Chapter 12

Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.[89]

Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.[89]

Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.[89]

Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.[89]

Aurais-je pu prévoir quand j’étais à Lyria, courant après Séraphine, brûlant d’amour pour elle, que la jeune inconnue avec qui je soupais, à laquelle je donnais des secours, par des sentiments d’humanité et de commisération, était l’épouse que le ciel me réservait, et que d’une situation si triste et si déplorable, naîtrait notre félicité respective! Je me rappelai alors, non sans étonnement, les prédictions des deux Bohémiennes: comme elles nous l’avaient annoncé, l’infortuné don Manuel était mort dans le sein de la religion, purifié par elle et par son repentir; et moi je fesais un mariage riche et flatteur. Alors s’effacèrent entièrement de mon ame les derniers traits de l’image de Séraphine,non que nul souvenir ne me la rappelât, mais il était sans charme et sans intérêt; et celui de Cécile, de cette tendre amie, bien loin de s’affaiblir, ne se présentait à mon esprit que mêlé d’amertume et de regrets.

Mon hymen arrêté, nous convînmes avec don Inigo, que j’irais en France chercher les papiers nécessaires et donner ma démission du service: j’avais payé par deux blessures et six campagnes ma dette à la patrie, et je devais à mon épouse et à moi le reste de mon existence.

Je fixai mon départ au 20 avril, le lendemain de la fête de saint Vincent que l’on voulait me faire voir, et je promis d’être de retour avant le 15 août, pour assister à la fête de l’Assomption, l’une des plus magnifiques de Valence. Pendant mon séjour, je parcourus le manuscrit que mon pauvre ami don Manuel destinait à l’impression. Mais dans tout cet immense recueil, il y avait tout au plus dix à douze pièces de vers que l’on pût lire avec plaisir. Elles avaient cette facilité aimable, cemolle atque facetumqu’Horace trouvait dans Virgile. Ces pièces avaient été travaillées à loisir, la lime y avait passé: dans tout le reste qui avait été improvisé, on trouvait, au lieu d’idées,des mots harmonieux, une infinité de redondances et encore plus de négligences et d’amphigouris, défauts communs aux improvisateurs: ainsi je n’ai pu remplir sa volonté dernière, et vendre son manuscrit pour lui acheter des messes. J’aurais sans doute été assez généreux pour sauver son ame à mes dépens; mais en ma qualité de protestant, la foi me manquait; Rosalie, à qui j’en fis la confidence, suppléa secrètement à mon omission, et le nombre de messes a été célébré.

Le 20 avril amena la fête de saint Vincent. La veille mon cher hôte me conduisit sur la place San-Domingo où l’on avait élevé un théâtre sur lequel parut ce saint, grand comme nature; à ses côtés on voyait des marionnettes, dont les ressorts qui les mouvaient étaient cachés sous les planches; ces figures marchent, font des gestes, et représentent les miracles du saint, au grand contentement, à la grande joie du peuple qui fait retentir la place de cris, de clameurs et desviva san Vicente. C’est tout ce que je trouvai de curieux dans cette fête.

Je partis le 21 avril. Nos adieux furent touchants sans être tristes; nous ne nous séparions que pour nous réunir à jamais. Rosalieme dit, en m’embrassant: Je pleure, mais mes larmes sont douces; vous emportez ma joie et mon bonheur, mais vous me les rapporterez; cet espoir me soutient, me console; je prierai tous les jours pour votre heureux voyage. — Vos prières, lui dis-je, comme celles des anges, doivent plaire à l’Éternel. Don Inigo me dit: Sachez, mon cher fils, que celui qui attend s’impatiente beaucoup plus que celui qui voyage. Le mouvement, les objets nouveaux distraient le voyageur, occupent sa pensée, amusent sa curiosité; l’autre demeure en place, a tout le temps de réfléchir, voit toujours les mêmes choses, les mêmes lieux qui lui rappellent sans cesse l’objet aimé et son absence.

Je ne m’arrêterai pas sur mon voyage; je passai l’Èbre dans une petite bourgade nomméeAmposto, sur deux barques liées ensemble par des ais qui formaient un plancher. Ces barques allaient tantôt à la rame, et tantôt deux mulets les tiraient du rivage. Un ecclésiastique d’environ quarante ans passa la rivière avec son âne et nous. En descendant du bateau il monta sur sa bête, et je le suivis quelque temps à pied. Il m’apprit qu’il avait étudié à l’université d’Alcala de Benarès, fondée par lecardinal Ximenès qui, de simple moine, était devenu, à l’âge de soixante ans, archevêque de Tolède et puis cardinal. Cet ecclésiastique était de mauvaise humeur contre le concile de Trente qui avait condamné les prêtres au célibat. Dans la primitive église, disait-il, on nous tolérait des concubines. Dans la Genèse il est dit: «Il n’est pas bon que l’homme vive sans compagne». Le célibat des prêtres n’a jamais été un précepte divin, mais une institution des hommes ou de l’Église, fixée par le concile de Trente, ou plutôt par le pape Pie IV qui craignait que les prêtres mariés fussent moins dépendants de Rome.

