Chapter 2

[1]Une insulte, faite récemment dans un cabaret à la maîtresse d'un Grec, avait occasionné une rencontre terrible entre des Hellènes de Morée et des Ioniens. Ces derniers sont généralement insolents et querelleurs, parce qu'ils sont sujets de l'Angleterre. Cela amena un véritable combat qui ne manqua pas de spectateurs. Plus de cent cinquante hommes des deux nations se mirent en ligne dans le grand champ des Morts. Il y eut force coups de pistolet et de poignard. On alla prévenir l'autorité turque. Le pacha s'écria: «Backkaloum(qu'importe)! que ces chiens-là s'exterminent s'ils veulent, il y en aura moins.» Il est vrai que la police turque a peu d'action à Péra, à cause du nombre considérable des étrangers placés sous la protection des consuls.

[1]Une insulte, faite récemment dans un cabaret à la maîtresse d'un Grec, avait occasionné une rencontre terrible entre des Hellènes de Morée et des Ioniens. Ces derniers sont généralement insolents et querelleurs, parce qu'ils sont sujets de l'Angleterre. Cela amena un véritable combat qui ne manqua pas de spectateurs. Plus de cent cinquante hommes des deux nations se mirent en ligne dans le grand champ des Morts. Il y eut force coups de pistolet et de poignard. On alla prévenir l'autorité turque. Le pacha s'écria: «Backkaloum(qu'importe)! que ces chiens-là s'exterminent s'ils veulent, il y en aura moins.» Il est vrai que la police turque a peu d'action à Péra, à cause du nombre considérable des étrangers placés sous la protection des consuls.

[2]Le khan, c'est le sultan, ou encore tout souverain indépendant des pays d'Asie.

[2]Le khan, c'est le sultan, ou encore tout souverain indépendant des pays d'Asie.

Mon vieux compagnon s'interrompit avec un soupir et me dit en regardant le ciel:

—Je vais reprendre mon récit, je voudrais seulement vous montrer la reine de la fête qui commence pour Stamboul et qui durera trente nuits.

Il indiqua du doigt un point du ciel où se montrait un faible croissant: c'était la nouvelle lune, la lune du Ramazan, qui se traçait faiblement à l'horizon. Les fêtes ne commencent que quand elle a été vue nettement du haut des minarets ou des montagnes avoisinant la ville. On en transmet l'avis par des signaux.

—Que fîtes-vous, une fois à Constantinople? repris-je après cet incident, voyant que le vieillard aimait à se représenter ces souvenirs de sa jeunesse.

—Constantinople, monsieur, était plus brillante qu'aujourd'hui; le goût oriental dominait dans ses maisons et dans ses édifices, qu'on a toujours reconstruits à l'européenne depuis. Les mœurs y étaient sévères, mais la difficulté des intrigues en était le charme le plus puissant.

—Poursuivez! lui dis-je vivement intéressé et voyant qu'il s'arrêtait encore.

—Je ne vous parlerai pas, monsieur, de quelques délicieuses relations que j'ai nouées avec des personnes d'un rang ordinaire. Le danger, dans ces sortes de commerces, n'existe au fond que pour la forme, à moins toutefois que l'on n'ait l'imprudence grave de rendre visite à une dame turque chez elle, ou d'y pénétrer furtivement. Je renonce à me vanter des aventures de ce genre que j'ai risquées. La dernière seule peut vous intéresser.

»Mes parents me voyaient avec peine éloigné d'eux; leur persistance à me refuser les moyens de séjourner plus longtemps à Constantinople m'obligea à me placer dans une maison de commerce de Galata. Je tenais les écritures chez un riche joaillier arménien; un jour, plusieurs femmes s'y présentèrent, suivies d'esclaves qui portaient la livrée du sultan.

»A cette époque, les dames du sérail jouissaient de la liberté de venir faire leurs emplettes chez les négociants des quartiers francs, parce que le danger de leur manquer de respect était si grand, que personne ne l'eût osé. De plus, dans ce temps-là, les chrétiens étaient à peine regardés comme des hommes.... Lorsque l'ambassadeur français lui-même venait au sérail, on le faisait dîner à part, et le sultan disait plus tard à son premier vizir: «As-tu fait manger le chien?—Oui, le chien a mangé, répondait le ministre.—Eh bien, qu'on le mette dehors!» Ces mots étaient d'étiquette.... Les interprètes traduisaient cela par un compliment à l'ambassadeur et tout était dit.

Je coupai court à ces digressions, en priant mon interlocuteur d'en revenir à la visite des dames du sérail chez le joaillier.

—Vous comprenez que, dans ces circonstances, ces belles personnes étaient toujours accompagnées de leurs gardiens naturels, commandés par le kislar-aga. Au reste, l'aspect extérieur de ces dames n'avait de charmes que pour l'imagination, puisqu'elles étaient aussi soigneusement drapées et masquées que des dominos dans un bal de théâtre. Celle qui paraissait commander aux autres se fit montrer diverses parures, et, en ayant choisi une, se préparait à l'emporter. Je fis observer que la monture avait besoin d'être nettoyée, et qu'il manquait quelques petites pierres.

»—Eh bien, dit-elle, quand faudra-t-il l'envoyer chercher?... J'en ai besoin pour une fête où je dois paraître devant le sultan.

»Je la saluai avec respect, et, d'une voix quelque peu tremblante, je lui fis observer qu'on ne pouvait répondre du temps exact qui serait nécessaire pour ce travail.

»—Alors, dit la dame, quand ce sera prêt, envoyez un de vos jeunes gens au palais de Béchik-Tasch.

»Puis elle jeta un regard distrait autour d'elle....

»—J'irai moi-même, Altesse, répondis-je; car on ne pourrait confier à un esclave, ou même à un commis, une parure de cette valeur.

»—Eh bien, dit-elle, apportez-moi cela et vous en recevrez le prix.

»L'œil d'une femme est plus éloquent ici qu'ailleurs, car il est tout ce qu'on peut voir d'elle en public. Je crus démêler dans l'expression qu'avait celui de la princesse en me parlant une bienveillance particulière, que justifiaient assez ma figure et mon âge.... Monsieur, je puis le dire aujourd'hui sans amour-propre, j'ai été l'un des derniers beaux hommes de l'Europe.

Il se redressa en prononçant ces paroles, et sa taille semblaitavoir repris une certaine élégance que je n'avais pas encore remarquée.

—Quand la parure, reprit-il, fut terminée, je me rendis à Béchik-Tasch par cette même route de Buyukdéré où nous sommes en ce moment. J'entrai dans le palais par les cours qui donnent sur la campagne. On me fit attendre quelque temps dans la salle de réception; puis la princesse ordonna qu'on m'introduisît près d'elle. Après lui avoir remis la parure et en avoir reçu l'argent, j'étais prêt à me retirer, lorsqu'un officier me demanda si je ne voulais pas assister à un spectacle de danses de corde qui se donnait dans le palais, et dont les acteurs étaient entrés avant moi. J'acceptai, et la princesse me fit servir à dîner; elle daigna même s'informer de la manière dont j'étais servi. Il y avait pour moi sans doute quelque danger à voir une personne d'un si haut rang agir envers moi avec tant d'honnêteté.... Quand la nuit fut venue, la dame me fit entrer dans une salle plus riche encore que la précédente, et fit apporter du café et des narghilés.... Des joueurs d'instruments étaient établis dans une galerie haute, entourée de balustres, et l'on paraissait attendre quelque chose d'extraordinaire que leur musique devait accompagner. Il me parut évident que la sultane avait préparé la fête pour moi; cependant, elle se tenait toujours à demi couchée sur un sofa au fond de la chambre, et dans l'attitude d'une impératrice. Elle semblait absorbée surtout dans la contemplation des exercices qui avaient lieu devant elle. Je ne pouvais comprendre cette timidité ou cette réserve d'étiquette qui l'empêchait de m'avouer ses sentiments, et je pensai qu'il fallait plus d'audace....

»Je m'étais élancé sur sa main, qu'elle m'abandonnait sans trop de résistance, lorsqu'un grand bruit se fit autour de nous.

»—Les janissaires! les janissaires! s'écrièrent les domestiques et les esclaves.

»La sultane parut interroger ses officiers, puis elle leur donna un ordre que je n'entendis pas. Les deux danseurs de corde et moi, nous fûmes conduits, par des escaliers dérobés,à une salle basse, où l'on nous laissa quelque temps dans l'obscurité. Nous entendions au-dessus de nos têtes les pas précipités des soldats, puis une sorte de lutte qui nous glaça d'effroi. Il était évident que l'on forçait une porte qui nous avait protégés jusque-là, et que l'on allait arriver à notre retraite. Des officiers de la sultane descendirent précipitamment par l'escalier et levèrent, dans la salle où nous étions, une espèce de trappe, en nous disant:

»—Tout est perdu!... descendez par ici!

