CHAPITRE XVII

Les contreforts extérieurs de la montagne de Scoresby.

Les contreforts extérieurs de la montagne de Scoresby.

—Mort de faim!... s'écria Séléna en joignant les mains... Ah! le pauvre homme.

—Non pas, répliqua Farenheit... car je le soupçonne d'avoir assassiné son compagnon pour se nourrir de sa chair.

Un cri d'horreur s'échappa de toutes les poitrines.

CE QUI S'ÉTAIT PASSÉ DANS LE BOULET

Que s'était-il passé?

Nous avons laissé Fédor Sharp et son compagnon dans leur boulet, l'un furieux de voir son ancien collègue sur le point d'arriver, lui aussi, à ce sol lunaire tant désiré, l'autre tremblant du sort qui l'attendait si le hasard le mettait à proximité du poing formidable de Jonathan Farenheit.

Ils restèrent ainsi de longues heures, immobiles et silencieux; Woriguin supputait dans son esprit les chances qui lui restaient d'échapper à la vengeance de l'Américain.

Sharp, l'œil fixé à son objectif, suivait la marche dans l'espace du projectile de Mickhaïl Ossipoff.

Tout à coup, il poussa une exclamation qui fit accourir auprès de lui son préparateur déjà tout inquiet.

—Quel nouveau malheur? balbutia Woriguin.

Sans répondre, Sharp le prit aux épaules et lui collant le visage à la longue-vue.

—Regarde, dit-il brièvement.

Ce fut au tour du préparateur de s'étonner.

—Ah! par le diable! fit-il, voilà qui est bizarre!

—Toi aussi, dit alors Sharp, tu t'aperçois de la chose?

—Parbleu! riposta l'autre, il faudrait être aveugle pour ne pas constater que le boulet de ce démon d'Américain est plus petit maintenant que ce matin.

Il se redressa et tournant vers le Russe un regard anxieux:

—Alors? interrogea-t-il.

Sharp ne répondit pas; il réfléchissait.

—Sommes-nous donc arrêtés de nouveau? poursuivit Woriguin.

Toujours silencieux, Sharp monta les quelques degrés qui conduisaient à l'ogive du boulet.

Là, il démasqua un hublot et regarda.

Là-bas, dans l'espace, loin, bien loin, un croissant lumineux brillait au milieu d'un fourmillement d'étoiles.

Il prit une lunette, la tint braquée quelques instants; puis, il referma le hublot, descendit l'échelle et dit à Woriguin:

—L'obus s'est retourné.

L'autre eut un geste d'effroi.

—Retourné! exclama-t-il... alors?

Sharp grimaça un sourire.

—Alors, rien... c'est maintenant le culot de l'obus qui regarde la lune et la pointe qui est tournée vers la Terre.

Incrédule, Woriguin se précipita à quatre pattes sur le plancher et regarda.

Au-dessous de lui, la lune s'étendait, semblable à une large mappemonde.

—Et eux? demanda-t-il.

Sharp eut un haussement d'épaules.

—Eux, ricana-t-il, ils filent dans l'espace.

Un éclair joyeux brilla dans l'œil du préparateur.

—N'atteindront-ils pas la lune?

—C'est peu probable.

Woriguin, en entendant cette réponse rassurante, se releva vivement et voulut témoigner sa joie par un entrechat.

Mais, il avait oublié qu'en s'éloignant de la terre, les lois de la pesanteur se modifiaient constamment pour le boulet et son contenu; si bien qu'il alla donner de la tête contre la paroi supérieure du projectile et retomba assez rudement sur le plancher.

La figure austère de Sharp se dérida en voyant le préparateur se saisir le crâne à deux mains.

—Eh! eh! dit-il, voilà ce que c'est que d'avoir si peu de cervelle!

Woriguin fit entendre un sourd grognement; puis, sans rien riposter, il s'en fut à la lunette et la braqua de nouveau sur le wagon de Mickhaïl Ossipoff.

Emporté par une force inconnue, il continuait à s'éloigner dans la direction des régions polaires de la lune.

—A quoi attribuez-vous cela, maître? demanda Woriguin.

—Sans doute à l'influence produite sur leur boulet par le nôtre, influence qui a été suffisante pour les faire dévier de leur route.

Le préparateur battit des mains.

—Oh! s'écria-t-il, si ce que vous dites là pouvait être vrai! ce me serait une douce satisfaction que de savoir cet Américain maudit se promenant à jamais dans l'infini, et ce par notre faute... car vous êtes bien persuadé, n'est-ce pas, qu'ils n'atteindront pas le sol lunaire?

—On n'est jamais persuadé de ces choses-là, mon cher, répondit Sharp d'un ton un peu dédaigneux; tout au moins, peut-on avoir des probabilités.

—Et ces probabilités?

