— IV —

Puis ils se turent.

Le soleil, plus bas, semblait saigner; et une large traînée lumineuse, une route éblouissante courait sur l'eau depuis la limite de l'océan jusqu'au sillage de la barque.

Les derniers souffles de vent tombèrent; toute ride s'aplanit; et la voile immobile était rouge. Une accalmie illimitée semblait engourdir l'espace, faire le silence autour de cette rencontre d'éléments; tandis que, cambrant sous le ciel son ventre luisant et liquide, la mer, fiancée monstrueuse, attendait l'amant de feu qui descendait vers elle. Il précipitait sa chute, empourpré comme par le désir de leur embrasement. Il la joignit; et, peu à peu, elle le dévora.

Alors, de l'horizon, une fraîcheur accourut; un frisson plissa le sein mouvant de l'eau, comme si l'astre englouti eût jeté sur le monde un soupir d'apaisement.

Le crépuscule fut court; la nuit se déploya, criblée d'astres. Le père Lastique prit les rames; et on s'aperçut que la mer était phosphorescente. Jeanne et le vicomte, côte à côte, regardaient ces lueurs mouvantes que la barque laissait derrière elle. Ils ne songeaient presque plus, contemplant vaguement, aspirant le soir dans un bien-être délicieux; et comme Jeanne avait une main appuyée sur le banc, un doigt de son voisin se posa, comme par hasard, contre sa peau; elle ne remua point, surprise, heureuse, et confuse de ce contact si léger.

Quand elle fut rentrée le soir, dans sa chambre, elle se sentit étrangement remuée, et tellement attendrie que tout lui donnait envie de pleurer. Elle regarda sa pendule, pensa que la petite abeille battait à la façon d'un coeur, d'un coeur ami; qu'elle serait le témoin de toute sa vie, qu'elle accompagnerait ses joies et ses chagrins de ce tic-tac vif et régulier; et elle arrêta la mouche dorée pour mettre un baiser sur ses ailes. Elle aurait embrassé n'importe quoi. Elle se souvint d'avoir caché dans le fond d'un tiroir une vieille poupée d'autrefois; elle la rechercha, la revit avec la joie qu'on a en retrouvant des amies adorées; et, la serrant contre sa poitrine, elle cribla de baisers ardents les joues peintes et la filasse frisée du joujou.

Et, tout en le gardant en ses bras, elle songea.

Était-ce bien LUI l'époux promis par mille voix secrètes, qu'une Providence souverainement bonne avait ainsi jeté sur sa route? Était-ce bien l'être créé pour elle, à qui elle dévouerait son existence? Étaient-ils ces deux prédestinés dont les tendresses, se joignant, devaient s'étreindre, se mêler indissolublement, engendrer L'AMOUR?

Elle n'avait point encore ces élans tumultueux de tout son être, ces ravissements fous, ces soulèvements profonds qu'elle croyait être la passion; il lui semblait cependant qu'elle commençait à l'aimer; car elle se sentait parfois toute défaillante en pensant à lui; et elle y pensait sans cesse. Sa présence lui remuait le coeur; elle rougissait et pâlissait en rencontrant son regard, et frissonnait en entendant sa voix.

Elle dormit bien peu cette nuit-là.

Alors, de jour en jour, le troublant désir d'aimer l'envahit davantage. Elle se consultait sans cesse, consultait aussi les marguerites, les nuages, des pièces de monnaie jetées en l'air.

Or, un soir, son père lui dit:

— Fais-toi belle, demain matin.

Elle demanda:

— Pourquoi, papa?

Il reprit:

— C'est un secret.

Et quand elle descendit, le lendemain, toute fraîche dans une toilette claire, elle trouva la table du salon couverte de boîtes de bonbons; et, sur une chaise, un énorme bouquet.

Une voiture entra dans la cour. On lisait dessus: «Lerat, pâtissier à Fécamp. Repas de noces»; et Ludivine, aidée d'un marmiton, tirait d'une trappe ouvrant derrière la carriole, beaucoup de grands paniers plats qui sentaient bon.

Le vicomte de Lamare parut. Son pantalon était tendu et retenu sous de mignonnes bottes vernies qui faisaient voir la petitesse de son pied. Sa longue redingote, serrée à la taille, laissait sortir, par l'échancrure sur la poitrine, la dentelle de son jabot; et une cravate fine, à plusieurs tours, le forçait à porter haut sa belle tête brune empreinte d'une distinction grave. Il avait un autre air que de coutume, cet aspect particulier que la toilette donne subitement aux visages les mieux connus. Jeanne, stupéfaite, le regardait comme si elle ne l'avait point encore vu; elle le trouvait souverainement gentilhomme, grand seigneur de la tête aux pieds.

Il s'inclina, en souriant:

— Eh bien, ma commère, êtes-vous prête?

Elle balbutia:

— Mais quoi? Qu'y a-t-il donc?

— Tu le sauras tout à l'heure, dit le baron.

La calèche attelée s'avança, Mme Adélaïde descendit de sa chambre, en grand apparat au bras de Rosalie, qui parut tellement émue par l'élégance de M. de Lamare que petit père murmura:

— Dites donc, vicomte, je crois que notre bonne vous trouve à son goût.

Il rougit jusqu'aux oreilles, fit semblant de n'avoir pas entendu, et, s'emparant du gros bouquet, le présenta à Jeanne. Elle le prit plus étonnée encore. Tous les quatre montèrent en voiture; et la cuisinière Ludivine, qui apportait à la baronne un bouillon froid pour la soutenir, déclara:

— Vrai, madame, on dirait une noce.

On mit pied à terre en entrant dans Yport et, à mesure qu'on avançait à travers le village, les matelots, dans leurs hardes neuves dont les plis se voyaient, sortaient de leurs maisons, saluaient, serraient la main du baron et se mettaient à suivre, comme derrière une procession.

Le vicomte avait offert son bras à Jeanne et marchait en tête avec elle.

Lorsqu'on arriva devant l'église, on s'arrêta; et la grande croix d'argent parut, tenue droite par un enfant de choeur précédant un autre gamin rouge et blanc, qui portait l'urne d'eau bénite où trempait le goupillon.

Puis passèrent trois vieux chantres dont l'un boitait, puis le serpent, puis le curé soulevant de son ventre pointu l'étole dorée, croisée dessus. Il dit bonjour d'un sourire et d'un signe de tête; puis, les yeux mi-clos, les lèvres remuées d'une prière, la barrette enfoncée jusqu'au nez, il suivit son état-major en surplis en se dirigeant vers la mer.

Sur la plage, une foule attendait autour d'une barque neuve enguirlandée. Son mât, sa voile, ses cordages étaient couverts de longs rubans qui voltigeaient dans la brise, et son nomJEANNEapparaissait en lettres d'or, à l'arrière.

Le père Lastique, patron de ce bateau construit avec l'argent du baron, s'avança au-devant du cortège. Tous les hommes, d'un même mouvement, ôtèrent ensemble leurs coiffures; et une rangée de dévotes, encapuchonnées sous de vastes mantes noires à grands plis tombant des épaules, s'agenouillèrent en cercle à l'aspect de la croix.

Le curé, entre les deux enfants de choeur, s'en vint à l'un des bouts de l'embarcation, tandis qu'à l'autre, les trois vieux chantres, crasseux dans leur blanche vêture, le menton poileux, l'air grave, l'oeil sur le livre de plain-chant, détonnaient à pleine gueule dans la claire matinée.

Chaque fois qu'ils reprenaient haleine, le serpent tout seul continuait son mugissement; et, dans l'enflure de ses joues pleines de vent, ses petits yeux gris disparaissaient. La peau du front même, et celle du cou, semblaient décollées de la chair tant il se gonflait en soufflant.