La plupart des apôtres étaient dans les liens du mariage. Saint Jérôme assure que Saint Pierre et quelques autres apôtres n’avaient pas plus quitté leurs femmes que leurs filets. Un évêque de Saragosse, marié, obtint du pape Pélage, après de longues et vives sollicitations, sa confirmation à l’épiscopat. Ce qui motivait le long refus du pape, c’est qu’il craignait que les biens de l’église ne passassent dans la famille de l’évêque. Au concile de Nicée la question du célibat fut agitée, et le concile déclara qu’il laissait à chaque prêtre la liberté de garder sa femme, ou de vivre dans le célibat. Saint Jérômese contentait de défendre la bigamie aux prêtres, autorisée chez les juifs. Saint Paul dit: «Élevez-vous, si Dieu vous en fait la grâce, jusqu’à l’état pur et sain qui vous détachera des choses terrestres; mais n’oubliez pas que vous êtes fragile, et que si vous n’avez pas reçu le don de continence, vous êtes en danger d’être dévoré par un feu secret, dont l’auteur même de la nature entretient le foyer pour la propagation de l’espèce.» Dans ce moment son âne aperçut une ânesse, et fit retentir les airs de sa voix pleine et bruyante. — Votre âne, lui dis-je, aurait été un mauvais prêtre, il est dans la classe de ces êtres fragiles dont parle l’apôtre. — Et moi, comme lui, je suis l’enfant de la nature; je l’écoute en bénissant Dieu, en m’appliquant à mes devoirs. Si parfois des remords me reprochent ma faiblesse, j’imite Philippe V, un de nos rois, qui, en revenant de chez sa maîtresse, recevait l’absolution de son confesseur qui l’attendait; on ajoute même qu’un médecin l’attendait aussi pour lui tâter le pouls, cérémonie dont je me dispense; car je ne me porte jamais mieux qu’après ma chute. Je lui demandai alors où il allait ainsi avec sa monture. C’était, me dit-il, celle de J. C., elle convient à un pauvre curé. Je vais dire la messe au village voisinet gagner trois réaux (15 sols). Comme le pape et nos seigneurs les évêques je subsiste des fruits de l’autel. — Êtes-vous de ce canton? — Non, je suis né à Valladolid, je vis à Amposto, et je mourrai où Dieu voudra. Le curé et son âne prirent ici une autre route. En le quittant, je lui prédis qu’un jour le célibat des prêtres finirait. — Je n’en doute pas, me dit-il; mais je ne serai plus. Je remontai dans ma voiture et continuai mon chemin.