»Nos pieds, qui s'attendaient à trouver des marches d'escalier, manquèrent tout à coup d'appui. Nous avions fait tous les trois un plongeon dans le Bosphore.... Les palais qui bordent la mer, et notamment celui de Béchik-Tasch, que vous avez pu voir sur la rive d'Europe, à un quart de lieue de la ville, sont en partie construits sur pilotis. Les salles inférieures sont parquetées de planchers de cèdre, qui couvrent immédiatement la surface de l'eau, et que l'on enlève lorsque les dames du sérail veulent s'exercer à la natation. C'est dans un de ces bains que nous nous étions plongés au milieu des ténèbres. Les trappes avaient été refermées sur nos têtes, et il était impossible de les soulever. D'ailleurs, des pas réguliers et des bruits d'armes s'entendaient encore. A peine pouvais-je, en me soutenant à la surface de l'eau, respirer de temps en temps un peu d'air. Ne voyant plus la possibilité de remonter dans le palais, je cherchais du moins à nager vers le dehors. Mais, arrivé à la limite extérieure, je trouvai partout une sorte de grille formée par les pilotis, et qui probablement servait d'ordinaire à empêcher que les femmes ne pussent, en nageant, s'échapper du palais ou se faire voir au dehors.

»Imaginez, monsieur, l'incommodité d'une telle situation: sur la tête, un plancher fermé partout, six pouces d'air au-dessous des planches, et l'eau montant peu à peu avec ce mouvement presque imperceptible de la Méditerranée qui s'élève, toutes les six heures, d'un pied ou deux. Il n'en fallait pas tant pour que je fusse assuré d'être noyé très-vile. Aussi secouais-je,avec une force désespérée, les pilotis qui m'entouraient comme une cage. De temps en temps, j'entendais les soupirs des deux malheureux danseurs de corde qui cherchaient comme moi à se frayer un passage. Enfin j'atteignis un pieu moins solide que les autres, qui, rongé sans doute par l'humidité, ou d'un bois plus vieux que les autres, paraissait céder sous la main. J'arrivai, par un effort désespéré, à en détacher un fragment pourri et à me glisser au dehors, grâce à la taille svelte que j'avais à cette époque. Puis, en m'attachant aux pieux extérieurs, je parvins, malgré ma fatigue, à regagner le rivage. J'ignore ce que sont devenus mes deux compagnons d'infortune. Effrayé des dangers de toute sorte que j'avais courus, je me hâtai de quitter Constantinople.

Je ne pus m'empêcher de dire à mon interlocuteur, après l'avoir plaint des dangers qu'il avait courus, que je le soupçonnais d'avoir un peu gazé quelques circonstances de son récit.

—Monsieur, répondit-il, je ne m'explique pas là-dessus; rien, dans tous les cas, ne me ferait trahir des bontés....

Il n'acheva pas. J'avais entendu déjà parler de ces sombres aventures attribuées à certaines daines duvieux sérailvers la fin du dernier siècle.... Je respectai la discrétion de ce Buridan glacé par l'âge.

Nous étions arrivés sur une hauteur qui domine San-Dimitri. C'est un village grec situé entre le grand et le petit champ des Morts. On y descend par une rue bordée de maisons de bois, fort élégantes et qui rappellent un peu le goût chinois dans la construction et dans les ornements extérieurs.

Je pensais que cette rue raccourcissait le chemin que nous avions à faire pour gagner Péra. Seulement, il fallait descendre jusqu'à une vallée dont le fond est traversé par un ruisseau. Le bord sert de chemin pour descendre vers la mer. Un grand nombre de casinos et de cabarets sont élevés des deux côtés.

Mon compagnon me dit:

—Où voulez-vous aller?

—Je serais bien aise de m'aller coucher.

—Mais, pendant le Ramazan, on ne dort que le jour. Terminons la nuit.... Ensuite, au lever du soleil, il sera raisonnable de regagner son lit. Je vais, si vous le permettez, vous conduire dans une maison où l'on joue le baccara.

Les façades des maisons entre lesquelles nous descendions, avec leurs pavillons avancés sur la rue, leurs fenêtres grillées, éclairés au dedans, et leurs parois vernies de couleurs éclatantes, indiquaient, en effet, des points de réunion non moins joyeux que ceux que nous venions de parcourir.

Il faudrait renoncer à la peinture des mœurs de Constantinople, si l'on s'effrayait trop de certaines descriptions d'une nature assez délicate. Les cinquante mille Européens que renferment les faubourgs de Péra et de Galata, Italiens, Français, Anglais, Allemands, Russes ou Grecs, n'ont entre eux aucun lien moral, pas même l'unité de religion, les sectes étant plus divisées entre elles que les cultes les plus opposés. En outre, il est certain que, dans une ville où la société féminine mène une vie si réservée, il serait impossible de voir même un visage de femme née dans le pays, s'il ne s'était créé de certains casinos ou cercles dont, il faut l'avouer, la société est assez mélangée. Les officiers des navires, les jeunes gens du haut commerce, le personnel varié des ambassades, tous ces éléments épars et isolés de la société européenne sentent le besoin de lieux de réunion qui soient un terrain neutre, plus encore que les soirées des ambassadeurs, des drogmans et des banquiers. C'est ce qui explique le nombre assez grand des bals par souscription qui ont lieu souvent dans l'intérieur de Péra.

Ici, nous nous trouvions dans un village entièrement grec, qui est la Capoue de la population franque. J'avais déjà, en plein jour, parcouru ce village sans me douter qu'il recélât tant de divertissements nocturnes, de casinos, de wauxhalls, etmême, avouons-le, de tripots. L'air patriarcal des pères et des époux, assis sur des bancs ou travaillant à quelque métier de menuiserie, de tuilerie ou de tissage, la tenue modeste des femmes vêtues à la grecque, la gaieté insouciante des enfants, les rues pleines de volailles et de porcs, les cafés aux galeries hautes à balustres, donnant sur la vallée brumeuse, sur le ruisseau bordé d'herbages, tout cela ressemblait, avec la verdure des pins et des maisons de charpente sculptée, à quelque vue paisible des basses Alpes.—Et comment douter qu'il en fût autrement, la nuit, en ne voyant aucune lumière transpirer à travers les treillages des fenêtres? Cependant, après le couvre-feu, beaucoup de ces intérieurs étaient restés éclairés au dedans, et les danses, ainsi que les jeux, devaient s'y prolonger du soir au matin. Sans remonter jusqu'à la tradition des hétaïres grecques, on pourrait penser que la jeunesse pouvait attacher parfois des guirlandes au-dessus de ces portes peintes, comme au temps de l'antique Alcimadure.—Nous vîmes passer là, non pas un amoureux grec couronné de fleurs, mais un homme à la mine anglaise, marin probablement, mais entièrement vêtu de noir, avec une cravate blanche et des gants, qui s'était fait précéder d'un violon. Il marchait gravement derrière le ménétrier chargé d'égayer sa marche, ayant lui-même la mine assez mélancolique. Nous jugeâmes que ce devait être quelque maître d'équipage, quelquebossman, qui dépensait sa paye généreusement après une traversée.

Mon guide s'arrêta devant une maison aussi soigneusement obscure au dehors que les autres, et frappa à petits coups à la porte vernie. Un nègre vint ouvrir avec quelques signes de crainte; puis, nous voyant des chapeaux, il salua et nous appelaeffendis.

La maison dans laquelle nous étions entrés ne répondait pas, quoique gracieuse et d'un aspect élégant, à l'idée que l'on se forme généralement d'un intérieur turc. Le temps a marché, et l'immobilité proverbiale du vieil Orient commence à s'émouvoir au contre-coup de la civilisation. La réforme, qui a coiffél'Osmanli du tarbouch et l'a emprisonné dans une redingote boutonnée jusqu'au col, a amené aussi, dans les habitations, la sobriété d'ornements où se plaît le goût moderne. Ainsi, plus d'arabesques touffues, de plafonds façonnés en gâteaux d'abeille ou en stalactites, plus de dentelures découpées, plus de caissons de bois de cèdre, mais des murailles lisses à teintes plates et vernies, avec des corniches à moulures simples; quelques dessins courants pour encadrer les panneaux des boiseries, quelques pots de fleurs d'où partent des enroulements et des ramages, le tout dans un style, ou plutôt dans une absence de style qui ne rappelle que lointainement l'ancien goût oriental, si capricieux et si féerique.

