mois, et pendant ces deux mois nous échangeâmes des lettres remplies du désir de nous revoir, de repartir ensemble, de continuer l'un avec l'autre nos périlleux et émouvants voyages.
À son retour d'Italie, de Ruyter, qui avait à peine eu le temps de m'annoncer son arrivée en France, fut envoyé par Napoléon sur les côtes de la Barbarie. Ce voyage fut fatal à mon noble de Ruyter; les journaux m'apprirent qu'en avançant vers Tunis, la corvette commandée par de Ruyter rencontra une frégate anglaise; au moment où on signalait l'approche du vaisseau ennemi, de Ruyter s'élança sur la poupe, afin de jeter ses dépêches dans la mer: la frégate fit feu, et une volée de caronades coupa la corde du drapeau et balaya tous ceux qui se trouvaient sur le pont.
Le corps de de Ruyter fut trouvé par les vainqueurs enveloppé dans les plis du noble drapeau pour lequel il avait si longtemps et si victorieusement combattu.
Je continuerai un jour l'histoire de ma vie, dont ce livre n'est qu'une période; mais je dois dire, avant de le terminer, que je suis heureux de voir le soleil de laliberté éclairer les pâles esclaves de l'Europe. L'esprit de l'indépendance voltige comme un aigle au-dessus de la terre, et l'esprit des hommes en reflète les brillantes couleurs. Les yeux et les espérances des bons et des sages sont fixés sur la France, et chaque cœur bat et sympathise avec elle. Il me semble que ceux qui vivent maintenant ont survécu à un siècle de désespoir.
FIN
—IMITÉ DE L'ANGLAIS—
À l'avénement de la maison d'Autriche au trône d'Espagne, les intrigues de cour tiraillèrent en tous sens l'autorité royale, et répandirent sur les premiers temps de ce règne leurs ténébreuses influences.
Philippe III, monarque indolent, faible et superstitieux, avait abandonné aux mains du duc de Lerme les rênes du gouvernement. Le duc, avide de plaisirs et possesseur de richesses immenses, dont il faisait un usage plus fastueux que noble, partageait avec Rodrigues Calderon le pouvoir qu'il tenait du roi. Issu d'une famille obscure, mais doué d'un caractère audacieux et d'un génie supérieur, Calderon était une créature du duc de Lerme.
La nature et la fortune l'avaient généreusement servi; mais, si grand que fût son mérite, Calderon dut moins à ses talents qu'à l'ardeur avec laquelle il poursuivait les infidèles, l'immense autorité dont il parvint à s'emparer.
À l'époque où ce récit commence, le roi, cédant aux sollicitations incessantes de l'inquisition, avait résolu de chasser d'Espagne tout le peuple maure, c'est-à-dire la partie de la population la plus riche, la plus active et la plus industrieuse du royaume.
—J'aimerais mieux, avait dit le bigot monarque,—et ces paroles avaient été saluées par les acclamations enthousiastes du clergé catholique,—j'aimerais mieux dépeupler mon royaume que d'y voir un seul hérétique.
Le duc de Lerme seconda le roi dans l'exécution de ce projet fatal, qui lui fit perdre des milliers de sujets dévoués. Il espérait, pour prix de son zèle, le chapeau de cardinal, qu'il obtint en effet, peu de temps après. De son côté, Calderon se montra animé d'une haine si vigoureuse contre les Maures, il fut si ingénieux dans les cruautés qu'il exerça contre eux, qu'il semblait plutôt guidé par une vengeance personnelle que par son dévouement aux intérêts de la religion. Son acharnement dans la répression lui attira les bonnes grâces du monarque, et cette royale faveur, il ne la dut pas seulement au duc de Lerme, mais aussi au moine fray Louis de Aliaga, célèbre jésuite, confesseur du roi.
