[Pas d'image disponible.]Cliché Lauzun.Plan de la Ville et du Château d’Aiguillon à la fin du XVIIIᵉ siècle. Mémoires de P. Verdolin, édités par M. René Bonnat 1907
Cliché Lauzun.Plan de la Ville et du Château d’Aiguillon à la fin du XVIIIᵉ siècle. Mémoires de P. Verdolin, édités par M. René Bonnat 1907
Cliché Lauzun.
Plan de la Ville et du Château d’Aiguillon à la fin du XVIIIᵉ siècle. Mémoires de P. Verdolin, édités par M. René Bonnat 1907
qu’on n’avait pas mis depuis longtemps à contribution, expédiera à la châtelaine, soucieuse de s’approvisionner aux meilleures marques, des poudres parfumées, des vinaigres de rose, de sauge et de millepertuis, achetés chez «notre ami Maille», fournisseur des têtes couronnées[490].
Des réponses arrivent. On attend Máµáµ‰ d’Esparbès «qui aime le jeu autant que la dévotion». Les Flesselles ne peuvent venir. Et Desnos, l’évêque de Verdun[491], vieil ami de trente ans, retarde son voyage de quelques jours pour assister aux débuts de Máµáµ‰ de la Muzanchère comme premier rôle dansLa Bohémienne[492].
Il n’est pas inutile de faire connaître cette dame, qui était veuve, comme d’ailleurs son ennemie personnelle et rivale, Máµáµ‰ Dubois de la Motte, née de Boisgelin de Cucé.
Le mari de celle-ci, d’une très bonne famille de Bretagne, ainsi que M. de la Muzanchère, s’était montré, avec lui, un des plus chauds partisans de l’ancien commandant. Quant à sa femme, elle avait, comme nous l’avons vu, beaucoup de prétentions, mais son tempérament combatif la rendait insupportable.
Máµáµ‰ de la Muzanchère n’était guère plus traitable. Mais c’était une amazone des temps héroïques, une manière de Lucrèce... à rebours, dont certaine aventure avait défrayé, pour la plus grande joie des curieux, les échos de la chronique scandaleuse.
On annonce un jour—en 1766 ou 1767—à Máµáµ‰ de la Muzanchère, parente de l’évêque de Nantes, la visite de l’évêque de Saint-Brieuc, Monseigneur de Girac, fils d’un second président au bailliage d’Angoulême. Le prélat, qui avait trente-six ans à peine, était un mondain fort empressé auprès des dames et grand amateur de théâtre: c’était lui qui plaçait les billets pour les représentations de la Clairon. Fut-ce sous ce prétexte qu’il s’introduisit chez Máµáµ‰ de la Muzanchère, fort jolie femme et très séduisante? Toujours est-il qu’il la serrait de très près, quand soudain survint le mari. La jeune femme s’élance sur l’épée du gentilhomme, la tire hors du fourreau et va la planter dans la cuisse de son trop bouillant adorateur. On ne parla bientôt plus à la Cour que de cet exploit, d’autant que M. de Girac, après avoir été le grand ami de M. d’Aiguillon, en était devenu un des plus acharnés adversaires[493].
La duchesse ne dit pas à son correspondant si Máµáµ‰ de la Muzanchère, à qui le rôle de bohémienne devait certainement convenir, était aussi tragique au théâtre qu’à la ville. Elle ne lui donne plus de nouvelles qu’en juin. A cette époque, la santé de son mari ne lui laisse plus d’inquiétudes[494]. Mais celle du chevalier s’est trouvée fortement atteinte. La duchesse l’invite à venir «se refaire» au château d’Aiguillon qu’il devait avoir déjà visité; car elle lui annonce qu’il «y trouvera bien des changements dans les constructions». Les travaux actuels sont exécutés par un «maçon» (entrepreneur) qui «a travaillé à l’Orangerie de Versailles et qui a fait tous les bassins de Veretz». A la fin du mois d’août on commencera la salle de comédie[495]. La basse-cour ne lui donne pas moins de soucis que le temple consacré à Thalie et à Melpomène: «la mode est aux canards»; la duchesse en aura bientôt une centaine[496].
Il est probable que le chevalier alla tuer, à cette époque de l’année, «les perdreaux et les lièvres» du propriétaire d’Aiguillon, car la correspondance ne reprend qu’en décembre avec Balleroy, qui passa l’hiver à Paris.
Ses hôtes ne paraissent pas avoir pris un bien vif intérêt aux nouvelles du jour: tout au plus quelques mots jetés de-ci de-là laissent voir qu’ils ne les ignorent pas. Ainsi la duchesse qui connaît ses auteurs et les cite à l’occasion, sans avoir la moindre prétention au bas-bleuisme, a su la mort de Rousseau:
«Jean-Jacques a fait à votre ami M. Girardin une grande galanterie en allant mourir chez lui. Il manquait vraiment à son jardin anglais un tombeau; il en aura un véritable, puisqu’on dit qu’il le fait enterrer dans une île de son jardin, que sûrement il décorera de tous les ornements convenables[497].»
Un procès du comte de Broglie, pendant au Châtelet, éveille dans l’esprit de la duchesse un mouvement d’humeur: «Tant que ce vilain petit homme existera, il tracassera et tourmentera son prochain[498]».
Un mot dans la même lettre sur un fait de guerre: «Je suis humiliée duTe Deumchanté à Versailles: c’est un ridicule pour la nation[499]».
L’expédition d’Amérique trouvait, au surplus, la duchesse assez froide:
«—Je prends peu d’intérêt, comme bien savez, aux insurgents et pas beaucoup plus aux Anglais[500].»
Le duc se prononçait plus catégoriquement, s’il faut en croire lesMémoirespubliés sur son ministère: «M. d’Aiguillon a toujours dit que c’était une faute que la guerre entreprise contre l’Angleterre en 1778, à la sollicitation de Sartine (qui était alors ministre de la marine)[501]».
