Chapter 3

Ou ne s'accorde point sur la raison qui fit donner à ce pirate le nom du chevreau(Kid).L'acte par lequel Guillaume III, roi d'Angleterre, l'investit de sa commission sur la galèrel'Aventure, en 1695, commence par les mots: «A notre féal et bien-aimé capitaine William Kid, commandant, etc. Salut.» Mais il est certain que, dès lors, c'était un nom de guerre. Les uns disent qu'il avait coutume, étant élégant et raffiné, de porter toujours, au combat et à la manœuvre, de délicats gants de chevreau à revers en dentelle de Flandres; d'autres assurent que dans ses pires tueries, il s'écriait: «Moi qui suis doux et bon comme un chevreau nouveau-né;» d'autres encore prétendent qu'il enfermait l'or et les joyaux dans des sacs très souples, faits de peau de jeune chèvre, et que l'usage lui en vint du jour où il pilla un vaisseau chargé de vif-argent dont il emplit mille poches de cuir, qui sont encore enterrées au flanc d'une petite colline dans les îles Barbades. Il suffit de savoir que son pavillon de soie noire était brodé d'une tête de mort et d'une tête de chevreau, et que son cachet était gravé de même. Ceux qui cherchent les nombreux trésors qu'il cacha sur les côtes des continents d'Asie et d'Amérique, font marcher devant eux un petit chevreau noir, qui doit gémir à l'endroit où le capitaine enfouit son butin; mais aucun n'a réussi. Barbe-Noire lui-même, qui avait été renseigné par un ancien matelot de Kid, Gabriel Loff, ne trouva dans les dunes, sur lesquelles est bâti aujourd'hui Fort Providence, que des gouttes éparses de vif-argent suintant à travers les sables. Et toutes ces fouilles sont inutiles, car le capitaine Kid déclara que ses cachettes resteraient éternellement inconnues à cause de «l'homme au baquet sanglant.» Kid, en effet, fut hanté par cet homme pendant toute sa vie, et les trésors de Kid sont hantés et défendus par lui, depuis sa mort.

Lord Bellamont, gouverneur des Barbades, irrité par l'énorme butin des pirates dans les Indes Occidentales, équipa la galèrel'Aventure, et obtint du roi, pour le capitaine Kid, la commission de commandant. Depuis longtemps Kid était jaloux du fameux Ireland, qui pillait tous les convois; il promit à lord Bellamont de prendre sa chaloupe et de le ramener avec ses compagnons pour les faire exécuter.L'Aventureportait trente canons et cent cinquante hommes. D'abord Kid toucha Madère et s'y fournit de vin; puis Bonavist, pour y embarquer du sel; enfin, Saint-Iago, où il s'approvisionna complètement. Et de là il fil voile vers l'entrée de la Mer Rouge, où, dans le Golfe Persique, il y a un endroit d'une petite île qui se nomme la Clef de Bab.

C'est là que le capitaine Kid réunit ses compagnons et leur fit hisser le pavillon noir à tête de mort. Ils jurèrent tous, sur la hache, obéissance absolue aux règlements des pirates. Chaque homme avait droit au vote, et titre égal aux provisions fraîches et liqueurs fortes. Les jeux de cartes et de dés étaient interdits. Les lumières et chandelles devaient être éteintes à huit heures du soir. Si un homme voulait boire plus tard, il buvait sur le pont, dans la nuit, à ciel ouvert. La compagnie ne recevrait ni femme ni jeune garçon. Celui qui en introduirait sous déguisement serait puni de mort. Les canons, pistolets et coutelas devaient être entretenus et astiqués. Les querelles se vicieraient à terre, au sabre et au pistolet. Le capitaine et le quartier-maître auraient droit à deux parts; le maître, le bosseman et le canonnier, à une et demie; les autres officiers à une un quart. Repos pour les musiciens le jour du Sabbat.

Le premier navire qu'ils rencontrèrent était hollandais, commandé par le Schipper Mitchel. Kid hissa le pavillon français et donna la chasse. Le navire montra aussitôt les couleurs françaises; sur quoi le pirate héla en français. Le Schipper avait un Français à bord, qui répondit. Kid lui demanda s'il avait un passe-port. Le Français dit que oui: «Eh bien, par Dieu, répondit Kid, en vertu de votre passe-port, je vous prends pour capitaine de ce navire.» Et aussitôt, il le fit pendre à la vergue. Puis il fit venir les Hollandais un à un. Il les interrogea, et, feignant de ne point entendre le flamand, ordonna pour chaque prisonnier: «Français—la planche!» On attacha une planche au bout-dehors. Tous les Hollandais coururent dessus, nus, devant la pointe du coutelas du bosseman, et sautèrent dans la mer.