En arrivant auprès de Barcelone, je repassai le pont superbe du Lobregat. Alors la chaîne des montagnes dont je sortais, sembla s’ouvrir pour présenter à mes regards une vallée magnifique. Le soleil descendait à l’horizon. L’air devenait plus frais, la lumière plus douce, et le mouvement d’une nombreuse population donnait à ce tableau plus d’intérêt et de vie; une belle allée de peupliers me conduisit en ligne directe à la ville: la chaussée était couverte d’hommes, de voilures, et ornée des deux côtés de jardins et de jolies maisons de campagne. Tout y respirait l’aisance, la vie et la gaîté. Je voyais devant moi les tours, les fortifications de la ville, et dans le lointain l’amphithéâtre des montagnes: j’étais ravi; mes yeux ne pouvaient se lasser de voir, mon esprit d’admirer,et mon cœur de jouir. J’entrai par la porte Hospitalière, et de-là je m’enfonçai dans des rues étroites. En traversant leMuelle de San-Luis, j’eus encore un quart-d’heure d’enchantement: le soleil était derrière le mont Joui, la mer balançait mollement ses flots étincelants des feux du couchant; des vaisseaux entraient dans le port à voiles déployées, et ses bords étaient couverts des femmes, des enfants, des parents, des amis des navigateurs, et d’un nombre infini de curieux. Les ombres s’épaississaient par degré; les lumières brillaient de toute part; la musique, la danse, les chants semblaient célébrer la fête de la nature, et adresser, pour tant de merveilles, l’hymne de la reconnaissance à l’Être créateur qui, nous environnant de plaisirs et de jouissances, appelle à lui notre admiration et notre amour. Je ne restai qu’un jour à Barcelone; le souvenir du saint-office m’avait gâté cette ville, et je n’y trouvai pas l’aimable M. Aubert, qui m’avait arraché si adroitement des serres de l’inquisition. Il avait obtenu un congé pour aller en France, où sa femme l’avait suivi. La matinée de mon séjour, j’allai me promener à pied, à un couvent de capucins, situé sur la montagne: j’y jouis d’une vue magnifique; elleembrassait le port, la ville de Barcelone et la campagne. Le jardin des révérends pères est sur la pente de la montagne. J’y trouvai des promenades délicieuses, ombragées par des arbres superbes et toujours verts; des ruisseaux d’une eau fraîche et limpide s’y précipitaient de tout côté. Cet aspect me parut romantique. Je me crus transporté dans les jardins d’Alcine; mais tout-à-coup mon illusion s’évanouit, quand j’aperçus un groupe de capucins a longue barbe, qui se promenaient sous ces ombrages; alors je crus voir des satires dans les bosquets de Paphos. Mais ce qui m’amusa, ce fut de voir des eaux qui jaillissaient des yeux d’une petite Magdeleine, et des stigmates d’un grand Saint François: tant la superstition inspire de folies!

Arrivé à Perpignan, où mon régiment était encore, je donnai ma démission. Mes camarades firent tous leurs efforts pour me retenir: mes chers amis, leur dis-je, je ne puis me résoudre à végéter de garnison en garnison: les Grecs et les Romains à la paix déposaient leurs armes, et s’adonnaient à d’autres professions. Voici quelle sera la mienne: associé à une femme charmante, je ferai valoir mon bien: je lirai auprès d’elle, je méditerai, j’aurai durepos, j’appelle cela travailler et avoir un état. Tous les rois de la terre ne pourraient me faire une plus belle destinée. Si la guerre se rallume, si l’on attaque nos foyers, et que ma patrie ait besoin de moi, je volerai à son secours.

Je restai huit jours à Perpignan, où je fus fêté par mes camarades et mes supérieurs. Je logeai à la même auberge de Notre-Dame où j’avais vu pour la première fois don Pacheco et la volage Séraphine. J’eus un moment d’attendrissement. Ah! le souvenir d’une femme que l’on a aimée, et qui a partagé notre tendresse, laisse toujours dans le cœur des traces de regrets et de sensibilité!

J’allai joindre ma mère, qui fut ravie de me revoir et de mon bonheur. Elle-même était heureuse; elle avait épousé un ancien lieutenant-colonel plus riche d’honneur que d’argent: toute sa fortune consistait dans une pension assez modique; mais ils avaient l’abondance que donne la campagne: sans luxe et sans superfluités ils jouissaient avec leurs amis de leur petite fortune, et même ils donnaient encore du pain à des malheureux. Je leur abandonnai ma terre de Saint-Gervais, ce qui accrut leur aisance, sans altérer leur simplicité et irriter leurs désirs. Je restai deuxmois avec eux. Je reçus dans ce temps-là une lettre du vicomte de Beaupré qui m’invitait à venir dans son château. J’hésitais de me rendre à cette invitation; je craignais de rouvrir ma blessure, et de recommencer des pleurs que le temps, un objet chéri, devaient faire cesser: une seconde lettre plus pressante me décida. Je fis mes adieux à ma mère et à son époux. Notre séparation les attendrit vivement: mais je promis de leur amener ma nouvelle épouse.