En ce moment où la France jouait une si grosse partie, l’ancien secrétaire d’État aux affaires étrangères dut ronger son frein d’être confiné dans saretraite d’Aiguillon. Se fût-il prononcé, s’il était resté au pouvoir, pour la politique de neutralité? Laissa-t-il voir aux siens son dépit de n’être plus employé? Nous ne pouvons que le supposer. Car le langage de la duchesse a pris un ton inaccoutumé d’amertume et d’aigreur, qui s’exhale à tout propos. Son pessimisme devient plus sombre encore, à la suite d’une escroquerie au jeu commise par le général Smitt à la table du roi et «du premier prince du sang». Le fait ne se présentait que trop souvent. «Il faut se flatter, dit Máµáµ‰ d’Aiguillon, que cette démence ne durera pas, et s’il y a quelqu’un à être tout à fait perdu, je souhaite que ce soit plus tôt que plus tard, afin qu’il ne soit plus question de jeu quand mon fils entrera dans le monde[502].»
Précisément, à la même époque, venait de succomber en duel Adolphe Du Barry, un neveu de la comtesse, que d’Aiguillon avait jadis nommé cornette surnuméraire[503]de sa compagnie de chevau-légers, à la place de Pecquigny, devenu, par la mort de son père, duc de Chaulnes. Il écrivit à Máµáµ‰ Du Barry cette lettre de condoléances, d’une correction parfaite, qui fait honneur à des sentiments de reconnaissance, dont se gaussait alors si volontiers la nouvelle école des politiciens du temps[504]:
«J’ai bien imaginé, Madame la comtesse, que vous étiez aussi touchée qu’affectée de la perte cruelle que vous avez faite; et je n’ai point voulu ajouter, à la douleur que vous en ressentez, l’importunité d’un compliment.J’ai prié Mˡˡᵉ Du Barry (Mˡˡᵉ Chon) de vouloir bien y suppléer et de vous renouveler dans cette triste occasion les assurances bien sincères de la part que je ne cesserai de prendre à tous les événements qui vous intéressent.Je me flatte que vous n’en doutez point et que je n’ai pas besoin de vous répéter ma profession de foi à cet égard, dont vous devez être depuis longtemps convaincue de la vérité.Máµáµ‰ la vicomtesse Du Barry est certainement fort à plaindre dans ce moment, mais je connais trop bien votre tendresse pour elle, pour ne pas être persuadé que vous vous empresserez à adoucir son malheur et qu’elle trouvera auprès de vous les secours et les consolations qui lui sont nécessaires. Une amie telle que vous dédommage de tout; je désire que le triste spectacle qu’elle vous donnera et les soins que vous lui donnerez n’altèrent pas votre santé et qu’elle soit toujours aussi bonne et aussi brillante qu’on m’assure qu’elle l’est actuellement.Conservez-moi toujours vos bontés, Madame la comtesse, et ne doutez jamais de ma reconnaissance, de mon attachement et de mon respect.Le duc d’Aiguillon.Máµáµ‰ d’Aiguillon me charge de vous témoigner toute sa sensibilité.Aiguillon, ce 16 décembre 1778.»
«J’ai bien imaginé, Madame la comtesse, que vous étiez aussi touchée qu’affectée de la perte cruelle que vous avez faite; et je n’ai point voulu ajouter, à la douleur que vous en ressentez, l’importunité d’un compliment.
J’ai prié Mˡˡᵉ Du Barry (Mˡˡᵉ Chon) de vouloir bien y suppléer et de vous renouveler dans cette triste occasion les assurances bien sincères de la part que je ne cesserai de prendre à tous les événements qui vous intéressent.
Je me flatte que vous n’en doutez point et que je n’ai pas besoin de vous répéter ma profession de foi à cet égard, dont vous devez être depuis longtemps convaincue de la vérité.
Máµáµ‰ la vicomtesse Du Barry est certainement fort à plaindre dans ce moment, mais je connais trop bien votre tendresse pour elle, pour ne pas être persuadé que vous vous empresserez à adoucir son malheur et qu’elle trouvera auprès de vous les secours et les consolations qui lui sont nécessaires. Une amie telle que vous dédommage de tout; je désire que le triste spectacle qu’elle vous donnera et les soins que vous lui donnerez n’altèrent pas votre santé et qu’elle soit toujours aussi bonne et aussi brillante qu’on m’assure qu’elle l’est actuellement.
Conservez-moi toujours vos bontés, Madame la comtesse, et ne doutez jamais de ma reconnaissance, de mon attachement et de mon respect.
Le duc d’Aiguillon.
Máµáµ‰ d’Aiguillon me charge de vous témoigner toute sa sensibilité.
Aiguillon, ce 16 décembre 1778.»
L’année se termina sur une série de représentations dont Máµáµ‰ d’Aiguillon salue les interprètes d’une critique assez dure et d’un mot quelque peu osé qui, depuis, a conquis son droit de cité dans les coulisses de nos salles de spectacle.
«Notre théâtre s’est ouvert hier par l’Épreuve(villageoise) et laFamille extravagante; nos actrices qui sont Máµáµ‰ de Galibert et MMˡˡᵉˢ de Signac, de Fontette, Turpin et Notest (?) ont joué assez mal, surtout la première qui ajoué comme un cochon. Vous le croirez aisément...»
Puis la duchesse donnait au chevalier sa liste de commissions:
«... Faites-moi le plaisir de m’acheter l’Élite des Almanachs, unRecueil général des costumes et des modeschez Desnos, rue Saint-Jacques (4 livres 10 sous) broché, leBijou des Damesavec les nouvelles coiffures de 1778 et leSouvenir à la Hollandaisequi a pour frontispice les coiffuresà la Belle Pouleet à l’Insurgent[505].»
