Nil ego contulerim jucundo sanus amico.
Nil ego contulerim jucundo sanus amico.
Nil ego contulerim jucundo sanus amico.
Nil ego contulerim jucundo sanus amico.
—Et notre La Fontaine, répliqu’ai-je:
Qu’un ami véritable est une douce chose!...
Qu’un ami véritable est une douce chose!...
Qu’un ami véritable est une douce chose!...
Qu’un ami véritable est une douce chose!...
Ainsi croyez, mon cher Manuel, que l’amour ne fera nul tort à l’amitié.
Je prends un guide, je cours dans les ruessans rien voir, rien entendre. Eh! qui n’est pas en délire, qui peut avoir plus d’une pensée au moment de revoir, après une longue absence, un objet adoré? J’arrive tout palpitant chez don Pacheco, je le demande; on m’introduit dans sa chambre: il prenait son chocolat; à mon aspect, il jette un grand cri de joie, renverse sa tasse, et vient à moi les bras ouverts, en s’écriant: Cher chevalier, à la fin vous voilà! soyez le bien venu; et vite, Antonio, du chocolat pour le cher capitaine. On apporte le chocolat. Pendant que je le prenais, don Pacheco me fit cent questions sur ma santé, mon voyage, mais ne me parlait pas de sa fille. Impatienté, j’en demande des nouvelles. Ah! s’écria-t-il, oubliez-la,è una desdicada(c’est une malheureuse)! Elle n’est plus dans la maison. Où donc est-elle? repris-je en tremblant. — Elle est avec sou mari; c’est une ingrate, une perfide. A ces mots je pâlis, mon sang se glace dans mes veines; je veux parler, ma voix expire; enfin je prononce en soupirant: Quoi! elle est mariée? — Oui, depuis quinze jours, sans mon consentement. Elle m’a fait manquer à ma parole; mais je suishidalgo, homme d’honneur, militaire; je me battrai avec son indigne mari:si je le tue, comme cela doit être, vous épouserez sa veuve. J’écoutais, morne, accablé et presque inanimé. Enfin, reprenant mes esprits, je lui dis: Non,senor, je ne veux pas exposer votre vie, pas même la mienne: je renonce à votre fille. — Cher chevalier, vous êtes trop généreux; je suis désespéré de ne pas vous avoir pour gendre. — Elle a donc osé se marier sans l’aveu de son père? — Vous connaissez nos usages, nos lois religieuses, qui neutralisent l’autorité des parents, et permettent aux enfants de se marier au gré de leurs caprices: mais vous n’achevez pas votre chocolat? — J’en ai assez. — Allons,senor capitano, remettez-vous; courage! Vous avez fait six campagnes, vous avez bravé le canon: ne vous laissez pas abattre par l’infidélité d’une petite fille, indigne, par sa conduite, d’être la femme d’un chevalier français. Imitez-moi: je suis plus offensé que vous, et j’ai supporté ce revers avec fierté et courage. J’ai dit: Dieu l’a voulu; cette pensée console et fortifie l’ame. Voici comme la chose s’est passée.
C’était un jour de fête, je revenais de la grand’messe; je trouve chez moi un ecclésiastique qui m’attendait: il était député par le grand-vicaire de ma paroisse. Je le reçoisavec les égards et le respect que l’on doit à tout homme honoré du sacerdoce. Il me dit qu’il venait chercher ma fille de la part du grand-vicaire. — Eh! pourquoi? Quel rapport a-t-il avec elle? — Il va la déposer chez votre tante dona Elvira. — Et la raison? ma tante radote, elle a quatre-vingt-cinq ans, et que fera ma fille chez elle? — Dona Séraphina a promis sa foi à don Juan y Alonzo della Roca; ils sont liés par des engagements et des promesses réciproques; et l’église va resserrer et confirmer leurs nœuds. — Quoi! sans ma permission, sans m’avoir consulté? Quel est donc cet homme, ce don Juan de la Roca? je ne connais pas ce nom. — C’est le fils d’un riche négociant de Cadix. — Comment, un commerçant, un roturier ose aspirer à la main de la fille de don Pacheco, y Nunès, y Garcie Lasso, conde de Montijo, de la orden de Santiago, gentilhomme de la chambre du roi! Et que diront mes ancêtres, don Gonsalve et don Garcie Lasso, si fameux dans l’histoire par leur bravoure et leur loyauté? Non, je ne le souffrirai jamais. — Monsieur le comte, les mariages sont écrits dans le Ciel: si celui de votre fille est sur cette feuille... — Il faut la déchirer, m’écriai-je vivement. — Il se fera malgrévous: devant Dieu et la religion les hommes sont égaux. Don Juan a déclaré à notre grand-vicaire qu’il aimait dona Séraphina, qu’il en était aimé, qu’ils désiraient leur union mutuelle, et il a montré des lettres qui manifestaient les vœux de votre fille. Cependant le grand-vicaire l’a interrogée secrètement, et votre fille a tout avoué. Vous voyez, monsieur, que ce mariage est de toute nécessité. — J’avais promis ma fille à un chevalier français, joli homme, brave militaire; il aimait ma fille, et il en était aimé. — Apparemment que votre fille a fait des réflexions plus sages, plus solides; nous n’avons pas besoin en Espagne de militaires français qui viendraient y répandre des semences d’incrédulité et d’irréligion. Enfin, monsieur, vous ne pouvez refuser votre fille sans encourir la censure de l’église. Je fis alors appeler Séraphine; mais on me dit qu’elle était chez sa tante. Puisque la malheureuse, dis-je au prêtre, brave l’autorité paternelle, et ce qu’elle doit à sa naissance, au sang des Lasso, mariez-la; je la donne à l’église, au commerçant la Roca, et au diable; mais je ne la verrai jamais.
Dès que cet ecclésiastique fut sorti, je mandai Margarita, la duègne de ma fille: je lacroyais coupable, je voulais la punir; mais elle se justifia. Elle me conta que depuis deux mois un jeune homme venait toutes les nuits jouer de la guitare et chanter des romances sous le balcon de Séraphine. «D’abord, m’a-t-elle dit, je n’ai prêté aucune attention à ses chansons; mais ayant surpris deux fois votre fille sur le balcon, je la grondai fortement et la menaçai de vous informer de sa conduite. Elle me supplia de garder le silence, me promettant pour l’avenir plus de réserve et de sagesse. Ce matin elle a voulu aller à confesse: au sortir de l’église, un vieillard avec un jeune homme nous ont abordées; le vieillard m’a dit qu’il arrivait de Badajos, mon pays, et que mes parents l’avaient chargé d’une lettre pour moi. A ces mots, pleine de joie, car j’aime beaucoup ma famille et ma patrie, j’ai demandé la lettre. Il m’a dit qu’il l’avait laissée chez lui, ne comptant pas me rencontrer à l’église; mais qu’il me l’apporterait. Alors nous avons beaucoup parlé de mes neveux de Badajos, ville charmante, où pendant ma jeunesse j’avais eu tant d’agréments et reçu tant d’hommages. Le vieillard se souvenait encore de m’avoir vu à l’âge de quinze ans, et m’assurait que j’étais une des plus jolies personnesde la ville. Pendant qu’il me rappelait des souvenirs si doux, le jeune homme s’entretenait, loin de nous, avec Séraphine. Je m’en suis aperçue et je l’ai appelée. Alors le vieillard m’a dit: ce jeune homme est mon fils, il sort de l’université de Salamanque. Il est doux, modeste, sage, plein de candeur; mais il me donne bien du chagrin animé de l’esprit de la religion, il veut entrer dans l’ordre des chartreux. Quel malheur pour un père qui n’a que cet enfant! je gage qu’il ne parle à votre demoiselle que de son amour... pour Dieu et les saints. Laissons-les un peu jaser ensemble; que je serais heureux si la belle Séraphine pouvait le dissuader et le dégoûter de l’état monastique! Il a des visions: il prétend que la sainte Vierge lui est apparue, et lui a ordonné de renoncer au monde. Il préfère l’ordre des chartreux, parce qu’il s’est aperçu qu’il était enclin à parler beaucoup, et pour se mortifier il choisit un couvent où la règle condamne à un éternel silence. J’avoue que j’ai été un peu trop crédule et facile; à présent je m’aperçois que le vieillard était un fourbe, et le jeune homme l’amant de votre fille. Ils m’ont jouée; je vous en demande pardon, mais je ne leur pardonnerai de ma vie.Séraphine en rentrant m’a dit qu elle allait se retirer dans sa chambre pour faire la pénitence que son confesseur lui avait imposée. Je suis revenue une heure après, elle n’y était plus; je la croyais avec vous. Je jure, monsieur, sur ma conscience, sur ma part du paradis, que je viens de vous déclarer la simple vérité.»
