Si mille signes évidents ne nous attestaient pas la nécessité de former, par une éducation méthodique, les cerveaux de nos fils et de nos filles, nous serions bien aveugles. Et l’avenir paierait cher la négligence du présent. Ces signes abondent. Défaillance constatée de l’enseignement primaire, surtout depuis la guerre. Nombre formidable des illettrés. Insuffisance de l’École et encore plus de la famille. Car la famille française, en effet, est sentimentale et maternelle ; elle n’est pas éducatrice. Elle couve l’enfant, elle ne l’instruit pas.
Nous soucions-nous, en effet, assez d’instruire l’enfant, surtout lorsqu’il est petit, pétulant, et qu’il nous harcèle de ses questions comme une mouche du battement de ses ailes et du picotement de ses pattes.
— Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? demande-t-il, car toute son existence émerveillée et curieuse, primesautière et instable, se résume en un perpétuel Pourquoi ?
— Parce que, répondons-nous. — Parce que quoi ? Et trop souvent, quand la réponse exigerait trop d’explications, ou quand nous ne savons pas, et que cela nous déplaît de l’avouer, nous répliquons : — Parce que c’est comme cela, ou : — Tu m’ennuies, va jouer.
Nous pensons : « Il a bien le temps d’apprendre ces choses, ce petit. Et l’instituteur, le professeur s’en chargeront. »
Est-ce bien sûr ? Ils ont tant à faire. Certes, elle est belle, la mission de l’éducateur officiel, mais elle est lourde aussi, et nous devrions la lui faciliter de tout notre concours cordial et empressé. Au lieu de cela, combien de parents surveillent, d’un œil soupçonneux et méfiant, l’éducation reçue par leurs fils à l’école, au collège, au lycée, critiquent le maître, se froissent des reproches ou des mauvaises notes comme si cela les visait directement.
Former l’esprit de l’enfant ? « Eh, mon Dieu, le maître est là pour ça ! » Et trop souvent la famille est une force jalouse et ombrageuse dirigée contre l’éducateur, au lieu d’être une alliée, un renfort.
Nous n’honorerons jamais assez le bon instituteur ; le professeur dévoué à ce labeur ingrat. L’éducateur, en effet, a dit Louis Havet, « parmi tant d’hommes occupés de grossir leurs profits, représente les idées hautes et impersonnelles. C’est lui qui révèle aux humbles la fierté, aux ignorants la beauté du savoir, aux égoïstes les mille devoirs qui nous lient tous. »
Soutenons-le donc ! Et d’abord les parents de toutes classes, et surtout de la grande foule agricole et ouvrière, devraient, bien qu’il leur en coûte et que le sacrifice soit souvent rude pour eux, envoyer l’enfant à l’instituteur le plus tôt possible et le retirer le plus tard possible. Le temps des études est trop court. De là tant de choses emmagasinées va comme je te pousse, et le stérile oubli qui s’étend en poussière, en crasse, sur ces notions mal assimilées.
En dehors des heures de classe, l’enseignement familial devrait reprendre ses droits. Rien de meilleur. Ce que l’enfant entendra, il l’entendra deux fois ; il l’entendra avec des nuances qui lui permettront de saisir des aspects différents ; il comparera, et connaîtra mieux.
