Notre société laïque a une morale chrétienne : la morale sexuelle.
Il semblerait, à voir l’importance que celle-ci a prise, qu’elle soit la seule morale. Elle régente, en effet, le cours de l’opinion, la cote des valeurs privées ; elle se fait espion pour savoir si on la transgresse ; elle s’institue juge pour condamner celui ou celle, surtout celle, qui lui manque d’égards.
Vétilleuse et despotique, elle a tour à tour, et selon qu’on lui rend hommage d’hypocrisie, d’incroyables complaisances, ou, si on la brave par une loyale imprudence, des rigueurs sans merci.
La morale sexuelle remplace l’inquisition.
Suspectant les apparences, s’attachant aux on-dit, relevant avec malignité ce que colportent les racontars d’office et les potins de salon, colligeant les lettres anonymes, elle dresse en tous lieux et contre chacun son dossier d’accusation. Sa sévérité néglige ce qui ne relève pas essentiellement d’elle. Indulgente à ce qui est laid, bas, vil, le mensonge, la calomnie, l’avarice, l’envie, la méchanceté des êtres, elle ne traque que ce qui touche à leurs rapports pour l’amour et le plaisir.
La morale sexuelle est une monomane, hantée par l’idée fixe de savoir si MlleY… est encore vierge, et avec qui MmeZ… trompe son mari ? Elle flaire les amitiés suspectes, escompte les flagrants délits, tient le compte des garçonnières, prête généreusement, à MmeT… qui est veuve et à MmeR…, qui est divorcé, des amants imaginaires ou réels. Elle pèse de son ombre sur les adolescents en mal de puberté ; elle détermine la conduite des grandes personnes avisées ; elle influence, en cas de crime passionnel, les jurys, après avoir armé le révolver d’un cocu ou rempli de vitriol le bol d’une jalouse.
Sans critérium fixe, sans justification précise, la morale sexuelle offre une incohérence dont les honnêtes gens peuvent s’affliger, mais que les malins utilisent. Ils savent que la bonne dame, proxénète bienveillante, ferme les yeux si on la ménage. Elle est comme ces maîtresses de cérémonies qui pensent que tout est bien si les rites protocolaires sont respectés. La morale sexuelle admet tout, pourvu qu’un certain décorum soit gardé et, que la mince vitre d’aquarium qu’est la façade mondaine ne soit pas brisée, — car, fêlée, passe encore !
Qu’un homme, épousant pour sa dot une jeune fille, la trompe indignement et la ruine ; qu’une femme mûre aux ardeurs cuisantes ridiculise par le nombre de ses aventures un mari débonnaire ; qu’un ménage à trois promène de visites en dîners et soirées son élégant cynisme, la morale sexuelle se bouchera volontiers les yeux.
Mais qu’une jeune fille soit abandonnée par son séducteur, qu’elle ait, comble de honte ! un enfant ; mais que, ne pouvant s’épouser, un amant et une maîtresse affichent courageusement leur union libre, fondent un foyer probe, ne reculent pas devant le devoir d’être père et mère, quel scandale affreux ; et comme la morale sexuelle montre alors un visage inexorable !
Comment en serait-il autrement ? Les coupables n’ont-ils pas donné un inadmissible éclat à « ce péché », à « cette souillure de la chair » qui ne sont tolérables que sous la transparence protectrice, dans le louche et trouble demi-jour du pacte social ? Il y a des choses — la morale sexuelle l’affirme — dont on ne parle qu’avec des réticences, des sous-entendus, des demi-sourires discrets. Ce qui est parfaitement toléré dans les coins, devient turpitude au grand jour.
Et c’est la condamnation paradoxale de la franchise au profit de la duplicité, du courage au profit de la lâcheté, de la morale simple et vraie, de la morale humaine au profit de la morale sexuelle.
Seulement, la guerre est venue, qui, là aussi, a brutalement cassé les vieux moules sociaux.
La morale sexuelle ne s’en relèvera pas.