Quand j’entrai dans la terre du vicomte, que je m’approchai du château, je sentis une palpitation de cœur qui m’obligea de m’arrêter. Je voyais ou croyais voir l’ombre de Cécile aux mêmes lieux où je m’étais promené avec elle; je me rappelais sa voix touchante, ses paroles si douces, si pleines de raison et de sentiment, ses gestes, ses regards si tendres, si expressifs. Un domestique du vicomte m’aperçut, et courut l’avertir. Il vint à moi d’un pas rapide, et me trouva assis sur un banc. Nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre, et, dans les plus douces étreintes, nous versâmes des pleurs sans proférer une parole. Enfin, quand notre cœur fut moins oppressé, le vicomte, après m’avoir remercié de ma visite,me prit par la main, et me dit avec un profond soupir: Allons la voir. Nous montâmes, silencieux, sur une petite colline couverte de pins et de cyprès; au centre était la tombe de l’infortunée Cécile. Lorsque nous y fûmes arrivés, le vicomte me dit tout en pleurs: Elle est là, c’est là qu’elle dort. Et ne pouvant en dire davantage, il s’agenouilla, et baisa la pierre qui la couvrait. Je l’imitai; prosterné sur cette pierre, je la baisai trois fois en criant trois fois: Cécile, Cécile, Cécile! Après cette lugubre et touchante cérémonie, nous nous assîmes sur un banc de gazon en face du tombeau. Je viens souvent ici, me dit le vicomte, pour lui parler; il me semble qu’elle m’entend et qu’elle me répond. L’autre jour je lui apportai son enfant, la cause de sa mort; je le mis sur sa tombe: Tiens, lui dis-je, chère Cécile, voilà l’enfant de notre amour. A peine eus-je achevé ces mots, que j’entendis un soupir, une espèce de murmure; le cœur me battit, mon sang se glaça. Ah, m’écriai-je, tendre épouse, ma bien-aimée, est-ce toi? est-ce ton ombre qui me répond? Mais je n’entendis plus rien, et je versai un torrent de larmes. Pour terminer cette scène déchirante, je dis au malheureux époux: Retirons-nous, ne troublonspas son repos; son ame céleste est avec les anges; elle est heureuse: un jour nous la reverrons. De retour au château, le vicomte me présenta son enfant: il avait les yeux, le front et la bouche de sa mère. Je le pris dans mes bras, et l’accablai de baisers. Le vicomte me dit: J’avais désiré un garçon, sans doute par un mouvement d’orgueil, pour transmettre mon nom; mais aujourd’hui je préférerais une fille: elle me représenterait mieux sa mère.

Pendant les cinq jours que je restai chez le vicomte, tous les matins j’allai visiter la dernière demeure de Cécile. Un jour que le vicomte fut occupé, j’y restai quatre heures: j’y lus les Nuits d’Young, j’y plantai deux rosiers, et je composai cette épitaphe, que le vicomte fit graver sur sa tombe:

Ici dort, sous cette pierre,Le plus bel ouvrage des Dieux;C’était un ange sur la terre;Il retourna trop vite aux Cieux.

Ici dort, sous cette pierre,Le plus bel ouvrage des Dieux;C’était un ange sur la terre;Il retourna trop vite aux Cieux.

Ici dort, sous cette pierre,Le plus bel ouvrage des Dieux;C’était un ange sur la terre;Il retourna trop vite aux Cieux.

Ici dort, sous cette pierre,

Le plus bel ouvrage des Dieux;

C’était un ange sur la terre;

Il retourna trop vite aux Cieux.

Le vicomte voulut m’accompagner jusqu’à Toulouse. Cécile, ses propos, ses actions, sa grâce, le charme de son ame, de sa figure, nous occupèrent pendant toute la route. Si quelque objet nous distrayait, nous occupait un moment, nous revenions bientôt à notrepensée chérie. A Toulouse nous nous séparâmes, ou plutôt nous nous arrachâmes des bras l’un de l’autre en nous jurant une amitié éternelle.

Je revolai à Valence, où m’attendait une autre Cécile, car Rosalie, dans les traits et dans le caractère, avait bien des rapports avec elle; et c’est sans doute cette analogie et son amour pour moi qui allumèrent mes nouveaux feux. Dans l’excès de mon contentement, souvent je m’écriai: Enfin je suis aimé! quel bonheur, quel attrait plus entraînant que celui de rencontrer, au milieu d’une foule d’individus tous indifférents, tous occupés d’eux-mêmes, un cœur qui vous distingue, qui s’attache à vous, ne pense qu’à vous, et vous préfere à tout!