—...sont qu'Ossipoff va contourner le disque entier de la Lune pour se perdre ensuite dans l'immensité.

Woriguin ajouta avec un sourire féroce:

—Eh! eh! je voudrais être dans un petit coin pour assister à ce qui se passera... ce serait curieux, assurément, lorsqu'il n'y aura plus de vivres à bord... ils sont capables de tirer à la courte paille pour savoir «qui sera mangé» comme dans la chanson duPetit Navire.

Le malheureux oubliait déjà la scène sanglante qui avait failli se passer entre son compagnon et lui, lorsqu'avait été signalé dans l'espace l'obus sauveur.

Brusquement ses idées suivirent un autre cours et, abandonnant le projectile d'Ossipoff, se reportèrent sur celui dans lequel il se trouvait.

—Alors, nous tombons? demanda-t-il.

Sharp inclina la tête affirmativement.

—Et comment tombons-nous? poursuivit Woriguin.

Le savant consulta ses instruments.

—C'est bizarre, murmura-t-il, nous suivons une ligne rigoureusement perpendiculaire.

—Et pouvez-vous savoir à l'avance dans quelle contrée nous allons atterrir?

Sharp s'agenouilla sur la vitre scellée au milieu du plancher circulaire de l'obus, un fil à plomb à la main droite, une jumelle dans la main gauche.

Après un instant d'observation, il répondit:

—Nous tomberons au centre même de la mer dela Sérénité.

—N'est-ce pas une des régions les plus curieuses du satellite? questionna le préparateur.

Le savant s'était relevé et hochant la tête:

—C'est tout au moins, l'une des plus énigmatiques, répliqua-t-il; car elle est sujette à des changements sur lesquels les astronomes terrestres ne sont pas d'accord.

—Cependant s'ils les constatent...

—Aussi est-ce sur les causes de ces changements que l'on discute.

—Je ne comprends pas.

Sharp se courba de nouveau et, d'un signe de la main, appela son compagnon auprès de lui.

—Regardez, commanda-t-il.

Woriguin s'écarquillait les yeux.

—Eh bien? fit-il, quoi d'extraordinaire? C'est toujours la même chose: des montagnes... des cratères... des pics...

—N'apercevez-vous pas, sur la droite de la mer dela Sérénité, un petit éboulement de rochers?

—Si fait... à côté de ces arêtes brillantes de rochers.

—C'est letumulus de Linné.

—Eh bien?

—Eh bien! ce petit cirque, aujourd'hui à peine perceptible, a été jadis très apparent; puisqu'on le trouve dessiné sur des cartes de la lune qui remontent à l'année 1651... En 1788, l'astronome Schroeter l'observa et le décrivit. Au temps de Lohrmann et de Maedler, ce cirque présentait un diamètre de 30,000 pieds et son intérieur, noir, ombreux était visible, par un éclairage oblique; au contraire, lorsque le soleil était élevé sur l'horizon, le tout avait l'apparence d'une tache blanchâtre.... Puis, brusquement, en 1866, Schmidt, directeur de l'observatoire d'Athènes, l'un des astronomes qui se sont le plus occupés de la lune, constatait que ce cratère était remplacé par un cône blanc, peu élevé et à pentes très douces... Enfin, tout récemment, le savant français Flammermont, observant ce point mystérieux, concluait que, depuis 1830, le cratère s'était plus ou moins comblé ou désagrégé.

Et maintenant, comme vous pouvez le constater vous-même, ce n'est plus qu'un dôme, de couleur blanchâtre, sans aucune cavité au centre, alors qu'il y a deux cents ans c'était un cirque ayant plus de dix kilomètres de largeur.

—Et qui a causé ce bouleversement? demanda Woriguin.

Sharp se releva et haussa les épaules.

—Cela, dit-il, nous ne le saurons qu'une fois arrivés là-bas.

Nous tomberons au centre de la mer de laSérénité.

—Mais enfin, vous avez bien une opinion à ce sujet, insista le préparateur; est-ce l'action de la nature ou faut-il voir là-dedans le résultat du travail d'êtres intelligents?

—Je vous le répète, je n'ai aucune idée bien arrêtée relativement à ce phénomène; je n'en conclus qu'une chose: c'est que les astronomes du monde terrien ont tort de propager cette opinion que le monde lunaire est un monde radicalement mort et glacé...

Il se tut un moment et ajouta:

—Quelles singulières gens! de ce qu'ils ne peuvent, avec les faibles instruments dont ils disposent, découvrir la cause des changements importants constatés à la surface lunaire, ils préfèrent conclure à la non-vitalité du satellite..... c'est absurde, en vérité!

Il se croisa les bras et fixant sur son compagnon des regards courroucés comme s'il l'eût rendu responsable de la sottise des astronomes.