La mer, immobile et transparente, semblait assister, recueillie, au baptême de sa nacelle, roulant à peine, avec un tout petit bruit de râteau grattant le galet, des vaguettes hautes comme le doigt. Et les grandes mouettes blanches aux ailes déployées passaient en décrivant des courbes dans le ciel bleu, s'éloignaient, revenaient d'un vol arrondi au-dessus de la foule agenouillée, comme pour voir aussi ce qu'on faisait là.

Mais le chant s'arrêta après un amen hurlé cinq minutes; et le prêtre, d'une voix empâtée, gloussa quelques mots latins dont on ne distinguait que les terminaisons sonores.

Il fit ensuite le tour de la barque en l'aspergeant d'eau bénite, puis il commença à murmurer desoremusen se tenant à présent le long d'un bordage en face du parrain et de la marraine qui demeuraient immobiles, la main dans la main.

Le jeune homme gardait sa figure grave de beau garçon, mais la jeune fille, étranglée par une émotion soudaine, défaillante, se mit à trembler tellement, que ses dents s'entrechoquaient. Le rêve qui la hantait depuis quelque temps venait de prendre tout à coup, dans une espèce d'hallucination, l'apparence d'une réalité. On avait parlé de noce, un prêtre était là, bénissant, des hommes en surplis psalmodiaient des prières; n'était-ce pas elle qu'on mariait?

Eut-elle dans les doigts une secousse nerveuse, l'obsession de son coeur avait-elle couru le long de ses veines jusqu'au coeur de son voisin? Comprit-il, devina-t-il, fut-il, comme elle, envahi par une sorte d'ivresse d'amour? ou bien, savait-il seulement, par expérience, qu'aucune femme ne lui résistait? Elle s'aperçut soudain qu'il pressait sa main, doucement d'abord, puis plus fort, plus fort, à la briser. Et, sans que sa figure remuât, sans que personne s'en aperçût, il dit, oui certes, il dit très distinctement:

— Oh! Jeanne, si vous vouliez, ce seraient nos fiançailles.

Elle baissa la tête d'un mouvement très lent qui peut-être voulait dire «oui». Et le prêtre qui jetait encore de l'eau bénite leur en envoya quelques gouttes sur les doigts.

C'était fini. Les femmes se relevaient. Le retour fut une débandade. La croix, entre les mains de l'enfant de choeur, avait perdu sa dignité; elle filait vite, oscillant de droite à gauche, ou bien penchée en avant, prête à tomber sur le nez. Le curé, qui ne priait plus, galopait derrière; les chantres et le serpent avaient disparu par une ruelle pour être plus tôt déshabillés, et les matelots, par groupes, se hâtaient. Une même pensée, qui mettait en leur tête comme une odeur de cuisine, allongeait les jambes, mouillait les bouches de salive, descendait jusqu'au fond des ventres où elle faisait chanter les boyaux.

Un bon déjeuner les attendait aux Peuples.

La grande table était mise dans la cour sous les pommiers. Soixante personnes y prirent place: marins et paysans. La baronne, au centre, avait à ses côtés les deux curés, celui d'Yport et celui des Peuples. Le baron, en face, était flanqué du maire et de sa femme, maigre campagnarde déjà vieille, qui adressait de tous les côtés une multitude de petits saluts. Elle avait une figure étroite serrée dans son grand bonnet normand, une vraie tête de poule à huppe blanche, avec un oeil tout rond et toujours étonné; et elle mangeait par petits coups rapides comme si elle eût picoté son assiette avec son nez.

Jeanne, à côté du parrain, voyageait dans le bonheur. Elle ne voyait plus rien, ne savait plus rien, et se taisait, la tête brouillée de joie.

Elle lui demanda:

— Quel est donc votre petit nom?

Il dit:

— Julien. Vous ne saviez pas?

Mais elle ne répondit point, pensant:

— Comme je le répéterai souvent, ce nom-là!

Quand le repas fut fini, on laissa la cour aux matelots et on passa de l'autre côté du château. La baronne se mit à faire son exercice, appuyée sur le baron, escortée de ses deux prêtres. Jeanne et Julien allèrent jusqu'au bosquet, entrèrent dans les petits chemins touffus; et tout à coup il lui saisit les mains:

— Dites, voulez-vous être ma femme?

Elle baissa encore la tête; et comme il balbutiait: «Répondez, je vous en supplie!» elle releva ses yeux vers lui, tout doucement; et il lut la réponse dans son regard.

Le baron, un matin, entra dans la chambre de Jeanne avant qu'elle fût levée, et s'asseyant sur les pieds du lit:

— M. le vicomte de Lamare nous a demandé ta main.

Elle eut envie de cacher sa figure sous les draps.

Son père reprit:

— Nous avons remis notre réponse à tantôt.

Elle haletait, étranglée par l'émotion. Au bout d'une minute le baron, qui souriait, ajouta:

— Nous n'avons rien voulu faire sans t'en parler. Ta mère et moi ne sommes pas opposés à ce mariage, sans prétendre cependant t'y engager. Tu es beaucoup plus riche que lui, mais, quand il s'agit du bonheur d'une vie, on ne doit pas se préoccuper de l'argent. Il n'a plus aucun parent; si tu l'épousais donc ce serait un fils qui entrerait dans notre famille, tandis qu'avec un autre, c'est toi, notre fille, qui irait chez des étrangers. Le garçon nous plaît. Te plairait-il… à toi?

Elle balbutia, rouge jusqu'aux cheveux:

— Je veux bien, papa.

Et petit père, en la regardant au fond des yeux, et riant toujours, murmura:

— Je m'en doutais un peu, mademoiselle.

Elle vécut jusqu'au soir comme si elle était grise, sans savoir ce qu'elle faisait, prenant machinalement des objets pour d'autres, et les jambes toutes molles de fatigue sans qu'elle eût marché.

Vers six heures, comme elle était assise avec petite mère sous le platane, le vicomte parut.

Le coeur de Jeanne se mit à battre follement. Le jeune homme s'avançait sans paraître ému. Lorsqu'il fut tout près, il prit les doigts de la baronne et les baisa puis, soulevant à son tour la main frémissante de la jeune fille, il y déposa de toutes ses lèvres un long baiser tendre et reconnaissant.

Et la radieuse saison des fiançailles commença. Ils causaient seuls dans les coins du salon, ou bien assis sur le talus au fond du bosquet devant la lande sauvage. Parfois, ils se promenaient dans l'allée de petite mère, lui, parlant d'avenir, elle, les yeux baissés sur la trace poudreuse du pied de la baronne.

Une fois la chose décidée, on voulut hâter le dénouement; il fut donc convenu que la cérémonie aurait lieu dans six semaines, au 15 août; et que les jeunes mariés partiraient immédiatement pour leur voyage de noces. Jeanne, consultée sur le pays qu'elle voulait visiter, se décida pour la Corse où l'on devait être plus seuls que dans les villes d'Italie.

Ils attendaient le moment fixé pour leur union sans impatience trop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse, savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts pressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent se mêler; et vaguement tourmentés par le désir indécis des grandes étreintes.

On résolut de n'inviter personne au mariage, à l'exception de tante Lison, la soeur de la baronne, qui vivait comme dame pensionnaire dans un couvent de Versailles.

Après la mort de leur père, la baronne avait voulu garder sa soeur avec elle; mais la vieille fille, poursuivie par l'idée qu'elle gênait tout le monde, qu'elle était inutile et importune, se retira dans une de ces maisons religieuses qui louent des appartements aux gens tristes et isolés dans l'existence.

Elle venait, de temps en temps, passer un mois ou deux dans sa famille.