A cet instant, le canonnier du capitaine Kid, Moor, éleva la voix: «Capitaine, cria-t-il, pourquoi tuez-vous ces hommes?» Moor était ivre. Le capitaine se retourna, et, saisissant un baquet, le lui asséna sur la tête. Moor tomba, le crâne fendu. Le capitaine Kid fit laver le baquet, auquel les cheveux s'étaient collés, avec du sang caillé. Aucun homme de l'équipage ne voulut plus y tremper le faubert. On laissa le baquet attaché au bastingage.

De ce jour, le capitaine Kid fut hanté par l'homme au baquet. Quand il prit le vaisseau maureQueda, monté par des Indous et des Arméniens, avec dix mille livres d'or, au partage du butin l'homme au baquet sanglant était assis sur les ducats. Kid le vit bien et jura. Il descendit à sa cabine et vida une tasse de bombou. Puis, de retour sur le pont, il fit jeter l'ancien baquet à la mer. A l'abordage du riche vaisseau marchand leMocco, on ne trouva pas de quoi mesurer les parts de poudre d'or du capitaine. «Plein un baquet» dit une voix derrière l'épaule de Kid. Il trancha l'air de son coutelas et essuya ses lèvres, qui écumaient. Puis il fit pendre les Arméniens. Les hommes de l'équipage semblaient n'avoir rien entendu. Lorsque Kid attaqual'Hirondelle, il s'étendit sur sa couchette après le partage. Quand il se réveilla, il se sentit trempé de sueur, et appela un matelot pour lui demander de quoi se laver. L'homme lui apporta de l'eau dans une cuvette d'étain. Kid le regarda fixement et hurla: «Est-ce là te conduire en gentilhomme de fortune? Misérable! tu m'apportes un baquet plein de sang!» Le matelot s'enfuit. Kid le fit débarquer et abandonner marron, avec un fusil, une bouteille de poudre et une bouteille d'eau. Il n'eut point d'autre raison pour enterrer son butin en différents lieux solitaires, parmi les sables, que la persuasion où il était que toutes les nuits le canonnier assassiné venait vider la soute à or avec son baquet pour jeter les richesses à la mer.

Kid se fit prendre au large de New-York. Lord Bellamont l'envoya à Londres. Il fut condamné à la potence. On le pendit sur le quai de l'Exécution, avec son habit rouge et ses gants. Au moment où le bourreau lui enfonça sur les yeux le bonnet noir, le capitaine Kid se débattit et cria: «Sacredieu! je savais bien qu'il me mettrait son baquet sur la tête!» Le cadavre noirci resta accroché dans les chaînes pendant plus de vingt ans.

Le capitaine Kennedy était Irlandais et ne savait ni lire, ni écrire. Il parvint au grade de lieutenant, sous le grand Roberts, pour le talent qu'il avait dans la torture. Il possédait parfaitement l'art de tordre une mèche autour du front d'un prisonnier, jusqu'à lui faire sortir les yeux, ou de lui caresser la figure avec des feuilles de palmier enflammées. Sa réputation fut consacrée au jugement qui fut fait, à bord leCorsaire, de Darby Mullin, soupçonné de trahison. Les juges s'assirent contre l'habitacle du timonier, devant un grand bol de punch, avec des pipes et du tabac; puis le procès commença. On allait voter sur la sentence, quand un des juges proposa de fumer encore une pipe avant la délibération. Alors Kennedy se leva, tira sa pipe de sa bouche, cracha, et parla en ces termes:

—«Sacredieu! messieurs et gentilshommes de fortune, le diable m'emporte si nous ne pendons pas Darby Mullin, mon vieux camarade. Darby est un bon garçon, sacredieu! jean-foutre qui dirait le contraire, et nous sommes gentilshommes, diable! On a souqué ensemble, sacredieu! et je l'aime de tout mon cœur, foutre! Messieurs et gentilshommes de fortune, je le connais bien; c'est un vrai bougre; s'il vit, il ne se repentira jamais; le diable m'emporte s'il se repent, n'est-ce pas, mon vieux Darby? Pendons-le, sacredieu! et, avec la permission de l'honorable compagnie, je vais boire un bon coup à sa santé.»