Ce fut encore par des représentations théâtrales que les châtelains inaugurèrent la nouvelle année, devant un public d’anciens amis venus de loin et de connaissances, toutes récentes, accourues des environs. Dès le 1ᵉʳ janvier, Máµáµ‰ d’Aiguillon donne à Balleroy, après les compliments les plus tendres, le programme des fêtes...: «les nouvelles d’ici sont l’ouverture de nos théâtres... Dimanche, nos bals recommencent; vous êtes encore à temps pour y venir danser une allemande[506]».
Et trois semaines après: «Nos comédies vont leur train; heureusement nos acteurs n’ont pas été enrhumés... M. de Clairfontaine, en dansant un menuet avec Alexandrine, s’est cassé le tendon d’Achille; et lundi il s’est fait emballer dans sa voiture et a voulu retourner à Agen pour se guérir[507]».
Elle-même a été souffrante; elle a sans doute maigri beaucoup; car on la bourre de soupe, de chocolat et de salep: «Je prétends, réclame-t-elle, qu’on m’empâte comme un dindon[508]». Mais, en vérité, elle n’a point le temps de s’occuper de ces misères: elle est fermière maintenant: «Je vous ferai manger des Å“ufs, comme il n’y en a point, pondus par mes poules... et des canards élevés à la brochette par moi». Les travaux continuent: «le maître du château s’en occupe et s’en amuse». Máµáµ‰ Dubois de la Motte s’extasie sur «la beauté du teint et sur la gaîté» de M. d’Aiguillon. Máµáµ‰ de la Muzanchère qui vient d’arriver—c’était fatal—est, elle aussi, en bonne santé et paraît plus raisonnable. Elle lui apprend que le chevalier «a tout lieu d’espérer le cordon». On en parlait déjà depuis longtemps, «je souhaite vivement qu’elle ait raison[509]».
Le duc se préoccupe également pour son ami de «ce beau ruban rouge» et il désire que le chevalier le tienne au courant de ses démarches. Lui-même, à son travail de décembre, demandera la commission de capitaine pour M. de Montaigle (sans doute un intimedu chevalier), mais il n’a pas le temps voulu; il faut qu’il attende l’an prochain. Balleroy est un correspondant précieux pour le duc comme il l’est pour la duchesse. D’Aiguillon le prie de s’arrêter à Veretz pour y jeter un coup d’œil sur les travaux en cours et lui en parler quand il reviendra au château[510]; de même, il le chargera un mois après d’un règlement de comptes[511]avec le duc de Fitz-James.
C’est un homme vraiment accablé de besogne que M. d’Aiguillon. A peine a-t-il le temps de se remettre d’embarras gastriques, à force d’eau de Vals en bain et en boisson, qu’il est obligé de s’interposer de nouveau entre Máµáµ‰Ë¢ Dubois de la Motte et de la Muzanchère. C’est maintenant celle-ci qui devient intraitable, «malgré toutes les promesses qu’elles m’a faites à son débarqué de n’avoir aucune tracasserie avec personne, ni même de l’humeur. Elle m’a fait deux ou trois querelles d’allemand, sans rime ni raison et sur des sujets aussi importants que celui de la comédie qu’elle veut jouer sans acteurs... Je l’ai rembarrée fortement, afin qu’elle prenne son parti, ou de s’en aller, ou d’être plus douce et moins exigeante; et je lui ai déclaré que je ne lui passerais rien et lui ferais des corrections publiques sans ménagement, si elle m’y obligeait par ses incartades... Je ne m’en flatte pas, à moins que mon fils à qui elle fait les coquetteries les plus fortes et qui ne paraît pas éloigné d’y répondre, ne vienne à mon secours; mais il est aussi froid au moral qu’au physique et bien nigaud encore...»
Voudrait-il, par hasard, ce père aux mœurs faciles, ce galant seigneur qui ne connut jamais de cruelles, que son fils se fît déniaiser pour calmer l’humeur belliqueuse d’une invitée encombrante?
Et puisqu’il parle de ce jeune comte d’Agénois, le seul survivant de ses six enfants et si peu ressemblant à cet autre d’Agénois qui, lui, n’avait pas attendu le nombre des années, il remercie Balleroy de la réponse qu’il a faite à des propositions de mariage pour son fils et le prie instamment «d’y persister», si on remet la question en train avant son retour à Paris. «Continuez d’affirmer que j’ai moins de désir que jamais de reparaître à la Cour, bien loin d’en chercher le moyen ou le prétexte.» Oui, ses «résolutions sont invariables»; et son bonheur et son honneur exigent qu’il ne s’en écarte jamais. Aussi concluait-il sur cette péroraison qu’Horace eût pu lui envier, mais qui nous rappelle plus encore la morale de l’immortelle fableLe Renard et les Raisins. «... Mes bosquets sont effectivement charmants, mes terrasses charmantes, ma cour commence à se démasquer et à s’ouvrir, ma salle de comédie s’élève à vue d’œil... Il faudrait que je fusse bien fol pour troquer une aussi belle habitation où je jouis de la plus heureuse et de la plus complète tranquillité contre ma triste maison de Paris ou quelque coin de grenier à Versailles, où je serais continuellement tracassé, persécuté et vilipendé[512].»
Ce mariage pour M. d’Agénois, était-ce celui auquel faisait allusion, six mois auparavant, Máµáµ‰ d’Aiguillon,en ces termes: «Il n’est nullement question du mariage de mon fils, et moins encore avec Mˡˡᵉ de Polignac[513]qu’avec personne. Je n’y ai jamais pensé. Chabrillan m’en a parlé quand il est venu ici, et, pour toute réponse, nous lui avons dit que nous n’y songions pas».
Il s’agissait cependant de Mˡˡᵉ de Polignac. On en avait discrètement causé.
Mais le bruit avait fait du chemin; et laCorrespondance secrètele recueillait prestement pour le servir à ses abonnés en mars 1779.