Ma fille et son amant, après avoir reçu la bénédiction nuptiale, m’ont envoyé diverses personnes pour solliciter leur pardon; je suis resté inexorable. Je ne reconnaîtrai jamais pour mon gendre un roturier, un homme de commerce, et je ne pardonnerai jamais à ma fille cette alliance, et de m’avoir fait manquer de parole à un gentilhomme de votre mérite, que j’aime et auquel je dois de la reconnaissance. Mon cher don Louis, agréez mes excuses. — Monsieur, lui dis-je, vous n’avez aucun tort, vous et moi avons été trompés. Voilà le fruit de vos préjugés, de votre soumission aveugle à vos prêtres. Les Gaulois ou les Celtes avaient jadis des druides aussi puissants, aussi dangereux que vos gens d’église; comme vos inquisiteurs, ils sacrifiaient à Dieu des victimes humaines; ils empruntaient de l’argent pour rendre dans l’autre monde, c’est à peuprès ce que font vos moines en vous rançonnant pour les ames du purgatoire.[30]— Senor capitano, s’est écrié don Pacheco!, ne voudriez-vous pas que je laissasse brûler dans le purgatoire l’ame de mon père, de ma mère et la mienne pendant des siècles entiers? — Non, senor; la vôtre est trop belle pour que Dieu la condamne au feu du purgatoire. Ce petit compliment calma don Pacheco qu’avait un peu ému la comparaison des druides avec les inquisiteurs, comparaison sans doute indiscrète, mais que mon dépit m’avait arrachée. Après cet entretien, don Pacheco m’offrit un logement chez lui, en me disant que les Espagnols étaient reconnaissants, et qu’il n’oublierait jamais les bons offices que je lui avais rendus à Perpignan. Je le remerciai, et lui dis que la plaie était trop récente pour venir loger dans la maison qu’avait habitée sa fille; que son souvenir m’y poursuivrait avec plus de vivacité et de douleur; et j’ajoutai que j’avois un ami avec moi, dont l’amitié, dans ce moment d’anxiété, m’était nécessaire. — Et quel est cet ami, me dit-il? — C’est le poètedon Manuel Castillo, homme aimable et de beaucoup d’esprit. — Je fais plus de cas d’un grenadier que d’un poète; mais il est votre ami, à ce titre je le verrai avec grand plaisir; et puisque vous refusez un logement chez moi, j’espère qu’au moins vous accepterez ma table et que vous m’amenerez votre ami. Allez le chercher, je vous attends tous les deux à dîner. Après ces mots, il m’embrassa tendrement, en me répétant qu’il se battroit contre ce picaron (ce coquin) de roturier qui avait séduit sa fille.
Je retournai tristement à l’auberge, accablé de l’inconstance de Séraphine. Mon orgueil, autant que mon amour, s’irritaient quand je songeais que j’avais quitté ma patrie, traversé l’Espagne, essuyé tant de désagréments et de fatigue, pour la trouver dans les bras d’un autre. Ainsi l’amour-propre se mêlait aux regrets de l’amour. La raison devrait sans doute, en pareil cas, consoler notre orgueil; car la trahison d’une belle ne ternit pas notre mérite et ne prouve pas celui du rival préféré. J’entrai chez don Manuel, soucieux, rêveur, le visage abattu. Eh quoi, s’écria-t-il à cette vue! qu’avez-vous fait de la joie de ce matin? Avez-vous trouvé la belle Séraphine borgne, aveugle,enlaidie? — Hélas! pis que tout cela! je la crois plus belle que jamais: mais c’est une ingrate, une perfide; elle est mariée avec un don Juan de la Roca. — Ah! ah! elle n’a pas eu la patience de vous attendre? je n’en suis pas surpris: les filles d’Espagne sont de bonnes ménagères qui aiment à cueillir le fruit lorsqu’il est mûr. Au reste, consolez-vous; le premier mois du mariage, selon un auteur persan, est la lune de miel, et notre proverbe dit:Meglio esser ave di bosco que di gabbia.[31]Vous conserverez votre liberté; le plaisir de la possession d’une femme s’affaiblit tous les jours, et la liberté au contraire nous devient tous les jours plus chère. Pour moi, je jure, par les cornes de Jupiter-Ammon, que je ne me marierai que lorsque je verrai tous les maris contents de leurs femmes. — J’admire, lui dis-je, la malignité de mon étoile! Mon père m’empêche d’épouser la première fille que j’ai aimée; la tendre Cécile, second objet de mon inclination, en aimait un autre et lui donne sa main; devenue mon amie, j’ai le malheur de la perdre; et cette belle Séraphine, que j’adoraiset dont j’ai été l’amant chéri, n’a pas eu assez d’amour et de patience pour m’attendre quelques mois. Ah! l’infortune sera toujours mon partage! — Mon ami, ne jugeons pas un drame avant le dénouement: vous n’avez que vingt-sept ans, vous commencez votre vie; quelques coups de vent sur mer n’empêchent pas toujours d’arriver au port. Mais je vais composer une élégie sur votre malheur qui fera pleurer les rochers. — Eh! quel bien me fera votre élégie? — Vous me l’entendrez chanter dans le genre chromatique. La douleur ne résiste pas au charme sentimental de la musique et de la poésie. Cependant voulez-vous écouter un bon conseil, partons demain pour Séville; le mouvement, la variété des objets, la fatigue, le besoin de repos, agitent l’ame et l’arrachent à sa situation, à ses tristes pensées. Le trajet est de vingt-trois lieues, nous y serons dans deux jours. Cette ville mérite vos regards; deux vers espagnols disent:
Quien non a visto a Sevilla,Non a visto Maravilla.[32]
Quien non a visto a Sevilla,Non a visto Maravilla.[32]
Quien non a visto a Sevilla,Non a visto Maravilla.[32]
Quien non a visto a Sevilla,
Non a visto Maravilla.[32]
Nous y passerons une quinzaine de jours, vous aurez alors habitué votre douleur àl’inconstance de votre Hélène; et vous reverrez don Pacheco, Cordoue et Séraphine même, avec le sang-froid d’un Spartiate qui se réjouissait de voir sa femme dans les bras d’un beau jeune homme. — Je n’ai pas encore atteint ce haut degré de stoïcisme, mais je suivrai votre conseil, et nous partirons pour Séville. Don Manuel se chargea des apprêts du voyage, d’en prévenir don Pacheco, et de lui faire agréer mes excuses, si je n’allais pas dîner chez lui.