C'était une petite femme qui parlait peu, s'effaçait toujours, apparaissait seulement aux heures des repas, et remontait ensuite dans sa chambre où elle restait enfermée sans cesse.

Elle avait un air bon et vieillot, bien qu'elle fût âgée seulement de quarante-deux ans, un oeil doux et triste; elle n'avait jamais compté pour rien dans sa famille. Toute petite, comme elle n'était point jolie ni turbulente, on ne l'embrassait guère; et elle restait tranquille et douce dans les coins. Depuis elle demeura toujours sacrifiée. Jeune fille, personne ne s'occupa d'elle.

C'était quelque chose comme une ombre ou un objet familier, un meuble vivant qu'on est accoutumé à voir chaque jour, mais dont on ne s'inquiète jamais.

Sa soeur, par habitude prise dans la maison paternelle, la considérait comme un être manqué, tout à fait insignifiant. On la traitait avec une familiarité sans gêne qui cachait une sorte de bonté méprisante. Elle s'appelait Lise et semblait gênée par ce nom pimpant et jeune. Quand on avait vu qu'elle ne se mariait pas, qu'elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait fait Lison. Depuis la naissance de Jeanne, elle était devenue «tante Lison», une humble parente, proprette, affreusement timide, même avec sa soeur et son beau-frère qui l'aimaient pourtant, mais d'une affection vague participant d'une tendresse indifférente, d'une compassion inconsciente et d'une bienveillance naturelle.

Quelquefois, quand la baronne parlait des choses lointaines de sa jeunesse, elle prononçait, pour fixer une date:

— C'était à l'époque du coup de tête de Lison.

On n'en disait jamais plus; et «ce coup de tête» restait comme enveloppé de brouillard.

Un soir Lise, âgée alors de vingt ans, s'était jetée à l'eau sans qu'on sût pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses manières, ne pouvait faire pressentir cette folie. On l'avait repêchée à moitié morte; et ses parents, levant des bras indignés, au lieu de chercher la cause mystérieuse de cette action, s'étaient contentés de parler du «coup de tête», comme ils parlaient de l'accident du cheval «Coco», qui s'était cassé la jambe un peu auparavant dans une ornière et qu'on avait été obligé d'abattre.

Depuis lors, Lise, bientôt Lison, fut considérée comme un esprit très faible. Le doux mépris qu'elle avait inspiré à ses proches s'infiltra lentement dans le coeur de tous les gens qui l'entouraient. La petite Jeanne elle-même, avec cette divination naturelle des enfants, ne s'occupait point d'elle, ne montait jamais l'embrasser dans son lit, ne pénétrait jamais dans sa chambre. La bonne Rosalie, qui donnait à cette chambre les quelques soins nécessaires, semblait seule savoir où elle était située.

Quand tante Lison entrait dans la salle à manger pour le déjeuner, la «Petite» allait, par habitude, lui tendre son front; et voilà tout.

Si quelqu'un voulait lui parler, on envoyait un domestique la quérir; et, quand elle n'était pas là, on ne s'occupait jamais d'elle, on ne songeait jamais à elle, on n'aurait jamais eu la pensée de s'inquiéter, de demander:

— Tiens, mais je n'ai pas vu Lison, ce matin.

Elle ne tenait point de place; c'était un de ces êtres qui demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l'existence, ni dans les habitudes, ni dans l'amour de ceux qui vivent à côté d'eux.

Quand on prononçait «tante Lison», ces deux mots n'éveillaient pour ainsi dire aucune affection en l'esprit de personne. C'est comme si on avait dit «la cafetière ou le sucrier».

Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets; ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriété de ne rendre aucun son. Ses mains paraissaient faites d'une espèce d'ouate, tant elle maniait légèrement et délicatement ce qu'elle touchait.

Elle arriva vers la mi-juillet, toute bouleversée par l'idée de ce mariage. Elle apportait une foule de cadeaux qui, venant d'elle, demeurèrent presque inaperçus.

Dès le lendemain de sa venue on ne remarqua plus qu'elle était là.

Mais en elle fermentait une émotion extraordinaire, et ses yeux ne quittaient point les fiancés. Elle s'occupa du trousseau avec une énergie singulière, une activité fiévreuse, travaillant comme une simple couturière dans sa chambre où personne ne la venait voir.

À tout moment elle présentait à la baronne des mouchoirs qu'elle avait ourlés elle-même, des serviettes dont elle avait brodé les chiffres, en demandant:

— Est-ce bien comme ça, Adélaïde?

Et petite mère, tout en examinant nonchalamment l'objet, répondait:

— Ne te donne donc pas tant de mal, ma pauvre Lison.

Un soir, vers la fin du mois, après une journée de lourde chaleur, la lune se leva dans une de ces nuits claires et tièdes, qui troublent, attendrissent, font s'exalter, semblent éveiller toutes les poésies secrètes de l'âme. Les souffles doux des champs entraient dans le salon tranquille. La baronne et son mari jouaient mollement une partie de cartes dans la clarté ronde que l'abat-jour de la lampe dessinait sur la table; tante Lison, assise entre eux, tricotait; et les jeunes gens, accoudés à la fenêtre ouverte, regardaient le jardin plein de clarté.

Le tilleul et le platane semaient leur ombre sur le grand gazon qui s'étendait ensuite, pâle et luisant, jusqu'au bosquet tout noir.

Attirée invinciblement par le charme tendre de cette nuit, par cet éclairement vaporeux des arbres et des massifs, Jeanne se tourna vers ses parents:

— Petit père, nous allons faire un tour là, sur l'herbe, devant le château.

Le baron dit, sans quitter son jeu: «Allez, mes enfants», et se remit à sa partie.

Ils sortirent et commencèrent à marcher lentement sur la grande pelouse blanche jusqu'au petit bois du fond.

L'heure avançait sans qu'ils songeassent à rentrer. La baronne, fatiguée, voulut monter à sa chambre:

— Il faut rappeler les amoureux, dit-elle.

Le baron, d'un coup d'oeil, parcourut le vaste jardin lumineux, où les deux ombres erraient doucement.

— Laisse-les donc, reprit-il, il fait si bon dehors! Lison va les attendre; n'est-ce pas, Lison?

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de sa voix timide:

— Certainement, je les attendrai.

Petit père souleva la baronne, et, lassé lui-même par la chaleur du jour:

— Je vais me coucher aussi, dit-il.

Et il partit avec sa femme.

Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le bras du fauteuil l'ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille, elle vint s'accouder à la fenêtre et contempla la nuit charmante.

Les deux fiancés allaient sans fin, à travers le gazon, du bosquet jusqu'au perron, du perron jusqu'au bosquet. Ils se serraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortis d'eux-mêmes, tout mêlés à la poésie visible qui s'exhalait de la terre.

Jeanne, tout à coup, aperçut dans le cadre de la fenêtre la silhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de la lampe.

— Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde.

Le vicomte releva la tête, et, de cette voix indifférente qui parle sans pensée:

— Oui, tante Lison nous regarde.

Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s'aimer.

Mais la rosée couvrait l'herbe, ils eurent un petit frisson de fraîcheur.

— Rentrons maintenant, dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s'était remise à tricoter; elle avait le front penché sur son travail; et ses doigts maigres tremblaient un peu, comme s'ils eussent été très fatigués.

Jeanne s'approcha:

— Tante, on va dormir, à présent.

La vieille fille tourna les yeux; ils étaient rouges comme si elle eût pleuré. Les amoureux n'y prirent point garde; mais le jeune homme aperçut soudain les fins souliers de la jeune fille tout couverts d'eau. Il fut saisi d'inquiétude et demanda tendrement:

— N'avez-vous point froid à vos chers petits pieds?