Ce discours parut admirable et digne de plus belles oraisons militaires qui sont rapportées par les anciens. Roberts fut enchanté. De ce jour, Kennedy prit de l'ambition. Au large des Barbades, Roberts s'étant égaré dans une chaloupe à la poursuite d'un vaisseau portugais, Kennedy força ses compagnons à l'élire capitaine duCorsaire, et fit voile à son compte. Ils coulèrent et pillèrent nombre de brigantines et galères, chargées de sucre et de tabac du Brésil, sans compter la poudre d'or, et les sacs pleins de doublons et de pièces de huit. Leur drapeau était de soie noire, avec une tête de mort, un sablier, deux os croisés, et au-dessous un cœur surmonté d'un dard, d'où tombaient trois gouttes de sang. En cet équipage, ils rencontrèrent une chaloupe bien paisible de Virginie, dont le capitaine était un Quaker pieux, nommé Knot. Cet homme de Dieu n'avait à son bord ni rhum, ni pistolet, ni sabre, ni coutelas; il était vêtu d'un long habit noir, et coiffé d'un chapeau à larges bords de couleur pareille.

—Sacredieu! dit le capitaine Kennedy, c'est un bon vivant, et gai; voilà ce que j'aime; on ne fera pas de mal à mon ami, Monsieur le capitaine Knot, qui est habillé de façon si réjouissante.

M. Knot s'inclina, en faisant des mommeries silencieuses.

—Amen, dit M. Knot. Ainsi soit-il.

Les pirates firent des cadeaux à M. Knot. Ils lui offrirent trente moidores, dix rouleaux de tabac du Brésil, et des sachets d'émeraudes. M. Knot prit très bien les moidores, les pierres précieuses et le tabac.

—Ce sont des présents qu'il est permis d'accepter, pour en faire un usage pieux. Ah! plût au ciel que nos amis, qui sillonnent la mer, fussent tous animés de semblables sentiments! Le Seigneur accepte toutes les restitutions. Ce sont, pour ainsi dire, les membres du veau, et les parties de l'idole Dagon, que vous lui offrez, mes amis, en sacrifice. Dagon règne encore dans ces pays profanes, et son or donne de mauvaises tentations.

—Bougre de Dagon, dit Kennedy, tais ta gueule, sacredieu! prends ce qu'on te donne, et bois un coup.

Alors, M. Knot s'inclina paisiblement: mais il refusa son quart de rhum.

—Messieurs mes amis, dit-il...

—Gentilshommes de fortune, sacredieu! cria Kennedy.

—Messieurs mes amis gentilshommes, reprit M. Knot, les liqueurs fortes sont, pour ainsi dire, des aiguillons de tentation que notre faible chair ne saurait point supporter. Vous autres, mes amis...

—Gentilshommes de fortune, sacredieu! cria Kennedy.

—Tous autres, mes amis et fortunés gentilshommes, reprit M. Knot, qui êtes endurcis par de longues épreuves contre le Tentateur, il est possible, probable, dirai-je, que vous n'en souffrez point d'inconvénient; mais vos amis seraient incommodés, gravement incommodés ...

—Incommodés au diable! dit Kennedy. Cet homme parle admirablement, mais je bois mieux. Il nous mènera en Caroline voir ses excellents amis qui possèdent sans doute d'autres membres du veau qu'il dit. N'est-ce pas, Monsieur le capitaine Dagon?

—Ainsi soit-il, dit le Quaker, mais Knot est mon nom.

Et il s'inclina encore. Les grands bords de son chapeau tremblaient sous le vent.

LeCorsairejeta l'ancre dans une crique favorite de l'homme de Dieu. Il promit d'amener ses amis, et revint, en effet, le soir même, avec une compagnie de soldats envoyés par M. Spotswood, gouverneur de la Caroline. L'homme de Dieu jura à ses amis, les fortunés gentilshommes, que ce n'était qu'à l'effet de les empêcher d'introduire en ces pays profanes leurs tentatrices liqueurs. Et quand les pirates furent arrêtés:

—Ah! mes amis, dit M. Knot, acceptez toutes les mortifications, ainsi que je l'ai fait.

—Sacredieu! mortification est le mot, jura Kennedy.