—La lune! un monde mort! s'écria-t-il.....mais c'est vouloir nier l'évidence elle-même ou mettre en doute les constatations faites par les plus illustres de nos devanciers!.... L'astronome allemand Gruithuysen était, sans doute, aveugle lorsqu'en 1824, il aperçut dans la région obscure de la lune à son premier quartier,—tenez sur cette même mer de laFécondité, au-dessus de laquelle nous planons,—une clarté énigmatique qui ne mesurait pas moins de 100 kilomètres de longueur sur 20 de largeur? Cette clarté s'étendit jusqu'au cratère deCopernic, dura dix minutes, puis disparut pour reparaître, peu après, comme une flamme pâle qui brilla quelques instants et s'éteignit pour être remplacée par des palpitations électriques vacillantes.

—C'était sans doute une aurore boréale, balbutia Woriguin.

—C'est précisément l'opinion de Gruithuysen, dit Sharp.

Après quelques instants employés à reprendre haleine il continua:

—M. Trouvelot a également constaté des traces de changement dans la forme du grand cratère d'Eudoxe, que nous apercevons d'ici. Le 20 février 1877, en observant ce cratère, il fut frappé de voir une sorte de muraille rectiligne et étroite, traversant le cirque sur une grande largeur.... Elle n'était pas marquée sur la carte; elle se dirigeait de l'Est à l'Ouest et était fort élevée, à en juger par l'ombre portée qui la bordait au Nord..... Eh bien! un an plus tard, le 17 février 1878, le même observateur, examinant de nouveau ce cratère, fut fort surpris de ne plus retrouver les moindres traces de cette muraille.....

—Et depuis? demanda Woriguin.

—Il l'a toujours vainement cherchée au moment des mêmes phases et dans les mêmes conditions d'éclairage.....

—Parbleu! s'écria le préparateur, elle s'est écroulée.

—Elle s'était élevée toute seule alors! riposta Sharp, puisqu'elle n'existait pas auparavant!

—Une convulsion du sol, peut-être, hasarda l'autre.

—En ce cas, exclama Sharp, pourquoi affirmer la mort de ce monde?.... des êtres animés seuls peuvent avoir des convulsions.....

Puis, furieux du silence de Woriguin:

—Eh bien! fit-il, vous ne dites rien! vous restez là muet comme une carpe!.... répondez..... qu'en pensez-vous?

—Mais je pense tout comme vous, se hâta de dire le préparateur..... les gens qui osent publier que la lune est un astre mort sont les derniers des crétins.

Ces paroles parurent calmer le savant.

—Tenez, dit-il d'une voix plus douce, voulez-vous une nouvelle preuve de la vitalité de notre satellite, regardez cette teinte verdâtre que présente la mer de laSérénité!.... qu'est-ce que c'est à votre avis?

—Hum! murmura Woriguin, je n'oserais rien affirmer..... mais cela m'a tout l'air d'être de la végétation.

Sharp dressa ses bras en l'air, d'un geste triomphant.

—A la bonne heure, s'écria-t-il, vous êtes dans le vrai.

—En êtes-vous bien certain? demanda l'autre ingénûment.

—Tout aussi certain que l'astronome Klein qui attribue cette teinte générale de la mer de laSérénitéà un tapis végétal épais et serré, formé de plantes de taille inconnue, tandis que l'espèce de traînée blanche qui divise cette «mer» en deux, représente, à ses yeux une zone stérile et déserte.

Woriguin était pensif; tout en paraissant écouter attentivement les explications de son compagnon, son esprit était ailleurs.

Pendant que Sharp s'emballait à la pensée des théories qui divisent les astronomes terriens, le préparateur, lui, dont les idées étaient plus pratiques, songeait au véritable but du voyage.

Car, à son avis, ce n'était point pour éclairer les savants de la terre sur la plus ou moins grande vitalité de la lune que l'obus avait été frété et que Jonathan Farenheit avait constitué une société au capital de plusieurs millions de dollars. Les murailles dans le cratère d'Eudoxeet la végétation de la mer de laSérénité, cela assurément était intéressant et ne manquait pas d'un certain charme.

Mais si, comme l'avait affirmé Sharp, la vie ne devait pour ainsi dire rien coûter dans la lune, il n'en était malheureusement pas de même sur la terre; et il fallait songer au retour.

Or Woriguin n'avait consenti à accompagner Sharp dans ce périlleux voyage qu'à condition d'avoir une part proportionnée dans le rendement des mines diamantifères découvertes au spectroscope par le savant.

Et il semblait à Woriguin que les dites mines diamantifères étaient bien délaissées.

—A quoi pensez-vous donc? demanda au bout d'un instant, Sharp, surpris de son silence et de son attitude sérieuse.

—Je pense au champ de diamants, répondit le préparateur.

