CHAPITRE VIII.

—Et à quel titre, demanda le maire, habitez-vous le château de Baroy? Vous avez dit au garde que vous êtes mendiante.

—C’est vrai, répondit Louise. Les jardiniers de Baroy me logent la nuit, et je mendie le jour.

—Et votre fille, où est-elle? habite-t-elle le château comme vous?

—Non, monsieur...... ma fille est à.... Floyon.

—Chez qui?

—Chez un de ses parens.

—Le nom de ce parent?

—...Drouart.

—Je prendrai des informations là-dessus.

—M. le maire, fit observer le garde, vous savez qu’elle m’a dit à moi qu’elle n’est pas de ce pays-ci, et voilà maintenant qu’elle est de Floyon!

—J’enverrai à Floyon et au château de Baroy, répondit le maire; et si elle nous a fait des mensonges, nous l’expédierons pour Avesnes dimanche, jour où viennent les gendarmes. Elle tâchera de s’entendre avec les tribunaux.

Le maire et le garde-champêtre sortaient; Louise les poursuivit de ses pleurs et de ses prières.

—Laissez-moi m’en aller! s’écriait-elle; je ne vous ai pas menti. Donnez-moi quelqu’un pour me conduire jusqu’au château de Baroy, vous verrez que je ne suis pas une voleuse!

—A propos, dit le garde, M. le maire, est-ce que nous ne la fouillons pas?

—Je le veux bien, répliqua Louise, fouillez-moi; mais du moins, si vous reconnaissez que je ne suis pas une malhonnête femme, si vous ne trouvez rien sur moi que les misérables sous que j’ai quêtés sur ma route, rendez-moi la liberté, rendez-moi la vie; laissez-moi aller embrasser mon enfant!

Ce fut le garde-champêtre qui fit les recherches. Dans une des poches de Louise, il trouva le menu produit de sa quête du jour; dans l’autre, quelques débris de pain.

—Je crois bien, dit-il, que si elle a volé quelque chose, elle ne l’a pas mis dans sa poche.

En disant cela, il porta vivement la main sur le haut de la robe de Louise.

Celle-ci recula indignée: Monsieur!... s’écria-t-elle...

—Qu’est-ce que vous faites donc? demanda le maire au garde.

—Je sais ce que je fais, reprit-il en introduisant les doigts avec force sous le corset de Louise.

Louise se débattait, demandait grâce... Le garde triomphant tira du sein de Louise un petit mouchoir brodé en dentelles: à un des coins il portait pour marque les lettres J. C.

La pauvre femme, qui se voyait ravir ce trésor, ce petit mouchoir que sa fille tenait à la main, pendant la danse, le jour de la ducasse d’Étrœung, ne se sentait pas le courage de le réclamer comme étant àson enfant. Elle le lui avait dérobé, le lundi matin, en route, dans la voiture, et elle avait appliqué sur ses lèvres, serré sur son cœur, ce précieux tissu encore tout mouillé de la sueur qui coulait du visage de sa chère Julie. Depuis lors elle l’avait gardé comme une relique. Maintenant qu’on le lui reprenait, pouvait-elle dire: Je ne l’ai pas volé, il est à moi, car il est à ma fille! Quelle apparence, d’ailleurs, qu’un mouchoir brodé appartînt à la fille d’une misérable mendiante? On ne le croirait pas, et si on le croyait, n’était-ce pas publier un secret dont la révélation inopportune pouvait ruiner toutes ses espérances, tout son bonheur!

Seulement elle se traînait aux piedsdumayeuret de son garde, en leur criant à mains jointes:

—Je ne suis pas coupable, messieurs, je suis une pauvre mère; rendez-moi la liberté!

Mais quelles que fussent ses supplications, Louise, vagabonde, mendiante et soupçonnée de vol, devait être remise, le dimanche suivant, entre les mains des gendarmes d’Avesnes.

L’absence prolongée de Louise a laissé fort inquiets les habitans de Baroy. Voilà deux jours que l’innocenten’est rentrée au château, et tout le monde, depuis Julie jusqu’au vieux père de Célestin, s’étonne et s’alarme de ne pas la voir paraître. On la fait chercher dans les environs: personnene peut dire ce qu’elle est devenue. Quelques moissonneurs racontent seulement qu’elle est passée dans la journée du mercredi, tout à côté d’eux; mais nul ne sait si elle a passé la frontière ou si elle est restée en France. Louise est connue à deux ou trois lieues à la ronde, et cependant, quelque villageois qu’on interroge, aux alentours, chacun déclare ne l’avoir pas rencontrée.