Il fut mis aux fers à bord d'un transport pour être jugé à Londres. Old Bailey le reçut. Il fit des croix sur tous ses interrogatoires, et y posa la même marque que sur ses quittances de prise. Son dernier discours fut prononcé sur le quai de l'Exécution, où la brise de mer ballottait les cadavres d'anciens gentilshommes de fortune, pendus dans leurs chaînes.

—Sacredieu! c'est bien de l'honneur, dit Kennedy en regardant les pendus. Ils vont m'accrocher à côté du capitaine Kid. Il n'a plus d'yeux, mais cela doit bien être lui. Il n'y avait que lui pour porter un si riche habit de drap cramoisi. Kid a toujours été un homme élégant. Et il écrivait! Il connaissait ses lettres, foutre! Une si belle main! Excuse, capitaine. (Il salua le corps sec en habit cramoisi). Mais on a été aussi gentilhomme de fortune.

Le Major Stede Bonnet était un gentilhomme retraité de l'armée qui vivait sur ses plantages, dans l'île de Barbados, vers 1715. Ses champs de cannes à sucre et de caféiers lui donnaient des revenus, et il fumait avec plaisir du tabac qu'il cultivait lui-même. Ayant été marié, il n'avait point été heureux en ménage, et on disait que sa femme lui avait tourné la cervelle. En effet sa manie ne le prit guère qu'après la quarantaine, et d'abord ses voisins et ses domestiques y cédèrent innocemment.

La manie du Major Stede Bonnet fut telle. En toute occasion, il commença de déprécier la tactique terrestre et de louer la marine. Les seuls noms qu'il eût à la bouche étaient ceux d'Avery, de Charles Vane, de Benjamin Hornigold et d'Edward Teach. C'étaient, selon lui, de hardis navigateurs et des hommes d'entreprise. Ils écumaient dans ce temps la mer des Antilles. S'il advenait qu'on les nommât pirates devant le major, celui-ci s'écriait:

—Loué donc soit Dieu pour avoir permis à ces pirates, comme vous dites, de donner l'exemple de la vie franche et commune que menaient nos aïeux. Lors il n'y avait point de possesseurs de richesses, ni de gardiens de femmes, ni d'esclaves pour fournir le sucre, le coton ou l'indigo; mais un dieu généreux dispensait toutes choses et chacun en recevait sa part. Voilà pourquoi j'admire extrêmement les hommes libres qui partagent les biens entre eux et mènent ensemble la vie des compagnons de fortune.

Parcourant ses plantages, le Major frappait souvent l'épaule d'un travailleur:

—Et ne ferais-tu pas mieux, imbécile, d'arrimer dans quelque flûte ou brigantine les ballots de la misérable plante sur les pousses de laquelle tu verses ici ta sueur?

Presque tous les soirs, le major réunissait ses serviteurs sous les appentis à grains, où il leur lisait, à la chandelle, tandis que des mouches de couleur bruissaient autour, les grandes actions des pirates d'Hispaniola et de l'île de la Tortue. Car des feuilles volantes avertissaient de leurs rapines les villages et les fermes.

—Excellent Vane! s'écriait le Major. Brave Hornigold, véritable corne d'abondance emplie d'or! Sublime Avery, chargé des joyaux du grand Mogol et roi de Madagascar! Amirable Teach, qui as su gouverner successivement quatorze femmes et t'en débarrasser, et qui as imaginé de livrer tous les soirs la dernière (elle n'a que seize ans) à tes meilleurs compagnons (par pure générosité, grandeur d'âme et science du monde) dans ta bonne île d'Okerecok! O qu'heureux serait celui qui suivrait votre sillage, celui qui boirait son rhum avec toi, Barbe-Noire, maître dela Revanche de la Reine Anne!

Tous discours que les domestiques du Major écoutaient avec surprise et en silence; et les paroles du Major n'étaient interrompues que par le léger bruit mat des petits lézards, à mesure qu'ils tombaient du toit, la frayeur relâchant les ventouses de leurs pattes. Puis le Major, abritant la chandelle de la main, traçait de sa canne parmi les feuilles de tabac toutes les manœuvres navales de ces grands capitaines et menaçait de laloi de Moïse(c'est ainsi que les pirates nomment une bastonnade de quarante coups) quiconque ne comprendrait point la finesse des évolutions tactiques propres à la flibuste.