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d'un tremblement si fort que son ouvrage s'en échappa; la pelote de laine roula au loin sur le parquet; et, cachant brusquement sa figure dans ses mains, elle se mit à pleurer par grands sanglots convulsifs.

Les deux fiancés la regardaient stupéfaits, immobiles. Jeanne brusquement se mit à ses genoux, écarta ses bras, bouleversée, répétant:

— Mais qu'as-tu, mais qu'as-tu, tante Lison?

Alors la pauvre femme, balbutiant, avec la voix toute mouillée de larmes, et le corps crispé de chagrin, répondit:

— C'est quand il t'a demandé… N'avez-vous pas froid à… à… à vos chers petits pieds?… on ne m'a jamais dit de ces choses- là… à moi… jamais… jamais…

Jeanne, surprise, apitoyée, eut cependant envie de rire à la pensée d'un amoureux débitant des tendresses à Lison; et le vicomte s'était retourné pour cacher sa gaieté.

Mais la tante se leva soudain, laissa sa laine à terre et son tricot sur le fauteuil, et elle se sauva sans lumière dans l'escalier sombre, cherchant sa chambre à tâtons.

Restés seuls, les deux jeunes gens se regardèrent, égayés et attendris. Jeanne murmura:

— Cette pauvre tante!…

Julien reprit:

— Elle doit être un peu folle, ce soir.

Ils se tenaient les mains sans se décider à se séparer, et doucement, tout doucement, ils échangèrent leur premier baiser devant le siège vide que venait de quitter tante Lison.

Ils ne pensaient plus guère, le lendemain, aux larmes de la vieille fille.

Les deux semaines qui précédèrent le mariage laissèrent Jeanne assez calme et tranquille comme si elle eût été fatiguée d'émotions douces.

Elle n'eut pas non plus le temps de réfléchir durant la matinée du jour décisif. Elle éprouvait seulement une grande sensation de vide en tout son corps, comme si sa chair, son sang, ses os se fussent fondus sous la peau; et elle s'apercevait, en touchant les objets, que ses doigts tremblaient beaucoup.

Elle ne reprit possession d'elle que dans le choeur de l'église pendant l'office.

Mariée! Ainsi elle était mariée! La succession de choses, de mouvements, d'événements accomplis depuis l'aube lui paraissait un rêve, un vrai rêve. Il est de ces moments où tout semble changé autour de nous; les gestes même ont une signification nouvelle; jusqu'aux heures qui ne semblent plus à leur place ordinaire.

Elle se sentait étourdie, étonnée surtout. La veille encore rien n'était modifié dans son existence; l'espoir constant de sa vie devenait seulement plus proche, presque palpable. Elle s'était endormie jeune fille; elle était femme maintenant.

Donc elle avait franchi cette barrière qui semble cacher l'avenir avec toutes ses joies, ses bonheurs rêvés. Elle sentait comme une porte ouverte devant elle; elle allait entrer dans l'Attendu.

La cérémonie finissait. On passa dans la sacristie presque vide; car on n'avait invité personne; puis on ressortit.

Quand ils apparurent sur la porte de l'église, un fracas formidable fit faire un bond à la mariée et pousser un grand cri à la baronne: c'était une salve de coups de fusil tirée par les paysans; et jusqu'aux Peuples les détonations ne cessèrent plus.

Une collation était servie pour la famille, le curé des châtelains et celui d'Yport, le marié et les témoins choisis parmi les gros cultivateurs des environs.

Puis on fit un tour dans le jardin pour attendre le dîner. Le baron, la baronne, tante Lison, le maire et l'abbé Picot se mirent à parcourir l'allée de petite mère; tandis que, dans l'allée en face, l'autre prêtre lisait son bréviaire en marchant à grands pas.

On entendait, de l'autre côté du château, la gaieté bruyante des paysans qui buvaient du cidre sous les pommiers. Tout le pays, endimanché, emplissait la cour. Les gars et les filles se poursuivaient.

Jeanne et Julien traversèrent le bosquet, puis montèrent sur le talus, et, muets tous deux, se mirent à regarder la mer. Il faisait un peu frais, bien qu'on fût au milieu d'août; le vent du nord soufflait, et le grand soleil luisait durement dans le ciel tout bleu.

Les jeunes gens, pour trouver de l'abri, traversèrent la lande en tournant à droite, voulant gagner la vallée ondulante et boisée qui descend vers Yport. Dès qu'ils eurent atteint les taillis, aucun souffle ne les effleura plus, et ils quittèrent le chemin pour prendre un étroit sentier s'enfonçant sous les feuilles. Ils pouvaient à peine marcher de front; alors elle sentit un bras qui se glissait lentement autour de sa taille.

Elle ne disait rien, haletante, le coeur précipité, la respiration coupée. Des branches basses leur caressaient les cheveux; ils se courbaient souvent pour passer. Elle cueillit une feuille; deux bêtes à bon Dieu, pareilles à deux frêles coquillages rouges, étaient blotties dessous.

Alors elle dit, innocente et rassurée un peu:

— Tiens, un ménage.

Julien effleura son oreille de sa bouche:

— Ce soir vous serez ma femme.

Quoiqu'elle eût appris bien des choses dans son séjour aux champs, elle ne songeait encore qu'à la poésie de l'amour, et fut surprise. Sa femme? ne l'était-elle pas déjà?

Alors il se mit à l'embrasser à petits baisers rapides sur la tempe et sur le cou, là où frisaient les premiers cheveux. Saisie à chaque fois par ces baisers d'homme auxquels elle n'était point habituée, elle penchait instinctivement la tête de l'autre côté pour éviter cette caresse qui la ravissait cependant.

Mais ils se trouvèrent soudain sur la lisière du bois. Elle s'arrêta, confuse d'être si loin. Qu'allait-on penser?

— Retournons, dit-elle.

Il retira le bras dont il serrait sa taille, et, en se tournant tous deux, ils se trouvèrent face à face, si près qu'ils sentirent leurs haleines sur leurs visages; et ils se regardèrent. Ils se regardèrent d'un de ces regards fixes, aigus, pénétrants, où deux âmes croient se mêler. Ils se cherchèrent dans leurs yeux, derrière leurs yeux, dans cet inconnu impénétrable de l'être, ils se sondèrent dans une muette et obstinée interrogation. Que seraient-ils l'un pour l'autre? Que serait cette vie qu'ils commençaient ensemble? Que se réservaient-ils l'un à l'autre de joies, de bonheurs ou de désillusions en ce long tête-à-tête indissoluble du mariage? Et il leur sembla, à tous les deux, qu'ils ne s'étaient pas encore vus.

Et tout à coup, Julien, posant ses deux mains sur les épaules de sa femme, lui jeta à pleine bouche un baiser profond comme elle n'en avait jamais reçu. Il descendit, ce baiser, il pénétra dans ses veines et dans ses moelles; et elle en eut une telle secousse mystérieuse qu'elle repoussa éperdument Julien de ses deux bras, et faillit tomber sur le dos.

— Allons-nous-en. Allons-nous-en, balbutia-t-elle.

Il ne répondit pas, mais il lui prit les mains qu'il garda dans les siennes.

Ils n'échangèrent plus un mot jusqu'à la maison. Le reste de l'après-midi sembla long.

On se mit à table à la nuit tombante.

Le dîner fut simple et assez court, contrairement aux usages normands. Une sorte de gêne paralysait les convives. Seuls les deux prêtres, le maire et les quatre fermiers invités montrèrent un peu de cette grosse gaieté qui doit accompagner les noces.

Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il était neuf heures environ; on allait prendre le café. Au-dehors, sous les pommiers de la première cour, le bal champêtre commençait. Par la fenêtre ouverte on apercevait toute la fête. Des lumignons pendus aux branches donnaient aux feuilles des nuances de vert-de-gris. Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant un air de danse sauvage qu'accompagnaient faiblement deux violons et une clarinette juchés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson des instruments; et la frêle musique déchirée par les voix déchaînées semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de quelques notes éparpillées.

Deux grandes barriques entourées de torches flambantes versaient à boire à la foule. Deux servantes étaient occupées à rincer incessamment les verres et les bols dans un baquet, pour les tendre, encore ruisselants d'eau, sous les robinets d'où coulait le filet rouge du vin ou le filet d'or du cidre pur. Et les danseurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu'ils préféraient.

Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromage et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps en temps, et, sous le plafond de feuilles illuminées, cette fête saine et violente donnait aux convives mornes de la salle l'envie de danser aussi, de boire au ventre de ces grosses futailles en mangeant une tranche de pain avec du beurre et un oignon cru.

Le maire qui battait la mesure avec son couteau s'écria:

— Sacristi! ça va bien, c'est comme qui dirait les noces deGanache.

Un frisson de rire étouffé courut. Mais l'abbé Picot, ennemi naturel de l'autorité civile, répliqua:

— Vous voulez dire de Cana.

L'autre n'accepta pas la leçon.

— Non, monsieur le curé, je m'entends; quand je dis Ganache, c'est Ganache.

On se leva et on passa dans le salon. Puis on alla se mêler un peu au populaire en goguette. Puis les invités se retirèrent.

Le baron et la baronne eurent à voix basse une sorte de querelle. Mme Adélaïde, plus essoufflée que jamais, semblait refuser ce que demandait son mari; enfin elle dit, presque haut:

— Non, mon ami, je ne peux pas, je ne saurais comment m'y prendre.

Petit père alors, la quittant brusquement, s'approcha de Jeanne.

— Veux-tu faire un tour avec moi, fillette?

Tout émue, elle répondit:

— Comme tu voudras, papa.

Ils sortirent.

Dès qu'ils furent devant la porte, du côté de la mer, un petit vent sec les saisit. Un de ces vents froids d'été, qui sentent déjà l'automne.

Des nuages galopaient dans le ciel, voilant, puis redécouvrant les étoiles.

Le baron serrait contre lui le bras de sa fille en lui pressant tendrement la main. Ils marchèrent quelques minutes. Il semblait indécis, troublé. Enfin il se décida.

— Mignonne, je vais remplir un rôle difficile qui devrait revenir à ta mère; mais comme elle s'y refuse, il faut bien que je prenne sa place. J'ignore ce que tu sais des choses de l'existence. Il est des mystères qu'on cache soigneusement aux enfants, aux filles surtout, aux filles qui doivent rester pures d'esprit, irréprochablement pures jusqu'à l'heure où nous les remettons entre les bras de l'homme qui prendra soin de leur bonheur. C'est à lui qu'il appartient de lever ce voile jeté sur le doux secret de la vie. Mais elles, si aucun soupçon ne les a encore effleurées, se révoltent souvent devant la réalité un peu brutale cachée derrière les rêves. Blessées en leur âme, blessées même en leur corps, elles refusent à l'époux ce que la loi, la loi humaine et la loi naturelle lui accordent comme un droit absolu. Je ne puis t'en dire davantage, ma chérie; mais n'oublie point ceci, que tu appartiens tout entière à ton mari.

Que savait-elle au juste? que devinait-elle? Elle s'était mise à trembler, oppressée d'une mélancolie accablante et douloureuse comme un pressentiment.

Ils rentrèrent. Une surprise les arrêta sur la porte du salon. Mme Adélaïde sanglotait sur le coeur de Julien. Ses pleurs, des pleurs bruyants poussés comme par un soufflet de forge, semblaient lui sortir en même temps du nez, de la bouche et des yeux; et le jeune homme interdit, gauche, soutenait la grosse femme abattue en ses bras pour lui recommander sa chérie, sa mignonne, son adorée fillette.

Le baron se précipita: «Oh! pas de scène; pas d'attendrissement, je vous prie», et, prenant sa femme, il l'assit dans un fauteuil pendant qu'elle s'essuyait le visage. Il se tourna ensuite vers Jeanne:

— Allons, petite, embrasse ta mère bien vite et va te coucher.

Prête à pleurer aussi, elle embrassa ses parents rapidement et s'enfuit.

Tante Lison s'était déjà retirée en sa chambre. Le baron et sa femme restèrent seuls avec Julien. Et ils demeuraient si gênés tous les trois qu'aucune parole ne leur venait, les deux hommes en tenue de soirée, debout, les yeux perdus, Mme Adélaïde abattue sur son siège avec des restes de sanglots dans la gorge. Leur embarras devenait intolérable, le baron se mit à parler du voyage que les jeunes gens devaient entreprendre dans quelques jours.

Jeanne, dans sa chambre, se laissait déshabiller par Rosalie qui pleurait comme une source. Les mains errant au hasard, elle ne trouvait plus ni les cordons ni les épingles et elle semblait assurément plus émue encore que sa maîtresse. Mais Jeanne ne songeait guère aux larmes de sa bonne; il lui semblait qu'elle était entrée dans un autre monde, partie sur une autre terre, séparée de tout ce qu'elle avait connu, de tout ce qu'elle avait chéri. Tout lui semblait bouleversé dans sa vie et dans sa pensée; même cette idée étrange lui vint: «Aimait-elle son mari?» Voilà qu'il lui apparaissait tout à coup comme un étranger qu'elle connaissait à peine. Trois mois auparavant elle ne savait point qu'il existait, et maintenant elle était sa femme. Pourquoi cela? Pourquoi tomber si vite dans le mariage comme dans un trou ouvert sous vos pas?

Quand elle fut en toilette de nuit, elle se glissa dans son lit; et ses draps un peu frais, faisant frissonner sa peau, augmentèrent cette sensation de froid, de solitude, de tristesse qui lui pesait sur l'âme depuis deux heures.

Rosalie s'enfuit, toujours sanglotant; et Jeanne attendit. Elle attendit anxieuse, le coeur crispé, ce je ne sais quoi deviné, et annoncé en termes confus par son père, cette révélation mystérieuse de ce qui est le grand secret de l'amour.

Sans qu'elle eût entendu monter l'escalier, on frappa trois coups légers contre sa porte. Elle tressaillit horriblement et ne répondit point. On frappa de nouveau, puis la serrure grinça. Elle se cacha la tête sous ses couvertures, comme si un voleur eût pénétré chez elle. Des bottines craquèrent doucement sur le parquet; et soudain on toucha son lit.

Elle eut un sursaut nerveux et poussa un petit cri; et, dégageant sa tête, elle vit Julien debout devant elle, qui souriait en la regardant.

— Oh! que vous m'avez fait peur! dit-elle.

Il reprit:

— Vous ne m'attendiez donc point?

Elle ne répondit pas. Il était en grande toilette, avec sa figure grave de beau garçon; et elle se sentit affreusement honteuse d'être couchée ainsi devant cet homme si correct.

Ils ne savaient que dire, que faire, n'osant même pas se regarder à cette heure sérieuse et décisive d'où dépend l'intime bonheur de toute la vie.

Il sentait vaguement peut-être quel danger offre cette bataille, et quelle souple possession de soi, quelle rusée tendresse il faut pour ne froisser aucune des subtiles pudeurs, des infinies délicatesses d'une âme virginale et nourrie de rêves.

Alors, doucement, il lui prit la main qu'il baisa, et, s'agenouillant auprès du lit comme devant un autel, il murmura d'une voix aussi légère qu'un souffle:

— Voudrez-vous m'aimer?