Cependant les calamités de toute espèce occasionnées par cette barbare croisade, qui engloutit les revenus de l'État et causa la ruine d'une foule de grands d'Espagne, dont les Maures cultivaient et exploitaient avec autant d'intelligence que de probité les immenses domaines, attirèrent sur la tête de Calderon le courroux du peuple espagnol. Mais les ressources extraordinaires de Calderon, son audace et son habileté consommée dans l'art de l'intrigue, l'aidèrent à conserver et même à augmenter encore son autorité. Il s'était rendu nécessaire au monarque, qui, bien qu'à la fleur de l'âge, n'avait qu'une santé faible et précaire. D'ailleurs, Calderon avait également su se faire un ami de l'héritier présomptif du trône. Cette conduite lui était dictée par la politique même de Philippe III; en effet, celui-ci redoutait l'ambition de son fils, qui, dès l'enfance avait déployé des talents qui l'eussent rendu redoutable, s'il ne se fût plongé dans les plaisirs et la débauche. Le rusé monarque s'applaudissait d'avoir donné pour compagnon de plaisirs à son fils un homme haï du peuple, comme l'était Calderon; il pensait avec raison que, moins le prince est populaire, plus puissant est le roi.
Cependant un complot formidable se tramait à la cour pour renverser à la fois le duc de Lerme et Calderon, son confident.
Le cardinal ministre, afin de conserver et de cimenter son autorité, avait placé son fils, le duc d'Uzeda, dans un poste qui lui permettait d'approcher à chaqueinstant de la personne du roi; mais la perspective du pouvoir excita l'ambition d'Uzeda, et bientôt il n'eut plus qu'un but: celui de supplanter et d'évincer son père.
Sans Calderon, il eût aisément réussi dans son projet; mais il trouvait un obstacle presque invincible dans la vigilance et le génie de cet homme, qu'il détestait comme rival, méprisait comme parvenu, redoutait comme ennemi.
Philippe fut bientôt au courant des intrigues et des menées des deux partis, et, toujours dissimulé dans sa politique de roi et d'Espagnol, il prit plaisir à suivre les progrès de ces luttes incessantes.
Les fréquentes missions dont Calderon fut chargé, notamment à la cour de Portugal, permirent à Uzeda de s'insinuer de plus en plus dans la confiance du roi. Calderon ne se défiait pas assez de son rival, et le traitait peut-être avec trop de dédain; il ne pouvait voir en lui un successeur, car Uzeda, bien que doué d'une certaine habileté comme courtisan, eût été néanmoins incapable de remplir les fonctions de premier ministre.
Telle était la position respective des acteurs du drame que nous allons raconter, et dont la première scène va se passer dans l'antichambre de don Rodrigues Calderon, où plusieurs seigneurs attendaient, un matin, le lever du ministre.
—Ma foi! c'est à n'y plus tenir, s'écria don Félix de Castra, vieil hidalgo dont les traits anguleux, le mentonpointu et la petite taille attestaient la pureté du sang espagnol qui coulait dans ses veines.
—Voici, dit à son tour don Diego Sarmiente de Mendoza, voici plus de trois quarts d'heure que j'attends une audience d'un homme qui se serait autrefois trouvé fort honoré si je lui eusse ordonné de faire avancer mon carrosse.
—Eh! messieurs, puisque vous n'aimez pas à faire antichambre, pourquoi venir ici? Don Rodrigues se soucie fort peu de votre présence, répondit d'un ton assez brusque un jeune homme de bonne mine, dont le tempérament fougueux et irritable se trahissait par une pantomime animée. Il parcourait à pas pressés l'appartement, heurtant ça et là les groupes de courtisans qu'il rencontrait, puis il s'arrêtait brusquement, relevait sa moustache et son manteau, jouait avec le manche de sa dague, plongeait un fier regard dans la foule, et, par ses observations piquantes, faisait monter le rouge au visage des courtisans. Étranger à la cour, il s'était fait dans les camps une réputation de générosité et de valeur chevaleresque. Ce brave soldat se nommait don Martin Fonseca et était d'illustre origine; ses aïeux avaient conservé intact l'éclat de leur blason, mais c'était l'unique héritage qu'ils lui eussent transmis. Ajoutons qu'il était parent à un degré éloigné du premier ministre, le cardinal duc de Lerme.
