BIGAMES

Il est permis de s’étonner de la sévérité à la fois comique et barbare, qui frappe ce crime vaudevillesque : la bigamie.

N’objectez pas qu’elle est rare. Elle l’est sans doute, mais n’en compte pas moins de naïfs et singuliers héros, souvent martyrs, quand on songe à la dureté de l’expiation qui les attend. Des travaux forcés à temps, rien que cela !

C’est à tomber d’étonnement qu’il y ait malgré cela des bigames. Et non seulement il y en a, mais les tribunaux nous révèlent souvent des trigames ; et rappelez-vous, il y a quelques années, ce gaillard qui possédait à lui seul cinq femmes, toutes épousées devant monsieur le maire.

Les travaux forcés à temps, et même peine pour l’officier de l’état civil complice, peste !

Voilà le mariage bien protégé !

La polygamie légale mène en cour d’assises. Mais la polygamie illégale, elle, n’est châtiée que dérisoirement ou pas du tout. Et y a-t-il rien de plus illogique que de considérer le cas suivant assez répandu, on l’avouera ?

Monsieur a son foyer, où il vit plus ou moins, et d’où il sort pour se rendre dans un autre foyer, plus agréable à son cœur. Que la justice, sur la plainte de sa femme no1, s’émeuve, ce point de droit se posera : Monsieur est-il remarié frauduleusement, ou vit-il en union libre avec sa femme no2 ? Premier cas, les galères. Second cas, on le laisse parfaitement tranquille.

Tout au plus, une séparation ou un divorce sont-ils dans l’air. Y a-t-il cependant une proportion entre ce châtiment rigoureux et cette impunité ?

Quelle différence y a-t-il entre ces ménages où naissent et grandissent souvent des enfants, légitimes ici, illégitimes là ?

Aucune, selon la loi naturelle.

Cette différence, au point de vue social et religieux, que dans un cas il y a mariage et dans l’autre il n’y en a point.

Est-ce assez pour justifier une telle variation de pénalités ? Le bon sens dit : Non.

Aujourd’hui, où l’on peut affirmer sans paradoxe que l’adultère est la soupape de sûreté du mariage bourgeois, aujourd’hui où le mariage se peut définir — point du tout comme le disait Napoléon, premier consul : « Une union des âmes » — mais bien une monogamie tempérée par l’adultère, c’est-à-dire par une bigamie ou une trigamie libres, il est permis de juger l’article 340 aussi féroce qu’inepte.

Si on ne l’a pas adouci plus tôt, c’est certainement à cause du peu de fréquence de son emploi, et parce que personne ne l’a pris au sérieux. L’idée qu’un homme, pour tromper sa femme, éprouve le besoin d’y être autorisé par monsieur le maire, complice inconscient, est en effet de celles qui font rire et transportent au prétoire une scène du Palais-Royal.

Bigame ! Avoir deux femmes légitimes, quand tant de gens ne songent qu’à se défiler de leur chez-eux légal ; s’offrir deux belles-mères, risquer, spectacle bouffe ! de les mettre aux prises et de les voir se dévorer entre elles, tandis que les deux épouses réciproquement trahies, selon leur caractère, tombent en attaque de nerfs ou se précipitent chacune sur sa moitié de mari, il y a de quoi dilater notre rate gauloise. Elle ne s’en fait pas faute.

Et nous avons blagué ces bons Mormons, que la justice de leur pays a fini par traquer sévèrement ; nous avons trouvé très ridicules ces patriarches qui s’adjugeaient leur douzaine d’épouses, avec la demi-douzaine en plus quelquefois. Et nous ne nous sommes pas demandés si, après tout, il n’y avait pas lieu d’envisager telle évolution de nos mœurs où une polygamie régularisée, limitée par les lois, serait non seulement licite, mais souhaitable, autant pour le bonheur des individus que pour la sélection de l’espèce ?

Vous souriez ? Verriez-vous pourtant un grand mal, par exemple, à ce qu’un homme qui n’aurait point d’enfants de sa femme, prît une seconde femme qui lui en donnât ?

Qui nous dit que la guerre, en raréfiant le nombre des hommes, maris futurs, en laissant stériles d’innombrables femmes, alors qu’une prompte repopulation sera indispensable ; qui nous dit que la guerre ne fera pas entrevoir comme possible une bigamie légale, entourée de certaines précautions et de certains égards vis-à-vis de la première femme et aussi de la seconde ?

La bigamie autorisée, en pareil cas, ne sacrifierait complètement personne, ni les deux épouses, ni le mari, ni l’enfant de la nouvelle union. Et en quoi serait-elle immorale, je le demande, une fois acceptée par l’opinion et sanctionnée par l’usage ? Pourquoi refuserions-nous d’accepter au grand jour ce que nous tolérons parfaitement comme plus ou moins clandestin ou même avéré ?

Cet exemple est-il le seul ? N’en pourrait-on découvrir d’autres ? Assurément, la fidélité est le plus noble idéal l’union, légale ou non, entre l’homme et la femme. Mais ne nous payons pas de mots : il peut se trouver, il se rencontrera des circonstances où l’infidélité trouvera, sinon une excuse, du moins une explication.

Outre qu’elle est d’essence humaine et tient à la nature des êtres et spécialement de l’homme, elle peut être provoquée par des évènements indépendants de notre volonté, la maladie, la différence des âges, la transformation des sentiments. Plus d’une femme, qui aime encore et qui se sent moins aimée, préférerait garder une part du foyer, souffrir même la douleur de se savoir une rivale, l’accepter, que de passer par les fourches caudines d’un divorce, conséquence fatale des griefs, des plaintes, des fureurs, de la discorde jalouse et impatiente.

Il se trouverait des situations où la bigamie, tolérée par la loi, apparaîtrait comme préférable au divorce tout autant qu’à l’adultère. Il se créerait des liens de garantie dont le législateur pourrait fixer le mode, et qu’on soumettrait, au besoin, à l’assentiment de l’épouse.

Paradoxe ! direz-vous. Qui sait ? Ces vastes questions sont complexes. Nous ne pouvons nier que l’enfant, né hors du mariage, ne soit injustement sacrifié. Il est inique de penser que, naturel et non reconnu, il n’ait aucun droit sur les biens de ses père et mère. Il est extraordinaire de constater qu’un cousin au 12edegré sera parent du père et de la mère, alors que l’enfant naturel ne le sera pas de son grand-père. Il est déconcertant de voir que, si l’enfant adultérin né du père est sacrifié, celui qu’introduit la mère est privilégié, soit qu’il naisse à terme, à sept mois, et ait pour père le mari absent ou séparé, soit que, le ménage vivant ensemble au moment de l’adultère, le mari endosse.

Qui sait si nous n’aurions pas avantage, en certains cas, à sauvegarder l’enfant par la légitimation d’un double mariage ?

Je ne demande pas, on m’entend bien, un immédiat projet de loi. Ce sont seulement des jalons de réflexion que je pose. Et celui-ci entre autres : la bigamie vaut-elle les travaux forcés à temps, quand l’adultère n’est qu’à vingt-cinq francs et le plus souvent à rien du tout ?


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