CAS DE CONSCIENCE

L’illogisme des lois et des mœurs est souvent déconcertant. On sait à quoi point le mariage, et le mariage fécond, nous semble une nécessité vitale pour notre pays. Ce mariage, nous le souhaitons jeune, débarrassé des vils soucis de dot, allégé de toutes formalités inutiles, de toute tutelle parentale, facile à contracter, moins difficile à rompre.

Or, un cas de conscience très grave se pose pour l’individu et la Société.

Oui, il faut se marier ; oui, on doit revendiquer les devoirs, les charges, les peines et les joies de la paternité et de la maternité. Oui, la loi se doit de mettre le mariage à la portée de tous, riches et pauvres, en supprimant toutes les paperasses inutiles, tous les actes encombrants ; en n’exigeant que la libre volonté des deux conjoints.

Mais, d’autre part, il conviendrait d’éclairer suffisamment la moralité publique pour qu’un être malsain, contaminé, dangereux, ne risque pas d’engendrer des enfants malades, d’apporter à sa compagne l’infection, le désespoir, d’incurables dégoûts.

Ce cas de conscience, quiconque songe à se marier doit se le poser.

Eh bien, trop souvent l’influence des familles est néfaste et pousse à des mariages qui sont de mauvaises actions et parfois de véritables crimes. Parfois, je le veux bien, les parents se font des illusions et sont de bonne foi. Ils croient que le mariage moralisera leur enfant, qu’une vie régulière assainira sa santé perdue. Mais que de circonstances aussi où ils font taire leurs scrupules, s’ils en ont, au nom de leurs intérêts, et, s’ils se croient désintéressés pour eux-mêmes, au nom de l’intérêt de leur fils ou de leur fille. Que de fois ils assument une honteuse complicité, que la loi impuissante ne châtie pas et que l’opinion indifférente ne flétrit pas. Il arrive aussi qu’ils ignorent : mais c’est plus rare.

Et alors on voit cette abomination : par calcul, par égoïsme, par mille motifs bas, un individu prend femme sans se soucier de la contagion qu’il peut lui apporter, des petits malheureux qu’il risque d’engendrer. Nul ne l’en empêche, et souvent ses proches l’y engagent. Un seul homme, dans certains cas, a droit de conseil, et de conseil inécouté : ce confesseur qu’est le médecin.

La belle avance !

Il parle, oui, mais pour un sourd, pour un aveugle, pour un être muré. Et si celui qu’il s’efforce en vain d’endoctriner et de convaincre passe outre, le médecin n’a qu’un devoir légal : se taire !

Il doit assister, les bras croisés, à ce que sa conscience lui démontre une scélératesse. Le secret professionnel lui met sur la bouche un bâillon, le ligote et l’étouffe.

Que de drames muets dans l’âme de praticiens intègres, que de sourdes révoltes ! Que de reproches amers qui ne franchissent pas les cloisons d’une chambre ou d’un cabinet de consultation ! Pris entre sa conscience d’homme et sa conscience professionnelle, le médecin ne risquera pas le blâme de ses confrères, le discrédit jeté sur sa carrière, un procès perdu d’avance, l’amende, la punition exemplaire ; car il serait puni, oui, pour avoir fait son devoir de citoyen, sauvé une ou plusieurs santés humaines.

Et voyez l’illogisme, l’absurdité de la loi inconsciente au point d’en apparaître monstrueuse.

Non seulement elle favorise le mariage d’un avarié dangereux, d’un tuberculeux avancé, puisqu’elle force à se taire le seul homme qui pourrait l’avertir et l’empêcher, mais elle exige la consommation de ce dommage public. Elle veut que l’avarié continue à avarier sa femme et ses petits, car l’avarie n’est pas encore un cas de divorce formel, dépend de procédures coûteuses, longues, de dénis de justice toujours possibles, d’assistances judiciaires souvent refusées.

Quant au tuberculeux, au nom d’une fausse pitié, elle lui livre la femme, les enfants nés, à naître. Elle se refuse à les délivrer. Elle repousserait toute demande en divorce de ce chef. Tout autant, maintient-elle le carcan conjugal s’il s’agit d’un demi-fou ou d’un fou tout entier. Fût-il interné dans un asile ou une maison de santé, y croupit-il depuis vingt ans, trente ans, pas d’espoir, pas d’évasion. Le mariage à perpétuité.

Tout autant pour l’alcoolique vomissant les injures, frappant en brute les siens. Chose inouïe : on dirait que la loi se désintéresse du mariage dans ses meilleures comme dans ses plus funestes conséquences. Elle semble dire : « Pour se marier, il faut l’autorisation de vos parents, du commissaire de police, du maire, de votre concierge. Et puis, débrouillez-vous. Du moment que vos paperasses sont en règle, cela ne me regarde plus ! »

Et chaque jour, autour de nous, un incroyable amas de misères et de douleurs palpite, proteste, se tord en gémissements et en impuissantes malédictions. Un seul homme pourrait intervenir à temps, et cet homme ne le peut pas : la loi le lui défend.

Émus de cette situation aussi cruelle qu’absurde, des médecins se sont demandé si l’on ne pouvait y remédier. Et l’un d’eux, le docteur Cazalis, il y a une vingtaine d’années, a proposé que les fiancés apportassent à la famille dans laquelle ils vont entrer le certificat médical constatant qu’ils sont aptes au mariage, et qu’en tout cas, aucune tare contagieuse ou de nature à rendre l’union intolérable ne les démontre impropres à leur mission.

Ce serait en effet une solution. Et si elle entrait dans les mœurs, les mœurs ne pourraient qu’y gagner. Malheureusement, le diable ne perdant jamais ses droits, l’union libre bénéficierait — si toutefois, on peut employer ce mot — de ce que perdrait le mariage ; et à côté de celui-ci fourmilleraient quantité d’unions irrégulières, viciées par la maladie, les tares mentales, refuge de tous les invalidés du lien légal, de tous les infirmes non reconnus valables pour l’hyménée.

Qui en pâtirait ? Les enfants, encore et toujours.

Puis, on aurait beau jeu à opposer les inconvénients et les dangers de cette conscription d’un nouveau genre, à en signaler les côtés comiques. Les excès, les abus se montreraient vite. Tout pesé, il ne semble pas que le certificat médical puisse revêtir un caractère d’autorité publique. C’est alors que le mariage, déjà tardif, déjà peu enthousiaste, deviendrait une institution précaire à laquelle l’État serait forcé d’allouer des primes. Par amour-propre, par méfiance, par crainte de l’avis du médecin, que de jeunes gens se soustrairaient à une obligation désagréable et préféreraient séduire, sans risques, des femmes qu’ils se promettraient de lâcher le jour où elles auraient cessé de leur plaire.

Mais ce qu’on ne peut demander à la Société, on peut le réclamer de la conscience de l’individu.

Nul ne devrait se marier sans avoir consulté son médecin, et nul ne devrait outrepasser ses conseils ou ses injonctions. Celui qui, se sachant malade et contagieux, se marie en risquant de contaminer sa compagne et sa descendance ; celui qui, malgré le désaveu des médecins, commet froidement ce crime, devrait, en attendant les sévérités de la loi et les justes compensations qu’elle exigera un jour, ne rencontrer partout que le mépris des honnêtes gens, dressé contre son opprobre.


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