Resté seul dans l’auberge, je m’abandonnai aux plus tristes réflexions; je maudissais l’amour et Séraphine. Cependant en la maudissant, le souvenir de ses charmes, du bonheur d’avoir été aimé, ses tendres regards, ses douces paroles toujours présentes mélaient à mon dépit, à mes regrets, une douceur qui en tempérait l’amertume. Passant d’un mouvement à l’autre, tantôt je lui pardonnais son inconstance, et tantôt je voulais l’accabler de reproches, et me venger de mon rival. C’est en me promenant à grands pas dans ma chambre, que ces pensées, ces divers sentiments, agitaient et tourmentaient mon ame. Fatigué de cette promenade, et oppressé de la tristesse de mes réflexions, je me mis à lafenêtre pour respirer et voir si don Manuel ne revenait pas encore. Une petite scène qui se passa dans une boutique vis-à-vis de ma fenêtre, attira mon attention et me fit connaître le respect que les Espagnols ont pour les femmes. Un cordonnier grondait et battait la sienne qui jetait les hauts cris; un voisin accourut, et demanda au frappeur la cause de son courroux et d’un traitement si barbare. — C’est une paresseuse, dit-il, qui néglige son ménage. — C’est une femme, répond le voisin; il n’est pas permis de la battre. — Elle est restée trois heures au marché, et n’a rien apporté. — Soit; mais c’est une femme. — La folle m’a perdu une piastre que je lui avais donnée. — Elle a tort; mais c’est une femme. — Elle a trente ans; elle est laide, sèche comme une morue, et a encore des prétentions, et joue de la prunelle avec tous les hommes. — C’est une femme. — Elle me fait mourir de faim pour s’acheter des habits et des colifichets. — C’est une femme. — Elle parle, bavarde à tort et à travers, dit du mal de toutes ses voisines. — C’est une femme. — Non, s’écria l’époux impatienté,e un demonio, e non una donna(c’est un démon et non une femme). Plût au ciel que ce fût lavôtre et non la mienne! — Le voisin se retira, mais la remontrance ne fut pas inutile; les mauvais traitements cessèrent. Moi-même je profitai de la leçon, et je dis à mon tour, Séraphine m’a abandonné, trahi; mais c’est une femme.
Don Manuel rentra bientôt, et me dit: j’ai vu don Pacheco, y Nunès, y Garcie Lasso; je me suis fait annoncer comme votre ami. Il m’a demandé si j’étais le poète don Manuel. —Senor si, ai-je répondu. — J’en suis ravi, je fais grand cas des poètes, ce sont les pompons de la société. — Et souvent, ai-je ajouté fièrement, la gloire de leur patrie et les trompettes de la renommée: mais brisant ce dialogue, j’ai parlé aussitôt de votre chagrin et de votre départ pour Séville. A ces mots, il s’est déchaîné contre sa fille. Au moins, s’écriait-il, si elle avait épousé un hidalgo! mais sacrifier un brave chevalier à un commerçant de Cadix! — Senor don Pacheco, lui ai-je répliqué, êtes-vous assuré que votre gendre ne descende pas d’Amilcar, de Scipion, de Sertorius ou de quelque grand seigneur, Goth ou Vandale? De quelle couleur est-il? — On dit qu’il a le teint blanc et les cheveux blonds. — Eh bien! il tire à coup sûr sonorigine d’un prince Goth. Ce peuple avoit la barbe et les cheveux blonds et la peau blanche. — Par saint Jacques, qu’il descende d’un Goth ou d’Abraham, je ne veux pas l’avoir pour gendre. Depuis 400 ans, le sang le plus noble coule dans mes veines; ma quadrisaïeule a porté la première, sous Charles-Quint, une robe de velours, qui a servi de génération en génération aux nouvelles mariées de ma famille; je l’ai encore, mais ma fille n’est plus digne de la porter; je la brûlerais plutôt.[33]Sachez pourtant, monsieur, que mon plus grand chagrin est de me voir forcé de manquer de parole à don Louis de Saint-Gervais, vaillant chevalier, qui m’a rendu de grands services, et que j’aime tendrement. Qu’il aille à Séville passer quinze jours, mais qu’il revienne me consoler de sa perte; je vous prêterai mes chevaux pour le voyage. Demain à la pointe du jour, le cocher et le carrosse seront à votre porte, et cet après-dinée j’irai embrasser ce tendre ami et lui souhaiterun bon voyage. Après ce long discours, ajouta don Manuel, j’ai pris congé de lui. — J’eusse été trop heureux, dis-je alors, d’avoir un tel beau-père. Il est entiché de sa noblesse; mais ce préjugé, loin d’affaiblir ses vertus, les fortifie et les exalte. Ah! cruelle Séraphine, pourquoi m’avez-vous oublié? — Mon cher don Louis, la mémoire est un don de Dieu, qui sans doute avait ses raisons pour priver les femmes de cette faculté en amour. L’aubergiste en ce moment vint nous annoncer le dîné. Nous fûmes étonnés de la délicatesse et de l’abondance du repas. Nous buvions de la malvoisie délicieuse, et l’hôte nous invitait à ne pas l’épargner. Don Manuel ravi, louait l’excellence des mets, et assurait l’hôtelier qu’il irait en paradis sans passer par le purgatoire.
L’après-dînée, j’écrivis à don Inigo Flores, cet ami sensible et généreux, pour lui faire part de mon arrivée à Cordoue, et de l’inconstance de Séraphine. Je lui disais que si j’étais auprès de lui, je trouverais des consolations au sein de l’amitié et dans le cœur de l’aimable Rosalie. Je finissais ma lettre, lorsque don Pacheco entra; il me sauta au cou, en m’appelant son fils, pestant toujourscontre sa fille qui l’avait rendu infidèle à sa parole pour la première fois de sa vie. Mais, me dit-il, j’ai une nièce à Madrid, fille de ma sœur; son père est hidalgo, et d’une famille de vieux Chrétiens. Il descend par les femmes du marquis de Castellar, qui, en 1746, investi dans Parme, où il commandait cinq mille hommes, par toute l’armée ennemie, aima mieux, en véritable Espagnol, hasarder sa vie, que de se rendre prisonnier de guerre. Il anime sa troupe, se met à la tête, et sort de la ville la baïonnette au bout du fusil; ils percent l’armée ennemie, se battent pendant vingt heures; et poursuivis six jours de suite, ils arrivent à Plaisance. Toute l’Europe admira la valeur espagnole, et le nom du marquis de Castellar fut gravé au temple de la gloire. Ce héros est l’aïeul de ma nièce. Je vous offre sa main; sa fortune ne répond pas à sa naissance, mais je lui assurerai tout mon bien en faveur de votre mariage. Par-là, j’acquitte ma promesse et la dette de la reconnaissance. Je remerciai cet homme généreux avec toute la vivacité du sentiment. Mais, lui dis-je, je n’accepterai jamais la dépouille d’un héritier légitime; sa jouissance empoisonnerait ma vie. — Que puis-je donc faire pour vous, pourvous dédommager des peines d’un long voyage, et réparer les torts de ma fille? — Lui pardonner, reconnaître votre gendre, et m’honorer toujours de votre amitié. — Oui, j’en jure par Saint Jacques et par l’ame de mes aïeux, je vous regarderai toujours comme mon fils, comme l’ami le plus tendre; à l’égard de Séraphine et de son époux le commerçant, je ne veux pas les voir; ils ont une fortune suffisante pour exister: le luxe, l’opulence ne conviennent qu’à la haute noblesse. Revenez de Séville, le plus tôt que vous pourrez; une ingrate, une perfide ne mérite pas vos regrets. Je me flatte qu’à votre retour vous logerez chez moi, avec le seigneur don Manuel. Il est ici dans la patrie de Gonsalve, un des grands capitaines de son siècle; je l’invite à faire un poème épique sur ce héros, que je préfère de beaucoup au pieux Énée dont on m’a fatigué les oreilles pendant mon enfance. Je me suis toujours rappelé ces bribes de vers:
At pius Eneas tendens ad sidera palmas,Sic fatur lacrimans.[34]
At pius Eneas tendens ad sidera palmas,Sic fatur lacrimans.[34]
At pius Eneas tendens ad sidera palmas,Sic fatur lacrimans.[34]
At pius Eneas tendens ad sidera palmas,
Sic fatur lacrimans.[34]
Morbleu! il faut combattre et non pleurer. J’ai reçu à l’armée une blessure très-grave; un bourreau de chirurgien m’a déchiré la chair, et je n’ai pas jeté un seul cri. Je voyais la gloire auprès de moi. Après cette longue tirade, il m’embrassa tendrement, en me répétant plusieurs fois queDios guarde a ousia, rogare dios per ousia(je prierai Dieu pour vous).