Finalement le Major Stede Bonnet ne put y résister davantage; et, ayant acheté une vieille chaloupe de dix pièces de canon, il l'équipa de tout ce qui convenait à la piraterie comme coutelas, arquebuses, échelles, planches, grappins, haches, Bibles (pour prêter serment), pipes de rhum, lanternes, suie à noircir le visage, poix, mèches à faire brûler entre les doigts des riches marchands et force drapeaux noirs à tête de mort blanche, avec deux fémurs croisés et le nom du vaisseau:la Revanche.Puis, il fît monter soudain à bord soixante-dix de ses domestiques et prit la mer, de nuit, droit à l'Ouest, rasant Saint-Vincent, pour doubler le Yucatan et écumer toutes les côtes jusqu'à Savannah (où il n'arriva point).

Le Major Stede Bonnet ne connaissait rien aux choses de la mer. Il commença donc à perdre la tête entre la boussole et l'astrolabe, brouillant artimon avec artillerie, misaine avec dizaine, bout-dehors avec boute-selle, lumières de caronade avec lumières de canon, écoutille avec écouvillon, commandant de charger pour carguer, bref, tant agité par le tumulte des mots inconnus et le mouvement inusité de la mer, qu'il pensa regagner la terre de Barbados, si le glorieux désir de hisser le drapeau noir à la vue du premier vaisseau ne l'eût maintenu dans son dessein. Il n'avait embarqué nulles provisions, comptant sur son pillage. Mais la première nuit on n'aperçut pas les feux de la moindre flûte. Le Major Stede Bonnet décida donc qu'il faudrait attaquer un village.

Ayant rangé tous ses hommes sur le pont, il leur distribua des coutelas neufs et les exhorta à la plus grande férocité; puis fit apporter un baquet de suie dont il se noircit lui-même le visage, en leur ordonnant de l'imiter, ce qu'ils firent non sans gaieté.

Enfin, jugeant d'après ses souvenirs qu'il convenait de stimuler son équipage avec quelque boisson coutumière aux pirates, il leur fît avaler à chacun une pinte de rhum mêlée de poudre (n'ayant point de vin qui est l'ingrédient ordinaire en piraterie). Les domestiques du Major obéirent; mais, contrairement aux usages, leur figure ne s'enflamma pas de fureur. Ils s'avancèrent avec assez d'ensemble à bâbord et à tribord, et, penchant leurs faces noires sur les bastingages, offrirent cette mixture à la mer scélérate. Après quoi,la Revancheétant à peu près échouée sur la côte de Saint-Vincent, ils débarquèrent en chancelant.

L'heure était matinale, et les visages étonnés des villageois n'excitaient point à la colère. Le cœur du Major lui-même n'était pas disposé à des hurlements. Il fît donc fièrement l'emplette de riz et de légumes secs avec du porc salé, lesquels il paya (en façon de pirate et fort noblement, lui sembla-t-il) avec deux barriques de rhum et un vieux câble. Après quoi, les hommes réussirent péniblement à remettre laRevancheà flot; et le Major Stede Bonnet, enflé de sa première conquête, reprit la mer.

Il fit voile tout le jour et toute la nuit, ne sachant point de quel vent il était poussé. Vers l'aube du second jour, s'étant assoupi contre l'habitacle du timonier, fort gêné de son coutelas et de son espingole, le Major Stede Bonnet fut éveillé par le cri:

—Ohé de la chaloupe!

Et il aperçut à une encablure le bout-dehors d'un vaisseau qui se balançait. Un homme très barbu était à la proue. Un petit drapeau noir flottait au mât.

—Hisse notre pavillon de mort! s'écria le Major Stede Bonnet.

Et, se souvenant que son titre était d'armée de terre, il décida sur le champ de prendre un autre nom, suivant d'illustres exemples. Sans aucun retard, il répondit donc:

—Chaloupela Revanche, commandée par moi, capitaine Thomas, avec mes compagnons de fortune.

Sur quoi l'homme barbu se mit à rire:

—Bien rencontré, compagnon, dit-il. Nous pourrons voguer de conserve. Et venez boire un peu de rhum à bord dela Revanche de la Reine Anne.

Le Major Stede Bonnet comprit de suite qu'il avait rencontré le capitaine Teach, Barbe-Noire, le plus fameux de ceux qu'il admirait. Mais sa joie fut moins grande qu'il ne l'eût pensé. Il eut le sentiment qu'il allait perdre sa liberté de pirate. Taciturne, il passa sur le bord du vaisseau de Teach, qui le reçut avec beaucoup de grâce, le verre en main.