Deux motifs expliquent l’inquiétude et les recherches auxquelles se livrent Célestin et sa famille: leur amitié pour Louise; l’extraordinaire de sa disparition. Du moment où Louise a trouvé asile et protection au château, elle est constamment rentrée avant la nuit. Nous avons mêmevu que, dans ses excursions quotidiennes, elle revenait, une et deux fois par jour, se reposer à Baroy.

Le jeudi soir, second jour de l’absence de Louise, un monsieur, qui paraît pressé, frappe rudement à la principale porte du château: c’est M. le maire d’Étrœung. Célestin court à la hâte, et Julie aussi, et aussi Léocadie, tous espérant que M. le maire, leur ami, vient leur donner des nouvelles del’innocente; mais M. le maire ignore l’accident qui les afflige; il n’a pas entendu parler de Louise, et s’il leur rend visite, c’est parce qu’il s’en va ce jour-là même à Paris, et qu’il ne veut pas se mettre en route avant de s’informer de leur santé, de la santé surtout de mademoiselle Julie,avant de savoir, en un mot, s’ils n’ont pas quelques lettres, quelque commission à lui donner pour M. Gustave Charrière.

Cette grande nouvelle leur fait un moment oublier Louise. M. le maire se rend à Paris! M. le maire va voir leseigneur! C’est un événement pour eux tous. Célestin est confondu d’admiration: devant lui est un homme qui, dans vingt-quatre heures, se promènera dans la grande ville qu’habite le propriétaire de Baroy, ce riche possesseur d’un château en province, d’un hôtel et d’une voiture à Paris! Célestin peut à peine croire ce qu’il entend. Enfin, comme tout cela n’est point un rêve, et que M. le maire s’en va bien tout droit à Paris, il lui recommandede présenter ses hommages à sonseigneuret de rapporter une robe pour Léocadie. La bonne nourrice, elle, se contente de dire au maire d’Étrœung:

—Vous prierez notreseigneurde me laisser le plus long-temps possible ma chère petite fille; vous lui direz qu’elle se porte bien, qu’elle est heureuse avec nous, et que, s’il vient au château à la fin de l’autre semaine, comme on l’assure, il trouvera que j’ai eu bien soin de notre Julie.

—Et moi, bien soin du jardin et de la maison, et des plantations, et des terres, et de tout, dit Célestin; je me flatte que notreseigneursera content.

—Et vous, mademoiselle, dit le maire à Julie, ne me chargez-vous d’aucune commission pour votre papa?

—Si fait, monsieur: vous lui direz que je l’attends pour me remmener à Paris, et vous lui direz aussi que maintenant je sais écrire.

Elle appuya sur ces derniers mots avec un petit air de triomphe.

—Vous savez écrire, mademoiselle; mais c’est charmant cela!

—C’estl’innocentequi lui a montré l’écriture, reprit Célestin. La pauvre femme s’est donné un mal avec cet enfant!.. Mais, Léocadie, ajouta-t-il en regardant sa femme avec tristesse, comprends-tu que cette malheureuse Louise ne reviennepas? Il lui sera arrivé une mauvaise aventure.

—Je ne sais pourquoi j’ai idée que nous la reverrons ce soir, répliqua Léocadie; elle s’est peut-être perdue en route, mais elle aura fini par retrouver son chemin.

—Dieu t’entende! dit Célestin. S’il lui était survenu quelque malheur, je ne m’en consolerais pas.

—Oui, oui, s’écria le maire, votreinnocentereviendra ce soir ou demain, rassurez-vous; et en attendant souhaitez-moi un bon voyage, car il faut que je parte.

Il était contre tout usage que le maire d’Étrœung quittât ses amis sans avoir mangé et bu très-amplementavec eux. On s’attabla donc; mais, comme il faut que tout finisse, même les repas d’adieu, le maire se leva, pour prendre congé de ses hôtes. Cependant Julie n’était pas là; ils s’en aperçurent pour la première fois, bien qu’elle les eût quittés depuis une longue demi-heure. Célestin se mit à sa recherche, car M. le maire ne voulait pas, disait-il, s’en aller avant d’avoir présenté ses respects à mademoiselle Charrière. On trouva Julie griffonnant au milieu d’un tas de lettres commencées, inachevées, et recommencées pour rester inachevées encore.

Toutefois elle en terminait une dont elle était satisfaite, à ce qu’il parut. Elle la porta toute joyeuse à M. le maire, qui se permit d’y jeter uncoup d’œil. Cette lettre contenait en quelques mots:

«Je t’attends pour que tu me remmènes au spectacle. Ma bonne Louise est perdue; si tu la vois à Paris, dis-lui de revenir avec toi, nous partirons tous ensemble. Adieu, je t’embrasse.»