Le projet de mariage entre le comte d’Agénois et la fille de la comtesse Jules de Polignac avait été amorcé, prétendait la petite gazette, par la comtesse de Maurepas dans l’intérêt de son neveu et de son mari.
—Mon fils est bien jeune, avait objecté le duc d’Aiguillon, mais la volonté de la reine sera la mienne.
En tout cas, remarquait le rédacteur de la feuille satirique, dont nous avons signalé déjà l’âpre hostilité contre le duc, le futur beau-père de Mˡˡᵉ de Polignac ne mettait pas beaucoup d’empressement à la prendre comme bru. C’était évidemment la tactique de ce soi-disant désabusé des ivresses du pouvoir, et c’était aussi un acte de soumission aux ordres de la reine, marque de déférence dont le bon apôtre pouvait espérer tirer quelque profit.
Les négociations se prolongèrent quelque temps encore, mais les ennemis de d’Aiguillon y coupèrent bientôt court en faisant agréer au roi le mariage deMˡˡᵉ de Polignac avec le comte de Gramont, fils du duc[514].
La comtesse de Maurepas, qui s’était vraisemblablement entremise pour son petit-neveu, ne se découragea pas: travailler pour le jeune d’Agénois, c’était travailler pour le duc d’Aiguillon. Elle fit tenter, par des tiers, une démarche à Marly auprès de Marie-Antoinette: le comte était en âge de se marier; mais il faudrait, pour favoriser cet établissement, que son père eût la liberté de reparaître à la Cour.
La reine manda immédiatement au château M. de Maurepas et lui déclara, en toute franchise, qu’elle ne saurait se rendre aux désirs de la comtesse. Elle ne voulait revoir de sa vie M. d’Aiguillon. Mais, en somme, le duc avait-il besoin «d’aller à la Cour» pour marier son fils? Ce n’était pas qu’elle eût la moindre prévention contre ce jeune homme: au contraire, elle l’accueillerait avec bienveillance, quand il lui serait présenté, ne voulant pas l’envelopper dans la disgrâce paternelle. En même temps Marie-Antoinette couvrait de fleurs Maurepas. Le ministre, dûment chapitré par sa femme, insistait dans l’intérêt de son neveu; mais il fut bien vite éconduit[515].
Le jeune coquebin était donc réservé à d’autres hyménées; mais il se souvint plus tard de la conférence et de bien d’autres humiliations qui devaient passer par-dessus la tête de son père pour l’atteindre.
Illusions d’un ministre tombé: plan fantastique.—Le troisième mariage du maréchal de Richelieu: vengeance filiale.—L’année des évêques.—Oraison funèbre de Máµáµ‰ de Gisors et de M. de la Vallière.—Débuts dans le monde d’Armand, comte d’Agénois.—Félicitations réciproques de d’Aiguillon et de Balleroy.—La chasse aux pintades et la «Dédicace» de la comédie.—Nouvelle saison du duc à Bagnères: ses pertes énormes au reversi.—Nouveaux projets de mariage pour le comte d’Agénois.—Commérages mondains.
Illusions d’un ministre tombé: plan fantastique.—Le troisième mariage du maréchal de Richelieu: vengeance filiale.—L’année des évêques.—Oraison funèbre de Máµáµ‰ de Gisors et de M. de la Vallière.—Débuts dans le monde d’Armand, comte d’Agénois.—Félicitations réciproques de d’Aiguillon et de Balleroy.—La chasse aux pintades et la «Dédicace» de la comédie.—Nouvelle saison du duc à Bagnères: ses pertes énormes au reversi.—Nouveaux projets de mariage pour le comte d’Agénois.—Commérages mondains.
Il est certain qu’en 1779 un grand effort fut tenté pour enlever haut la main le rappel du duc d’Aiguillon à la Cour. La Correspondance de Mercy-Argenteau le dit assez; et nous en trouvons encore la preuve dans lesMémoires du ministère d’Aiguillon, qu’il faut évidemment consulter avec prudence, mais dont les assertions sont souvent corroborées par des documents officiels.
Un moment, le duc crut si fermement au succès qu’il envoya un courrier à son intendant pour lui réclamer dans le plus bref délai les fourrures de la duchesse et pour lui faire commander une provision de vin[516]. C’était toujours Maurepas qui dirigeait la manÅ“uvre; mais lesMémoiresne parlent pas de sa femme; ils prétendent que l’unique Eminence grise du ministre est un conseiller de Grand’chambre, M. d’Amécourt, ami deMáµáµ‰ de Forcalquier, «la seule des nombreuses maîtresses de d’Aiguillon à qui il ait accordé quelque confiance[517]».
Or, le retour de l’exilé était machiné comme un scénario de comédie: dialogue entre le roi, la reine et Maurepas; monologue de Louis XVI; puis scène finale consacrant l’abandon par Marie-Antoinette de ses préventions.
C’est bien imaginé comme fantaisie; mais, le plan d’un nouveau ministère pour 1780, consécutif à cette intrigue de théâtre et tel que l’exposent lesMémoires, se rapproche beaucoup plus de la vraisemblance. On dirait une réplique de la prétendue conversation qui s’était engagée entre Maurepas et son neveu, quand celui-ci avait dû quitter Paris après la revue du Trou-d’Enfer.
Aux termes de cette combinaison[518], d’Aiguillon étaitrappelé au Conseil. Le neveu devenait alors le coadjuteur de l’oncle et «ferait tout», pendant que M. de Maurepas irait donner à manger à ses carpes. M. d’Aiguillon démontrerait au roi la nécessité d’étayer «la machine qui croule»; et le prince lui répondrait: Vous n’en aurez que plus de gloire; M. de Maurepas a fait ce qu’il a pu.