Après son départ, je restai rêveur, silencieux, le cœur navré. Le poète du Toboso se rappelant que la harpe de David avait chassé du corps de Saül le mauvais esprit que Dieu lui avait envoyé, prit sa guitare; et, pour chasser l’esprit malin qui m’obsédait, il improvisa et chanta les amours et les malheurs de Pyrame et Thisbé. Nous étions dans l’obscurité; les seuls rayons de la lune répandaient quelque clarté dans la chambre. Insensiblement la douceur de sa voix, la mélodie touchante et triste de son chant, le récit de la mort funeste des deux amants, la lumière pâle et tendre de la lune, remplirent mon cœur de cette mélancolie si douce, si chère aux ames malheureuses et sensibles; des larmes coulèrent de mes yeux, soulagèrent mon cœur. Le cocher de don Pacheco interrompit cette scène touchante; il venait demander l’heure de notre départpour le lendemain. En même temps il posa sur la table une grande corbeille pleine de chocolat, de biscuits et de bouteilles de Malaga, présent du généreux don Pacheco. Nous voulûmes, avant de nous mettre au lit, payer notre hôtelier: nous lui demandâmes son compte. — Avez-vous été contents du repas? — Emerveillés; vous êtes le premier aubergiste de l’Europe, lui dit don Manuel: Dieu vous bénira; mais que vous faut-il? —Nada(rien ). — Comment, rien? Est-ce la ville ou les pères de Saint François qui nous régalent? — Non; c’est le comte don Pacheco; c’est lui qui a envoyé le dîné; c’est un seigneur noble, magnifique, et bon Chrétien. Autrefois, quand ma femme vivait, il me fesait l’honneur de venir souvent chez moi; il nous aimait beaucoup. — Gage que votre femme était jolie, lui dit le poète? — Oui; c’était une rose, une perle fine; c’est dommage qu’elle soit morte, elle m’attirait beaucoup de chalans. Adieu, Messieurs; demain vous avez une longue journée à faire; ainsi couchez-vous et dormez promptement.
Nous suivîmes son avis; mais le sommeil descendit tard sur ma paupière. Je m’endormis enfin, et un songe bienfesant fit goûter à mon ame un moment de bonheur. Ce songe metransporta dans les montagnes de Barrège, auprès de la tendre Cécile qui cueillait des fleurs. Elle était parée du négligé le plus modeste. — D’où venez-vous? lui ai-je dit; il y a bien long-temps que je ne vous ai vue. — Oh! oui, bien long-temps; je viens de très-loin. — Pourquoi m’avez-vous quitté? Est-ce que vous ne m’aimez plus? — Par quel motif me dites-vous cela? Je vous aime toujours; la preuve en est que je reviens pour vous. — Permettez-moi donc de vous embrasser. — J’y consens; je vous aime trop pour vous refuser. J’allais cueillir ce doux baiser, lorsqu’on frappa rudement à ma porte; et le baiser, Cécile et mon bonheur s’évanouirent. Ainsi dans la vie, un peu de bile, un vain propos, la moindre circonstance dissipent le rêve du bonheur. J’entendais don Manuel qui criait à ma porte: Allons, debout! le chant du coq a retenti trois fois; les chanoines sont à matines. — Quel triste réveil! Le souvenir de la mort de Cécile succéda à la joie de l’avoir retrouvée. Je crus la perdre une seconde fois. Adieu, chère et tendre amie, m’écriai-je; adieu, adieu pour jamais. La trahison de Séraphine acheva de contrister mon ame. Cependant, don Manuel criait à la porte: Dépêchez-vous, les chevaux, le cocher, lechocolat, tout est prêt et vous attend. — Je fus bientôt sur pied et nous partîmes.
Pendant la route, le poète du Toboso, pour dissiper ma tristesse, me chanta son élégie sur l’inconstance de Séraphine. Il me cita ensuite toutes les femmes qui avaient trahi leurs époux ou leurs amants. Hélène, Ctytemnestre, Pénélope,[35]Betsabé et la femme de César, celle de Marc-Antoine; et que direz-vous de l’empereur Marc-Aurèle qui non seulement toléra avec un stoïcisme admirable, les désordres de sa femme Faustine, mais qui, après sa mort, lui fit décerner les honneurs divins par le sénat, et ordonna à toutes les jeunes filles romaines de venir, la veille de leurs noces, avec leurs futurs époux, offrir un sacrifice à la nouvelle déesse, que l’on pouvait nommer ladéesse de l’impudicité? Ainsi, consolons-nous, ajoutait-il, dans les bras de la philosophie, ou plutôt aimons les belles sans leur demander de la fidélité. — Vos exemples, lui dis-je, ne me consolent pas: une infinité d’hommes ont la goutte, cela n’empêche pas celui qui en est atteint de sentir sa douleur et de se plaindre.
Nous arrivâmes après six heures de marche à la Venta Himistosa. Nous en trouvâmes l’hôte plongé dans une grande affliction. Mais le pire, disait don Manuel, c’est que sa cuisine est le temple de la famine. Le traître a laissé éteindre le feu sacré. En effet, il n’y avait dans cet asile ni vivres, ni feu. Je demandai à cet homme la cause de son chagrin. Hélas! nous dit-il, c’est ma pauvre femme, que je pleure; je l’ai enterrée hier matin. — Mon ami, lui dit le poète de la Manche, je conçois votre douleur; c’est perdre quelque chose que de perdre sa femme; mais n’avez-vous rien à nous donner à manger? — Non, Senor. — Allons, tout est pour le mieux.De hambre a nadie vi morir, de mucho comer cien mil.[36]Nous avons des biscuits, du chocolat, du bon vin. Je vais faire le chocolat, et nous le prendrons sous ce petit bosquet d’arbres où serpente un joli ruisseau. Nous ferons un repas tel que celui des bergers d’Arcadie sur le mont Ménale; notre chocolatière, nos tasses, comme leurs coupes, seront de simple argile, et comme eux, nous auronsle gazon pour siége, le ciel pour lambris et la campagne pour salle à manger. Le chocolat fait, nous nous assîmes sur ce tapis charmant; et tandis que l’hiver, entouré de neiges, de frimas, contristait et désolait le nord de l’Europe, nous, sur un lit de verdure, nous jouissions de la température d’un beau jour de printemps. Les Andaloux, disais-je, sont les enfants du soleil et les favoris de la nature. — Aussi, répondit don Manuel, toute leur vie est une jouissance. La musique, les fêtes, l’amour surtout remplissent le cercle de leurs journées.