L’écriture de Julie était presque indéchiffrable, ce qui n’empêcha pas l’officier municipal de lui donner les plus grands éloges. La petite fille était radieuse. Célestin dit:

—C’est pourtant cetteinnocentequi lui a montré à tenir une plume! Quel malheur qu’elle ne soit plus au château; bien sûr que leseigneurl’aurait richement récompensée!

Le maire, attiré à Paris par un procès considérable que soutenait sa commune contre l’état, était en humeur de raconter longuement les tenans et les aboutissans de la chose en litige, lorsqu’à la fin, s’apercevant que ni lui ni ses auditeurs ne comprenaient un mot à son affaire, et s’apercevant aussi que les heures marchaient vite, il renouvela ses adieux, serra dans son portefeuille la lettre de mademoiselle Julie, embrassa tout le monde et partit.

Vers la fin du quatrième jour passé depuis que Louise était absente de Baroy, Célestin et sa femme, qui n’espéraient plus en recevoir de nouvelles, assis sur un banc de la cour, causaient de l’innocenteet déploraientsa mort, car ils ne supposaient pas qu’elle pût exister. Julie, debout près d’eux, les écoutait avec tristesse. Le départ de Louise avait laissé un grand vide dans ses amusemens, dans ses travaux même de tous les jours. L’idée que l’innocenteétait morte, et que par conséquent elle ne la verrait plus, lui donnait de l’impatience et du chagrin. Louise s’occupait d’elle avec tant de bonté, elle l’embrassait avec tant d’amour, elle était si attentive à lui plaire en toutes choses! Ce n’est pas que souvent Louise ne se fût montrée sévère à sa fille; mais ses remontrances étaient faites si à propos, adoucies par une si profonde tendresse, que Julie, tout en se fâchant contre l’innocente, ne pouvait s’empêcher un momentaprès de l’appeler encoresa bonne Louise.

Tous trois, Célestin, sa femme et Julie, pensaient donc à l’innocente, dans la soirée du samedi, tous trois la regrettant plus ou moins fort, suivant son cœur et la nature de ses sympathies.

Un jeune paysan, vêtu d’un sarrau de toile bleue, collet et jabot festonnés, entra précipitamment à Baroy.

Aux premières paroles qu’il dit, Célestin s’écria:

—Louise! Elle est en prison!.... C’est elle qui vous envoie! Ah, monDieu! Parlez, qu’est-ce qu’il faut faire?.....

Léocadie et Julie ne montraient pas moins de curiosité et d’inquiétude.

Le jeune paysan les surprit et les affligea beaucoup en leur annonçant que leur amie était accusée de vol.

Célestin n’en voulut rien croire.

—On vous a trompé, ou elle s’est faussement accusée elle-même, dit le brave homme. Nous la connaissons mieux que personne. Je réponds d’elle comme de moi. Partons tout de suite. Je m’en vais la réclamer, et je serai bien malheureux si on ne me la rend pas.

Célestin attela son cheval à la carriole. Léocadie n’osa faire observer à son mari qu’à cinq heures du soir, il était bien tard pour se mettre en route. Julie demandait à être du voyage, mais Léocadie s’y opposa, et Célestin, en compagnie du jeune paysan, lança son cheval au grand trot, malgré les remontrances craintives de sa femme et les profondes ornières d’un étroit chemin qui se prolongeait, de cahot en cahot, l’espace de quatre fortes lieues, jusqu’au but de leur course.

Cependant le jeune paysan racontait en détail l’histoire de l’arrestation de Louise. Lui-même, disait-il, était fils du garde-champêtre; les paysans du village, attendris par les lamentationsde la prisonnière, irrités contre son père, l’avaient en quelque sorte forcé, lui fils du garde, à venir à Baroy, afin d’y prendre des informations sur Louise et de la faire relâcher au cas où elle ne serait pas coupable.

Tout extraordinaire, tout invraisemblable que ce fait peut paraître, il n’avait rien que de très-réel. Les habitans du village détestaient le garde, par qui souvent ils étaient saisis et mis à l’amende, pour dégâts commis dans la forêt. En outre, les clameurs de Louise les avaient émus, et ils s’emportaient chaque jour en reproches contre le premier auteur de l’arrestation de cette femme, soit qu’ils crussent à l’innocence de la prisonnière, ou soit qu’ils ne vissent encette aventure qu’un prétexte pour tourmenter et accabler leur ennemi. A la fin, le garde, qui du reste était bien aise de mettre sa conscience en repos, avait résolu d’envoyer son fils à Baroy.