Dans la première pièce se tenaient les gens de service; dans une seconde, un peu plus ornée, je fus frappé du spectacle qui se présenta. Au centre de la pièce se trouvait une sorte de table ronde couverte d'un tapis épais, entourée de lits à l'antique, qui, dans le pays, s'appellenttandours; là s'étendaient à demi couchées, formant comme les rayons d'une roue, les pieds tendus vers le centre où se trouvait un foyer de chaleur caché par l'étoffe, plusieurs femmes, que leur embonpoint majestueux et vénérable, leurs habits éclatants, leurs vestes bordées de fourrures, leurs coiffures surannées montraient être arrivées à l'âge où l'on ne doit pas s'offenser du nom de matrone, pris en si bonne part chez les Romains; elles avaient simplement amené leurs filles ou nièces à la soirée, et en attendaient la fin comme les mères d'Opéra attendant au foyer de la danse. Elles venaient, la plupart, des maisons voisines, où elles ne devaient rentrer qu'au point du jour.

La troisième pièce décorée, qui dans nos usages représenterait le salon, était meublée de divans couverts de soie aux couleurs vives et variées. Sur le divan du fond trônaient quatre belles personnes qui, par un hasard pittoresque ou unchoix particulier, se trouvaient présenter chacune un type oriental distinct.

Celle qui occupait le milieu du divan était une Circassienne, comme on pouvait le deviner tout de suite à ses grands yeux noirs contrastant avec un teint d'un blanc mat, à son nez aquilin d'une arête pure et fine, à son cou un peu long, à sa taille grande et svelte, à ses extrémités délicates, signes distinctifs de sa race. Sa coiffure, formée de gazillons mouchetés d'or et tordus en turban, laissait échapper des profusions de nattes d'un noir de jais, qui faisaient ressortir ses joues avivés par le fard. Une veste historiée de broderies et bordée de fanfreluches et de festons de soie, dont les couleurs bariolées formaient comme un cordon de fleurs autour de l'étoffe; une ceinture d'argent et un large pantalon de soie rose lamée complétaient ce costume, aussi brillant que gracieux. On comprend que, selon l'usage, ses yeux étaient accentués par des lignes desurmeh, qui les agrandissent et leur donnent de l'éclat; ses ongles longs et les paumes de ses mains avaient une teinte orange produite par le henné; la même toilette avait été faite à ses pieds nus, aussi soignés que des mains, et qu'elle repliait gracieusement sur le divan en faisant sonner de temps en temps les anneaux d'argent passés autour de ses chevilles.

A côté d'elle était assise une Arménienne, dont le costume, moins richement barbare, rappelait davantage les modes actuelles de Constantinople; un fezzi pareil à ceux des hommes, inondé par une épaisse chevelure de soie bleue, produite par la houppe qui s'y attache, et posé en arrière, paraît sa tête au profil légèrement busqué, aux traits assez fiers, mais d'une sérénité presque animale. Elle portait une sorte de spencer de velours vert, garni d'une épaisse bordure en duvet de cygne, dont la blancheur et la masse donnaient de l'élégance à son cou entouré de fins lacets, où pendaient des aigrettes d'argent. Sa taille était cerclée de plaques d'orfèvrerie, où se relevaient en bosse de gros boutons de filigrane, et, par un raffinement toutmoderne, ses pieds, qui avaient laissé leurs babouches sur le tapis, se repliaient, couverts de bas de soie à coins brodés.

Contrairement à ses compagnes, qui laissaient librement pendre sur leurs épaules et leur dos leurs tresses entremêlées de cordonnets et de petites plaques de métal, la juive, placée à côté de l'Arménienne, cachait soigneusement les siens, comme l'ordonne sa loi, sons une espèce de bonnet blanc, arrondi en boule, rappelant la coiffure des femmes du temps duXVIesiècle, et dont celle de Christine de Pisan peut donner une idée. Son costume, plus sévère, se composait de deux tuniques superposées, celle de dessus s'arrêtant à la hauteur du genou; les couleurs en étaient plus amorties, et les broderies d'un éclat moins vif que celles des tuniques portées par les autres femmes. Sa physionomie, d'une douceur résignée et d'une régularité délicate, rappelait le type juif particulier à Constantinople, et qui ne ressemble en rien aux types que nous connaissons. Son nez n'avait pas cette courbure prononcée qui, chez nous, signe un visage du nom de Rébecca ou de Rachel.

La quatrième, assise à l'extrémité du divan, était une jeune Grecque blonde ayant le profil popularisé par la statuaire antique. Un taktikos de Smyrne aux festons et aux glands d'or, posé coquettement sur l'oreille et entouré par deux énormes tresses de cheveux tordus formant turban autour de la tête, accompagnait admirablement sa physionomie spirituelle, illuminée par un œil bleu où brillait la pensée, et contrastant avec l'éclat immobile et sans idée des grands yeux noirs de ses rivales en beauté.

—Voici, dit le vieillard, un échantillon parfait des quatre nations féminines qui composent la population byzantine.

Nous saluâmes ces belles personnes, qui nous répondirent par un salut à la turque. La Circassienne se leva, frappa des mains, et une porte s'ouvrit. Je vis au delà une autre salle où des joueurs, en costumes variés, entouraient une table verte.

—C'est ici tout simplement leFrascatide Péra, me dit moncompagnon. Nous pourrons jouer quelques parties en attendant le souper.

—Je préfère cette salle, lui dis-je, peu curieux de me mêler à cette foule—émaillée de plusieurs costumes grecs.

Cependant, deux petites filles étaient entrées, tenant, l'une un compotier de cristal posé sur un plateau, l'autre une carafe d'eau et des verres; elle tenait aussi une serviette bordée de soie lamée d'argent. La Circassienne, qui paraissait jouer le rôle dekhanounou maîtresse, s'avança vers nous, prit une cuiller de vermeil qu'elle trempa dans des confitures de roses, et me présenta la cuiller devant la bouche avec un sourire des plus gracieux. Je savais qu'en pareil cas il fallait avaler la cuillerée, puis la faire passer au moyen d'un verre d'eau; ensuite, la petite fille me présenta la serviette pour m'essuyer la bouche. Tout cela se passait selon l'étiquette des meilleures maisons turques.

—Il me semble, dis-je, voir un tableau desMille et une Nuitset faire en ce moment le rêve dudormeur éveillé. J'appellerais volontiers ces belles personnes: Charme-des-cœurs, Tourmente, Œil-du-jour, et Fleur-de-jasmin....

Le vieillard allait me dire leurs noms, lorsque nous entendîmes un bruit violent à la porte, accompagné du son métallique de crosses de fusil. Un grand tumulte eut lieu dans la salle de jeu, et plusieurs des assistants paraissaient fuir ou se cacher.

—Serions-nous chez des sultanes? dis-je en me rappelant le récit que m'avait fait le vieillard[1], et va-t-on nous jeter à la mer?

Son air impassible me rassura quelque peu. —Écoutons, dit-il.

On montait l'escalier, et un bruit de voix confuses s'entendait déjà dans les premières pièces, où se trouvaient les matrones. Un officier de police entra seul dans le salon, et j'entendis le motFranguisque l'on prononçait en nous désignant; il voulut encore passer dans la salle de jeu, où ceux des joueurs qui ne s'étaient pas échappés continuaient leur partie avec calme.

C'était simplement une patrouille de cavas (gendarmes) qui cherchait à savoir s'il n'y avait pas de Turcs ou d'élèves des écoles militaires dans la maison. Il est clair que ceux qui s'étaient enfuis appartenaient à quelqu'une de ces catégories. Mais la patrouille avait fait trop de bruit en entrant pour qu'on ne pût pas supposer qu'elle était payée pour ne rien voir et pour n'avoir à signaler aucune contravention. Cela se passe ainsi, du reste, dans beaucoup de pays.

L'heure du souper était arrivée. Les joueurs heureux ou malheureux, se réconciliant après la lutte, entourèrent une table servie à l'européenne. Seulement, les femmes ne parurent pas à cette réunion devenue cordiale, et s'allèrent placer sur une estrade. Un orchestre établi à l'autre bout de la salle se faisait entendre pendant le repas, selon l'usage oriental.

Ce mélange de civilisation et de traditions byzantines n'est pas le moindre attrait de ces nuits joyeuses qu'à créées le contact actuel de l'Europe et de l'Asie, dont Constantinople est le centre éclatant, et que rend possible la tolérance des Turcs. Il se trouvait réellement que nous n'assistions là qu'à une fête aussi innocente que les soirées des cafés de Marseille. Les jeunes filles qui concouraient à l'éclat de cette réunion étaient engagées, moyennant quelques piastres, pour donner aux étrangers une idée des beautés locales. Mais rien ne laissait penser qu'elles eussent été convoquées dans un autre but que celui de paraîtrebelles et costumées selon la mode du pays. En effet, tout le monde se sépara aux premières lueurs du matin, et nous laissâmes le village de San-Dimitri à son calme et à sa tranquillité apparentes.—Rien n'était plus vertueux au dehors que ce paysage d'idylle vu à la clarté de l'aube, que ces maisons de bois dont les portes s'entr'ouvraient çà et là pour laisser paraître des ménagères matinales.