Appelé dans son enfance à jouir un jour de l'immense fortune de son oncle maternel, Fonseca avait été introduit à la cour par le cardinal ministre, qui enavait fait un page. Mais la rude franchise du jeune Fonseca s'accommoda fort mal de l'atmosphère et de l'étiquette d'une cour hypocrite et bigote. Plus d'une fois, il offensa gravement le premier ministre, et celui-ci, malgré toute sa puissance, comprit que son parent ne ferait jamais son chemin à Madrid; aussi chercha-t-il quelque prétexte honnête pour l'éloigner du palais. À cette époque, l'oncle de Fonseca se remaria, et bientôt sa jeune femme lui donna un héritier.
Le duc de Lerme ne crut pas devoir ménager plus longtemps don Martin; il lui ordonna d'aller rejoindre à la frontière une division de l'armée espagnole.
Le jeune homme ne tarda pas à s'y distinguer par son courage; mais la franchise de son caractère nuisit à son avancement. Il passa plusieurs années sous les drapeaux et vit des officiers qui n'avaient ni son mérite ni sa naissance arriver aux premiers grades, tandis qu'il restait dans les rangs subalternes.
Depuis quelques mois il était revenu à Madrid pour faire valoir ses droits auprès du gouvernement; mais, au lieu d'obtenir l'avancement qu'il désirait, ses efforts imprudents et mal dirigés n'avaient abouti qu'à le brouiller davantage avec le cardinal ministre, qui lui avait intimé de nouveau l'ordre de retourner tout de suite à son régiment.
À l'époque où commence cette histoire, nous trouvons encore Fonseca à Madrid; mais, cette fois, ce n'était pas pour demander de l'avancement et prêcher dans le désert.
Dans tout autre pays que l'Espagne, don Martin Fonseca eût parcouru une carrière brillante; mais Philippe III régnait alors, et Fonseca n'était pas un courtisan; aussi, était-ce un grand sujet d'étonnement pour les personnages avec lesquels il était mêlé, de le voir faire antichambre chez don Rodrigues de Calderon, comte d'Oliva, marquis de Siete-Iglesias, secrétaire du roi, compagnon de plaisirs et favori de l'infant d'Espagne.
—Vraiment, messieurs, répéta don Martin, j'admire la patience qui vous fait attendre si longtemps une audience de Calderon.
—Jeune homme, répondit avec gravité don Félix de Castra, des hommes de notre rang se doivent aux intérêts de l'État, quel que soit le caractère des ministres du roi.
—C'est-à-dire que vous allez ramper à genoux pour obtenir des pensions et des places... Pour vous, traiter des intérêts de l'État, c'est avoir la main dans ses coffres...
—Monsieur! s'écria avec colère don Félix, en portant la main à la garde de son épée.
Le jeune officier sourit dédaigneusement.
En ce moment, un huissier ouvrit avec fracas la porte des petits appartements, et les courtisans s'empressèrent d'aller présenter leurs hommages à don Rodrigues.
Ce célèbre personnage, grâce à l'appui du duc de Lerme, était devenu secrétaire du roi, et, en réalité, ilprésidait aux destinées de l'Espagne. Il était, nous l'avons dit, d'une naissance fort obscure. Longtemps il avait cherché à la cacher; mais quand il vit que la curiosité publique se livrait à de sérieuses investigations, de nécessité il fit vertu et déclara ouvertement qu'il devait le jour à un pauvre soldat de Valladolid. Il fit même venir son père à Madrid et le logea dans son propre palais.
Cette adroite conduite arrêta les propos malveillants qui pleuvaient sur lui; mais quand le vieux soldat eut cessé d'exister, le bruit courut qu'à son lit de mort il avait confessé qu'aucun lien de parenté n'existait entre lui et Calderon, qu'il s'était prêté à cette imposture pour se procurer dans sa vieillesse une existence paisible, qu'il ne s'expliquait pas pourquoi Calderon l'avait forcé d'accepter les honneurs d'une parenté mensongère.