Il est à croire qu’en toute autre saison, les travaux de la campagne occupant moins de bras, il se fût détaché du village quelque alerte et bon paysan, qui, de lui-même, sur les seuls cris de la prisonnière, fût venu réclamer pour Louise l’aide et le témoignage des gens du château; mais cette fois, les soins de la moisson furent cause qu’aucune personne étrangère à la famille du garde ne voulut dépenser bénévolement toute une journée à courir chercher au loin desprotecteurs pour une inconnue, peut-être même pour une voleuse. Les villageois se contentaient donc de menacer, d’injurier le malencontreux garde champêtre. Nous voyons maintenant le résultat de ces injures et de ces menaces.

Mais laissons Célestin et son compagnon presser les pas pénibles du cheval qui traîne la petite carriole, et les devançant d’une heure, recherchons ce que fait Louise.

Elle ignore que le fils du garde est allé parler d’elle à ses bons amis de Baroy; elle a beau demander protection et secours, elle n’attend plus ni l’un ni l’autre. Seule, sur un lit de paille, un morceau de pain noir à sescôtés, privée de sommeil, loin de sa fille, accusée de vol, elle pense avec terreur que le lendemain c’est dimanche, que les gendarmes viendront, qu’ils l’emmèneront à la ville, qu’avant d’être entendue des juges, qu’avant d’obtenir justice, on la gardera prisonnière, un mois, six semaines peut-être; que dans cet intervalle, Gustave peut arriver, découvrir qui elle est, reprendre sa fille, s’enfuir, la laisser seule mourir dans les cachots..... La douleur, la privation de sommeil, l’effroi lui enflamment le cerveau, elle crie à travers la porte de sa prison qu’elle veut faire des révélations importantes et qu’on se hâte d’en prévenir M. le maire.

Rarement, le soir surtout, Louisemanquait-elle de curieux (des enfans et des femmes), qui épiaient ses cris au dehors. Elle n’eut pas plus tôt fait entendre le nom du maire, que, avides de connaître ce qu’elle pouvait avoir à lui dire, deux ou trois petits garçons coururent au plus vite chez l’officier municipal.

Celui-ci arriva fort étonné et fort satisfait du rôle important que ses fonctions demayeurl’appelaient à jouer dans cette affaire. Il jeta sur Louise un regard terrible. Après quoi, l’examinant de près à la lueur de sa lanterne, il la vit si chétive et si malade, que la pitié lui fit oublier sa qualité de magistrat, et il redevint ce que la nature l’avait fait, un simple et honnête cultivateur flamand.

—Eh bien! dit-il à Louise, d’une voix encourageante, vous m’avez demandé, me voilà. Parlez sans crainte: je vous écoute. Êtes-vous une voleuse?

Louise se tenait immobile, effrayée des paroles qu’elle allait dire. Le digne maire lui répéta le plus doucement qu’il put:

—Parlez, vous n’avez rien à craindre. Où avez-vous volé ce mouchoir? A qui appartient-il?

—A ma fille, monsieur, à ma fille! s’écria-t-elle. Je ne suis pas coupable. Faites-moi sortir d’ici. Oh! monsieur, si vous êtes père, si vous avez des enfans, ayez pitié de moi, je vais vous instruire de tout, monsieur, maispromettez-moi de n’en parler à personne, et de me renvoyer à Baroy avant que les gendarmes ne viennent.

Le maire promit tout ce que Louise voulut. Alors elle commença d’une voix basse, étouffée de sanglots, le récit cent fois interrompu de ses malheurs. Le maire stupéfait écoutait bouche béante cette histoire, à laquelle cependant il n’ajouta que peu de foi.

—Vous assurez, dit-il, que la fille de M. Charrière est à vous. Je veux bien vous croire; mais pour cela faire, il est juste que leseigneurde Baroy lui-même confirme votre déposition. Je lui écrirai donc demain pour savoir si vous ne mentez pas.

Louise, emportée par la douleur, reprocha au maire de manquer à sa parole; elle lui rappela la promesse faite de ne révéler son secret à personne; elle lui dit qu’écrire à Gustave, c’était la perdre sans ressource, et qu’il valait autant pour elle mourir tout de suite dans sa prison. Le maire prétexta les devoirs de sa charge, la nécessité de découvrir si Louise disait vrai, les reproches qu’il encourrait, en rendant libre, sans preuve d’innocence, une vagabonde soupçonnée de vol. Puis, voyant Louise se frapper le sein, et l’entendant pousser des cris de désespoir, il gagna précipitamment la porte dans la crainte d’être lui-même victime de cette furieuse (ce fut le nom qu’il lui donna). Je la remettrai demain matin aux gendarmesd’Avesnes, pensa-t-il; je communiquerai sa déposition à M. le procureur du roi, et on reconnaîtra, j’en suis sûr, qu’elle m’a fait un mensonge pour m’attendrir et s’évader.