Don Manuel invita Alessandro, notre hôte, à déjeuner avec nous. Il répondit que la douleur l’empêchait de manger. — Mais elle n’empêche pas de boire. Avalez un verre de vin. Il se résigna aisément. Quand il eut vidé le verre, don Manuel lui dit: Vous regrettez donc beaucoup votre femme? — Assurément, je ne me consolerai jamais de sa perte; elle avait mille bonnes qualités: elle m’aidait dans mon ménage; ses manières accortes, son joli minois attiraient les voyageurs: si vous aviez vu sa gentillesse quand elle me donnait de petits soufflets, et quand je courais après elle pour me venger! Ah! oui, je la pleurerai toujours. Don Manuel l’invita à boire encore un verrede Malaga à l’honneur de la défunte. — Volontiers; il est fort bon. — De quoi est morte cette épouse chérie? —Per Christo, je n’en sais rien; le médecin l’a purgée et saignée si souvent, elle a tant jeûné, qu’elle n’avait plus rien dans le corps, ni sang dans les veines. La pauvre femme! — Allons, achevons la bouteille. Lorsqu’un nouveau verre de vin eut traversé le gosier d’Alessandro, don Manuel lui demanda comment il se trouvait. — Par Saint Jacques, très-bien; je sens la consolation descendre dans mon cœur. — La défunte était donc jolie? — Oui; quand je l’épousai, c’était une rose; mais elle commençait à vieillir; c’était d’ailleurs une bonne femme, mais capricieuse comme une chèvre et colère comme un dindon. — Cependant, vous la regrettez beaucoup? — Oui; je ne me consolerai jamais. — Allons, encore un verre de vin en son honneur. — Par la Vierge céleste, on ne peut vous refuser; à toi, ma chère Thérèse! je bois à ta santé. — Vous devez savoir quelque chanson bachique? — Oui, parbleu; j’en sais plus de trente, car j’ai toujours été un bon vivant. J’ai aimé le vin et les femmes, sans être moins bon Chrétien. J’aime bien Dieu et sa divine mère. — Çà, régalez nous de quelque chanson. — Avecplaisir. Aussitôt, d’une voix pleine et sonore, il entonna ces couplets:
Fêtons, chantons le Dieu du vin,C’est le patron de tous les âges;Dans leurs ennuis, dans leur chagrin,Il console les fous, les sages:Et j’aime mieux, c’est mon refrein,Malgré l’attrait du mariage,Dans ma cave d’excellent vin,Qu’une femme dans mon ménage.
Fêtons, chantons le Dieu du vin,C’est le patron de tous les âges;Dans leurs ennuis, dans leur chagrin,Il console les fous, les sages:Et j’aime mieux, c’est mon refrein,Malgré l’attrait du mariage,Dans ma cave d’excellent vin,Qu’une femme dans mon ménage.
Fêtons, chantons le Dieu du vin,C’est le patron de tous les âges;Dans leurs ennuis, dans leur chagrin,Il console les fous, les sages:Et j’aime mieux, c’est mon refrein,Malgré l’attrait du mariage,Dans ma cave d’excellent vin,Qu’une femme dans mon ménage.
Fêtons, chantons le Dieu du vin,
C’est le patron de tous les âges;
Dans leurs ennuis, dans leur chagrin,
Il console les fous, les sages:
Et j’aime mieux, c’est mon refrein,
Malgré l’attrait du mariage,
Dans ma cave d’excellent vin,
Qu’une femme dans mon ménage.
Bravo! Senor Alessandro! Allons, continuez.
Un buveur est toujours en train;Que la terre soit plate ou ronde,Pourvu qu’elle porte du vin,Tout va pour lui le mieux du monde;Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.Le vin toujours pétille et ritQuand on le verse dans mon verre;Mais la femme bientôt s’aigrit,Et près d’un époux ne rit guère;Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.Dans la bouteille, en vieillissant,Le vin gagne et se bonifie;Mais une femme en mûrissant,Est tous les jours plus enlaidie;Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Un buveur est toujours en train;Que la terre soit plate ou ronde,Pourvu qu’elle porte du vin,Tout va pour lui le mieux du monde;Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.Le vin toujours pétille et ritQuand on le verse dans mon verre;Mais la femme bientôt s’aigrit,Et près d’un époux ne rit guère;Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.Dans la bouteille, en vieillissant,Le vin gagne et se bonifie;Mais une femme en mûrissant,Est tous les jours plus enlaidie;Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Un buveur est toujours en train;Que la terre soit plate ou ronde,Pourvu qu’elle porte du vin,Tout va pour lui le mieux du monde;Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Un buveur est toujours en train;
Que la terre soit plate ou ronde,
Pourvu qu’elle porte du vin,
Tout va pour lui le mieux du monde;
Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Le vin toujours pétille et ritQuand on le verse dans mon verre;Mais la femme bientôt s’aigrit,Et près d’un époux ne rit guère;Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Le vin toujours pétille et rit
Quand on le verse dans mon verre;
Mais la femme bientôt s’aigrit,
Et près d’un époux ne rit guère;
Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Dans la bouteille, en vieillissant,Le vin gagne et se bonifie;Mais une femme en mûrissant,Est tous les jours plus enlaidie;Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Dans la bouteille, en vieillissant,
Le vin gagne et se bonifie;
Mais une femme en mûrissant,
Est tous les jours plus enlaidie;
Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.
Vous voyez, me dit tout bas don Manuel, à quoi tiennent les grandes afflictions; quelques verres de vin changent la tristesse en jubilation: la nature est une bonne mère; elle place le remède à côté du mal. Messieurs, demanda l’aubergiste, comment trouvez-vous ma chanson? Très-agréable, lui dis-je; la chantiez-vous à la défunte? — Ah! ne m’en parlez pas, vous me déchirez le cœur! vous me rappelez qu’il faut que je porte de l’argent à l’église pour lui faire dire des messes: je ne voudrais pas que la pauvre femme restât long-temps en purgatoire! — Et combien ferez-vous dire de messes? — Je lui en ai promis cinquante; mais ce sera assez d’une douzaine: les messes sont chères aujourd’hui. Il nous quitta en nous disant:Dios vos bendiga; et nous remontâmes en voiture.
Le reste du voyage jusqu’à Séville ne mérite aucun détail; seulement nous rencontrâmes le soir, à l’auberge, un soldat nonagénaire qui avait servi sous Philippe V, et qui nous en parla beaucoup. C’était, dit-il, un prince bon et généreux, brave comme le Cid; toute l’armée se serait fait hacher pour lui. Je m’engageai en 1701; j’avais seize ans. Je me suis trouvé à la bataille d’Almanza en 1707, où nous frottâmesjoliment les Anglais et les Autrichiens: Barwick nous commandait. Avec Vendôme et le roi en personne, nous gagnâmes la bataille de Villa-Viciosa; j’y fus blessé; nous y fîmes des merveilles; Philippe combattait à notre tête. Après la bataille, Vendôme, voyant que Philippe était accablé de lassitude, lui dit: Sire, je vais vous faire dresser un lit tel qu’un roi n’en eût jamais de plus beau; et aussitôt il fit un matelas des drapeaux pris sur les ennemis, et notre bon prince y dormit environ deux heures.[37]Par le fils de Dieu, le beau rêve qu’il dut faire! qu’il devait être joyeux à son réveil! — L’armée devait bien aimer son général, lui dis-je. —Valga me la madre de Dios! quel capitaine que Vendôme! Il était affable, il aimait le soldat, vivait avec lui en camarade, lui laissait faire tout ce qu’il voulait. Je crois le voir encore; c’était un homme pas trop grand, un peu gros, maisvigoureux et leste. En 1714, commandés par Barwick, nous prîmes Barcelone.
