LA VOIX DES FEMMES

Parviendront-elles, après la guerre, à se faire entendre ? Amèneront-elles l’opinion, le Parlement à leur reconnaître ce droit de suffrage, ce droit de vote et d’éligibilité qui devient peu à peu, pour toutes les classes féministes, le but commun ?

Que la femme doive pouvoir voter, une fois remanié le suffrage universel, cela ne fera aucun doute pour ceux qui reconnaissent en elle l’égale ou l’équivalente de l’homme. Comme lui elle pense, comme lui elle vaut, et surtout comme lui elle travaille. C’est là son titre indéniable, ses véritables lettres patentes. C’est ce qui lui donne titre à parler, c’est ce qui l’autorise à prendre sa part des responsabilités civiques, puisqu’elle assume, elle aussi, sa part des charges économiques.

Six millions de femmes, avant la guerre, exerçaient une profession. Et combien plus ? à présent ! Six millions de femmes, — chiffre déjà énorme ! — maniaient l’aiguille, la plume, l’ébauchoir, le livre d’enseignement, le scalpel, le Code, les leviers, les volants, les manettes à l’usine, la machine à écrire dans les bureaux, la bêche et la brouette aux champs. Qu’elles montent sur les planches, reines d’un soir, ou qu’elles récurent les casseroles et mijotent le ragoût, servantes de tous étages ; que de leurs doigts agiles elles confectionnent le chapeau coquet ou la robe harmonieuse ; qu’elles aunent du ruban ou aident les bébés à naître, six millions de femmes en temps normal luttent, triment, gagnent leur pain, et quelques-unes la brioche, au prix de leur labeur ; et combien là-dessus ne gagnent même pas, avec les chômages et les mortes-saisons, sans parler des grèves, de quoi manger à leur faim !

Dites-vous que près de trois millions de paysannes se courbent sur la terre, qu’on compte près d’un million de domestiques femmes, près d’un autre de couturières de divers métiers, près d’un autre encore d’ouvrières d’usine. Le solde se compose de milliers et de milliers d’institutrices, d’employées, de modistes, d’accoucheuses, de quelques centaines, de doctoresses, d’écrivains, d’artistes.

Refusera-t-on à ces laborieuses le droit de choisir des mandataires conscients ou conscientes de leurs intérêts ; et n’ont-elles pas le droit et le devoir de s’intéresser aux grandes questions d’assistance ou de protection de l’espèce, qui, pour elles particulièrement, sont des questions vitales ?

Après l’admirable labeur fourni, pendant la guerre, par les femmes françaises, après l’organisation civile et militaire des femmes anglaises conquérant ainsi de haute lutte leur droit desuffragettes, il est superflu de revenir sur les raisons de principe qui militent en faveur du suffrage des femmes. Assez de faits acquis démontrent que les femmes peuvent voter avec sagesse, sans nuire à leur rôle familial, et qu’elles seront les meilleures artisanes du progrès social.

Le suffrage des femmes en France n’est point, au surplus, la nouveauté qu’on croit. Elles ont voté pour les États généraux, et exercé ce droit, par procureur, il est vrai. Les noms des femmes côtoient ceux des hommes sur les listes électorales des États généraux de 1789. Elles ont figuré aussi aux assemblées communales, en raison du rang qu’elles occupaient dans la commune, la ville ou le fief. En 1848 elles ont réclamé leurs droits, lorsque le suffrage universel a été accordé aux hommes.

Reproduira-t-on le sot argument que la femme ne paie pas l’impôt de la guerre ? Mais d’une statistique, d’ailleurs délicate et complexe à établir, il semble résulter que la maternité, le plus périlleux des devoirs et le plus lourd, a sacrifié cinq à dix fois plus de femmes qu’il n’est tombé d’hommes sur les champs de bataille. Ceux qui refusent aux femmes le bulletin de vote, sous prétexte qu’elles ne paient pas l’impôt du sang, devraient logiquement accorder de cinq à dix bulletins supplémentaires à chaque mère.

N’est-il pas extraordinaire de penser que le suffrage universel met le bulletin de vote dans les mains d’une masse d’esprits ignorants, d’alcooliques, d’êtres immoraux et tarés, et qu’il le refuse à des milliers de femmes courageuses, laborieuses, force de la race et soutien véritable du pays ? Songez donc qu’en Angleterre, il y a déjà 312 doctoresses, 190 médecins-femmes dentistes, 10 vétérinaires, 380 journalistes, 98 agents de change, 453 huissiers, 3,699 peintres, photographes ou dessinateurs attachées à la presse. Songez qu’en Amérique, dans les compagnies de chemin de fer, des femmes sont chefs de traction, directrices, membres actifs des conseils d’administration.