Nous nous séparâmes. Mon compagnon rentra chez lui dans Péra, et, quant à moi, encore ébloui des merveilles de cette nuit, j'allai me promener aux environs du téké des derviches, d'où l'on jouit de la vue entière de l'entrée du détroit. Le soleil ne tarda pas à se lever, ravivant les lignes lointaines des rives et des promontoires, et à l'instant même le canon retentit sur le port de Thophana. Du petit minaret situé au-dessus du téké, partit aussitôt une voix douce et mélancolique qui chantait:

—Allah akbar! Allah akbar! Allah akbar!

Je ne pus résister à une émotion étrange. Oui, Dieu est grand! Dieu est grand!... Et ces pauvres derviches, qui répètent invariablement ce verset sublime du haut de leur minaret, me semblaient faire, quant à moi, la critique d'une nuit mal employée. Le muezzin répétait toujours:

—Dieu est grand! Dieu est grand!

«Dieu est grand! Mahomet est son prophète; mettez vos péchés aux pieds d'Allah!» voilà les termes de cette éternelle complainte.... Pour moi, Dieu est partout, quelque nom qu'on lui donne, et j'aurais été malheureux de me sentir coupable en ce moment d'une faute réelle; mais je n'avais fait que me réjouir comme tous les Francs de Péra, dans une de ces nuits de fête auxquelles les gens de toute religion s'associent dans cette ville cosmopolite.—Pourquoi donc craindre l'œil de Dieu? La terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine qui passait, pour venir à moi, au-dessus des jardins de la pointe du sérail dessinés sur l'autre rivage. L'astre éblouissant dessinait au loin cette géographie magiquedu Bosphore, qui partout saisit les yeux, à cause de la hauteur des rivages et de la variété des aspects de la terre coupée par les eaux. Après une heure d'admiration, je me sentis fatigué, et je rentrai, en plein jour, à l'hôtel des demoiselles Péchefté, où je demeurais, et dont les fenêtres donnaient sur le petit champ des Morts.

[1]Les détails de cette promenade à travers les quartiers de Constantinople n'auraient aucun mérite s'ils péchaient par l'exactitude. L'aventure racontée dans le précédent chapitre n'a pas été inventée. Elle se rapporte, en effet, à la sœur de l'un des précédents sultans, et remonte probablement à l'époque de Sélim. A cette époque, les janissaires étaient chargés de la police nocturne, et pénétraient même dans les palais impériaux s'ils avaient quelques soupçons. La curiosité des femmes pour les bateleurs et les jongleurs fut cause aussi d'une scène analogue, à l'époque de Mahmoud. Une troupe de malheureux écuyers faillit en être victime. Ils furent sauvés par un batelier de Kourouchesmé qui se trouvait par hasard près du palais.

[1]Les détails de cette promenade à travers les quartiers de Constantinople n'auraient aucun mérite s'ils péchaient par l'exactitude. L'aventure racontée dans le précédent chapitre n'a pas été inventée. Elle se rapporte, en effet, à la sœur de l'un des précédents sultans, et remonte probablement à l'époque de Sélim. A cette époque, les janissaires étaient chargés de la police nocturne, et pénétraient même dans les palais impériaux s'ils avaient quelques soupçons. La curiosité des femmes pour les bateleurs et les jongleurs fut cause aussi d'une scène analogue, à l'époque de Mahmoud. Une troupe de malheureux écuyers faillit en être victime. Ils furent sauvés par un batelier de Kourouchesmé qui se trouvait par hasard près du palais.

Après m'être reposé, je m'informai du moyen d'assister aux fêtes nocturnes qui se donnaient dans la ville turque. Mon ami le peintre, que je revis dans la journée, familier avec les mœurs du pays, ne vit pour moi d'autre moyen que de me faire habiter Stamboul; ce qui présentait de grandes difficultés.

Nous prîmes un caïque pour traverser la Corne d'or, et nous descendîmes à cette même échelle du marché aux poissons où nous avions été, la veille, témoins d'une scène sanglante. Les boutiques étaient fermées partout. Le bazar égyptien, qui vient ensuite, et où se vendent les épiceries, les couleurs, les produits chimiques, était hermétiquement fermé. Au delà, les rues n'étaient habitées et parcourues que par les chiens, étonnés toujours, pendant les premiers jours du Ramazan, de ne plus recevoir leur pitance aux heures accoutumées. Nous finîmes par arriver à une boutique voisine du bazar, occupée par un marchand arménien que connaissait mon ami. Tout était fermé chez lui; mais, n'étant pas soumis à la loi musulmane, il se permettait de veiller le jour et de dormir la nuit comme à l'ordinaire, sans en rien faire voir extérieurement.

Nous pûmes dîner chez lui, car il avait eu la précaution d'acheter des vivres la veille; autrement, il eût fallu revenir à Péra pour en trouver. La pensée que j'avais d'habiter Stamboul lui parut absurde au premier abord, attendu qu'aucun chrétienn'a le droit d'y prendre domicile: on leur permet seulement d'y venir pendant le jour. Pas un hôtel, pas une auberge, pas même un caravansérail qui leur soit destiné; l'exception ne porte que sur les Arméniens, Juifs ou Grecs, sujets de l'empire.

Cependant, je tenais à mon idée, et je lui fis observer que j'avais trouvé le moyen d'habiter le Caire, hors du quartier franc, en prenant le costume du pays et en me faisant passer pour Cophte.

—Eh bien, me dit-il, un moyen seul existe ici, c'est de vous faire passer pour Persan. Nous avons à Stamboul un caravansérail nommé Ildiz-Khan (khan de l'Étoile), dans lequel on reçoit tous les marchands asiatiques des diverses communions musulmanes. Ces gens-là ne sont pas seulement de la secte d'Ali; il y a aussi des guèbres, des parsis, des koraïtes, des wahabis; ce qui forme un tel mélange de langages, qu'il est impossible aux Turcs de savoir à quelle partie de l'Orient ces hommes appartiennent. De sorte qu'en vous abstenant de parler une langue du Nord, que l'on reconnaîtrait à la prononciation, vous pourrez demeurer parmi eux.

Nous nous rendîmes à Ildiz-Khan, situé dans la plus haute partie de la ville, près de laColonne brûlée, l'un des restes les plus curieux de l'ancienne Byzance. Le caravansérail, entièrement bâti en pierre, présentait au dedans l'aspect d'une caserne. Trois étages de galeries occupaient les quatre côtés de la cour, et les logements, voûtés en cintre, avaient tous la même disposition: une grande pièce qui servait de magasin et un petit cabinet parqueté en planches où chacun pouvait placer son lit. De plus, le locataire avait le droit de mettre un chameau ou un cheval aux écuries communes.

N'ayant ni monture ni marchandises, je devais nécessairement passer pour un commerçant qui avait tout vendu déjà, et qui venait dans l'intention de refaire sa pacotille. L'Arménien était en relation d'affaires avec des marchands de Mossoul et de Bassora, auxquels il me présenta. Nous fîmes venir despipes et du café, et nous leur exposâmes l'affaire. Ils ne virent aucun inconvénient à me recevoir parmi eux, pourvu que je prisse leur costume. Mais, comme j'en avais déjà plusieurs parties, notamment un machlah en poil de chameau, qui m'avait servi en Égypte et en Syrie, il ne me fallait plus qu'un bonnet d'astrakan pointu à la persane, que l'Arménien me procura.

Plusieurs de ces Persans parlaient la langue franque du Levant, dans laquelle on finit toujours par s'entendre, pour peu qu'on ait vécu dans les villes commerçantes; de sorte que je pus facilement lier amitié avec mes voisins. J'étais vivement recommandé à tous ceux qui habitaient la même galerie, et je n'avais à m'inquiéter que de leur trop grand empressement à me faire fête et à m'accompagner partout. Chaque étage du khan avait son cuisinier, qui était en même temps cafetier; nous pouvions donc parfaitement nous passer des relations extérieures. Cependant, quand venait le soir, les Persans, qui, comme les Turcs, avaient dormi toute la journée pour pouvoir fêter ensuite chaque nuit du Ramazan, m'emmenaient avec eux voir la fête continuelle qui devait durer trente lunes.