J’ai servi ensuite en Italie sous l’infant don Carlos, brave homme; nous prîmes Naples et la Sicile. La paix se fit en 1736. Quatre ans après, me trouvant dans l’âge, chargé d’une femme et de trois enfants, et ne pouvant plus me battre, je résolus de prendre congé de la troupe; mais en quittant je voulais avoir une pension. J’écrivis au ministre de la guerre, qui ne me répondit pas; cependant je l’avais appeléeccelenza. Après avoir attendu assez long-temps, je résolus de m’adresser au roi lui-même, soldat ainsi que moi; décoré de mon vieux uniforme, que je ne portais plus que les dimanches, je partis pour Madrid. A mon arrivée, après avoir bu une bouteille de vin, j’allai droit auBuen Retiro;[38]je demandai à voir le roi: un garde me répondit qu’on ne le voyait pas. —Per Christo, il a tort; et pourquoi veut-il se cacher? lui qui se montrait de si bonne grâce à l’ennemi. Le garde me dit alors que sa majesté allait partir pour la chasse, et que je pourrais le voir passer. Je l’attendis. Il parut bientôt, entouré de seigneurs, de pages etde chiens. Je n’en fus point déconcerté: j’avais vu des batailles, et je n’avais pas eu peur. Je veux aborder Philippe; mais un garde me repousse en me disant qu’on ne parlait pas au roi. Pourquoi? lui dis-je en colère; est-ce qu’il n’a point d’oreilles? Malgré toi je lui parlerai: quand on s’est battu quarante ans pour lui, on a, parbleu! le droit de lui dire deux mots. Le roi m’entendit, et ordonna qu’on me laissât approcher. Je m’avance le chapeau bas, je le salue respectueusement, et je lui dis: Sire, votre majesté est bien assise sur le trône d’Espagne, j’en suis ravi, vous êtes un brave homme et un bon roi; mais, sans reproche, j’y ai contribué un peu. J’ai combattu pour vous à la bataille d’Almanza, de Villa-Viciosa; j’étais au siège de Barcelone; j’ai fait les campagnes d’Italie: enfin, j’ai servi quarante ans votre majesté. J’ai été blessé trois fois; mais cela fait honneur: j’ai de la gloire, et je n’ai point d’argent; j’ai écrit à votre ministre pour lui demander une pension; il ne m’a pas répondu: alors j’ai pris mon parti, et j’ai imaginé qu’il valait mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. J’ai une femme et trois enfants qu’il faut que je nourrisse; si la guerre revient, si vous avez besoin de moi, quoique vieux, jepuis vous être utile encore, je donnerai l’exemple aux jeunes gens. Ce bon roi m’écouta sans m’interrompre; et quand j’eus fini ma harangue, il me dit: Mon ami, remarquez ce mot d’ami, votre demande est juste; portez demain, de ma part, au ministre, les certificats des colonels sous lesquels vous avez servi, et soyez assuré que vos services seront récompensés. Après ces mots, il continua son chemin, et tous les grands seigneurs me regardèrent comme un oiseau rare. Le lendemain j’allai chez le ministre avec mes papiers; d’abord un valet de chambre, selon la coutume, me dit qu’il n était pas visible. — Allez lui dire que c’est un ami du roi qui veut lui parler, et que je viens de sa part. Il courut m’annoncer, et je fus introduit sur-le-champ. — Vous êtes donc l’ami du roi, me dit le ministre! — Oui,eccelenza; tous les Espagnols sont ses amis, et verseraient leur sang pour lui. Le ministre, en me donnant un petit coup sur l’épaule, me dit:Bravo soldado! Il prit mes papiers, et huit jours après j’eus une pension de soixante piastres. Je voulais aller remercier Philippe; mais il était parti pour Saint-Ildephonse. Je souhaitai à ce brave et vieux guerrier encore vingt ans de vie pour jouir des bienfaits de son roi.
Nous arrivâmes à Séville, le lendemain très-tard. Un long et doux sommeil nous refit de nos fatigues. Le poète du Toboso à son réveil, s’écria: debout, debout! le soleil brille; allons voir cette fameuse cité fondée par Hercule, qui dans ses courses s’amusait à bâtir des villes, ce qui est plus humain que de les piller et de les détruire.[39]Séville est dans une vaste plaine, sur la rive gauche du Quadalquivir, autrefois le Bétis. Elle est entourée de tours et de fortes murailles; on y compte douze portes; elle passe pour la plus grande ville d’Espagne. Philippe y résida pendant plusieurs années: on dit qu’il passait son temps à dessiner sur des planches de sapin avec la fumée d’une lumière, ou à pécher à la ligne des tanches dans un petit réservoir.
Je plains l’homme accablé du poids de son loisir.
Je plains l’homme accablé du poids de son loisir.
Je plains l’homme accablé du poids de son loisir.
Je plains l’homme accablé du poids de son loisir.
Ferdinand, roi d’Aragon, la prit sur les Maures en 1248, après un siège de seize mois. Cent mille Maures, soit de la ville, soit du royaume, en sortirent, emportant des richesses immenses.Philippe III, en 1609, ne donna que trente jours à cinq cent mille Maures pour quitter l’Espagne.[40]Ah! Platon, que diriez-vous, vous qui voulez la philosophie sur le trône! Nous commençâmes nos courses par la cathédrale qui est au milieu de la ville. Je fus frappé de la beauté de cet édifice, et de cette fameuse tour nomméela Giralda, qui sert de clocher. L’église a deux cent quarante pieds de longueur, sur cent vingt-six de largeur. Le jour y entre par quatre-vingts fenêtres, dont les verres sont peints, et par neuf portes proportionnées à la grandeur du local. La tour est formée de trois tours entées les unes sur les autres, et dont l’élévation est de deux cent cinquante pieds. On y monte par un escalier en spirales et sans marche; elle est percée de quatre grandes fenêtres qui ontdes galeries et des balcons; j’y comptai vingt-quatre cloches. Sur le sommet de cette tour est une statue de bronze, représentant la Foi; elle tient un guidon à la main, qui marque les aires de vent. Les rues de la ville sont étroites et tortueuses, mais ornées de maisons assez belles. A chaque pas, nous trouvions des moines bigarrés de toutes les couleurs; on assure que c’est la ville d’Espagne où ils abondent le plus. Nous passâmes devant l’hôtel de l’inquisition; ses murailles portent l’empreinte du temps; les fenêtres ne sont que des soupiraux. Cet aspect sauvage et les souvenirs qu’ils rappellent, impriment la terreur. Marchons vite, me dit don Manuel, je crois passer devant les bouches du Tenare.Hinc exaudiri gemitus et saeva sonare verbera.[41]