J’arrivai à Valence le 10 août fort tard; je couchai à l’auberge. Don Inigo était à la campagne; j’y courus de grand matin: j’allai droit à sa chambre. Mon arrivée le combla de joie. Après nos embrassements et nos épanchements de cœur il me dit: Rosalie était inquiète; son amour, son impatience vous accusaient; suivez-moi, elle est encore dans son lit: j’entrerai le premier pour lui épargner une trop vive émotion. Eh bien, tu dors? lui cria-t-il en entrant. — Non, mon père. — Voici une lettre deton chevalier, de don Louis. — Ah! voyons, que dit-il; pourquoi ne vient-il pas? — Mais il est en route; il peut arriver à tout moment, ce soir, demain. — Ah! plût au Ciel que ce fût tout-à-l’heure. Mais voyons sa lettre. — Je la cherche; je crains de l’avoir égarée. — O Ciel! cherchez-la, je vous prie. — Mais n’entends-tu pas marcher? Écoutons; quelqu’un monte: si c’était lui? — Ah! comme je serais heureuse! — Je n’entends plus rien. (Dans ce moment je fis du bruit). — Ah! oui, mon père, on marche, on monte. A ces mots je me précipite dans la chambre; Rosalie jette un grand cri: je l’embrasse bien tendrement. Nous vous tenons présentement, me dit don Inigo; j’espère que vous ne nous échapperez plus. Mais laissons-la s’habiller; allons l’attendre pour déjeûner au salon d’Apollon, car je fais le petit Lucullus. Ce salon était une petite chaumière faite de branches d’arbres entrelacées, dans laquelle il y avait une statue d’Apollon de stuc; elle était tapissée en sparterie; deux grenadiers et deux orangers, placés aux quatre coins, la couvraient de leur ombre. Les chaises, les tables, les meubles étaient analogues à la simplicité de cet asile. Rosalie ne tarda pas d’arriver:

Belle sans ornement, dans le simple appareilD’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

Belle sans ornement, dans le simple appareilD’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

Belle sans ornement, dans le simple appareilD’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

Belle sans ornement, dans le simple appareil

D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

Je ne l’avais jamais vue si belle, si séduisante. Don Inigo en bonnet blanc, en redingote grise, respirait le contentement et la gaîté. On apporta le chocolat, et le domestique renvoyé, nos ames s’ouvrirent à la confiance; elles s’épanchèrent, se communiquèrent leurs sentiments, leurs idées; nous jouissions du bonheur de nous revoir, et de la certitude de passer, de finir nos jours ensemble. Quels dons de la fortune, quelles fêtes, quels plaisirs bruyants peuvent égaler la félicité des jouissances du cœur, lorsqu’elles sont pures et légitimes! Le 15 août je vis la fête de la Vierge et je terminerai mon voyage par le récit de cette cérémonie.

«Elle commença par une procession solennelle. Les rues étaient jonchées de fleurs, les balcons ornés de riches tapis, et les boutiques, de glaces. La procession réunissait tout ce qui peut flatter les sens, et accroître les illusions religieuses. Une musique harmonieuse et bruyante, des nuages d’encens, les superbes vêtements des prêtres, l’élégance, la blancheurde ceux des jeunes lévites et des jeunes vierges, tout concourait à séduire, à enchanter l’imagination. Ce qui me frappa le plus, et ce qui distingue cette procession des autres, ce fut de voir des nuages flottants dans les airs, portés par des hommes cachés sous des rideaux qui les fesaient mouvoir par un mécanisme intérieur. Au sommet de ces nuages planait majestueusement l’image brillante de la Vierge, qui semblait sourire à ce peuple assemblé. Don Inigo, Rosalie et moi suivîmes cette procession, et entrâmes à sa suite dans l’église où elle se termine. Tous les piliers étaient couverts de damas vermeil, toutes les statues, toutes les images illuminées par des girandoles; le chœur était rempli d’orangers et de citronniers; et le maître-autel, chargé d’une pyramide de lampions, resplendissait de la lumière la plus éclatante. On lâcha une multitude de serins qui voltigèrent dans l’église. On leur avait attaché à la queue une bande de papier doré. Don Inigo m’avertit qu’il était de la galanterie espagnole d’attraper un de ces serins pour l’offrir à lasua enamorada(son amoureuse). La chasse fut générale; tous les jeunes gens, et même les hommes âgés, car en Espagne l’amour est de tous les âges, couraientaprès ces oiseaux. Je fus assez adroit pour en saisir un très-joli, et je vins le présenter à ma chère Rosalie. Au sortir de l’église, notre allégresse fut troublée un moment par une rencontre inattendue. Je donnais le bras à Rosalie, et nous nous trouvâmes face à face avec la senora Angélica Paular, de fâcheuse mémoire. Elle jeta sur nous des regards de fureur aussi ardents que ceux d’une chatte à qui l’on ravit ses petits. La timide Rosalie en pâlit d’effroi; je tâchai de la rassurer en lui disant que les traits du courroux de cette belle n’étaient pas plus dangereux que ceux de son amour. Mais ce qui la rassura davantage, c’est que son père lui apprit que son frère don Alessandro y César Paular était parti pour le Mexique.