Le maire franchissait la porte, lorsqu’il se sentit violemment saisir au corps: il se retourna: c’était Louise, non furieuse, mais suppliante, mais à genoux, mais pleurant, qui conjurait le maire de lui permettre de retourner à Baroy, près de sa fille.

Aux pleurs, aux supplications de Louise, des cris répondirent non loin de là: on entendit accourir plusieurs hommes. L’officier municipal prêtait encore l’oreille à ce bruit inaccoutumé,et Louise, repoussée par le maire, avait à peine quitté son humble posture, que déjà Célestin et le fils du garde avaient paru. En apercevant le jardinier du château, Louise leva les mains au ciel et dit: Je suis sauvée!

Il fallut d’abord expliquer au maire comment le fils du garde, à l’insu et pourtant à l’excitation de tout le village, était parti pour le château de Baroy. Le maire s’étonnait, et Louise, tout entière à Célestin, embrassait ce dernier avec amour, et elle lui disait:

—Mon ami, mon bon ami, arrachez-moi de cette prison! Vous voyez comme je suis pâle! Ils m’ont bienfait souffrir... Emmenez-moi tout de suite avec vous!..... Mais, ma fille, comment se porte ma fille?...

—Ah! ah! dit le maire, est-ce que vraiment la fille de votreseigneur, mademoiselle Charrière, est la fille de cette femme?

—Non pas, répondit le jardinier.

—Mais, continua le maire, tout à l’heure elle m’a conté.....

—Je suis perdue! Il va tout lui dire, murmura Louise avec terreur.

—Elle m’a conté, reprit le maire, que votreseigneurdevait l’épouser, il y a six ans, à Paris; qu’elle est devenue enceinte, qu’elle est accouchée, qu’on a fait disparaître son enfant, celui-là même qui est à présent au château...

—Ayez pitié de moi, mon Dieu! s’écria Louise. Ils vont me reprendre ma fille!

—Qu’on a fait passer sa fille pour morte....

—Ayez pitié de moi, mon Dieu! répéta Louise... Il me tue, moi et mon enfant!

—..... Que cette fille, elle l’a retrouvée un soir dans une promenade publique...

Louise, dans le coin le plus sombre de sa prison, sanglotait, prononçait de lentes paroles, inintelligibles à tous, mais empreintes d’une tristesse funèbre....

Le maire poursuivait avec calmele récit de l’histoire imparfaite qu’il avait recueillie de la bouche de Louise, quand un énorme éclat de rire vint lui couper brusquement la parole. Il leva sa lanterne jusqu’à hauteur de visage, et aperçut, éclatant encore sur la face de Célestin le plus grand rire qui se puisse voir et entendre. Depuis quelques minutes, l’honnête jardinier se tenait à quatre pour ne pas partir d’un accès de joie immodéré, en présence de l’officier municipal; mais à la fin, le rire qui l’étouffait n’avait pu être contenu par son respect pour M.le mayeur.

—Qu’avez-vous donc? demanda le maire avec un léger accent d’humeur; ce que je dis n’a rien de plaisant, je crois.

—J’ai, répondit Célestin, d’un air un peu plus sérieux, j’ai que je trouve drôle l’histoire que vous m’avez faite. Où l’avez-vous prise?

—C’est Louise Drouart elle-même, l’ancienne maîtresse de votreseigneur...

—Qui ça, l’innocente?

—De quelleinnocenteparlez-vous?

—Eh bien! de la folle, quoi donc, de Louise, celle-là que vous tenez en prison! Elle vous a conté qu’elle a été la maîtresse duseigneur, et que notre demoiselle est sa fille!... et vous avez cru cela, vous, un maire!

—Mais, tout à l’heure elle-mêmene vous a-t-elle pas demandé des nouvelles de sa fille?

—C’est un nom qu’elle lui donne par amitié, la pauvre femme! Comment n’avez-vous pas vu tout de suite que c’est uneinnocente?... Venez ici, Louise.

Puis, s’adressant au maire:

—Vous allez voir qu’elle estinnocente.

Louise, qui les écoutait, se précipita aux genoux du maire:

—Ne me faites pas de mal, monsieur, je suis une malheureuse folle! Célestin le sait: j’ai perdu la raison.

