Si le devoir de la femme est d’enfanter, ce n’est pas pour elle un moindre devoir que d’allaiter son enfant. Donner la vie est bien, la continuer est mieux ; et la meilleure garantie de santé et de force pour l’enfant est le lait de sa mère.
N’objectez pas, Mesdames, que votre frêle santé… Les accoucheurs, et le plus célèbre d’entre eux, le docteur Pinard, ont fait justice de cette mauvaise excuse masquant la frivolité, l’égoïsme, la coquetterie, ou la crainte qu’une trop longue abstinence ne lasse la fidélité du mari. Les médecins vous répondent que votre lait appartient à votre enfant, qu’aucun prétexte ne vous autorise à l’en frustrer ; que, presque toujours, vous pouvez le nourrir un certain temps, et qu’il est capital pour ce fragile petit d’être allaité par vous les six premiers mois, et, en cas d’impossibilité, les trois premiers au moins.
Les médecins vous répéteront que rien ne remplace pour le nouveau-né cet aliment précieux, et que vous commettez en l’en privant un crime de lèse-maternité. Ils ajoutent, ce qui est vrai, que l’allaitement sera pour vous une source de plaisir ignoré, plaisir compensant, et au-delà, la fatigue que vous ressentirez ; car vous connaîtrez la joie profonde, indicible, en tenant au sein votre enfant, de le voir de jour en jour s’alourdir et se fortifier par vous, grâce à vous.
— Mais, objectez-vous, je puis prendre une nourrice !
Un temps, qui n’est peut-être pas si éloigné, viendra où cette réponse n’aura aucun sens, parce qu’il n’y aura plus de nourrices, ou si peu que seules des raisons exceptionnelles, un péril de mort pour l’enfant, autoriseront un pareil recours. Il n’y aura plus de nourrices, parce que l’opinion et la loi seront intervenues pour déclarer immoral et inadmissible cet achat d’une mère et de son lait, au détriment de l’enfant de cette mère. Le nombre de petits malheureux sevrés, aux mains des gardeuses ou des nourrices sèches du village, ont engraissé les cimetières en nombre incalculable. Aujourd’hui même, malgré la surveillance administrative, il en meurt encore trop. Ni la pauvreté, ni une ignoble cupidité ne justifieront un jour prochain l’emploi des nourrices.
Tout a été dit, mais inutilement sur leur compte, et le danger de l’abdication de la mère au profit d’une femme parfois dévouée, mais souvent âpre, goinfre, menteuse, exigeante. Brieux a eu le courage d’indiquer, dans lesRemplaçantes, le danger de l’avarie communiquée au petit téteur de luxe, au buveur de lait dû à un autre et acheté à prix d’argent. Ce qu’on a beaucoup moins démontré, c’est l’injustice d’un tel pacte. A chaque enfant, le lait de sa mère, dira une morale égalitaire.
Et si vous, Madame, n’avez pas le courage ou le moyen de nourrir votre petit, ayez du moins le soin de l’élever « vous-même » au lait stérilisé.
— Mais cela me demandera beaucoup d’attention et des soins minutieux ?
— Vous les prendrez ; la vie de votre enfant vaut bien que vous vous donniez cette peine, et ne l’abandonniez pas à l’indifférence d’une salariée.
— Mais le lait stérilisé ne vaut pas le lait maternel que je pourrais me procurer avec une grosse nounou à rubans roses…
— Pensez-vous que le lait stérilisé soit meilleur pour le fils ou la fille de la nounou ? Il ou elle s’en contente cependant. Pourquoi monsieur votre « héritier » ne s’en accommoderait-il pas aussi ? Il n’est pas formé d’une pâte différente : il a les mêmes organes et remplit les mêmes fonctions animales.
— Mais…
— D’ailleurs, rassurez-vous, si vous avez nourri au moins pendant trois mois votre bébé, il y a de grandes chances, si vous surveillez la qualité du lait stérilisé, pour qu’il s’en accommode. Au besoin, vous trouverez dans les Laboratoires des laits préparés pour se conserver et excellents.
Ainsi prendra fin cette spéculation éhontée des vaches à lait humaines, ces bureaux de nourrices qui sentent le lait aigre, la sueur et les langes ; ainsi cessera cette exploitation lamentable de leurs petits, ramenés au pays en paquets hurlants ou muets sur les banquettes des troisièmes classes, exposés aux pneumonies l’hiver et aux diarrhées infantiles l’été.
Ainsi, pour les humbles comme pour les riches, se rehaussera la fonction sacrée. Une mère qui allaitera son propre enfant inspirera l’intérêt et la sympathie qu’elle mérite. On n’aura plus le spectacle attristant des nourrices bavardes et paresseuses qui, dans les jardins publics, rouges et repues au sortir d’un repas copieux, gavent de leur lait l’enfant d’une étrangère, alors que le leur, là-bas au village, crie peut-être de faim ou râle d’une maladie meurtrière.
Jolie Madame, pensez à cela. Ne volez plus le lait des petits pauvres !