La matinée de cette fête fut consacrée aux cérémonies religieuses, mais l’après-dînée fut destinée aux plaisirs: il y eut des courses de chevaux, des arbres de Cocagne, des combats à coups de poings; j’assistai à des danses, à des ballets à la moresque; toute la ville était en mouvement, et la foule bruyante et joyeuse se pressait, s’entassait dans les rues et sur les places. La nuit vint brillante d’étoiles, et toute la ville fut illuminée de lampions, de transparents: les clochers étaient en feu; la joie allaitjusqu’à l’ivresse. En fin cette journée si pieuse, si profane, si pompeuse, fut terminée par un feu d’artifice.»

Rentré au logis, don Inigo me demanda ce que je pensais de cette fête. — J’y trouve, lui dis-je, quelque chose de sublime et de touchant: l’idée d’une vierge belle, modeste, et mère d’un Dieu, est une des plus heureuses de la religion chrétienne; c’est parler aux sens pour arriver au cœur. — Mon cher ami, vous parlez en protestant; par bonheur, Rosalie ne vous entend pas; vous lui feriez de la peine, et elle vous gronderait.

Cependant, je brûlais de célébrer une fête bien plus intéressante pour moi, celle de l’hymen. Heureusement, sur nos instances, on compta l’année de viduité de Rosalie du jour de l’abandon de son époux; elle expirait en septembre. Don Inigo s’occupa des apprêts de la noce. J’avais fait part de mon mariage au généreux don Pacheco, et j’étais étonné de n’en point recevoir de réponse; mais je fus bien plus surpris, lorsqu’un matin je le vis entrer dans ma chambre. Je viens, dit-il en m’embrassant, assister à la noce de mon fils. Après que je l’eus remercié avec toute la reconnaissance que m’inspiraient son amitié et ses bontés, queje lui eus témoigné toute la joie que sa présence me causait, je lui demandai des nouvelles de Séraphine. Elle me parle, dit-il, souvent de vous; mais elle a une grossesse un peu fatigante: ce qui m’afflige, c’est que mon petit-fils ne pourra porter mon nom, et ne sera pas même gentilhomme. Mon nom va s’éteindre; c’est un malheur pour la nation que les grandes familles décorent et soutiennent. Je lui proposai de le présenter à don Inigo, qui fut enchanté de faire sa connaissance, le força d’accepter un logement chez lui, et le traita avec l’affection la plus intime, et l’urbanité la plus aimable.

Enfin le ciel brilla pour moi d’une sérénité nouvelle; le jour de bonheur parut, je menai Rosalie à l’autel, le premier octobre, jour de ma naissance: une couronne de jasmin et de roses, un voile, un habit blanc composaient sa parure; son trouble, son touchant embarras, sa modestie la paraient mieux encore. Pour moi, je me parai, pour la dernière fois, de mon uniforme. Don Pacheco avait mis un habit écarlate, brodé en or, de grandes boucles de diamants, et de grandes plumes au chapeau; il n’avait pas oublié sa croix de Calatrava et sa clef de chambellan. Mon beau-père avait unhabit neuf de soie d’une couleur modeste. Mon épouse, au sortir de l’église, me dit: Mon ami, je t’ai juré devant Dieu et devant témoins, amour et fidélité, je te répète ici ce serment; il est gravé dans mon cœur, que tu remplis de tendresse et de félicité. Don Pacheco lui fit présent d’une très-belle paire de boucles d’oreilles de diamants.

Nous célébrâmes la fête d’hymen à la campagne, au milieu de celle des vendanges: la joie, les chants, les cris des vendangeurs, se mêlaient, se confondaient avec nos chants d’hymenée et de plaisir. O jour heureux! Ah! qui n’a pas aimé une Valencienne, n’a jamais senti ce que l’amour a de pénétrant, de sublime! elles seules connaissent et font éprouver ces jouissances intimes, ces extases, ces égarements d’une ame, que l’indifférence ou la haine ne peuvent approcher, qui ne savent, qui ne peuvent qu’aimer. Elles doivent sans doute ce bienfait de la nature à un climat inspirateur, à une religion mystérieuse; la Vierge, ses miracles, son fils bien-aimé, les cérémonies touchantes et pompeuses de l’église exaltent leurs ames, qui unissent, fondent ensemble les sentiments de religion avec ceux de tendresse et de volupté. Enfin un homme épris d’une Espagnoleet aimé d’elle, a déjà bu dans la coupe céleste où boivent les anges et les élus. Don Pacheco nous quitta deux jours après la noce, en me jurant une amitié immortelle, et promettant de venir nous voir de temps en temps.