Si la ville était illuminée splendidement, pour qui la regardait des hauteurs de Péra, ses rues intérieures me parurent encore plus éclatantes. Toutes les boutiques ouvertes, ornées de guirlandes et de vases de fleurs, radieuses à l'intérieur de glaces et de bougies, les marchandises artistement parées, les lanternes de couleur suspendues au dehors, les peintures et les dorures rafraîchies, les pâtissiers surtout, les confiseurs, les marchands de jouets d'enfant et les bijoutiers étalant toutes leurs richesses, voilà ce qui, partout, éblouissait les yeux. Les rues étaient pleines de femmes et d'enfants plus encore que d'hommes; car ces derniers passaient la plus grande partie du temps dans les mosquées et dans les cafés.

Il ne faut pas croire même que les cabarets fussent fermés; une fête turque est pour tout le monde; les rayas cathodiques, grecs, arméniens ou juifs pouvaient seuls fréquenter ces établissements.La porte extérieure doit être toujours fermée; mais on la pousse, et l'on peut ensuite s'abreuver d'un bon verre de vin de Ténédos moyennant dix paras (cinq centimes).

Partout des frituriers, des marchands de fruits ou d'épis de maïs bouillis, avec lesquels un homme peut se nourrir tout un jour pour dix paras;—ainsi que des vendeurs debaklavas, sorte de galettes très-imprégnées de beurre et de sucre, dont les femmes surtout sont friandes. La place du Sérasquier est la plus brillante de toutes. Ouverte en triangle, avec les illuminations de deux mosquées à droite et à gauche, et dans le fond celle des bâtiments de la guerre, elle présente un large espace aux cavalcades et aux divers cortéges qui la traversent. Un grand nombre d'étalages de marchands ambulants garnissent le devant des maisons, et une dizaine de cafés font assaut d'annonces diverses de spectacles, de baladins et d'ombres chinoises. Les plus amusants, pour tout homme instruit, sont naturellement ceux où il se déclame des poëmes,—où il se raconte des histoires et des légendes.

N'étant pas forcé, comme les musulmans, de dormir tout le jour et de passer la nuit entière dans les plaisirs pendant le bienheureux mois du Ramazan, à la fois carême et carnaval, j'allais souvent à Péra pour reprendre langue avec les Européens. Un jour, mes yeux furent frappés d'une grande affiche de théâtre posée sur les murs, et qui annonçait l'ouverture de la saison théâtrale. C'était la troupe italienne qui allait commencer trois mois de représentations, et le nom qui brillait en grosses lettres comme l'étoile dramatique du moment, c'était celui de la Ronzi-Tacchinardi, cette cantatrice des plus beaux temps de Rossini, à laquelle Stendhal a consacré de belles pages. La Ronzi n'était plus jeune, hélas! Elle venait à Constantinople, comme y avait passé, quelques années auparavant, l'illustre tragédienne mademoiselle Georges, qui, après avoir paru au théâtre dePéra, et aussi devant le sultan, était allée donner ensuite des représentations en Crimée, et jouerIphigénie en Taurideaux lieux mêmes où s'élevait jadis le temple de Thoas. Les artistes éminents, comme les grands génies de toute sorte, ont le sentiment profond du passé; ils aiment aussi les courses aventureuses et sont attirés toujours vers le soleil d'Orient, comme se sentant de la nature des aigles. Donizetti présidait l'orchestre, par une permission spéciale du sultan, qui l'a depuis longtemps engagé comme chef de sa musique.

Il est vrai que ce nom rayonnant n'était que celui du frère de ce compositeur que nous avons tant admiré; mais il n'en brillait pas moins sur l'affiche avec un charme particulier pour les Européens; aussi la ville franque n'était-elle occupée que de la représentation prochaine. Les billets, distribués d'avance dans les hôtels et dans les cafés, étaient devenus difficiles à obtenir. J'eus l'idée d'aller voir le directeur du principal journal français de Constantinople, dont les bureaux étaient à Galata. Il parut charmé de ma visite, me retint à dîner et me fit ensuite les honneurs de sa loge.

—Si vous n'avez pas oublié, me dit-il, votre ancien métier de feuilletoniste, vous nous ferez les comptes rendus du théâtre et vous y aurez vos entrées.

J'acceptai un peu imprudemment peut-être; car, lorsqu'on demeure à Stamboul, il n'est pas commode d'y retourner tous les deux jours en pleine nuit, après la fin du spectacle.

On jouaitBuondelmonte; la salle de spectacle, située dans le haut de Péra, est beaucoup plus longue que large; les loges sont déposées à l'italienne, sans galeries; elles étaient occupées presque toutes par les ambassadeurs et les banquiers. Les Arméniens, les Grecs et les Francs composaient à peu près tout le parquet, et, à l'orchestre seulement, on distinguait quelques Turcs, de ceux sans doute que leurs parents ont envoyés de bonne heure à Paris ou à Vienne; car, si aucun préjugé n'empêche, au fond, un musulman d'aller à nos théâtres, il faut songer que notre musique ne les ravit que médiocrement; la leur, quiprocède par quarts de ton, nous est également incompréhensible, à moins d'être, pour ainsi dire, traduite selon notre système musical. Les airs grecs ou valaques paraissent seuls être compris de tous. Donizetti avait chargé son frère d'en recueillir le plus possible et les utilisait sans doute dans ses opéras.

Le directeur duJournal de Constantinoplevoulait me présenter à l'ambassadeur français; mais je déclinai cet honneur, attendu qu'il m'aurait invité à dîner, et l'on m'avait prévenu contre cette éventualité.

Ce fonctionnaire habitait tout l'été à Thérapia, village situé sur le Bosphore, à six lieues de Constantinople. Il faut, pour s'y rendre, louer un caïque avec six rameurs pour une demi-journée, ce qui coûte environ vingt francs. On le voit, c'est un dîner assez cher que vous offre l'ambassadeur.... On peut ajouter aussi, aux chances fâcheuses de cette invitation, l'ennui de revenir par mer à une heure assez avancée, quelquefois par le mauvais temps, dans une barque en forme de poisson, épaisse comme la main, et accompagnée d'un chœur infatigable de marsouins qui dansent ironiquement à la pointe des vagues, dans l'espérance de souper aux dépens des convives attardés de l'ambassadeur de France.

La représentation se passa comme dans un théâtre italien quelconque. La Ronzi fut couverte de bouquets, rappelée vingt fois; elle tint être satisfaite de l'enthousiasme byzantin. Puis chacun ralluma sa lanterne, les ambassadeurs et les banquiers firent avancer leurs voitures, d'autres montèrent à cheval; pour moi, je me disposai à regagner Ildiz-Khan; car, à Péra, on ne trouverait pas à loger pour une seule nuit.

Je connaissais assez le chemin fort long qui conduit à Stamboul par le pont de bateaux qui traverse la Corne d'Or, pour ne pas craindre de m'y engager à la pure clarté de la lune du Ramazan, par une de ces belles nuits qui valent nos aurores. Les chiens, qui font si exactement la police des rues, n'attaquent jamais que les imprudents qui, au mépris des ordonnances, se dispensent de porter une lanterne. Je m'engageaidonc à travers le cimetière de Péra par un chemin qui conduit à la porte de Galata, correspondante aux bâtiments de la marine; l'enceinte fortifiée se termine là; mais on ne peut traverser la Corne d'Or sans y pénétrer. On frappe à un guichet, et le portier vous ouvre moyennant un bakchis; on répond au salut des gens du corps de garde par unaleihoum al salam; puis, au bout d'une rue qui descend vers la mer, on gagne ce magnifique pont, d'un quart de lieue, qu'a fait construire le sultan Mahmoud.

Une fois sur l'autre rive, j'ai retrouvé avec plaisir les illuminations de la fête, tableau des plus réjouissants quand on vient de faire une lieue, la nuit, à travers les cyprès et les tombes.

Ce quai du Fanar, encombré de vendeurs de fruits, de pâtissiers, de confiseurs, de frituriers ambulants, de Grecs vendant de l'anisette et du rosolio, est très-fréquenté des matelots, dont les navires sont rangés par centaines dans la baie. Les cabarets et les cafés, illuminés de transparents et de lanternes, se voient encore quelque temps dans les rues environnantes, puis les lumières et le bruit diminuent peu à peu, et il faut traverser une longue série de quartiers solitaires et calmes, car la fête n'a lieu que dans les parties commerçantes de la ville. Bientôt apparaissent les hautes arches de l'aqueduc de Valens, dominant de leur immense construction de pierre les humbles maisons turques toutes bâties en bois. Parfois, le chemin s'élève en terrasses dominant d'une cinquantaine de pieds la rue qui se croise avec lui ou qui le suit quelque temps avant de monter ou de descendre vers les collines ou vers la mer.