Séville fut la première ville d’Espagne, où ce tribunal vint s’établir et forger ses foudres. Il aurait dû plutôt aller se fixer dans les îles Eoliennes, où Vulcain avait ses forges. Non loin de la cathédrale est l’Alcazar, ancien palais des rois maures; c’est-là où régnaientavec eux le luxe, les arts, les plaisirs et la galanterie; il a plus d’un mille d’étendue en y comprenant les jardins. Nous vîmes dans une salle de petites statues, représentant les rois d’Espagne, depuis les rois goths jusqu’à Philippe IV; où sont tant de projets ambitieux, tant de faste et d’orgueil? A peine pourrait-on retrouver la poussière de tous ces monarques. On montre auprès de cette salle qui sert de chapelle, la chambre où don Pèdre-le-Cruel fit assassiner ses deux frères. Ce tyran farouche avait ordonné par son testament, qu’on l’enterrât revêtu de l’habit de Saint François, comme si ce vêtement religieux ouvrait les portes du ciel: cependant, un jour il montra quelque respect pour la justice; il aimait comme Neron, à courir dans les rues, et à s’amuser aux dépens des passants. Un savetier qu’il attaqua, se défendit vigoureusement, et le maltraita beaucoup; le roi eut la cruauté de le tuer. Une vieille femme, malgré l’obscurité de la nuit, reconnut l’assassin et le dénonça aux magistrats, qui se présentèrent devant le monarque, et lui demandèrent s’il étoit coupable de la mort du savetier; il en convint, et pour expier son crime et satisfaire la justice, il fit couper la tête à soneffigie. Un autre arrêt plein de jugement et d’équité, honore la mémoire de ce prince. Un pauvre cordonnier apporta un jour des souliers malfaits, à un chanoine de la cathédrale de cette ville, très-recherché dans sa parure, et qui se piquait surtout d’être bien chaussé. Il entra dans une telle fureur en essayant ces souliers, qu’à force de coups sur la tête, il tua ce malheureux. Il laissait une veuve, quatre filles et un garçon de quatorze ans; ils portèrent leurs plaintes au chapitre, qui condamna le chanoine à s’abstenir du chœur pendant un an. Le jeune cordonnier grandit au sein de la misère. Un jour de Fête-Dieu, il voyait défiler la procession, assis sur les marches de l’église, lorsqu’il aperçut l’assassin de son père; à cet aspect, l’amour filial, son indigence, le désespoir irritant dans son sein la soif de la vengeance, il s’élance sur lui, le frappe, et l’étend à ses pieds; il fut arrêté, et son procès bientôt fait: il fut condamné à être écartelé. Cette affaire parvint aux oreilles de Pierre-le-Cruel, alors à Séville; après s’en être fait rendre compte, il se chargea de prononcer le jugement. Il révoqua d’abord l’arrêt de mort, et ayant demandé au jeune homme quelle était saprofession, il lui défendit de faire des souliers pendant un an.[42]
Charles-Quint embellit l’Alcazar; on y voit partout l’aigle impériale, avec la devise fameuse de ce prince:plus ultra. Quand il la fesait graver, il ne songeait pas au monastère de Saint-Just, où devait se terminer son ambition et sa vie. Cependant ce monarque si vain, si ambitieux, qui combattit François Ieravec tant d’acharnement, fut assez juste, assez grand pour s’écrier à sa mort: Il vient de mourir un roi d’un mérite si éminent, que je ne sais quand la nature en produira un semblable.
Nous vîmes dans le jardin quelques statues de mauvais goût; mais l’on est bien dédommagé par la beauté des eaux, la quantité de citronniers, d’orangers, de myrtes qu’on y voit, et par la pureté de l’air. L’ame dans ce beau lieu jouit d’une sérénité, d’un enchantement céleste. Les heureux habitants y viennenten foule respirer le repos ou rêver à leurs amours. Philippe V habita long-temps ce palais, et projetait même de faire de Séville la capitale de son empire, projet brillant qui aurait égalé cette ville à celle de Londres ou de Paris, et l’aurait peut-être élevée au-dessus des plus belles de l’Europe, par les avantages du site, la beauté du climat et la prodigalité de son terroir. Il est vrai que le Guadalquivir qui portait les grands vaisseaux jusque dans Séville, n’est plus navigable pour eux qu’à la distance de quinze lieues; mais on transporte les marchandises sur de petits bâtiments jusque dans le port nommé l’Arenal. La fertilité de la terre est célèbre; on la nommait jadis lejardin d’Hercule. Le vin, le blé, l’huile surtout, enfin tout ce qui peut contribuer au soutien et aux délices de la vie, enrichit cette belle contrée. Non loin de la ville, il y a un bois d’oliviers de trente mille pas d’étendue.
De l’Alcazar nous allâmes au faubourg de Triana, dans lequel est un cours où l’on entre par un beau pont sur le Guadalquivir. On trouve, à l’entrée, une superbe fontaine ornée des statues d’Hercule et de César: le premier, comme fondateur; le second, comme restaurateur de la ville. Après les avoir considérées avec cerespect machinal que l’on a pour les héros des temps passés, je demandai à don Manuel lequel des deux il aimait le plus. C’est, me dit-il, Homère et Virgile; je préfère le soleil qui fait éclore les fleurs, à celui qui les brûle: mais si Hercule revenait, je le prierais de terrasser l’hydre de l’inquisition, comme jadis il terrassa le géant Geryon. Nous rencontrions à chaque pas, dans cette promenade, de jeunes filles avec leurs duègnes, des dames avec leurcortejos, d’autres escortées par des moines, des vieilles duchesses promenant leur confesseur dans un vieux carrosse traîné par des mules. Deux jolies femmes à pied, suivies de deux laquais à livrée, passèrent à coté de nous; l’une d’elles dit à l’autre en me regardant: Je gage que voilà un Français. Lorsqu’elles furent éloignées, le poète du Toboso me proposa de les aborder. Elles sont charmantes, disait-il en les suivant des yeux. — Je n’en ai nulle envie; ni mon esprit ni mon cœur ne sont assez libres pour faire de nouvelles connaissances: mais si vous voulez égayer vos loisirs, déployer vos talents, et les charmes de votre esprit, présentez-vous tout seul, vous n’avez nul besoin d’un second, vous me rejoindrez à l’auberge. Il me quitta; je le vis aborder ces dames d’un air gaiet riant, et il me parut qu’elles l’accueillirent le sourire sur les lèvres. Je continuai seul ma promenade, et me rendis au couvent des franciscains. Il est bâti au milieu d’une grande enceinte nommée la place de Saint-François, et partagé en trois corps-de-logis. Le cloître, du côté du jardin, est entouré d’une belle colonnade de marbre; les myrtes, les citronniers, les orangers embellissent ce jardin, au centre duquel est un magnifique réservoir: quatre lions de bronze, et un enfant placé au milieu, y versent des eaux abondantes. En le parcourant je me disais: Est-ce ici le séjour de la pauvreté, l’asile des frères mendiants, ou le jardin d’Aristippe ou d’Horace? Hélas! non; au lieu de ces aimables philosophes, je ne vois que des franciscains! C’était l’heure du spaciment; les uns jouaient à la boule, les autres aux quilles; ceux-là se promenaient: quelques-uns, assis sur des bancs, s’entretenaient de la qualité des vins du pays, ou des stigmates de saint François, imprimés par J. C. lui-même.