Elle, rassurée tout à coup, souleva sur l'oreiller sa tête ennuagée de dentelles, et elle sourit:

— Je vous aime déjà, mon ami.

Il mit en sa bouche les petits doigts fins de sa femme, et la voix changée par ce bâillon de chair:

— Voulez-vous me prouver que vous m'aimez?

Elle répondit, troublée de nouveau, sans bien comprendre ce qu'elle disait, sous le souvenir des paroles de son père:

— Je suis à vous, mon ami.

Il couvrit son poignet de baisers mouillés, et, se redressant lentement, il approchait de son visage qu'elle recommençait à cacher.

Soudain, jetant un bras en avant par-dessus le lit, il enlaça sa femme à travers les draps, tandis que, glissant son autre bras sous l'oreiller, il le soulevait avec la tête: et, tout bas, tout bas il demanda:

— Alors, vous voulez bien me faire une toute petite place à côté de vous?

Elle eut peur, une peur d'instinct, et balbutia:

— Oh! pas encore, je vous prie.

Il sembla désappointé, un peu froissé, et il reprit d'un ton toujours suppliant, mais plus brusque:

— Pourquoi plus tard puisque nous finirons toujours par là?

Elle lui en voulut de ce mot; mais soumise et résignée, elle répéta pour la deuxième fois:

— Je suis à vous, mon ami.

Alors, il disparut bien vite dans le cabinet de toilette; et elle entendait distinctement ses mouvements avec des froissements d'habits défaits, un bruit d'argent dans la poche, la chute successive des bottines.

Et tout à coup, en caleçon, en chaussettes, il traversa vivement la chambre pour aller déposer sa montre sur la cheminée. Puis il retourna, en courant, dans la petite pièce voisine, remua quelque temps encore et Jeanne se retourna rapidement de l'autre côté en fermant les yeux, quand elle sentit qu'il arrivait.

Elle fit un soubresaut, comme pour se jeter à terre lorsque glissa vivement contre sa jambe une autre jambe froide et velue; et, la figure dans ses mains, éperdue, prête à crier de peur et d'effarement, elle se blottit tout au fond du lit.

Aussitôt, il la prit en ses bras, bien qu'elle lui tournât le dos, et il baisait voracement son cou, les dentelles flottantes de sa coiffure de nuit et le col brodé de sa chemise.

Elle ne remuait pas, raidie dans une horrible anxiété, sentant une main forte qui cherchait sa poitrine cachée entre ses coudes. Elle haletait, bouleversée sous cet attouchement brutal; et elle avait surtout envie de se sauver, de courir par la maison, de s'enfermer quelque part, loin de cet homme.

Il ne bougeait plus. Elle recevait sa chaleur dans son dos. Alors son effroi s'apaisa encore et elle pensa brusquement qu'elle n'aurait qu'à se retourner pour l'embrasser.

À la fin, il parut s'impatienter, et d'une voix attristée:

— Vous ne voulez donc point être ma petite femme?

Elle murmura à travers ses doigts:

— Est-ce que je ne la suis pas?

Il répondit avec une nuance de mauvaise humeur:

— Mais non, ma chère, voyons, ne vous moquez pas de moi.

Elle se sentit toute remuée par le ton mécontent de sa voix; et elle se tourna tout à coup vers lui pour lui demander pardon.

Il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affamé d'elle; et il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers fous, toute sa face et le haut de sa gorge, l'étourdissant de caresses. Elle avait ouvert les mains et restait inerte sous ses efforts, ne sachant plus ce qu'elle faisait, ce qu'il faisait, dans un trouble de pensée qui ne lui laissait rien comprendre. Mais une souffrance aiguë la déchira soudain; et elle se mit à gémir, tordue dans ses bras, pendant qu'il la possédait violemment.

Que se passa-t-il ensuite? Elle n'en eut guère le souvenir, car elle avait perdu la tête; il lui sembla seulement qu'il lui jetait sur les lèvres une grêle de petits baisers reconnaissants.

Puis il dut lui parler et elle dut lui répondre. Puis il fit d'autres tentatives qu'elle repoussa avec épouvante; et comme elle se débattait, elle rencontra sur sa poitrine ce poil épais qu'elle avait déjà senti sur sa jambe, et elle se recula de saisissement.

Las enfin de la solliciter sans succès, il demeura immobile sur le dos.

Alors elle songea; elle se dit, désespérée jusqu'au fond de son âme, dans la désillusion d'une ivresse rêvée si différente, d'une chère attente détruite, d'une félicité crevée: «Voilà donc ce qu'il appelle être sa femme; c'est cela! c'est cela!»

Et elle resta longtemps ainsi, désolée, l'oeil errant sur les tapisseries du mur, sur la vieille légende d'amour qui enveloppait sa chambre.

Mais, comme Julien ne parlait plus, ne remuait plus, elle tourna lentement son regard vers lui, et elle s'aperçut qu'il dormait! Il dormait, la bouche entrouverte, le visage calme! Il dormait!

Elle ne le pouvait croire, se sentant indignée, plus outragée par ce sommeil que par sa brutalité, traitée comme la première venue. Pouvait-il dormir une nuit pareille? Ce qui s'était passé entre eux n'avait donc pour lui rien de surprenant? Oh! elle eût mieux aimé être frappée, violentée encore, meurtrie de caresses odieuses jusqu'à perdre connaissance.

Elle resta immobile, appuyée sur un coude, penchée vers lui, écoutant entre ses lèvres passer un léger souffle qui, parfois, prenait une apparence de ronflement.

Le jour parut, terne d'abord, puis clair, puis rose, puis éclatant. Julien ouvrit les yeux, bâilla, étendit ses bras, regarda sa femme, sourit, et demanda:

— As-tu bien dormi, ma chérie?

Elle s'aperçut qu'il lui disait «tu» maintenant et elle répondit, stupéfaite:

— Mais oui. Et vous?

Il dit:

— Oh! moi, fort bien.

Et, se tournant vers elle, il l'embrassa, puis se mit à causer tranquillement. Il lui développait des projets de vie, avec des idées d'économie; et ce mot revenu plusieurs fois étonnait Jeanne. Elle l'écoutait sans bien saisir le sens des paroles, le regardait, songeait à mille choses rapides qui passaient, effleurant à peine son esprit.

Huit heures sonnèrent. «Allons, il faut nous lever, dit-il, nous serions ridicules en restant tard au lit», et il descendit le premier. Quand il eut fini sa toilette, il aida gentiment sa femme en tous les menus détails de la sienne, ne permettant pas qu'on appelât Rosalie.

Au moment de sortir, il l'arrêta.

— Tu sais, entre nous, nous pouvons nous tutoyer maintenant, mais devant tes parents il vaut mieux attendre encore. Ce sera tout naturel en revenant de notre voyage de noces.

Elle ne se montra qu'à l'heure du déjeuner. Et la journée s'écoula ainsi qu'à l'ordinaire comme si rien de nouveau n'était survenu. Il n'y avait qu'un homme de plus dans la maison.

Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporter àMarseille.

Après l'angoisse du premier soir, Jeanne s'était habituée déjà au contact de Julien, à ses baisers, à ses caresses tendres, bien que sa répugnance n'eût pas diminué pour leurs rapports plus intimes.

Elle le trouvait beau, elle l'aimait; elle se sentait de nouveau heureuse et gaie.

Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seule semblait émue; et elle mit, au moment où la voiture allait partir, une grosse bourse lourde comme du plomb dans la main de sa fille:

— C'est pour tes petites dépenses de jeune femme, dit-elle.

Jeanne la jeta dans sa poche; et les chevaux détalèrent.