Stamboul est une ville fort montueuse et où l'art a fait bien peu de chose pour corriger la nature. On se sent sur un meilleur terrain quand on a pris le bout de cette longue rue des Mosquées, qui forme l'artère principale, et qui aboutit aux grands bazars. Elle est admirable, la nuit surtout, à cause des magnifiques jardins, des galeries découpées, des fontaines demarbre aux grilles dorées, des kiosques, des portiques et des minarets multipliés qui se dessinent aux vagues clartés d'un jour bleuâtre; les inscriptions dorées, les peintures de laque, les grillages aux nervures brillantes, les marbres sculptés et les ornements rehaussés de couleurs éclatent çà et là, relevant de teintes vives l'aspect des jardins d'un vert sombre, où frémissent les festons de la vigne suspendue sur de hautes treilles. Enfin la solitude cesse, l'air se remplit de bruits joyeux, les boutiques brillent de nouveau. Les quartiers populeux et riches se déploient dans tout leur éclat; les marchands de jouets d'enfant étalent sur leurs devantures mille fantaisies bizarres qui font la joie des mères et des braves pères de famille, heureux de rentrer chez eux, soit avec un polichinelle de fabrique française, soit avec des jouets de Nuremberg, ou encore avec de charmants joujoux chinois apportés par les caravanes. Les Chinois sont le peuple du monde qui comprend le mieux ce qu'il faut pour amuser les enfants.

Parmi ces jouets, on distingue de tous côtés la bizarre marionnette appeléeCaragueus, que les Français connaissent déjà de réputation. Il est incroyable que cette indécente figure soit mise sans scrupule dans les mains de la jeunesse. C'est pourtant le cadeau le plus fréquent qu'un père ou une mère fasse à ses enfants. L'Orient a d'autres idées que nous sur l'éducation et sur la morale. On cherche là à développer les sens, comme nous cherchons à les éteindre....

J'étais arrivé sur la place du Sérasquier: une grande foule se pressait devant un théâtre d'ombres chinoises signalé par un transparent sur lequel on lisait en grosses lettres: CARAGUEUS,victime de sa chasteté!

Effroyable paradoxe pour qui connaît le personnage.... L'adjectif et le substantif que je viens de traduire hurlaient sans doute d'effroi de se trouver réunis sous un tel nom. J'entraicependant à ce spectacle, bravant les chances d'une déception grossière.

A la porte de ceeheb-bazi(jeu de nuit) se tenaient quatre acteurs, qui devaient jouer dans la seconde pièce; car, aprèsCaragueus, on promettait encoreLe Mari des Deux Veuves, farce-comédie, de celles qu'on appelletaklid.

Les acteurs, vêtus de vestes brodées d'or, portaient sous leurs tarbouchs élégants de longs cheveux nattés comme ceux des femmes. Les paupières rehaussées de noir et les mains teintes de rouge, avec des paillettes appliquées sur la peau du visage et des mouchetures sur leurs bras nus, ils faisaient au public un accueil bienveillant, et recevaient le prix d'entrée en adressant un sourire gracieux auxeffendisqui payaient plus que le simple populaire. Unirmelikalten(pièce d'or d'un franc vingt-cinq centimes) assurait au spectateur l'expression d'une vive reconnaissance et une place réservée sur les premiers bancs. Au demeurant, personne n'était astreint qu'à une simple cotisation de dix paras. Il faut ajouter même que le prix de l'entrée donnait droit à une consommation uniforme de café et de tabac. Lesscherbets(sorbets) et les divers rafraîchissements se payaient à part.

Dès que je fus assis sur l'une des banquettes, un jeune garçon, élégamment vêtu, les bras découverts jusqu'aux épaules, et qui, d'après la grâce pudique de ses traits, eût pu passer pour une jeune fille, vint me demander si je voulais un chibouk ou un narghilé, et, quand j'eus choisi, il m'apporta en outre une tasse de café.

La salle se remplissait peu à peu de gens de toute sorte; on n'y voyait pas une seule femme; mais beaucoup d'enfants avaient été amenés par des esclaves ou des serviteurs. Ils étaient la plupart bien vêtus, et, dans ces jours de fête, leurs parents avaient sans doute voulu les faire jouir du spectacle, mais ils ne les accompagnaient pas; car, en Turquie, l'homme ne s'embarrasse ni de la femme ni de l'enfant: chacun va de son côté, et les petits garçons ne suivent plus les mères après le premierâge. Les esclaves auxquels on les confie sont, du reste, regardés comme faisant partie de la famille. Dispensés des travaux pénibles, se bornant, comme ceux des anciens, aux services domestiques, leur sort est envié par les simples rayas, et, s'ils ont de l'intelligence, ils arrivent presque toujours à se faire affranchir, après quelques années de service, avec une rente qu'il est d'usage de constituer en pareil cas. Il est honteux de penser que l'Europe chrétienne ait été plus cruelle que les Turcs, en forçant à de durs travaux ses esclaves des colonies.

Revenons à la représentation. Quand la salle se trouva suffisamment garnie, un orchestre, placé dans une haute galerie, fit entendre une sorte d'ouverture. Pendant ce temps, un des coins de la salle s'éclairait d'une manière inattendue. Une gaze transparente entièrement blanche, encadrée d'ornements en festons, désignait le lieu où devaient paraître les ombres chinoises. Les lumières qui éclairaient d'abord la salle s'étaient éteintes, et un cri joyeux retentit de tous côtés lorsque l'orchestre se fut arrêté. Un silence se fit ensuite; puis on entendit derrière la toile un retentissement pareil à celui de morceau de bois tournés qu'on secouerait dans un sac. C'étaient les marionnettes, qui, selon l'usage, s'annonçaient par ce bruit accueilli avec transport par les enfants.

Aussitôt, un spectateur, un compère probablement, se mit à crier à l'acteur chargé de faire parler les marionnettes:

—Que nous donneras-tu aujourd'hui?

A quoi celui-ci répondit:

—Cela est écrit au-dessus de la porte pour ceux qui savent lire.

—Mais j'ai oublié ce qui m'a été appris par lehodja.... (C'est le religieux chargé d'instruire les enfants dans les mosquées.)

—Eh bien, il s'agit ce soir de l'illustre Caragueus, victime de sa chasteté.

—Comment pourras-tu justifier ce titre?

—En comptant sur l'intelligence des gens de goût, et en implorant l'aide d'Ahmad aux yeux noirs.

Ahmad, c'est lepetit nom, le nom familier que les fidèles donnent à Mahomet. Quant à la qualification desyeux noirs, on peut remarquer que c'est la traduction même du nom decaragueus....

—Tu parles bien! répondit l'interlocuteur; il reste à savoir si cela continuera!

—Sois tranquille! répondit la voix qui partait du théâtre; mes amis et moi, nous sommes à l'épreuve des critiques.

L'orchestre reprit; puis l'on vit apparaître derrière la gaze une décoration qui représentait une place de Constantinople, avec une fontaine et des maisons, sur le devant. Ensuite passèrent successivement un cavas, un chien, un porteur d'eau, et autres personnages mécaniques dont les vêtements avaient des couleurs fort distinctes, et qui n'étaient pas de simples silhouettes, comme dans les ombres chinoises que nous connaissons.

Bientôt l'on vit sortir d'une maison un Turc, suivi d'un esclave qui portait un sac de voyage. Il paraissait inquiet, et, prenant tout à coup une résolution, il alla frapper à une autre maison de la place, en criant:

—Caragueus! Caragueus! mon meilleur ami, est-ce que tu dors encore?

Caragueus mit le nez à la fenêtre, et, à sa vue, un cri d'enthousiasme résonna dans tout l'auditoire; puis, ayant demandé le temps de s'habiller, il reparut bientôt et embrassa son ami.

—Écoute, dit ce dernier, j'attends de toi un grand service; une affaire importante me force d'aller à Brousse. Tu sais que je suis le mari d'une femme fort belle, et je t'avouerai qu'il m'en coûte de la laisser seule, n'ayant pas beaucoup de confiance dans mes gens.... Eh bien, mon ami, il m'est venu cette nuit une idée: c'est de te faire le gardien de sa vertu. Je sais ta délicatesse et l'affection profonde que tu as pour moi, je suis heureux de te donner cette preuve d'estime.

—Malheureux! dit Caragueus, quelle est ta folie! regarde moi donc un peu!

—Eh bien?

—Quoi! tu ne comprends pas que ta femme, en me voyant, ne pourra résister au désir de m'appartenir?

—Je ne vois pas cela, dit le Turc; elle m'aime, et, si je puis craindre quelque séduction à laquelle elle se laisse prendre, ce n'est pas de ton côté, mon pauvre ami, qu'elle viendra; ton honneur m'en répond d'abord ... et ensuite ... Ah! par Allah! tu es si singulièrement bâti.... Enfin, je compte sur toi.

Le Turc s'éloigne.