L’auteur du plan, après avoir jonglé avec toutes ces chimères, serre de plus près son argumentation. Il est hors de doute, dit-il, qu’avec les emprunts et le gaspillage dont souffre l’État, «le royaume va à sa ruine». Pourquoi la reine veut-elle écarter l’homme qui ferait succéder l’ordre à cette anarchie? Nul ne connaît mieux l’administration. Et quel autre ministre pourrait-on lui préférer? Le cardinal de Bernis? Il préfère rester à Rome. Choiseul? Il inspire au roi une antipathie dont ce prince ne reviendra jamais. Marie-Antoinette, au lieu de s’occuper d’affaires, serait chargée du «département des beaux-arts et des bonnes œuvres»... Que la reine fasse terminer le Louvre; qu’on y trouve unMuséumpréférable à ceux d’Italie. Les tableaux sont «cubiquement empilés» dans le dépôt de Versailles; et les marines de Vernet deviennent la proie des rats dans les combles du Luxembourg[519].
Or, Marie-Antoinette, que sa mère tenait toujours en haleine par l’intermédiaire de Mercy-Argenteau, n’était pas femme à se désintéresser de la marche des affaires. Et ses entours ne l’eussent pas permis. Elle avait signifié catégoriquement à Maurepas qu’elle nevoudrait voir de sa vie M. d’Aiguillon. Il était donc impossible de lui imposer la présence du «coadjuteur», ce personnage providentiel qui allait «tout remettre en état».
Celui-ci dut être avisé confidentiellement de l’échec d’une manœuvre qu’il était censé ignorer. En tout cas, pour ne pas démentir l’apparente fermeté de son attitude, et surtout pour obéir à un sentiment de bouderie difficilement avouable, d’Aiguillon s’obstina à passer encore près de trois années loin de Paris, dans un séjour que d’ailleurs l’ingéniosité de sa femme rendait chaque jour plus vivant, plus animé, plus délectable.
«... Nos santés, écrit la duchesse, vont assez joliment dans ce moment; et nous ne sommes occupés que de bals, de comédies. Hier, il y a eu bal; aujourd’hui on joue laMétromanie, suivie de laServante justifiée[520]et d’un ballet-bouffon de la composition de mon fils, demain bal et après souper[521].»
Un événement mondain, s’il en fut, vint apporter un nouvel aliment, mais... des plus légers, à la conversation des hôtes du château: le mariage du maréchal de Richelieu (c’était le troisième) avec une jeune veuve, Máµáµ‰ de Roothe: le vieux galantin avait quatre-vingt-deux ans; mais il avait toujours de la vaillance. La légende veut qu’étant rentré à son hôtel après la bénédiction nuptiale, pour changer de vêtements, il ait jeté son cordon bleu sur le lit de grand apparat et dit à son valet de chambre:
—Va, le Saint-Esprit fera le reste.
Máµáµ‰ d’Aiguillon ne semble pas très édifiée de cet appétit sénile: «Le mariage de M. de Richelieu m’a surpris, comme vous pouvez bien le croire; je suis fort aise qu’il ait bien pris dans le monde; je vous avoue que je craignais le contraire; je fais des vÅ“ux pour que le parti violent qu’il prend serve à faire le bonheur de ses dernières années[522]».
Le duc, lui, plaint Fronsac «qui paiera chèrement le plaisir de son père de jouir pendant quelques années d’une compagne aimable et de vivre en meilleure compagnie[523]».
Le malin vieillard avait cru faire pièce à son misérable fils; mais celui-ci se vengea odieusement, le Saint-Esprit ayant opéré contre toute attente; il soudoya une femme de chambre de la maréchale qui lui fit absorber, sans qu’elle s’en doutât, une boisson abortive[524].
Richelieu ne connaissait plus d’obstacles: à l’exemple des jeunes maris, très fiers de montrer partout leur femme, il voulut promener la sienne dans son gouvernement; et la duchesse blâme cette nouvelle crânerie: «Je pense sur le voyage de M. de Richelieu tout comme Madame la maréchale; et je crois qu’un aussi grand voyage entrepris à son âge et pour un sujet tel que celui d’une nouvelle salle[525]peut paraître étrange. Je crois aussi que, vu les circonstances, iléprouvera à Bordeaux des désagréments de la part du Parlement et nommément du premier président avec lequel il est brouillé... Si quelqu’un peut le faire changer d’avis, ce ne peut être que Madame la maréchale qui a du crédit sur son esprit et qui le voit journellement».
La duchesse est trop loin pour lui adresser des observations qui aient quelques chances de succès. D’ailleurs il est fermement résolu à entreprendre son voyage puisqu’il vient d’informer M. d’Aiguillon de son itinéraire: il passera par Lyon où «il a demandé un logement à Flesselles», prendra le chemin du Languedoc pour s’arrêter à Aiguillon et, de là , se rendre à Bordeaux[526].
Cependant la duchesse s’est fait un cas de conscience d’écrire à son cousin: «... Je n’espère pas qu’il se rende à mes représentations, puisqu’il a résisté à celles de sa femme, qui a plus d’empire que moi sur son esprit». Mais, s’il y persiste, «il ne prendra pas sa route par le Languedoc... parce que nous irons le joindre à Fronsac, pour lui éviter la peine de venir ici...[527]»
Autrement, le maréchal eût trouvé au château d’Aiguillon nombreuse et brillante compagnie: les invités que nous connaissons déjà , puis le comte de Chabrillan «gras comme un moine et frais comme une rose», et l’évêque de Bayeux «bon et honnête homme» depuis longtemps attendu[528].
Car cette année aurait pu s’appeler l’année desévêques: les châtelains en reçurent plusieurs. Le duc avait su conserver la dilection du clergé qui l’avait toujours considéré, et pour ses attaches avec le Dauphin, père de Louis XVI, et pour les outrages dont l’abreuvaient toujours parlementaires et philosophes, comme un des plus solides défenseurs de l’Église.