—Vous entendez bien qu’elle enconvient elle-même, dit Célestin. Quand je vous assure qu’elle n’a pas sa tête.

—Oui, monsieur, oui, je suis folle, continua Louise; il y a bien long-temps déjà... Une fille que j’ai perdue... Oubliez tout ce que je vous ai dit: ma raison m’a abandonnée... Ayez compassion de moi et de mon enfant... Je suis une pauvre mère... Oui, monsieur, je vous le certifie, Célestin vous le dira, tout le monde le sait: je suis folle! Je vous ai menti... monsieur, je suis folle!

—Innocente! innocente!répéta le jardinier en la regardant avec douleur.

—Mais, demanda le maire, cemouchoir brodé qu’on a trouvé sur elle?...

—Rendez-le moi, il est à ma fille! s’écria Louise, oubliant que ce mot pouvait la trahir une seconde fois.

Puis, se reprenant:

—Excusez-moi, monsieur, je n’ai pas de fille, je n’ai jamais connu M. Charrière, il n’a pas dû m’épouser.... C’est ma pauvre tête qui est malade... N’est-ce pas, Célestin, que je suis folle? C’est bien aisé à voir... Comment voulez-vous que je ne sois pas folle, puisque j’ai perdu mon enfant?

Mais toute disculpation nouvelledevenait inutile. M. le maire partageait déjà l’opinion de Célestin en ce qui touchait la folie apparente de Louise, et l’honnête jardinier avait complétement dissipé les doutes de l’officier municipal, quant au vol. Cetteinnocente, lui avait-il dit, a pris ce chiffon parce qu’il est à notre Julie, qu’elle aime beaucoup; mais elle le lui aurait rendu, car, depuis plusieurs mois qu’elle habite le château, elle n’a rien volé: tout au contraire, il n’y a pas de jour où elle n’apporte de petits cadeaux à notre demoiselle. Et puis, encore un coup, vous voyez bien que c’est uneinnocente.

Réclamée par Célestin et disculpée par sa prétendue démence, Louise fut mise à l’instant même en liberté.

Malgré la nuit, qui était fort avancée, Louise voulut partir tout de suite pour le château. Célestin s’y opposa: sa carriole avait versé une fois en venant, et d’ailleurs, le cheval, lui et l’innocenteavaient besoin de repos. Ils passèrent la nuit chez M. le maire lui-même, qui leur fit grande fête, et le lendemain, dimanche, sur les six heures du matin, ils reprirent la route du château de Baroy.

Tout le long du chemin, Célestin rencontra des campagnards endimanchés, qui s’en allaient les uns à la ville, les autres à la ducasse de quelque bourg ou hameau. Soit qu’il fût connu de plusieurs d’entre ces villageois, soit que l’hospitalité flamande lui commandât de faire monter dans sa carriole les piétons qui le saluaienthumblement d’en bas, il ne fit pas même un quart de lieue seul avec Louise. Au reste, quelque envie qu’eût Louise d’être débarrassée de ces importuns compagnons de voyage, sur quoi pouvait-elle encore questionner Célestin? ne lui avait-il pas dit deux et trois fois déjà: Pendant votre absence, il n’est rien arrivé de fâcheux: nous nous sommes tous bien portés, et nous n’avons éprouvé d’autre peine que celle de ne vous pas voir.

Eh bien! c’est à ma fille, pensa Louise que je demanderai ce qu’elle a fait, si elle a été inquiète de moi, si elle m’a pleurée, si elle était malheureuse loin de sa mère!

Dix heures sonnaient, et la carriole entrait dans la cour du château.Après les premières effusions, après que Louise eut jeté de longs baisers tout autour d’elle, à Léocadie, à Célestin, aux deux vieillards, à sa fille, à sa fille surtout, qu’elle étouffait de caresses, on parla de fêter à table le retour de l’innocente. Mais l’impatiente mère, qui était dévorée du désir d’être seule avec son enfant, supplia ses hôtes de lui abandonner Julie pendant quelques minutes. Ils y consentirent tous, même Julie, heureuse qu’elle était de retrouver sa bonne Louise.

Le jardin n’était séparé du château que par une cour un peu élevée, mais pas assez haute cependant pour que du jardin on ne pût observer ce qui se passait au château. Il est inutile dedire que du château dans le jardin l’observation était plus facile encore.

