Nous vivions sous la loi d’un vieux mariage, à peine rajeuni par le divorce étroit et l’indulgence blasée des juges en matière d’adultère.
La guerre est venue.
Elle a été la pierre de touche de bien des unions. Affranchie de la présence du mari, parfois avec regret, parfois avec soulagement, la femme s’est trouvée exposée à mille tentations nées de sa liberté nouvelle, de l’occasion facilitée, des contacts imprévus, de l’oubli involontaire qui, au cours des longues absences, efface jusqu’à la précision des visages, enfin des ardeurs secrètes de l’abstinence, ardeurs exaspérées par l’atmosphère nerveuse de l’époque, et souvent même, aux villes frontières, par l’imminence du péril.
Sachant ce à quoi la présence brutale de l’ennemi les exposait, combien de femmes, dans un affolement de l’âme et des sens, ont préféré s’abandonner à ceux qui luttaient pour les défendre ! Que de liaisons ainsi jaillies au choc de la curiosité, de l’entraînement, parfois du vice, au profit des nôtres et de nos alliés !
Sans doute un grand nombre d’épouses qui aimaient, ou qu’un devoir plus haut, une ferme conscience a retenues, se sont conservées pures. Mais elles n’en font ressortir que davantage les licences prises par les autres, licences expiées par des meurtres conjugaux, l’accroissement très sensible des divorces de guerre, prélude d’innombrables divorces de paix, quand les combattants revenus règleront leurs comptes.
Pour certains ménages raffermis, quantité, qui ne subsistaient que par la force de l’habitude ou pour la femme, le joug de la nécessité, vont se dissoudre.
La guerre, constatons-le, aura porté un coup mortel au vieux mariage, au mariage séculaire.
Et c’est une question redoutable.
Jamais, en effet, la famille n’aura eu besoin de se constituer sur des bases plus solides par la stabilité et la continuité. Jamais, après un pareil bouleversement qui a livré tant d’enfants à eux-mêmes, aux tentations de la paresse et de la rue, n’apparaît plus indispensable d’assurer, à ces consciences encore débiles, une direction parentale consciente, une sûre et ferme protection morale. Et tout témoigne que, par une antinomie fatale et irrésistible, le mariage d’autrefois, déjà ébranlé, va subir, subit déjà une crise formidable.
Momentanée ? Je ne crois pas. On ne goûte pas impunément à la liberté. Et les conquêtes qu’elle sanctionne restent acquises. La femme redeviendra de moins en moins l’esclave de l’homme. Une minorité reprendra le joug, la majorité, point. La femme défendra non seulement les avantages gagnés dans l’ordre économique, mais ce qu’elle considérera comme la justice pour ses droits civils. Et les heurts rudes et peut-être cruels, qui résulteront de conflits maritaux certains, l’irriteront sans la soumettre, la pousseront à s’affirmer encore plus un être, sinon égal, du moins équivalent à l’homme.
C’en sera fini de l’infériorité humiliante consacrée par le Code, sous diverses formes : obéissance, devoir conjugal, pénalités de l’adultère. La femme n’acceptera plus que son mari ait une excuse valable à la tuer, s’il la surprend avec un amant. Elle se révoltera à l’idée qu’il puisse réclamer encore, — le Code n’a point abrogé l’article 337, — son emprisonnement comme pour une voleuse. Elle ne supportera pas davantage l’idée de faire, sans tendresse, abandon de son corps au mari, et de subir des grossesses auxquelles sa volonté n’aura point eu de part. Elle jugera révoltant le devoir conjugal que ne purifie pas un peu d’affection, ou que ne justifie pas l’élan réciproque du désir ou de la procréation.
Et si, épouse, elle entend être traitée avec égards et loyauté, mère, elle réclamera sa part d’autorité dans l’éducation de ses filles et de ses fils. Aujourd’hui l’homme décide. Seul, il peut envoyer ses enfants soit dans une école religieuse, soit au lycée. Seul, si l’enfant se rebelle, il peut exercer le droit de correction et le faire emprisonner dans une maison spéciale. La femme n’acceptera plus son rôle d’îlote. Elle l’acceptera d’autant moins qu’elle se sera rendu compte que, dans la procréation, son rôle est, sinon prépondérant, du moins le plus méritoire, le plus pénible et le plus sacrifié.
Compagne et associée dans le mariage, la femme enfin, à juste titre, voudra ne plus être victime de contrats qui inféodent ses biens au bon vouloir, au caprice, aux déprédations du mari et l’exposent à la ruine, elle et ses enfants, sans qu’elle puisse s’y opposer.
Le vieux mariage ne se rajeunira et ne s’assainira que dans la conscience de la liberté mutuelle qu’y apporteront l’homme et la femme. C’est un mouvais moyen que la contrainte pour plier les individus, car ils ne songent dès lors qu’à l’éluder ; et la fréquence des adultères, jadis surtout masculins, aujourd’hui réciproques et en plus grand nombre féminins, en fait foi.
Entre l’union libre et le mariage libéré, il n’y a pas d’hésitation possible ; et si le second semblait, ce qui n’est pas démontré, inférieur au mariage d’autrefois, mieux vaudrait qu’il perdurât sous cette forme que de disparaître peu à peu, comme une vieille machine grinçante, boiteuse et disloquée.