Il n’est que de constater ce qu’elles ont fait, dans les pays où elles votaient il y a déjà dix ans. Les résultats sont d’une rare éloquence.

Aux États-Unis le droit de vote politique fut accordé aux femmes dans quelques États de l’Ouest. Mais c’est à la Nouvelle-Zélande et en Australie que le mouvement a pris le plus d’ampleur.

Dans ce dernier pays, l’influence des femmes a fait voter une excellente législation pour la protection des ouvrières : journée de huit heures, hygiène exemplaire, salaires suffisants. L’influence des femmes a fait améliorer la législation des industries pour les hommes eux-mêmes. Elle a contribué à la protection des enfants, au relèvement du niveau moral du peuple, à la lutte contre l’alcoolisme et la passion du jeu, à la grande œuvre humanitaire des retraites générales pour la vieillesse qui, sur le budget de l’État et sans contribution des intéressés, doit assurer une retraite à tous les Australiens âgés de plus de 65 ans.

Dans la Nouvelle-Zélande, le suffrage des femmes, dû à sir Robert Stout, a exercé la plus heureuse influence. Il a instauré une législation antialcoolique dont pourraient s’inspirer nos législateurs, et en vertu de laquelle la plupart des districts ruraux ont voté l’interdiction absolue de la vente de l’alcool. Les villes ont suivi peu à peu l’exemple, et dans un temps prochain, grâce aux femmes, l’alcoolisme et ses terribles dangers auront vécu à la Nouvelle-Zélande.

En Europe, les femmes votent en Finlande, elles votent en Norvège. L’expérience faite en Finlande n’a pas été moins rassurante que dans le Nouveau-Monde. Là encore les femmes ont fait voter l’interdiction absolue de la vente de l’alcool, fixer à huit heures la journée de travail dans la boulangerie, discuter un grandiose projet d’assistance maternelle, d’après lequel les mères nécessiteuses resteraient salariées six semaines avant et huit semaines après l’accouchement, tout en cessant leur travail. En 1907, dix-neuf femmes ont siégé à la Diète finlandaise, et vingt-cinq en 1908. Parmi ces députées, on trouvait une inspectrice du travail, une directrice de bureau de placement ouvrier, six institutrices, cinq couturières, une blanchisseuse, deux domestiques, deux ouvrières de fabrique, une ancienne étudiante et une doctoresse.

La moitié de ces députées sont des mères de famille ou des femmes mariées, qui attestent ainsi la compatibilité de leur fonction politique avec leur fonction maritale ou maternelle.

Voilà donc qui est établi ; aux deux bouts extrêmes du monde, mues par le même instinct de solidarité généreuse, les femmes ont fait voter la protection de l’ouvrière et de l’ouvrier, l’abolition de l’alcoolisme, ont réclamé la retraite pour la vieillesse et l’assistance aux mères.

Que répondre à cela ? Il ne s’agit pas de plaidoiries pour ou contre, d’incursions en Utopie ; nous nous trouvons devant des réalités. Et je ne parle pas d’autres revendications, comme, en Finlande, le droit à l’héritage pour les enfants naturels, des peines sévères pour les mauvais traitements infligés aux enfants, l’extension des droits de la femme mariée, la création par les communes d’établissements d’éducation pour les enfants pauvres et abandonnés, etc. Toutes mesures inspirées d’un esprit noble, d’un sens élevé de la justice.

Mais si aucune des craintes que l’on pouvait avoir ne s’est justifiée, si la famille n’a subi aucune atteinte, si l’on n’a pas vu le mari et la femme séparés d’opinions, ou la femme désertant son logis pour courir les clubs alors que ses marmots braillent ou que le rôti brûle, si — crainte plus sérieuse — on n’a pas vu les suffrages féminins modifier l’orientation politique, en revanche on a pu mesurer les bienfaits de leur immixtion dans la vie publique.

Le régime parlementaire s’en est trouvé assaini du coup, relevé comme niveau moral. Peut-être le rigorisme des femmes australiennes a-t-il été un peu excessif dans son traditionalisme, puisqu’elles n’ont admis comme candidats que des époux et des pères de famille irréprochables, excluant ainsi de la vie publique quelques personnalités de valeur dont la vie privée était indépendante. Mais ce sont excès où le mieux est l’ennemi du bien. Cela se tassera. Les femmes deviendront de plus en plus libérales, affranchies des dogmes rigoureux ou des morales trop étroites.

Ce qu’elles ont fait déjà est admirable. On ne le saura jamais assez. On ne le dira jamais trop. Elles ont conquis par là pour leurs sœurs de tous pays le bulletin de vote mondial.


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