C’étaient encore, parmi les prélats si bien accueillis à la petite Cour de l’ancien ministre: l’évêque de Vendôme qui aura, l’an prochain, la visite des amphytrions quand ils iront en Touraine[529]; l’évêque de Condom, «tout triomphant d’avoir gagné son procès», qui les attend à sa maison de campagne[530]; Monsieur de Verdun «qui mange et boit comme de coutume[531]» et qui doit être, avec Máµáµ‰ d’Aiguillon marraine, le «parrain» pour le mariage de la fille d’un métayer: «Vous voyez Monsieur le chevalier, que ni les changements de ministres, ni les nouvelles publiques ne nous dérangent de nos occupations champêtres[532]».
Ce qui n’empêche pas la bonne duchesse de gloser tout à son aise sur les nouvelles qui lui parviennent et dont Balleroy est assurément avisé: telles la mort de Máµáµ‰ de Gisors et de M. de la Vallière: «la première mérite les regrets de ceux qui l’ont connue; car, quoique dévote et sévère, elle était on ne peut pas plus vraie: je n’ai jamais, dans aucun temps, ni circonstance, eu qu’à me louer d’elle. Quant au deuxième, il sera oublié aisément, à moins que l’on ne regrette un tripot de jeu de plus dans Paris[533]».
En ce moment, une grave question préoccupait chez Máµáµ‰ d’Aiguillon, et la mère, et la grande dame: les débuts de son fils. Armand, comte d’Agénois, était entré dans sa vingtième année: si le père ne le trouvait pas suffisamment dégourdi, la mère signalait en lui une âme d’artiste. Mais, jadis, l’éducation d’un jeune gentilhomme exigeait des connaissances un peu plus étendues; et l’avenir d’un futur d’Aiguillon ne pouvait se borner à l’horizon trop restreint des collines de l’Agénois. Quatre années auparavant, au plus fort de la disgrâce, l’intermédiaire inconnu, de qui nous avons cité la longue et curieuse lettre, y mettait ce post-scriptum: «J’avais oublié de vous dire que M. de Maurepas m’avait beaucoup parlé de M. d’Agénois: il me dit que votre intention était de rester à Aiguillon; mais sans doute vous ne garderiez pas toujours cet enfant auprès de vous». L’invite était évidente. Nous ne voyons pas que les parents l’aient relevée.[534]
Mais, dès le commencement de l’année 1780, le duc avait obtenu pour son fils la survivance des chevau-légers[535]. Et, probablement, Maurepas, qui avait gardé dans sa mémoire les promesses de la reine à l’adresse du jeune d’Agénois, dut insister auprès de son neveu et de sa nièce pour que leur fils fût présenté à la Cour[536].C’eût été folie que de bouder encore pour le compte et au détriment de M. d’Agénois. La grand’tante dut évidemment le recevoir à Pontchartrain, l’interroger et commencer son éducation de courtisan. Peut-être revivrait-elle un jour dans la personne de ce dernier descendant mâle des La Vrillière et des Plélo. Et sans doute le débutant répondit aux espérances de Máµáµ‰ de Maurepas, car sa mère le laisse entendre à Balleroy, mais sur un ton aigre-doux, qui reflète l’arrière-pensée, amère et revêche, du politicien évincé: «On lui (à son fils) a su gré de n’être pas de la plus grande maussaderie... On s’imaginait qu’un homme de son âge qui, depuis cinq ans, était dans le fond d’une province, devait être une espèce de petit sauvage... Et ma tante m’a mandé sérieusement que ce qui l’avait le plus surpris, c’est qu’il était très bien élevé. Elle avait oublié sûrement qu’il l’avait été par son père, qui a bien autant qu’un autre ce qu’il faut pour cela[537]».
De son côté le duc avait répondu aux félicitations de Balleroy pour la survivance, par des compliments qui visaient le nouveau grade acquis par le chevalier: cette distinction autorisait le bénéficiaire à postuler un gouvernement ou tout au moins une «grâce pécuniaire». Mais d’Aiguillon eût regretté de le voir partir pour «les guerres d’outre-mer». Décidément, il n’était pas «Américain», ainsi qu’on appelait alors les amis des «insurgents»[538]. Vers la fin de l’année, il reparlait à Balleroy de son différend, qui n’était pas encore terminé, avec le duc de Fitz-James, et témoignait sonmécontentement de «la plate et indécente contestation» qui lui était opposée. Ce n’était pas pour réclamer l’intervention du chevalier (il ne demandait peut-être pas autre chose) mais pour que son porte-parole fût édifié sur la conduite de Fitz-James[539].
Afin de n’en pas perdre l’habitude, la duchesse continue à entretenir son correspondant de ces menus détails, petites anecdotes et grands embellissements, qui furent de tout temps l’accompagnement obligé de la vie de château.
A quelques «chiffonnages près», M. d’Aiguillon va bien; quant à elle, «on dira bientôt, comme la princesse de Talmont, qu’elle a une santé ignoble[540]». Plus tard, le duc se trouvera pris d’une «forte fonte de cerveau». Aussi a-t-il «une grande et grosse perruque à trois marteaux qui lui fait la tête la plus ridicule. Comme elle est pareille à celle de M. de la Vrillière, je prétends que c’est un effet de sa succession qu’il s’est approprié. Comme il en est presque quitte, il nous flatte de reprendre bientôt ses cheveux à l’ordinaire».
Innocente plaisanterie digne d’inspirer un livret d’opéra-bouffe dans le genre de ceux qu’élaborait le jeune M. d’Agénois!
Entre temps, Máµáµ‰ d’Aiguillon pensait au plaisir favori du chevalier: «Quand vous viendrez, je vous ménage une chasse fort agréable, c’est la chasse aux pintades; j’en ai 80 lâchées et nées dans les îles, qui, l’annéeprochaine, peupleront même beaucoup et se reproduiront partout. On les chasse comme des perdrix; et elles deviennent sauvages très aisément. Ces 80 là sont les produits de 8 paires... C’est fort joli à voir; elles vont par petites troupes de 8 à 10...»