—Compagnon, dit Barbe-Noire, tu me plais infiniment. Mais tu navigues avec imprudence. Et, si tu m'en crois, capitaine Thomas, tu demeureras dans notre bon vaisseau, et je ferai diriger ta chaloupe par ce brave homme très expérimenté qui s'appelle Richards; et sur le vaisseau de Barbe-Noire tu auras tout loisir de profiter en la liberté d'existence des gentilshommes de fortune.

Le Major Stede Bonnet n'osa refuser. On le débarrassa de son coutelas et de son espingole. Il prêta serment sur la hache (car Barbe-Noire ne pouvait supporter la vue d'une Bible) et on lui assigna sa ration de biscuit et de rhum, avec sa part des prises futures. Le Major ne s'était point imaginé que la vie des pirates fût aussi réglementée. Il subit les fureurs de Barbe-Noire et les affres de la navigation. Etant parti de Barbados en gentilhomme, afin d'être pirate à sa fantaisie, il fut ainsi contraint de devenir véritablement pirate surla Revanche de la Reine Anne.

Il mena cette vie pendant trois mois, durant lesquels il assista son maître dans treize prises, puis trouva moyen de repasser sur sa propre chaloupe,la Revanche, sous le commandement de Richards. En quoi il fut prudent, car la nuit suivante, Barbe-Noire fut attaqué à l'entrée de son île d'Okerecok par le lieutenant Maynard, qui arrivait de Bathtown. Barbe-Noire fut tué dans le combat, et le lieutenant ordonna qu'on lui coupât la tête et qu'on l'attachât au bout de son beaupré; ce qui fut fait.

Cependant, le pauvre capitaine Thomas s'enfuit vers la Caroline du Sud et navigua tristement encore plusieurs semaines. Le gouverneur de Charlestown, averti de son passage, délégua le colonel Rhet pour s'emparer de lui à l'île de Sullivans. Le capitaine Thomas se laissa prendre. Il fut mené à Charlestown en grande pompe, sous le nom de Major Stede Bonnet, qu'il réassura sitôt qu'il le put. Il fut mis en geôle jusqu'au 10 novembre 1718, où il comparut devant la cour de la vice-amirauté. Le chef de la justice, Nicolas Trot, le condamna à mort par le très beau discours que voici:

—Major Stede Bonnet, vous êtes convaincu de deux accusations de piraterie: mais vous savez que vous avez pillé au moins treize vaisseaux. En sorte que vous pourriez être accusé de onze chefs de plus; mais deux nous suffiront (dit Nicolas Trot), car ils sont contraires à la loi divine qui ordonne:Tu ne déroberas point(Exod. 20, 15) et l'apôtre saint Paul déclare expressémentque les larrons n'hériteront point le Royaume de Dieu(I. Cor. 6, 10). Mais encore êtes-vous coupable d'homicide: et les assassins (dit Nicolas Trot)auront leur part dans l'étang ardent de feu et de soufre qui est la seconde mort(Apoc. 21, 8). Et qui donc (dit Nicolas Trot) pourraséjourner avec les ardeurs éternelles?(Esaï. 33,14). Ah! Major Stede Bonnet, j'ai juste raison de craindre que les principes de la religion dont on a imbu votre jeunesse (dit Nicolas Trot) ne soient très corrompus par votre mauvaise vie et par votre trop grande application à la littérature et à la vaine philosophie de ce temps; carsi votre plaisir eût été en la loi de l'Eternel(dit Nicolas Trot)et que vous l'eussiez méditée nuit et jour(Psal. I, 2,) vous auriez trouvé quela parole de Dieu était une lampe à vos pieds et une lumière à vos sentiers(Psal. 119, 105). Mais ainsi n'avez-vous fait. Il ne vous reste donc qu'à vous fier surl'Agneau de Dieu(dit Nicolas Trot)qui ôte le péché du monde(Jean. I, 29)qui est venu pour sauver ce qui était perdu(Mathieu. 18,11), et a promisqu'il ne jettera point dehors celui qui viendra à lui(Jean. 6, 37). En sorte que si vous voulez retourner à lui, quoique tard (dit Nicolas Trot), comme les ouvriers de la onzième heure dans la parabole des vignerons (Mathieu. 20, 6, 9), il pourra encore vous recevoir. Cependant la cour prononce (dit Nicolas Trot) que vous serez conduit au lieu de l'exécution où vous serez pendu par le col jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Le Major Stede Bonnet, ayant écouté avec componction le discours du chef de la justice, Nicolas Trot, fut pendu le même jour à Charlestown comme larron et pirate.