Louise, sans autre but que de fouiller dans le cœur de sa fille et d’y chercher ce qu’il contient d’amour pour elle, Louise a pris Julie sur ses genoux, et, à cette même place où elle lui parla de sa mère, quatre jours auparavant, elle épie sur les traits de l’enfant la tendresse plus forte ou plus faible qui doit suivre une longue absence. Absence funeste en toute chose, elle le craint du moins, car déjà ces quatre jours de prison n’ont-ils pas reculé l’instant où elle espérait de s’enfuir avec sa fille? Bientôt il lui faudra songer à quitter Baroy, et pourtant voilà quatre grands jours qu’elle n’a pu ajouter la plus faiblesomme à son petit trésor...... Que serait-ce donc si, déjà moins riche d’aumônes, elle se retrouvait encore appauvrie de l’amour de son enfant!

Elle fixe ses yeux humides sur les yeux rians de Julie:

—Chère petite, tu m’aimes donc! lui dit-elle, tu es contente de me revoir... tu as pensé à moi souvent?

—Tous les jours, ma bonne Louise, je m’ennuyais beaucoup.

—Qu’as-tu fait tout ce temps-là?

—Rien; je te dis que je m’ennuyais.

—As-tu prié Dieu pour moi?

—Oui, ma bonne Louise.

—Et puis encore?

—J’ai travaillé hier matin sur le dernier modèle d’écriture que tu m’as donné; je disais: C’est ma bonne Louise qui m’a appris à écrire, et je pleurais en pensant que tu étais perdue...

—Tu pleurais, pauvre enfant?

—Oui; comme je ne savais pas où tu étais allée, ni quand tu reviendrais, j’ai écrit à mon papa Gustave pour qu’il te....

Louise fit un mouvement si brusque qu’elle faillit laisser tomber sa fille, qui, tout émue de la secousse, regarda l’innocenteavec une sorte de crainte.

Louise se leva, la terreur sur son visage:

—Tu as écrit à ton père?

—Mais oui... répondit Julie, tremblante de l’agitation où elle la voyait; je lui ai écrit pour lui dire...

—Que j’étais au château?...

—Au contraire, que tu n’y étais plus, et que s’il te rencontrait à Paris...

Louise ne la laissa pas achever; elle était hors d’elle.

—Et tu m’as nommée, malheureuse enfant?

—Mais, oui, je t’ai nommée... ma bonne Louise.

—Y a-t-il long-temps?

—Trois jours.

—Trois jours!.... Il est en route pour venir; il est à une lieue d’ici, peut-être... Oh! ma fille, ma fille, c’est toi qui m’as perdue!... On va t’arracher de mes bras, chère enfant..... Mon Dieu! mon Dieu!...

Julie, à qui les gestes et les cris de l’innocentefaisaient peur, voulut s’éloigner; mais Louise, l’attirant avec force vers elle, se baissa, prit la tête de son enfant dans ses mains, et approchant sa figure de la figure de sa fille, qu’elle baignait de larmes:

—Regarde-moi, Julie, regarde-moi. Sais-tu qui je suis?

Julie hésitait à répondre.

—Ma fille, dis-moi qui je suis!

—Tu es ma bonne Louise...., répondit l’enfant, qui se contenait pour ne pas crier, car elle appréhendait que ses cris n’irritassent encore la folie de la pauvresse.

—Je suis ta mère! ta mère!...... s’écria Louise en couvrant sa fille de baisers et de pleurs. Tu es à moi! à moi seule, entends-tu? Ton père t’a volée à mon amour. Tu m’appartiens; je t’ai achetée par six ans de malheurs, par quatre mois de mendicité.J’ai été ta servante, j’ai tendu la main pour te nourrir... j’ai dit que j’étais folle... Ton père m’a fait passer pour morte.... On m’a dit aussi que tu étais morte, toi, ma fille.... Mortes, chère enfant, mortes toutes deux pour nous arracher l’une à l’autre.... Mais maintenant je te tiens, personne ne pourra t’enlever à moi; tu es ma fille, mon enfant, tout ce que j’aime au monde... Julie, mais, ne me fuis pas, je suis ta mère!...

L’enfant était parvenue à s’échapper des bras de Louise, et elle remontait le jardin en pleurant et en courant. Louise s’élança après elle.

Dans ce moment, deux hommes à cheval s’arrêtèrent à la porte du château.Célestin se dépêcha d’aller au-devant d’eux. Le premier qui entra c’était le propriétaire de Baroy, l’homme qui le suivait, un de ses domestiques.

Célestin, surpris de la brusque apparition de sonseigneur, lui dit:

—Nous ne vous attendions que dans huit jours, monsieur. Est-ce que vous êtes venu à cheval?

—En poste. Nous avons pris des chevaux de selle à Landrecies. Mais comment se porte ma fille?