Les travaux d’agrandissement et d’amélioration se poursuivaient, à peine interrompus par la pluie: des constructions nouvelles s’élevaient: «on commence les communs, on achève la Comédie[541]».
LaComédie! c’était la grande affaire. La duchesse avait trouvé pour son mari la distraction par excellence:
«Je suis, en ce moment, écrit le duc, très occupé de ma salle de spectacle, dont nous devons faire l’ouverture le 31. Elle est réellement très belle: et je suis persuadé qu’elle aura le succès le plus complet et que vous en serez content, lorsque vous la verrez: ce qui ne sera jamais aussi tôt que je le désire[542].»
On devait l’inaugurer par leJoueuret leBabillard[543]. Mais cette «dédicace[544]», comme l’appelle Máµáµ‰ d’Aiguillon, fut reculée jusqu’au milieu de janvier. Le même mois, le second spectacle se composa de laMétromanieet desChasseurs et la Laitière[545]. La duchesse répète le mot de son mari: «Vous serez content de la salle: elle est belle et dans le genrenoble». Le duc y revient pour la troisième fois: «Notre nouvelle salle de spectacle a eu le plus grand succès. Elle fait l’admiration de toute la province. Elle est effectivement belle, agréable et commode. Il est vrai qu’elle m’a coûté un peu cher, mais elle est payée et je n’y pense plus[546]». Et, à propos de tous ces divertissements, comédies, concerts, bals, qui se succèdent au château, le maître du logis a un de ces mots topiques où perce la mélancolie de l’ambitieux rêvant d’autres plaisirs et d’autres jouissances: «Mon fils se croit au comble du bonheur et n’imagine pas qu’on puisse être plus heureux qu’il l’est». Mais si, doit penser intérieurement le père, quand on détient seul le pouvoir.
Le théâtre vient de fermer sur une «superbe» représentation: celle deMazetet desVacances du procureur, suivie d’un non moins «superbe» ballet. Et la duchesse annonce une grande nouvelle à Balleroy: elle se décide à faire le voyage de Paris avec son fils en avril ou en mai. Or, comme elle tient à voir le chevalier pendant le mois qu’elle doit rester dans la capitale, elle le prie d’ajourner à l’automne sa villégiature d’Aiguillon: «il verra ainsi les vendanges, chassera les petits oiseaux et les pintades; elle mandera tous les lièvres du pays; et c’est à Aiguillon la plus belle saison du monde[547]».
Puis elle passe à d’autres sujets, continuant la conversation avec sa verve ordinaire, à bâtons rompus etsur ce ton de franchise dont elle ne saurait se départir.
«... Je trouve que le Parlement s’est éveillé un peu tard sur le danger des jeux de hasard: il serait à souhaiter pour le bien des familles qu’ils y eussent pensé plus tôt; mais c’est le cas de dire qu’il vaut mieux tard que jamais. Il y a longtemps que M. de Genlis tenait tripot. Quant aux ambassadeurs, je doute qu’il soit du droit des gens de leur en laisser tenir: ce droit me semble bien dangereux[548].
... Peu m’importe qui commande l’escadre, pourvu qu’il fasse bien; et je doute qu’il y en ait un de meilleur que M. d’Estaing[549].»
Máµáµ‰ d’Aiguillon avait, avant tout, les sentiments d’un «citoyen», comme on disait alors: «... Je désire que les changements qu’il y a eu et que l’on dit qu’il y aura encore dans le ministère soient pour le mieux. Je ne prends intérêt, comme bien vous savez, ni aux partants, ni aux arrivants, ni même aux demeurants: je ne souhaite que la prospérité et le bien de l’État[550].»
L’imprévu et le pittoresque sont le charme de cette correspondance écrite à la diable: «Vous vous trompez, monsieur le chevalier, en disant que le maréchal de Tonnerre n’a pas de maladie: il en a une incurablequi est quatre-vingt-quatorze ans. Je ne me soucie pas d’aller à cet âge; mais je souhaite que certain Lorrain, de vos amis, y parvienne. Il en prend le chemin. Adieu, monsieur le chevalier; c’est au milieu de douze ou quinze vases, ou pots de fleurs, que je vous assure de la sincérité, etc...[551]»
Le duc est plus posé, plus compassé, plus solennel. Il n’a pas encore dépouillé complètement le vieil homme, nous voulons dire le ministre. Reparlant de son différend avec M. de Fitz-James, il informe Balleroy que le duc a reconnu «l’absurdité des prétentions de son fils et l’indécence des procédés de son homme d’affaires»; et le conflit s’est terminé par un échange de «mots d’honnêtetés[552]».
Mais l’heure du départ a sonné pour les deux voyageurs; et la duchesse l’annonce, le 20 avril, au chevalier qui est de passage à Paris. Elle le prie, en conséquence, d’aller faire un tour à l’hôtel de la rue de l’Université et de l’informer si la maison est en état de la recevoir.
Quand la mère et le fils furent partis, le duc, qui était malade, se rendit, de son côté, sur les conseils de son médecin, à Bagnères. Le temps était si mauvais qu’il ne pouvait se promener; il s’en consolait au reversi, où il «perdait régulièrement 17 ou 18 sols, ce qui est énorme[553]». Le déplacement de sa femme avait pour but l’établissement d’Armand, comte d’Agénois. Un billet du père au chevalier énumérait les alliances qui lui semblaient sortables pour son fils:
«Nous serions fort aises d’avoir Mˡˡᵉ d’Havré; et c’est de tous les partis auxquels nous avons songé celui qui nous conviendrait le mieux à tous égards. On a déjà fait quelques ouvertures à ce sujet, mais on a demandé du temps pour une réponse positive. Je ne suis pas également tenté de Mˡˡᵉ d’Harcourt à cause des ridicules de caractère et de figure de la grand’mère et de son fanatisme pour M. de Choiseul et de la passion effrénée du père pour le jeu. Vous raisonnerez de tout cela avec Máµáµ‰ d’Aiguillon; et nous en parlerons quand vous serez ici[554].»