[43]Unseul de ces moines, d’une physionomie calme et vénérable, récitait son bréviaire en marchant. Lorsqu’il fut auprès de moi, il ferma son livre, et me demanda le motif qui m’amenait dans le couvent, et s’il pouvait m’être utile. Je suis un étranger, lui dis-je, curieux de voir cette belle maison. Il m’offrit de me conduire, ce que j’acceptai avec plaisir. Après nous être promenés quelque temps, il m’invita à me reposer sous un berceau d’orangers. Il me demanda si j’avais vu la cathédrale, et ce qui m’avait le plus frappé dans ce surperbe édifice. C’est, lui dis-je, la vétusté dont les murs sont revêtus. J’ai vu les Maures accourant dans cette mosquée pour adorer le même Dieu que nous. Je voyais ensuite la foule des Chrétiens, et trente générations se succédant, se poussant tour-à-tour dans la tombe, et ce temple toujours debout. Je me suis arrêté quelque temps devant le modeste tombeau de Christophe Colomb, et ayant lu l’inscription gravée sur la pierre qui le couvrait,[44]je lui ai dit: Grand homme, parla découverte d’un nouveau monde tu as augmenté nos connaissances et nos besoins, sans accroître notre bonheur. — Vous avez sans doute vu la chapelle où sont enterrés saint Ferdinand et Alphonse-le-Sage? — Oui, mon père, et j’ai lu l’épitaphe pompeuse du premier, et la liste de tous ses titres. — Ce Ferdinand est un des plus grands rois qui ait existé: il était cousin-germain de saint Louis, roi de France. Ces deux cousins, modèles de piété et de vertu, étaient aussi braves que les Alexandre et les César. Ferdinand marchait un jour dans le pays ennemi, escorté seulement de dix-huit hommes; l’un d’eux aperçut un parti maure de cent trente soldats; on presse le roi de se retirer. Non, dit-il, je ne fuirai point, je les attends; il en arrivera ce qui plaira à Dieu. Les Maures, intimidés de la contenance et de la fierté de cette petite troupe, et craignant quelque embuscade, hésitèrent et finirent par se retirer. — Cette intrépidité est semblable à celle de notre Henri IV; j’admire, comme vous, votre roi Ferdinand: mais je trouve sa religion bien exagérée, lorsque, dans un auto-da-fé où l’on brûlait des Albigeois, il se fesait un honneur de porter des fagots sur ses épaules pour attiser et nourrir le feu. Marc-Aurèle etTrajan l’auraient fait éteindre. Je lui en veux aussi d’avoir fait chasser, après la conquête de Séville, quatre à cinq cents mille Maures, et privé l’Espagne de tant de citoyens actifs, industrieux, dont les fils ou petits-fils auraient tôt ou tard embrassé la religion dominante. — Ces fautes, si ce sont des fautes, sont celles de son siècle; l’homme reçoit sa constitution physique de l’influence du climat, et son caractère moral, des opinions et des préjugés qui l’entourent; d’ailleurs c’est l’enthousiasme qui fait les saints et les héros; sans lui, la vertu et le génie ne produiraient que des fruits acerbes ou sans saveur; et sans lui, le Chrétien tomberait dans la tiédeur et le relâchement. Mais la cloche nous appelle au réfectoire; je suis obligé de vous quitter: demain matin, si vous voulez me faire l’honneur de venir prendre du chocolat dans ma cellule, je serai charmé de faire plus ample connaissance avec vous. Je lui demandai son nom. — Don Augustin. — Vous en avez les lumières et l’esprit. Il répondit en rougissant: Je voudrais en avoir la piété.
Je retournai à laposada, où bientôt arriva don Ésope du Toboso. Dînons, cria-t-il en entrant, la faim dévore mes entrailles. — Eh quoi, avec votre esprit et vos talents, vousn’avez pas pu engager ces dames à tous retenir à dîner? — Non, mais je suis invité ce soir avec vous, pour lerefresco, chez la comtesse Éléonora, dont le mari est à Madrid. — Peut-on savoir sous quel prétexte vous avez abordé ces dames, et par quels moyens vous avez si bien réussi à faire votre cour? — Je leur ai demandé si l’une d’elles n’était pas la marquise Cecilia Padilla; observez que c’est une des belles femmes de Séville. Non, m’a répondu l’une d’elles avec un doux sourire; elle est à Burgos depuis un mois. — Pardon, mesdames; sur le portrait que l’on m’en a fait, j’ai cru la trouver parmi vous. Je suis au désespoir de son absence; j’avais une lettre de recommandation pour elle, et je comptais sur ses bontés pour passer quelques jours agréables à Séville. — Vous connaissez donc, lui dis-je, cette belle marquise? — Comme j’ai connu la sinora Vanozia, maîtresse du pape Alexandre VI, dont il eut quatre enfants; ou la belle Betsabé, qui se lavait sur son toit devant le roi David; mais, dès que j’arrive dans une ville, je fais jaser l’aubergiste. J’ai su de lui que dona Padilla était belle et tendre comme Magdeleine, pieuse comme sainte Thérèse, et qu’elle avait couru précipitamment à Burgos pour secourirson amant, attaqué de la petite-vérole. Mon embarras, mes regrets ont touché la belle ame de la comtesse Éléonore, qui m’a offert de remplacer la marquise Cecilia, son amie. Vous voyez que, dans ma fiction, la ressemblance poétique est très-bien observée. Dona Éléonora m’a demandé si vous n’étiez pas Français; j’ai dit votre nom, et raconté vos infortunes. — Ce qui était fort inutile. — Pardonnez-moi. J’ai lu, dans les Ethiques d’Aristote, que les malheurs de l’amour touchaient vivement le cœur des femmes, et que rien n’est plus intéressant pour elles qu’un amant malheureux. Ces dames vous ont trouvé un air sentimental et une figure agréable, et je suis chargé de vous amener ce soir à leurrefresco. Je refusai, et priai don Manuel de m’excuser auprès de ces dames. Je lui dis que j’avais fait la connaissance de don Augustin, de l’ordre de Saint-François, homme d’un grand mérite. — Par Bacchus! je ne quitterais pas une jolie femme pour saint Augustin lui-même, et son fils Deodatus.[45]On nous servit à dîner del’excellent poisson de mer. Il remonte le Guadalquivir jusqu’à deux lieues au-dessus de Séville.
Lorsque nous crûmes les méridiennes finies, nous retournâmes au faubourg de Triana, où nous trouvâmes plus nombreuse compagnie que le matin. C’est la promenade la plus fréquentée. A l’extrémité de ce cours est une chartreuse nomméelas Cuevas, habitée par dix-sept enfants de saint Bruno, tous gens de qualité, servis par leurs valets. Des pauvres assiégeaient la porte du couvent; deux économes, aidés d’un frère, distribuaient à chacun d’eux, un poisson cuit, une mesure de vin, et trois petits pains. Ces pieux Cénobites, me dit don Manuel, nourrissent le Lazare des miettes de leur table. — J’aimerais mieux qu’ils donnassent des pensions à de bons laboureurs, à des pères de famille, plutôt que d’entretenir la mendicité et la paresse.
Nous entrâmes dans le jardin, qui n’est pas aussi beau que celui des franciscains. Don Manuel aborda l’un de ces pères, qui avait l’air absorbé dans ses méditations, ou de bâyer aux corneilles, et lui demanda s’il était permis de voir le jardin. Le fils de saint Bruno lui répondit par un signe emblématique, une inflexion approbative de tête, et soudain luitourna le dos. Apparemment, dit le poète de la Manche, que Dieu, comme l’empereur des Turcs, a des muets à son service. Nous sortîmes bientôt de ce temple du Silence, où Ovide aurait logé le Sommeil, si ces asiles avaient existé dans son temps.
Nous allâmes voirlos Cannos de Carmona; on appelle ainsi un aqueduc de six lieues de longueur, ouvrage des Maures. Lorsque nous eûmes assez examiné cet antique monument, je dis au poète du Toboso: Le jour touche à son déclin, lerefrescoet les dames vous attendent. — Et vous, quels sont vos projets? Vous allez vous creuser la cervelle, et rêver à votre ingrate Séraphine? — Je vais écrire des lettres, et mettre en ordre des notes que j’ai prises dans mon voyage; peut-être un jour j’en composerai un gros livre. — Y parlerez-vous d’Angélique Paular votre conquête? — Pourquoi pas? — Et moi, paraîtrai-je sur la scène? — Sans doute; vous serez mon héros: je remplirai mes pages de vos sentences, de vos bons mots, de vos amours; mais je voudrais bien, pour jeter plus d’intérêt dans mes récits, y parler de votre conversion. — Différez encore trente ans l’achèvement de votre ouvrage, je me convertiraiin extremis.