—Aveuglement des hommes! s'écrie Caragueus. Moi! singulièrement bâti! dis donc: Trop bien bâti! trop beau! trop séduisant! trop dangereux!... Enfin, dit-il en monologue, mon ami m'a commis à la garde de sa femme; il faut répondre à cette confiance. Entrons dans sa maison comme il l'a voulu, et allons nous établir sur son divan.... Oh! malheur! mais sa femme, curieuse comme elles le sont toutes, voudra me voir ... et, du moment que ses yeux se seront portés sur moi, elle sera dans l'admiration et percha toute retenue. Non! n'entrons pas!... restons à la porte de ce logis comme un spahi en sentinelle. Une femme est si peu de chose ... et un véritable ami est un bien si rare!

Cette phrase excita une véritable sympathie dans l'auditoire masculin du café; elle était encadrée dans un couplet, ces sortes de pièces étant mêlées de vaudevilles, comme beaucoup des nôtres; les refrains reproduisent souvent le motbakkaloum, qui est le terme favori des Turcs, et qui veut dire: «Qu'importe! » ou: «Cela m'est égal. »

Quant à Caragueus, à travers la gaze légère qui fondait les tons de la décoration et des personnages, il se dessinait admirablement avec son œil noir, ses sourcils nettement tracés et les avantages les plus saillants de sa désinvolture. Son amour-propre, au point de vue des séductions, ne paraissait pas étonner les spectateurs.

Après son couplet, il sembla plongé dans ses réflexions.

—Que faire? se dit-il. Veiller à la porte, sans doute, en attendant le retour de mon ami.... Mais cette femme peutme voir à la dérobée par lesmoucharabys(jalousies). De plus, elle peut être tentée de sortir avec ses esclaves pour aller au bain.... Aucun mari, hélas! ne peut empêcher sa femme de sortir sous ce prétexte.... Alors, elle pourra m'admirer à loisir.... O imprudent ami! pourquoi m'avoir donné cette surveillance?

Ici, la pièce tourne au fantastique. Caragueus, pour se soustraire aux regards de la femme de son ami, se couche sur le ventre, en disant:

—J'aurai l'air d'un pont....

Il faudrait se rendre compte de sa conformation particulière pour comprendre cette excentricité. On peut se figurer Polichinelle posant la bosse de son ventre comme une arche, et figurant le pont avec ses pieds et ses bras. Seulement, Caragueus n'a pas de bosse sur les épaules. Il passe une foule de gens, des chevaux, des chiens, une patrouille, puis enfin unarabastraîné par des bœufs et chargé de femmes. L'infortuné Caragueus se lève à temps pour ne pas servir de pont à une aussi lourde machine.

Une scène plus comique à la représentation que facile à décrire succède à celle où Caragueus, pour se dissimuler aux regards de la femme de son ami, a vouluavoir l'air d'un pont. Il faudrait, pour se l'expliquer, remonter au comique desatellaneslatines.... Aussi bien Caragueus lui-même n'est-il autre que le Polichinelle des Osques, dont on voit encore de si beaux exemplaires au musée de Naples. Dans cette scène, d'une excentricité qu'il serait difficile de faire supporter chez nous, Caragueus se couche sur le dos, et désire avoir l'air d'un pieu. La foule passe, et tout le monde dit:

—Qui est-ce qui a planté là ce pieu? Il n'y en avait pas hier. Est-ce du chêne? est-ce du sapin?

Arrivent des blanchisseuses, revenant de la fontaine, qui étendent du linge sur Caragueus. Il voit avec plaisir que sa supposition a réussi. Un instant après, on voit entrer des esclaves menant des chevaux à l'abreuvoir; un ami les rencontreet les invite à entrer dans une galère (sorte de cabaret) pour se rafraîchir; mais où attacher les chevaux?

—Tiens, voilà un pieu.

Et on attache les chevaux à Caragueus.

Bientôt des chants joyeux, provoqués par l'aimable chaleur du vin de Ténédos, retentissent dans le cabaret. Les chevaux, impatients, s'agitent: Caragueus, tiré à quatre, appelle les passants à son secours, et démontre douloureusement qu'il est victime d'une erreur. On le délivre et on le remet sur pieds. En ce moment, l'épouse de son ami sort de la maison pour se rendre au bain. Il n'a pas le temps de se cacher, et l'admiration de cette femme éclate par des transports que l'auditoire s'explique à merveille.

—Le bel homme! s'écrie la dame; je n'en ai jamais vu de pareil.

—Excusez-moi, madame, dit Caragueus toujours vertueux, je ne suis pas un homme à qui l'on puisse parler.... Je suis un veilleur de nuit, de ceux qui frappent avec leur hallebarde pour avertir le public s'il se déclare quelque incendie dans le quartier.

—Et comment te trouves-tu là encore à cette heure du jour?

—Je suis un malheureux pécheur,... quoique bon musulman; je me suis laissé entraîner au cabaret par des giaours. Alors, je ne sais comment, on m'a laissé mort-ivre sur cette place: que Mahomet me pardonne d'avoir enfreint ses prescriptions!

—Pauvre homme!... tu dois être malade.... Entre dans la maison et tu pourras y prendre du repos.

Et la dame cherche à prendre la main de Caragueus en signe d'hospitalité.

—Ne me touchez pas! s'écrie ce dernier avec terreur; je suis impur!... Je ne saurais, du reste, entrer dans une honnête maison musulmane.... J'ai été souillé par le contact d'un chien.

Pour comprendre cette supposition héroïque qu'élève la délicatesse menacée de Caragueus, il faut savoir que les Turcs, bien que respectant la vie des chiens, et même les nourrissant au moyen de fondations pieuses, regardent comme une impureté de les toucher ou d'être touchés par eux.

—Comment cela est-il arrivé? dit la dame.

—Le ciel m'a puni justement; j'avais mangé des confitures de raisin pendant mon affreuse débauche de cette nuit; et, quand je me suis réveillé là sur la voie publique, j'ai senti avec horreur qu'un chien me léchait le visage.... Voilà la vérité; qu'Allah me pardonne!

De toutes les suppositions qu'entasse Caragueus pour repousser les avances de la femme de son ami, celle-là paraît être la plus victorieuse.

—Pauvre homme! dit-elle avec compassion; personne, en effet, ne pourra te toucher avant que tu aies fait cinq ablutions d'un quart d'heure chacune, en récitant des versets du Coran. Va-t'en à la fontaine, et que je te retrouve ici quand je reviendrai du bain.

—Que les femmes de Stamboul sont hardies! s'écrie Caragueus, resté seul. Sons ce féredjé qui cache leur figure, elles prennent plus d'audace pour insulter à la pudeur des honnêtes gens. Non, je ne me laisserai pas prendre à ces artifices, à cette voix mielleuse, à cet œil qui flamboie dans les ouvertures de son masque de gaze. Pourquoi la police ne force-t-elle pas ces effrontées de couvrir aussi leurs yeux?

Il serait trop long de décrire les autres malheurs de Caragueus. Le comique de la scène consiste toujours dans cette, situation de la garde d'une femme confiée à l'être qui semble la plus complète antithèse de ceux auxquels les Turcs accordent ordinairement leur confiance. La dame sort du bain, et retrouve de nouveau à son poste l'infortuné gardien de sa vertu, que divers contre-temps ont retenu à la même place. Mais elle n'a pu s'empêcher de parler aux autres femmes qui se trouvaient au bain avec elle de l'inconnu si beau et si bienfait qu'elle a rencontré dans la rue; de sorte qu'une foule de baigneuses se précipitent sur les pas de leur amie. On juge de l'embarras de Caragueus en proie à ces nouvelles Ménades.

La femme de son ami déchire ses vêtements, s'arrache les cheveux et n'épargne aucun moyen pour combattre sa rigueur. Il va succomber ... lorsque tout à coup passe une voiture qui sépare la foule. C'est un carrosse dans l'ancien goût français, celui d'un ambassadeur. Caragueus se rattache à cette dernière chance; il supplie l'ambassadeur franc de le prendre sous sa protection, de le laisser monter dans sa voiture pour pouvoir échapper aux tentations qui l'assiègent. L'ambassadeur descend; il porte un costume fort galant: chapeau à trois cornes posé sur une immense perruque, habit et gilet brodés, culotte courte, épée en verrouil; il déclare aux dames que Caragueus est sous sa protection, que c'est son meilleur ami.... Ce dernier l'embrasse avec effusion et se hâte de monter dans la voiture, qui disparaît, emportant le rêve des pauvres baigneuses.

Le mari revient et s'applaudit d'apprendre que la chasteté de Caragueus lui a conservé une femme pure. Cette pièce est le triomphe de l'amitié.