Déjà , le 25 février, le duc, à l’exemple de sa femme, avait prié Balleroy qui voulait, très affectueusement, l’accompagner à Bagnères, de remettre sa visite au mois de juillet; c’était le moment où «la brillante et bruyante compagnie» affluait au château. Et Máµáµ‰ d’Aiguillon serait de retour.
Elle revint, en effet, avec son fils, sans avoir atteint le but que s’était proposé son mari. Mais cet échec ne l’avait pas autrement attristée: car elle écrivait au chevalier qui n’avait pu assister aux vendanges d’Aiguillon: «Nous faisons la cérémonie du baptême de la cloche de l’hôpital; et Mˡˡᵉ Massac, que vous connaissez bien, a invité tout ce qu’elle a pu trouver; nous y allons en grandin fiocchi; et la curiosité est grande et l’église petite[555]».
L’entrain de la femme finit par gagner le mari; et ce sera aux dépens de ses hôtes, que le châtelain se mettra en gaîté: «Le comte de Chabrillan paraîtenchanté de la réception que les carabiniers[556]lui ont faite. Il n’a jamais vu un corps aussi bien composé en officiers, hommes et chevaux; mais, comme il n’est jamais parfaitement content, il se désespère de ne pouvoir le mener à la guerre et gagner à sa tête le bâton (de maréchal).»
Autre portrait... «Máµáµ‰ de Sérignac est arrivée ici pendant que nous étions chez l’évêque de Condom; et nous l’y avons trouvée établie. Elle m’a paru très enlaidie, ce que je ne croyais pas possible, mais du reste la même qu’elle était et nullement embarrassée avec nous. Son mari qui l’était venue chercher à Nérac et n’a pu parvenir jusqu’ici faute de chemise, l’a obligée de nous quitter plus tôt qu’elle ne l’avait projeté, mais elle nous a annoncé qu’elle reviendrait, dès qu’elle aurait rempli le devoir conjugal et satisfait les désirs violents de son cher époux[557].» Or, la dame ne revint pas: peut-être avait-elle été piquée des épigrammes de la galerie; mais le duc se consola de «ses rigueurs», le château étant abondamment pourvu de «filles et de femmes[558]».
La duchesse était déjà repartie, depuis un mois, avec son fils, pour Paris. Le duc, qui en informait Balleroy, ajoutait que leur séjour ne s’y prolongerait pas, «Máµáµ‰ de Maurepas ayant sa société qui lui permet de ne pas avoir besoin de ses proches[559]». Au reste, disait le duc dans une autre lettre «ce voyage avait déplu à Máµáµ‰ d’Aiguillon autant qu’à moi, mais elle ne pouvait s’en dispenser[560]».
Toujours cachottier et mystérieux, suivant son habitude, le correspondant de Balleroy ne donnait pas la moindre explication sur ce nouveau voyage, entrepris presque au commencement de l’hiver. S’agissait-il d’autres partis pour le comte d’Agénois? Ou les négociations précédentes avaient-elles repris faveur? Máµáµ‰ de Maurepas, toujours si dévouée aux intérêts de d’Aiguillon, avait-elle mal secondé ces projets d’union? En un mot, quels sujets de mécontentement le neveu pouvait-il avoir contre sa tante pour manifester à son égard autant d’aigreur? Et n’était-ce pas, de la part de l’exilé volontaire, la dernière des maladresses, à ce moment même où le vieux Maurepas disparaissait pour toujours?
En effet le premier ministre de Louis XVI mourait à Versailles, le 21 novembre 1781[561]. Quand le duc d’Estissac, ami du défunt, vint annoncer au roi, avec des larmes dans les yeux, le décès de Maurepas: «Si vous faites une grande perte, lui dit Louis XVI, j’en fais, moi, une bien plus grande». Mais l’influence de la comtesse, toujours si considérable auprès du roi, ne pouvait-elle survivre à l’homme d’Etat?
Déjà , une année auparavant[562], et quelques jours après la mort de Marie-Thérèse[563], Mercy avait envisagé l’éventualité de celle de Maurepas et s’était préoccupé des candidats à une succession qui n’était pas encore ouverte. De sa propre autorité, il avait pressenti Marie-Antoinette à cet égard; et la princesse avait prié l’ambassadeur de lui chercher «un sujet qui lui convînt ainsi qu’à la chose... Je ne pourrais mieux m’en rapporter qu’à vous, lui disait-elle...». Proposition illusoire! gémit Mercy-Argenteau qui se défend d’accepter une telle responsabilité. «Sans cesse excité par la reine à lui dire ce qu’il pense, il est perpétuellement déjoué par des alentours que le goût immodéré de la dissipation rend nécessaires et qui par leurs importunités obtiennent les choses les plus absurdes... Timide et incertaine dans ses démarches», quand elle est livrée à elle-même, Marie-Antoinette devient entreprenante et active..., dès qu’elle est obsédée par sa société perfide et intrigante...»
Ce diplomate, qu’une pénible expérience a rendu enfin clairvoyant et sage, est las d’une telle mobilité d’esprit qui tourne à l’incohérence: peut-être même a-t-il constaté que cette prétendue franchise, après tant de crises d’étourderie, masque une certaine dissimulation; et, dans son découragement, il laisse entendre à son ministre qu’il serait bien aise d’être remplacé.
Quant à d’Aiguillon, toujours terré dans son domaine, il ne semble pas avoir regretté outre mesure son cher oncle, puisqu’il nous apparaît de si belle humeur, au milieu de cette foule de «filles et de femmes» qui le charment de leur présence.