Vers le soir, Julien lui dit:

— Combien ta mère t'a-t-elle donné dans cette bourse?

Elle n'y pensait plus et elle la versa sur ses genoux. Un flot d'or se répandit: deux mille francs. Elle battit des mains: «Je ferai des folies», et elle resserra l'argent.

Après huit jours de route, par une chaleur terrible, ils arrivèrent à Marseille.

Et le lendemain leRoi-Louis, un petit paquebot qui allait àNaples en passant par Ajaccio, les emportait vers la Corse.

La Corse! les maquis! les bandits! les montagnes! la patrie de Napoléon! Il semblait à Jeanne qu'elle sortait de la réalité pour entrer, tout éveillée, dans un rêve.

Côte à côte sur le pont du navire, ils regardaient courir les falaises de la Provence. La mer immobile, d'un azur puissant, comme figée, comme durcie dans la lumière ardente qui tombait du soleil, s'étalait sous le ciel infini, d'un bleu presque exagéré.

Elle dit:

— Te rappelles-tu notre promenade dans le bateau du pèreLastique?

Au lieu de répondre, il lui jeta rapidement un baiser dans l'oreille.

Les roues du vapeur battaient l'eau, troublant son épais sommeil; et par-derrière une longue trace écumeuse, une grande traînée pâle où l'onde remuée moussait comme du champagne, allongeait jusqu'à perte de vue le sillage tout droit du bâtiment.

Soudain, vers l'avant, à quelques brasses seulement, un énorme poisson, un dauphin, bondit hors de l'eau, puis y replongea la tête la première et disparut. Jeanne toute saisie eut peur, poussa un cri, et se jeta sur la poitrine de Julien. Puis elle se mit à rire de sa frayeur, et regarda, anxieuse, si la bête n'allait pas reparaître. Au bout de quelques secondes elle jaillit de nouveau comme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba, ressortit encore; puis elles furent deux, puis trois, puis six qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte à leur frère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Elles passaient à gauche, revenaient à droite du navire, et tantôt ensemble, tantôt l'une après l'autre, comme dans un jeu, dans une poursuite gaie, elles s'élançaient en l'air par un grand saut qui décrivait une courbe, puis elles replongeaient à la queue leu leu.

Jeanne battait des mains, tressaillait, ravie, à chaque apparition des énormes et souples nageurs. Son coeur bondissait comme eux dans une joie folle et enfantine.

Tout à coup, ils disparurent. On les aperçut encore une fois, très loin, vers la pleine mer; puis on ne les vit plus, et Jeanne ressentit, pendant quelques secondes, un chagrin de leur départ.

Le soir venait, un soir calme, radieux, plein de clarté, de paix heureuse. Pas un frisson dans l'air ou sur l'eau; et ce repos illimité de la mer et du ciel s'étendait aux âmes engourdies où pas un frisson non plus ne passait.

Le grand soleil s'enfonçait doucement là-bas, vers l'Afrique invisible, l'Afrique, la terre brûlante dont on croyait déjà sentir les ardeurs; mais une sorte de caresse fraîche, qui n'était cependant pas même une apparence de brise, effleura les visages lorsque l'astre eut disparu.

Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine où l'on sentait toutes les horribles odeurs des paquebots; et ils s'étendirent tous les deux sur le pont, flanc contre flanc, roulés dans leurs manteaux. Julien s'endormit tout de suite; mais Jeanne restait les yeux ouverts, agitée par l'inconnu du voyage. Le bruit monotone des roues la berçait; et elle regardait au-dessus d'elle ces légions d'étoiles si claires, d'une lumière aiguë, scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.

Vers le matin, cependant, elle s'assoupit. Des bruits, des voix la réveillèrent. Les matelots, en chantant, faisaient la toilette du navire. Elle secoua son mari, immobile dans le sommeil, et ils se levèrent.

Elle buvait avec exaltation la saveur de la brume salée qui lui pénétrait jusqu'au bout des doigts. Partout la mer. Pourtant, vers l'avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l'aube naissante, une sorte d'accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés, semblait posée sur les flots.

Puis cela apparut plus distinct; les formes se marquèrent davantage sur le ciel éclairci; une grande ligne de montagnes cornues et bizarres surgit: la Corse, enveloppée dans une sorte de voile léger.

Et le soleil se leva derrière, dessinant toutes les saillies des crêtes en ombres noires; puis tous les sommets s'allumèrent tandis que le reste de l'île demeurait embrumé de vapeur.

Le capitaine, un vieux petit homme tanné, séché, raccourci, racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont, et, d'une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par les cris poussés dans les bourrasques, il dit à Jeanne:

— La sentez-vous, cette gueuse-là?

Elle sentait en effet une forte et singulière odeur de plantes, d'arômes sauvages.

Le capitaine reprit:

— C'est la Corse qui fleure comme ça, madame; c'est son odeur de jolie femme, à elle. Après vingt ans d'absence, je la reconnaîtrais à cinq milles au large. J'en suis. Lui, là-bas, à Sainte-Hélène, il en parle toujours, paraît-il, de l'odeur de son pays. Il est de ma famille.

Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua là-bas, à travers l'océan, le grand empereur prisonnier qui était de sa famille.

Jeanne fut tellement émue qu'elle faillit pleurer.

Puis le marin tendit le bras vers l'horizon:

— Les Sanguinaires! dit-il.

Julien, debout près de sa femme, la tenait par la taille, et tous deux regardaient au loin pour découvrir le point indiqué.

Ils aperçurent enfin quelques rochers en forme de pyramides, que le navire contourna bientôt pour entrer dans un golfe immense et tranquille, entouré d'un peuple de hauts sommets dont les pentes basses semblaient couvertes de mousses.

Le capitaine indiqua cette verdure: «Le maquis.»

À mesure qu'on avançait, le cercle des monts semblait se refermer derrière le bâtiment qui nageait avec lenteur dans un lac d'azur si transparent qu'on en voyait parfois le fond.

Et la ville apparut soudain, toute blanche, au fond du golfe, au bord des flots, au pied des montagnes.

Quelques petits bateaux italiens étaient à l'ancre dans le port. Quatre ou cinq barques s'en vinrent rôder autour duRoi-Louispour chercher ses passagers.

Julien, qui réunissait les bagages, demanda tout bas à sa femme:

— C'est assez, n'est-ce pas, de donner vingt sous à l'homme de service?

Depuis huit jours il posait à tout moment la même question, dont elle souffrait chaque fois. Elle répondit avec un peu d'impatience:

— Quand on n'est pas sûr de donner assez, on donne trop.

Sans cesse, il discutait avec les maîtres et les garçons d'hôtel, avec les voituriers, avec les vendeurs de n'importe quoi, et quand il avait, à force d'arguties, obtenu un rabais quelconque, il disait à Jeanne, en se frottant les mains:

— Je n'aime pas être volé.

Elle tremblait en voyant venir les notes, sûre d'avance des observations qu'il allait faire sur chaque article, humiliée par ces marchandages, rougissant jusqu'aux cheveux sous le regard méprisant des domestiques qui suivaient son mari de l'oeil en gardant au fond de la main son insuffisant pourboire.

Il eut encore une discussion avec le batelier qui les mit à terre.

Le premier arbre qu'elle vit fut un palmier!

Ils descendirent dans un grand hôtel vide, à l'encoignure d'une vaste place, et se firent servir à déjeuner.

Lorsqu'ils eurent fini le dessert, au moment où Jeanne se levait pour aller vagabonder par la ville, Julien, la prenant dans ses bras, lui murmura tendrement à l'oreille:

— Si nous nous couchions un peu, ma chatte?

Elle resta surprise:

— Nous coucher? Mais je ne me sens pas fatiguée.