Et n’objectons pas que nous n’avons rien à lui apprendre en dehors de ce qu’on lui enseigne : nous avons tout à lui apprendre. Tout peut et doit lui être leçons de choses et, de notre part, enseignement simple et distrayant. N’objectons pas l’ignorance de beaucoup de parents, leur esprit peu cultivé, leurs connaissances bornées. Chacun dans sa sphère sait beaucoup de choses. Est-ce que nous savons, bourgeois, distinguer les plantes de la terre, les arbres, les récoltes ? Le plus humble paysan le sait. Saurions-nous expliquer ce que tant d’ouvriers connaissent par la pratique ? « Tout ce que les parents savent, tout ce qu’ils apprennent chaque jour, ils doivent chercher sans cesse à le faire comprendre à leur enfant. »
Ils sont bien placés pour chercher à développer en lui l’esprit d’observation. Est-ce que tout n’est pas matière à la curiosité, à l’examen ? La borne kilométrique qui jalonne la route, la ville qui est au bout de celle-ci, le facteur qui passe sac au dos, le boucher dans sa carriole, le soldat suivi d’autres soldats qui se glissent le long des haies, se terrent dans les chemins creux. Voici un nid : la vie des oiseaux intéressera l’enfant comme un merveilleux poème. Son cerveau assemblera ainsi, petit à petit, les connaissances. Il prendra — sachons le lui inculquer — le goût de chercher et de vérifier personnellement.
Eh ! oui, personnellement. Plus il aura l’habitude de raisonner par lui-même, de contrôler ce qu’il voit et remarque, plus il sera protégé dans la suite contre les pièges de la mauvaise foi et les embûches de la crédulité.
Les occasions, pour les parents, d’instruire l’enfant sont innombrables. Sur un sou de la République, un petit sou, il peut apprendre des siens sous quel gouvernement il vit, et, à la comparaison d’un sou de l’Empire, comprendre la différence des époques et la succession des régimes. Mettre à profit toutes les circonstances du travail et du repos, tous les incidents de la vie commune et privée, il y a là une source féconde et intarissable d’enseignement. Le pain qu’on mange, le pétrole de la lampe, le cycliste qui passe, le menuisier qui rabote, le journal qu’on déplie, tout est utile, tout sert à l’éducation rationnelle.
Mais, de même qu’il faut séparer le bon grain de l’ivraie, les parents se garderont de fausser l’intelligence naïve qui les écoute en lui confiant ce qui est faux, absurde : la superstition du nombre 13, celle du vendredi, les remèdes de bonne femme, surtout ceux qui dans les campagnes sont d’usage si malpropre ; la foi aux somnambules, aux cartes ; la peur des esprits et des fantômes : que sais-je ? L’éducateur digne de ce nom ne doit faire entrer dans le cerveau fragile, dont il a la garde et la responsabilité morale, que ce à quoi il croit fermement lui-même.
Ceux qui ne sont pas sûrs de leur pensée, auront tout à gagner à ne pas initier l’enfant à ce qui divise les hommes. Leur champ d’action demeure si vaste et si large : n’ont-ils pas à faire croître dans l’âme de leurs fils la bonté, la justice, le courage et la sincérité ?
N’ont-ils pas à leur apprendre à devenir citoyens solidaires les uns des autres, de bons Français, épris de liberté et sachant le prix de la discipline, ouverts à la sympathie envers les peuples qui en sont dignes, mais préférant leur Patrie à toute autre ; car on peut détruire sa propre patrie, on ne détruit pas les patries. Et plus l’homme vaut, plus il sait, plus il sent, plus il veut, et plus en lui la conscience de patrie s’élève. Élémentaire chez les plus humbles, qu’asservissent les besoins essentiels, elle devient complexe chez ceux qui arrivent à prendre d’elle une conception supérieure. Mais, restreinte ou agrandie, elle s’impose à tous. Combien cette affreuse guerre nous l’aura fait comprendre ! Et lespèreset lesmèresqui méritent ce beau nom sauront, sous mille formes, faire aimer à l’enfant cette terre, cet air qui de partout l’enveloppent, riches d’idées, de souvenirs, gonflés de la sève de la vie en marche.
Morale individuelle, morale civique seront donc l’aboutissant de l’éducation familiale comme elles en auront été le point de départ.
C’est, en effet, par-dessus tout, le caractère que nous devons chercher à développer. La haine du mensonge, de la lâcheté, de l’égoïsme sera à la base des préceptes que nous nous devons de transmettre à nos enfants. Car tout se tient, et l’éducation intellectuelle contribue à l’éducation morale ; si bien que tout ce qui sert à l’esprit profite au cœur.