Il y a vingt ans que j’ai formé cet heureux lien; je ne m’en suis pas repenti un seul jour, malgré ce qu’en dit La Bruyère.[90]La tendresse, la douceur, les vertus, les soins touchants de ma femme m’ont prouvé que les talents, le savoir d’une épouse, sont des ornements inutiles; un superflu, qui a souvent les inconvénients du luxe; et que la sensibilité, la raison éclairée, sont les premiers éléments dont se compose le bonheur d’un ménage: de plus, j’ai senti, depuis mon hymen, combien nous devons d’indulgence à la faiblesse de ce sexe, et même de tous les hommes. La faute de Rosalie à son premier mariage l’attachait encore plus à son devoir, et la rendait plus soumise à son père et à son époux.

Depuis mon séjour dans cette terre promise, je n’ai jamais poussé un soupir vers la richesse,vers les honneurs, ces vieilles bagatelles, comme les nomme Balzac: par une faveur spéciale du ciel, j’ai toujours su apprécier le prestige et la fumée de la gloire. Pétrarque a dit, peut-être encore agité du désir de s’immortaliser:

Ma se ’l Latino, e ’l GrecoParlan di me dopo la morte, è un vento.[91]

Ma se ’l Latino, e ’l GrecoParlan di me dopo la morte, è un vento.[91]

Ma se ’l Latino, e ’l GrecoParlan di me dopo la morte, è un vento.[91]

Ma se ’l Latino, e ’l Greco

Parlan di me dopo la morte, è un vento.[91]

J’ai eu sans doute dans ma retraite des moments de langueur, que le travail, la lecture, ou un regard de Rosalie dissipaient bientôt: je lis beaucoup sans chercher à devenir savant, associant autant que je le puis la philosophie de Zénon à celle d’Épicure. Je tâche de savourer toutes les douceurs de la vie, et je marche vers la mort, sur un chemin de fleurs, sans croire que mes plaisirs offensent la Divinité, et qu’elle exige de nous, chétifs mortels, des privations et des pénitences absurdes et cruelles. J’aime Dieu avec la confiance d’un fils pour un bon père. Je chéris la vertu et la pratique autant que ma faiblesse me le permet. Je suis un vrai quiétiste: j’ai dix ans de plus que ma femme, etje dois finir avant elle. Souvent dans cette pensée, je lui traduis ces vers touchants de Tibulle:

Te spectem suprema mihi cum venerit hora,Te teneam moriens deficiente manû.[92]

Te spectem suprema mihi cum venerit hora,Te teneam moriens deficiente manû.[92]

Te spectem suprema mihi cum venerit hora,Te teneam moriens deficiente manû.[92]

Te spectem suprema mihi cum venerit hora,

Te teneam moriens deficiente manû.[92]

Une fille est le seul fruit de mon mariage; elle fait mon bonheur et celui de sa mère: sa figure est aimable; elle a plus de grâce que de beauté. Le sentiment brille dans ses regards, et donne une ame à sa physionomie; elle chante avec goût et justesse, sans étude et sans méthode; elle a la naïveté de son âge et d’un bon naturel; elle ne possède ni beaux talents, ni grandes connaissances: son esprit n’en est que plus facile et plus enjoué, son amour-propre plus raisonnable, et son ame plus sensible. Si les femmes se bornaient aux études proportionnées à la force de leur esprit, analogues à leur situation, à leur place dans le monde, elles seraient plus aimables et plus savantes; car ce que l’on sait mal, est une superfétation qui défigure.

Mon beau-père ne vieillit point; sa sagesse, le calme de son ame, sa sobriété, et sans doute son bonheur, maintiennent sa constitution, comme un arbre né sous un beau climat, à l’abri de l’impétuosité des vents, fructifie et garde long-temps la force et la pompe de sa jeunesse.

Ma femme, à son septième lustre, a perdu la fraîcheur et le coloris de son printemps; mais ses beaux yeux et la douce expression de sa physionomie, la placent encore au rang des jolies femmes. Je n’ai point cherché à altérer sa religion, mais j’ai tâché de la rendre pieuse et non dévote; je lui dis souvent: Toutes ces pratiques minutieuses et multipliées, toutes ces momeries monacales et superstitieuses, annoncent plutôt la faiblesse de l’esprit, que l’amour de Dieu et de la religion. Il faut à une femme raisonnable, une dévotion de sentiment, plus que de pratique. Elle n’a plus cherché à me convertir, parce que je l’ai désabusée de ma damnation, et qu’elle est aujourd’hui persuadée que l’Être-Suprême nous jugera sur nos actions, et non sur nos opinions.