J'aurais donné moins de développement à cette analyse, si cette pièce populaire ne représentait quelque chose des mœurs du pays. D'après le costume de l'ambassadeur, on peut juger qu'elle remonte au siècle dernier, et se joue traditionnellement comme nos arlequinades. Le Caragueus est l'éternel acteur de ces farces, où cependant il ne tient pas toujours le principal rôle. J'ai tout lieu de croire que les mœurs de Constantinople sont changées depuis la réforme. Mais, aux époques qui précédèrent l'avènement du sultan Mahmoud, on peut croire que le sexe le plus faible protestait à sa manière contre l'oppression du fort. C'est ce qui expliquerait la facilité des femmes à se rendre aux mérites de Caragueus.

Dans les pièces modernes, presque toujours ce personnage appartient à l'opposition. C'est ou le bourgeois railleur, ou l'homme du peuple dont le bon sens critique les actes des autoritéssecondaires. A l'époque où les règlements de police ordonnaient, pour la première fois, qu'on ne pût sortir sans lanterne après la chute du jour, Caragueus parut avec une lanterne singulièrement suspendue, narguant impunément le pouvoir, parce que l'ordonnance n'avait pas dit que la lanterne dût enfermer une bougie. Arrêté par les cavas et relâché d'après la légalité de son observation, on le vit reparaître avec une lanterne ornée d'une bougie qu'il avait négligé d'allumer.... Cette facétie est pareille à celles que nos légendes populaires attribuent à Jean de Calais; ce qui prouve que tous les peuples sont les mêmes. Caragueus a son franc-parler; il a toujours délié le pal, le sabre et le cordon.

Après l'entr'acte, pendant lequel on renouvela les provisions de tabac et les divers rafraîchissements, nous vîmes tomber tout à coup la toile de gaze derrière laquelle s'étaient dessinées les marionnettes, et de véritables acteurs parurent sur l'estrade pour représenterle Mari des Deux Veuves. Il y avait dans cette pièce trois femmes et un seul homme; cependant, il n'y avait que des hommes pour la représenter; mais, sous le costume féminin, des jeunes gens orientaux, avec cette grâce toute féminine, cette délicatesse de teint et cette intrépidité d'imitation qu'on ne trouverait pas chez nous, arrivent à produire une illusion complète. Ce sont ordinairement des Grecs ou des Circassiens.

On vit paraître d'abord une juive, de celles qui font à peu près le métier de revendeuses à la toilette, et qui favorisent les intrigues des femmes chez lesquelles elles sont admises. Elle faisait le compte des sommes qu'elle avait gagnées, et espérait tirer plus encore d'une affaire nouvelle, étant liée avec un jeune Turc nommé Osman, amoureux d'une riche veuve, épouseprincipaled'unbimbachi(colonel) tué à la guerre. Toute femme pouvant se remarier après trois mois de veuvage, il était à croire que la dame choisirait l'amant qu'elle avait distingué déjà du vivant de son mari, et qui plusieurs fois lui avait offert, par l'entremise de la juive, des bouquets emblématiques.

Aussi cette dernière se hâte-t-elle d'introduire l'heureux Osman, de qui la présence dans la maison est désormais sans danger.

Osman espère qu'on ne tardera pas àallumer le flambeau, et presse son amante d'y songer.... Mais, ô ingratitude! ou plutôt caprice éternel des femmes! celle-là refuse de consentir au mariage, à moins qu'Osman ne lui promette d'épouser aussi la seconde femme du bimbach.

—ParTcheytan(le diable)! se dit Osman, épouser deux femmes, c'est plus grave.... Mais, lumière de mes yeux, dit-il à la veuve, qui a pu vous donner cette idée? C'est une exigence qui n'est pas ordinaire.

—Je vais vous l'expliquer, dit la veuve. Je suis belle et jeune, comme vous me l'avez dit toujours.... Eh bien, il y a dans cette maison une femme moins belle que moi, moins jeune aussi, qui, par ses artifices, s'est fait épouser et ensuite aimer de feu mon mari. Elle m'a imitée en tout, et a fini par lui plaire plus que moi.... Eh bien, sûre comme je suis de votre affection, je voudrais qu'en m'épousant, vous prissiez aussi cette laide créature comme seconde femme. Elle m'a tellement fait souffrir par l'empire que sa ruse lui avait procuré sur l'esprit très-faible de mon premier mari, que je veux désormais qu'elle souffre, qu'elle pleure de me voir préférée, de se trouver l'objet de vos dédains ... d'être enfin aussi malheureuse que je l'ai été.

—Madame, répond Osman, le portrait que vous me faites de cette femme me séduit peu en sa faveur. Je comprends qu'elle est fort désagréable ... et qu'au bonheur de vous épouser il faut joindre l'inconvénient d'une seconde union qui peut m'embarrasser beaucoup.... Vous savez que, selon la loi du prophète le mari se doitégalementà ses épouses, soit qu'il en prenne un petit nombre ou qu'il aille jusqu'à quatre ... ce que je me dispenserai de faire.

—Eh bien, j'ai fait un vœu àFathima(la fille du prophète), et je n'épouserai qu'un homme qui fera ce que je vous dis.

—Madame, je vous demande la permission d'y réfléchir.... Que je suis malheureux!... se dit Osman resté seul; épouser deux femmes, dont l'une est belle et l'autre laide. Il faut passer par l'amertume pour arriver au plaisir....

La juive revient et il l'instruit de sa position.

—Que dites-vous? répond cette dernière, mais la seconde épouse est charmante! N'écoutez donc pas une femme qui parle de sa rivale. Il est vrai que celle que vous aimez est blonde et l'autre brune. Est-ce que vous haïssez les brunes?

—Moi? dit l'amant. Je n'ai pas de tels préjugés.

—Eh bien, dit la juive, craignez-vous tant la possession de deux femmes également charmantes? car, quoique différentes de teint, elles se valent l'une l'autre.... Je m'y connais!

—Si tu dis vrai, reprend Osman, la loi du prophète qui oblige tout époux à se partager également entre ses femmes me deviendra moins dure.

—Vous allez la voir, dit la juive; je l'ai prévenue que vous étiez amoureux d'elle, et que, quand elle vous avait vu passer dans la rue et vous arrêter sous ses fenêtres, c'était toujours à son intention.

Osman se hâte de récompenser l'intelligente messagère et voit bientôt entrer la seconde veuve du bimbachi. Elle est fort belle, en effet, quoique un peu bronzée. Elle se montre flattée des attentions du jeune homme et ne recule pas devant le mariage.

—Vous m'aimiez en silence, dit-elle, et l'on m'a instruite que vous ne vous déclariez pas par timidité.... J'ai été touchée de ce sentiment. Maintenant, je suis libre et je veux récompenser vos vœux. Faites demander le cadi.

—Il n'y a point de difficultés, dit la juive; seulement, ce malheureux jeune homme doit de l'argent à lagrande dame(la première).

—Quoi! dit la seconde, cette créature laide et méchante fait l'usure?

—Hélas, oui!... et c'est moi qui me suis entremise danscette affaire, par l'empressement que j'ai toujours de rendre service à la jeunesse. Ce pauvre garçon a été sauvé d'un mauvais pas, grâce à mon intervention, et, comme il ne peut pas rendre l'argent, la khanoun ne veut donner quittance que moyennant le mariage.

—Telle est la triste vérité, dit le jeune homme.

La dame s'attendrit.

—Mais quel plaisir vous auriez, lui dit la juive, avoir cette femme astucieuse méprisée et dédaignée par l'homme qui vous aime!

Il est dans la nature d'une femme fière et convaincue de ses avantages de ne pas douter d'un pareil résultat.

On signe le contrat. Dès lors, la question est de savoir laquelle des deux femmes aura la prééminence. La juive apporte à l'heureux Osman un bouquet, qui doit devenir le signe du choix que fera le nouvel époux pour la première nuit des noces. Embarras de ce dernier: chacune des femmes tend déjà la main pour recevoir le gage de préférence. Mais, au moment où il hésite entre la brune et la blonde, un grand bruit se fait dans la maison; les esclaves accourent effrayés en disant qu'ils viennent de voir un revenant. Tableau des plus dramatiques. Le bimbachi entre en scène avec un bâton. Cet époux si peu regretté n'est pas mort comme on l'imaginait. Il manquait au cadre de l'armée, ce qui l'avait fait noter parmi les morts, mais il n'avait été que prisonnier. Un traité de paix intervenu entre les Russes et les Turcs l'a rendu à sa patrie ... et à ses affections. Il ne tarde pas à comprendre la scène qui se passe et administre une volée de coups de bâton à tous les assistants. Les deux femmes, la juive et l'amant s'enfuient après les premiers coups, et le cadi, moins alerte, est battu pour tout le monde, aux applaudissements les plus enthousiastes du public.


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