M. William Burke s'éleva de la condition la plus basse à une renommée éternelle. Il naquit en Irlande et débuta comme cordonnier. Il exerça ce métier pendant plusieurs années à Edimbourg, où il fit son ami de M. Hare sur lequel il eut une grande influence. Dans la collaboration de MM. Burke et Hare, il n'y a point de doute que la puissance inventive et simplificatrice n'ait appartenu à M. Burke. Mais leurs noms restent inséparables dans l'art comme ceux de Beaumont et Fletcher. Ils vécurent ensemble, travaillèrent ensemble et furent pris ensemble. M. Hare ne protesta jamais contre la faveur populaire qui s'attacha particulièrement à la personne de M. Burke. Un si complet désintéressement n'a pas reçu sa récompense. C'est M. Burke qui a légué sou nom au procédé spécial qui mit les deux collaborateurs en honneur. Le monosyllabeburkevivra longtemps encore sur les lèvres des hommes, que déjà la personne de Hare aura disparu dans l'oubli qui se répand injustement sur les travailleurs obscurs.

M. Burke paraît avoir apporté dans son œuvre la fantaisie féerique de Bile verte où il était né. Son âme dut être trempée des récits du folklore. Il y a, dans ce qu'il a fait, comme un lointain relent desMille et une Nuits.Semblable au calife errant le long des jardins nocturnes de Bagdad, il désira de mystérieuses aventures, étant curieux de récits inconnus et de personnes étrangères. Semblable au grand esclave noir armé d'un lourd cimeterre, il ne trouva point de plus digne conclusion à sa volupté que la mort pour les autres. Mais son originalité anglo-saxonne consista en ce qu'il réussit à tirer le parti le plus pratique de ses rôderiez d'imagination de Celte. Quand sa jouissance artistique était terminée, que faisait l'esclave noir, je vous prie, de ceux à qui il avait coupé la tête? Avec une barbarie tout arabe il les dépeçait en quartiers pour les conserver, salés, dans un sous-sol. Quel profit en tirait-il? Aucun. M. Burke fut infiniment supérieur.

En quelque façon, M. Hare lui servit de Dinarzade. Il semble que le pouvoir d'invention de M. Burke ait été spécialement excité par la présence de son ami. L'illusion de leurs rêves leur permit de se servir d'un galetas pour y loger de pompeuses visions. M. Hare vivait dans un petit cabinet, au sixième étage d'une haute maison très peuplée d'Edimbourg. Un canapé, une grande caisse et quelques ustensiles de toilette, sans doute, en composaient presque tout le mobilier. Sur une petite table, une bouteille de whisky avec trois verres. De règle, M. Burke ne recevait qu'une personne à la fois, jamais la même. Sa façon était d'inviter un passant inconnu, à la nuit tombante. Il errait dans les rues pour examiner les visages qui lui donnaient de la curiosité. Quelquefois il choisissait au hasard. Il s'adressait à l'étranger avec toute la politesse qu'aurait pu y mettre Haroun-Al-Raschid. L'étranger gravissait les six étages du galetas de M. Hare. On lui cédait le canapé; on lui offrait du whisky d'Ecosse à boire. M. Burke le questionnait sur les incidents les plus surprenants de son existence. C'était un écouteur insatiable que M. Burke. Le récit était toujours interrompu par M. Hare, avant le point du jour. La forme d'interruption de M. Hare était invariablement la même et très impérative. Pour interrompre le récit, M. Hare avait coutume de passer derrière le canapé et d'appliquer ses deux mains sur la bouche du conteur. Au même moment, M. Burke venait s'asseoir sur sa poitrine. Tous deux, en cette position, rêvaient, immobiles, à la fin de l'histoire qu'ils n'entendaient jamais. De cette manière, MM. Burke et Hare terminèrent un grand nombre d'histoires que le monde ne connaîtra point.

Quand le conte était définitivement arrêté, avec le souffle du conteur, MM. Burke et Hare exploraient le mystère. Ils déshabillaient l'inconnu, admiraient ses bijoux, comptaient son argent, lisaient ses lettres. Quelques correspondances ne furent pas sans intérêt. Puis ils mettaient le corps à refroidir dans la grande caisse de M. Hare. Et ici, M. Burke montrait la force pratique de son esprit.