Je ne finirai pas sans parler de lanueche buena(la bonne nuit), ou autrement de la fête de Noël, fête des plus agréables qui rappellele printemps dans le cœur de l’hiver. La veille de Noël, on se promène dans les rues au milieu des bosquets, des guirlandes de fleurs, de myrte et de roses, et des arbres fleuris. Toute la ville respire la gaîté et le plaisir: dans tous les marchés, on avait construit de petits théâtres, aux pieds desquels les musiciens font résonner leurs instruments; et des voix fraîches chantent des pastorales: cependant les pétards, les cris de joie retentissent de tout côté; toutes les maisons opulentes déployent leur magnificence. Les terrasses étaient illuminées par des lampions et des transparents de cent formes diverses; mon beau-père donna un grand soupé à l’instar de tous les gens aisés. Après soupé, on dansa, on chanta; ensuite nous allâmes visiter nos voisins et nous promener dans les rues au son des instruments et à la clarté des flambeaux que l’on portait devant nous. Dans cette course nocturne, on s’agace, on s’attaque avec des confitures, des dragées et des grelots que l’on s’envoie avec de grands éclats de rire. Les Grecs et les Romains n’avaient pas de fêtes si riantes, et une dévotion si tendre et si gaie. Don Inigo me conduisit sur une hauteur, pour me faire jouir du coup d’œil des illuminations:cette vue est magnifique; je voyais une étendue immense de feux que traversaient des fusées et des globes enflammés; j’entendais un murmure, un mugissement semblable à celui de la mer: c’est dans cette agitation et ces plaisirs que nous attendîmes le lever de l’aurore, et l’heure des matines. Nous entrâmes avec la foule dans les églises resplendissantes de lumières; la gaîté y suivit le peuple, et tempéra l’austérité de la dévotion: on se jetait à la tête des noisettes, des oranges, et les prêtres officiant en étaient frappés comme les autres. Je doute qu’à la vue d’une fête si joyeuse, les Sociniens fussent revenus de leur incrédulité, ils croiraient plutôt que c’est une fête de Vénus; car dans le délire de la joie, les amants se cherchent, se trouvent, le tumulte les favorise. En Espagne il n’est point de cérémonies religieuses où l’amour ne se mêle et ne joue le rôle le plus intéressant. Dans cette fête-ci, toutes les Sirènes, toutes les Circé de la ville se répandent dans les rues, tendent leurs filets, vous appellent par ces mots laconiques,commigos.[93]Malheur, dit-on, à qui n’a pasles oreilles bouchées avec de la cire. M’étant séparé un moment de don Inigo et de ma femme, une de ces nymphes me sauta au cou, me couvrit de baisers malgré ma résistance, en me disant:Ah hijo de mi alma, come lè hallas querido, ven tengo una camita incomparable.[94]J’eus bien de la peine à me débarrasser de ses bras et de ses baisers.

Mais j’ai déjà parcouru un espace immense; il est temps de rentrer dans mon colombier, et de laisser reposer mes ailes et mes lecteurs.

Salut, cent fois salut, belle Valence, terre romantique, doux climat, où les transitions rapides du froid au chaud, du sec à l’humide, ne détruisent pas la santé; où les hommes, comme les plantes, pénétrés d’un soleil actif, jouissent d’une plénitude, d’une surabondance de vie, et avec un air pur et vital, respirent la joie, le plaisir et l’amour! Salut, nouvel Eden, terre de promission, où les jours de la vieillesse sont plus doux, les infirmités plus supportables; où chaque lever du soleil offre à tous les âges des jouissances nouvelles; oùla vie s’écoule sur des fleurs, sous un printemps continuel; où les sens ont plus d’énergie; où la force vitale est plus active, la nourriture plus succulente et plus légère; où les hommes ont de la franchise, de l’esprit, de l’enjouement et de la vivacité; où les femmes joignent à l’éclat de la beauté, la grâce, l’esprit, une aménité enchanteresse, un cœur aimant et voluptueux et la gaîté la plus aimable; où la société est douce; où chacun pour briller ne fait pas des efforts d’esprit et de mémoire, et ne suit que son plaisir et son cœur; où le fat et le sot n’attirent pas les égards, ne fixent pas l’attention; où enfin un heureux destin m’a fait trouver Rosalie! Salut, ville chérie; puissent la paix, fille du ciel, et Saint Vincent votre patron, éloigner de vous à jamais les ravages et les foudres de la guerre!

FIN DU TOME SECOND ET DERNIER.


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