—Très-bien, monsieur, très-bien; toujours gaie, contente. Elle sera bien heureuse de vous voir!

—Où est-elle?

—Dans le jardin, je vais l’appeler; à propos, avez-vous vu le maire d’Étrœung?

—Oui, oui, je l’ai vu... mais faites venir ma fille... Elle est seule dans le jardin?...

—Non, monsieur, je crois qu’elle est avec l’innocente.....

Célestin n’avait pas achevé, que son maître traversait rapidement la cour du château. Le jardinier et le domestique le suivent.

En cet instant, Louise parle d’amour à sa fille, qu’elle essaie de calmer par ses paroles, de consoler parses baisers. Mais l’enfant détourne la tête avec inquiétude...

Julie vient de reconnaître son père. Elle tend les bras de ce côté et elle appelle.

Louise jette les yeux vers le château... Trois hommes empressés descendent les marches du jardin.

Sa vue se trouble, l’égarement est dans ses idées, elle enlève, elle saisit sa fille à bras-le-corps, sa fille qui appelle au secours.

—Papa, l’innocente, la folle!

—Ah! c’est lui, s’écrie Louise, il vient à nous, il va te reprendre, mon enfant... C’est lui!

Sa fille pressée contre sa poitrine, elle se précipite, elle cherche une issue...

Julie continue de crier, d’appeler son père à son aide.

—Tais-toi, Julie, ne pleure pas, dit Louise épouvantée, n’appelle pas, ma fille..... Je suis ta mère..... ta mère!!!

Mais l’enfant, dans son effroi, opposait une vive résistance, les bras tendus vers Gustave...

Louise, échevelée, rapide, la tête perdue, luttant d’efforts contre sa fille qui se débat, qui la frappe au visage, s’élance hors du jardin, franchitle pont du ruisseau, monte les prairies et fuit en plaine avec sa proie.....

Derrière elle on entend:

—Arrêtez! arrêtez!

Julie ne cesse de crier:

—Au secours! la folle! la folle! à moi!

Louise épuisée de forces, mais non de courage, accablée sous le faix qu’elle emporte, trébuche, tombe... son enfant roule à côté d’elle....

Gustave, Célestin et le domestique sont près de l’atteindre.

Elle se relève, ressaisit son enfant,qui s’accroche aux pierres, aux brins d’herbe, la reprend dans ses bras, court quelques instans, après quoi elle retombe... mais cette fois elle n’a pas laissé échapper sa fille.

Elles sont tombées l’une et l’autre la face contre terre. Louise, qui croit pouvoir fuir encore, s’est retournée sur le dos, avec son enfant toujours entre ses bras.....

Gustave est devant elles; il se jette avec emportement sur Louise pour lui disputer leur fille.....

Mais Louise, Louise à la vue de Gustave furieux, a rassemblé toute son énergie, elle enlace sa fille comme dans un lien de fer.

—Elle est à moi, s’écrie-t-elle, tu ne l’auras pas!

Le domestique frappe et blesse Louise aux mains, tandis que Célestin s’efforce de dégager Julie, qu’il tire à lui par les jambes.....

—Assez! assez! dit Gustave, ne leur faites pas de mal.....

L’enfant, que Louise tenait par le milieu du corps, glisse sous les bras de sa mère éperdue..... Alors elle se raidit, elle se cramponne à la tête de sa fille, et le cou de Julie se trouve comprimé sous les deux poignets de Louise. La malheureuse presse, serre, étreint son enfant avec délire...

—Tu ne l’auras pas! répète-t-elle,elle est à moi, Gustave!... Oh! messieurs, dit-elle aux domestiques, laissez-moi ma fille, elle est à moi, ne me la prenez pas!

Léocadie accourait en ce moment. Louise l’aperçut et lui cria:

—Léocadie! au secours! défendez-moi!... Bonne Léocadie, empêchez-les de me prendre ma fille!

Julie, que tirent à eux trois hommes, dont un est son père, et que retient une seule femme, Julie, immobile entre les bras qui l’enchaînent, poussa un sourd gémissement de douleur, et Louise, brisée de convulsions, perdit connaissance.

Elle ignorait cependant qu’au milieude cette lutte horrible, Julie fût morte étouffée par elle, par elle, pauvre mère, qui eût donné sa vie mille fois pour respirer le souffle, pour sentir battre le cœur de son enfant...

Quinze jours après, Louise aussi était morte, et Gustave Charrière avait quitté la France.

Il n’y a pas encore trois mois, un de nos amis l’a rencontré à New-York.

. . . . . . . . .

Il ne paraissait pas heureux.

FIN.


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