Il importait que le cadavre fût frais, mais non tiède, afin de pouvoir utiliser jusqu'au déchet du plaisir de l'aventure.

En ces premières années du siècle, les médecins étudiaient avec passion l'anatomie; mais, à cause des principes de la religion, ils éprouvaient beaucoup de difficulté à se procurer des sujets pour les disséquer. M. Burke, en esprit éclairé, s'était rendu compte de cette lacune de la science. On ne sait comment il se lia avec un vénérable et savant praticien, le docteur Knox, qui professait à la Faculté d'Edimbourg. Peut-être M. Burke avait-il suivi des cours publics, quoique son imagination dût le faire incliner plutôt vers les goûts artistiques. Il est certain qu'il promit au docteur Knox de lui aider de son mieux. De son côté, le docteur Knox s'engagea à lui payer ses peines. Le tarif allait en décroissant depuis les corps de jeunes gens jusqu'aux corps de vieillards. Ceux-ci intéressaient, médiocrement le docteur Knox. C'était aussi l'avis de M. Burke—car d'ordinaire ils avaient moins d'imagination. Le docteur Knox devint célèbre entre tous ses collègues pour sa science anatomique. MM. Burke et Hare profitèrent de la vie en dilettantes. Il convient sans doute de placer à cette époque la période classique de leur existence.

Carie génie tout-puissant de M. Burke l'entraîna bientôt hors des normes et règles d'une tragédie où il y avait toujours un récit et un confident. M. Burke évolua tout seul (il serait puéril d'invoquer l'influence de M. Hare) vers une espèce de romantisme. Le décor du galetas de M. Hare ne lui suffisant plus, il inventa le procédé nocturne dans le brouillard. Les nombreux imitateurs de M. Burke ont un peu terni l'originalité de sa manière. Mais voici la véritable tradition du maître.

La féconde imagination de M. Burke s'était lassée des récits éternellement semblables de l'expérience humaine. Jamais le résultat n'avait répondu à son attente. Il en vint à ne s'intéresser qu'à l'aspect réel, toujours varié pour lui, de la mort. Il localisa tout le drame dans le dénouement. La qualité des acteurs ne lui importa plus. Il s'en forma au hasard. L'accessoire unique du théâtre de M. Burke fut un masque de toile empli de poix. M. Burke sortait par les nuits de brume, tenant ce masque à la main. Il était accompagné de M. Hare. M. Burke attendait le premier passant, marchait devant lui, puis, se retournant, lui appliquait le masque de poix sur la figure, soudainement et solidement. Aussitôt MM. Burke et Hare s'emparaient, chacun d'un côté, des bras de l'acteur. Le masque de toile empli de poix présentait la simplification géniale d'étouffer à la fois les cris et l'haleine. De plus, il était tragique. Le brouillard estompait les gestes du rôle. Quelques acteurs semblaient mimer l'ivrogne. La scène terminée, MM. Burke et Hare prenaient uncab, déséquipaient le personnage; M. Hare surveillait les costumes, et M. Burke montait un cadavre frais et propre chez le docteur Knox.

C'est ici, qu'en désaccord avec la plupart des biographes, je laisserai MM. Burke et Hare au milieu de leur auréole de gloire. Pourquoi détruire un si bel effet d'art en les menant languissamment jusqu'au bout de leur carrière, en révélant leurs défaillances et leurs déceptions? Il ne faut point les voir ailleurs que leur masque à la main, errant par les nuits de brouillard. Car la fin de leur vie fut vulgaire et semblable à tant d'autres. Il paraît que l'un d'eux fut pendu et que le docteur Knox dut quitter la Faculté d'Edimbourg. M. Burke n'a pas laissé d'autres œuvres.

TABLE DES MATIÈRESPRÉFACEEMPÉDOCLEEROSTRATECRATÈSSEPTIMALUCRÈCECLODIAPÉTRONESUFRAHFRATE DOLCINOCECCO ANGIOLIERIPAOLO UCCELLONICOLAS LOYSELEURKATHERINE LA DENTELLIÈREALAIN LE GENTILGABRIEL SPENSERPOCAHONTASCYRIL TOURNEURWILLIAM PHIPSLE CAPITAINE KIDWALTER KENNEDYLE MAJOR STEDE BONNETMM. BURKE ET HARE


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