Il l'enlaça.

— J'ai envie de toi. Tu comprends? Depuis deux jours!…

Elle s'empourpra, honteuse, balbutiant:

— Oh! maintenant! Mais que dirait-on? Comment oserais-tu demander une chambre en plein jour? Oh! Julien, je t'en supplie.

Mais il l'interrompit:

— Je m'en moque un peu de ce que peuvent dire et penser des gens d'hôtel. Tu vas voir comme ça me gêne.

Et il sonna.

Elle ne disait plus rien, les yeux baissés, révoltée toujours dans son âme et dans sa chair, devant ce désir incessant de l'époux, n'obéissant qu'avec dégoût, résignée, mais humiliée, voyant là quelque chose de bestial, de dégradant, une saleté enfin.

Ses sens dormaient encore, et son mari la traitait maintenant comme si elle eût partagé ses ardeurs.

Quand le garçon fut arrivé, Julien lui demanda de les conduire à leur chambre. L'homme, un vrai Corse velu jusque dans les yeux, ne comprenait pas, affirmait que l'appartement serait préparé pour la nuit.

Julien impatienté s'expliqua:

— Non, tout de suite. Nous sommes fatigués du voyage, nous voulons nous reposer.

Alors un sourire glissa dans la barbe du valet et Jeanne eut envie de se sauver.

Quand ils redescendirent, une heure plus tard, elle n'osait plus passer devant les gens qu'elle rencontrait, persuadée qu'ils allaient rire et chuchoter derrière son dos. Elle en voulait en son coeur à Julien de ne pas comprendre cela, de n'avoir point ces fines pudeurs, ces délicatesses d'instinct; et elle sentait entre elle et lui comme un voile, un obstacle, s'apercevant pour la première fois que deux personnes ne se pénètrent jamais jusqu'à l'âme, jusqu'au fond des pensées, qu'elles marchent côte à côte, enlacées parfois, mais non mêlées, et que l'être moral de chacun de nous reste éternellement seul par la vie.

Ils demeurèrent trois jours dans cette petite ville cachée au fond de son golfe bleu, chaude comme dans une fournaise derrière son rideau de montagnes qui ne laisse jamais le vent souffler jusqu'à elle.

Puis un itinéraire fut arrêté pour leur voyage, et, afin de ne reculer devant aucun passage difficile, ils décidèrent de louer des chevaux. Ils prirent donc deux petits étalons corses à l'oeil furieux, maigres et infatigables, et se mirent en route un matin au lever du jour. Un guide monté sur une mule les accompagnait et portait les provisions, car les auberges sont inconnues en ce pays sauvage.

La route suivait d'abord le golfe pour s'enfoncer dans une vallée peu profonde allant vers les grands monts. Souvent, on traversait des torrents presque secs; une apparence de ruisseau remuait encore sous les pierres, comme une bête cachée, faisait un glouglou timide. Le pays inculte semblait tout nu. Les flancs des côtes étaient couverts de hautes herbes, jaunes en cette saison brûlante. Parfois on rencontrait un montagnard soit à pied, soit sur son petit cheval, soit à califourchon sur son âne gros comme un chien. Et tous avaient sur le dos le fusil chargé, vieilles armes rouillées, redoutables en leurs mains.

Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l'île est couverte semblait épaissir l'air; et la route allait s'élevant lentement au milieu des longs replis des monts.

Les sommets de granit rose ou bleu donnaient au vaste paysage des tons de féerie; et, sur les pentes plus basses, des forêts de châtaigniers immenses avaient l'air de buissons verts tant les vagues de la terre soulevée sont géantes en ce pays.

Quelquefois le guide, tendant la main vers les hauteurs escarpées, disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, ne voyaient rien, puis découvraient enfin quelque chose de gris pareil à un amas de pierres tombées du sommet. C'était un village, un petit hameau de granit accroché là, cramponné comme un vrai nid d'oiseau, presque invisible sur l'immense montagne.

Ce long voyage au pas énervait Jeanne.

— Courons un peu, dit-elle.

Et elle lança son cheval. Puis comme elle n'entendait pas son mari galoper près d'elle, elle se retourna et se mit à rire d'un rire fou en le voyant accourir, pâle, tenant la crinière de la bête et bondissant étrangement. Sa beauté même, sa figure de beau cavalier rendaient plus drôles sa maladresse et sa peur.

Ils se mirent alors à trotter doucement. La route, maintenant, s'étendait entre deux interminables taillis qui couvraient toute la côte, comme un manteau.

C'était le maquis, l'impénétrable maquis, formé de chênes verts, de genévriers, d'arbousiers, de lentisques, d'alaternes, de bruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis que reliaient entre eux, les mêlant comme des chevelures, des clématites enlaçantes, des fougères monstrueuses, des chèvrefeuilles, des cystes, des romarins, des lavandes, des ronces, jetant sur le dos des monts une inextricable toison.

Ils avaient faim. Le guide les rejoignit et les conduisit auprès d'une de ces sources charmantes, si fréquentes dans les pays escarpés, fil mince et rond d'eau glacée qui sort d'un petit trou dans la roche et coule au bout d'une feuille de châtaignier disposée par un passant pour amener le courant menu jusqu'à la bouche.

Jeanne se sentait tellement heureuse qu'elle avait grand-peine à ne point jeter des cris d'allégresse.

Ils repartirent et commencèrent à descendre, en contournant le golfe de Sagone.

Vers le soir, ils traversèrent Cargèse, le village grec fondé là, jadis, par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes et belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la taille fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe auprès d'une fontaine. Julien leur ayant crié «Bonsoir», elles répondirent d'une voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné.

En arrivant à Piana, il fallut demander l'hospitalité comme dans les temps anciens et dans les contrées perdues. Jeanne frissonnait de joie en attendant que s'ouvrît la porte où Julien avait frappé. Oh! c'était bien un voyage, cela! avec tout l'imprévu des routes inexplorées.

Ils s'adressaient justement à un jeune ménage. On les reçut comme les patriarches devaient recevoir l'hôte envoyé de Dieu, et ils dormirent sur une paillasse de maïs, dans une vieille maison vermoulue dont toute la charpente piquée des vers, parcourue par les longs tarets mangeurs de poutres, bruissait, semblait vivre et soupirer.

Ils partirent au soleil levant et bientôt ils s'arrêtèrent en face d'une forêt, d'une vraie forêt de granit pourpré. C'étaient des pics, des colonnes, des clochetons, des figures surprenantes modelées par le temps, le vent rongeur et la brume de mer.

Hauts jusqu'à trois cents mètres, minces, ronds, tortus, crochus, difformes, imprévus, fantastiques, ces surprenants rochers semblaient des arbres, des plantes, des bêtes, des monuments, des hommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseaux démesurés, tout un peuple monstrueux, une ménagerie de cauchemar pétrifiée par le vouloir de quelque Dieu extravagant.

Jeanne ne parlait plus, le coeur serré, et elle prit la main de Julien qu'elle étreignit, envahie d'un besoin d'aimer devant cette beauté des choses.

Et soudain, sortant de ce chaos, ils découvrirent un nouveau golfe ceint tout entier d'une muraille sanglante de granit rouge. Et dans la mer bleue ces roches écarlates se reflétaient.

Jeanne balbutia: «Oh! Julien!» sans trouver d'autres mots, attendrie d'admiration, la gorge étranglée; et deux larmes coulèrent de ses yeux. Il la regardait, stupéfait, demandant:

— Qu'as-tu, ma chatte?

Elle essuya ses joues, sourit et, d'une voix un peu tremblante:

— Ce n'est rien… c'est nerveux… Je ne sais pas… J'ai été saisie. Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le coeur.


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