Un imperceptible sourire de mépris plissa les lèvres minces du savant.

—Eh bien? fit-il.

—A quelle distance sont-ils situés du point où nous allons nous abattre?

Sharp consulta une carte pendue à la muraille.

—A peine à cinq cents kilomètres, répondit-il.

—Eh!.... mais c'est un voyage, cela! exclama Woriguin.

—Peuh! un voyage d'une semaine, pas plus.

—Resterons-nous longtemps sur la lune?

Sharp haussa les épaules.

—Cela dépendra des circonstances.

Le visage du préparateur s'assombrit.

—C'est que la soute aux provisions est presque vide, murmura-t-il.

—Bast! de quoi allez-vous vous inquiéter? répliqua le savant. Dans dix heures nous serons arrivés..... et si, comme j'ai tout lieu de le supposer, il y a de la végétation à la surface lunaire, ce sera bien le diable s'il ne s'y trouve point aussi des aliments.

Woriguin hocha la tête.

—Brr! grommela-t-il, mieux vaut ne pas penser à cela.

Puis, tout à coup, une idée subite lui traversa l'esprit.

—Mais, s'écria-t-il, comment ferons-nous pour revenir? nous ne nous sommes occupés que de l'aller, sans songer au retour.

—En vérité, Woriguin, vous êtes l'homme le plus pusillanime que j'aie jamais vu! s'écria dédaigneusement Sharp.

—Vous avez une dose de science que je ne possède pas, maître, répondit humblement le préparateur; c'est cela qui vous donne une si grande assurance.

Adouci par ces paroles, le savant répliqua:

—Si vous vous donniez seulement la peine de réfléchir un peu, vous vous éviteriez bien des inquiétudes..... ainsi, lorsque nous avons quitté la terre, il nous a fallu avoir, pendant la première seconde, une vitesse suffisante pour nous faire atteindre le point où sont contiguës les sphères d'attraction de la terre et de la lune; or ce point était à 86,856 lieues de notre lieu de départ. Pour revenir, au contraire, nous n'aurons que 9,244 lieues à parcourir pour arriver à ce point et pour cela, il nous suffira d'une vitesse initiale de 2,500 mètres.

Au fur et à mesure que Sharp parlait, le visage du préparateur s'éclairait.

—Et puis, ajouta le savant, il faut tenir compte de la différence de pesanteur! ainsi combien pesait notre obus, lorsque nous sommes partis?

—Environ trois mille kilos, répondit Woriguin.

—Eh bien, là-bas, il ne va plus peser que cinq cent kilos, à peine, soit six fois moins.

Un sourire dérida les lèvres plissées soucieusement du préparateur.

—Allons, murmura-t-il, tout cela ira mieux que je ne pensais.

Puis, après un moment:

—Dans combien de temps croyez-vous que nous arriverons? demanda-t-il.

—Dans huit heures, à peu près.

—En ce cas, je vous demanderai la permission de prendre un peu de repos, car toutes ces émotions m'ont brisé.

Sharp tira sa montre.

—Il est, en ce moment, deux heures à Saint-Pétersbourg, dit-il d'une voix grave..... à dix heures précises, nous foulerons du pied le sol de la lune.

Woriguin s'étendit sur le divan qui courait autour du projectile et tournant son visage vers la paroi capitonnée.

—Vous m'éveillerez, balbutia-t-il dans un bâillement.

Sharp le considéra un moment d'un œil furieux, puis haussant les épaules, alla s'installer devant une petite table couverte de papiers et de livres.

Cinq minutes après, un ronflement sonore emplissait le wagon.

C'était Woriguin qui dormait.

Et pendant plusieurs heures, au bruit de cette musique étrange, Sharp continua ses calculs, ne quittant sa plume que pour prendre ses instruments et constater la vitesse toujours croissante du projectile.

Huit heures sonnaient, lorsque sur son divan, Woriguin s'agita.

—Eh bien! demanda-t-il, rien de nouveau?

—Rien..... nous continuons à tomber, suivant les lois de la pesanteur.....

—Sommes-nous loin?

—Encore deux mille lieues à franchir.

Le préparateur bondit en entendant ces mots.

—Plus que deux mille lieues! exclama-t-il..... mais ne serait-il pas temps de prendre nos dispositions d'atterrissage?

Ce disant, il se précipita à l'un des hublots et un involontaire cri lui échappa, à la vue du monde immense au-dessus duquel l'obus planait.

Le spectacle, en effet, était merveilleux.

Aux confins de l'horizon apparaissaient les derniers contreforts d'une chaîne de montagnes dont les cimes se dressaient dans l'espace, semblables à des géants.

Puis dans la plaine immense, d'aspect verdâtre, qui s'étendait à l'infini, se distinguaient nettement maintenant avec leur cratère béant et leurs pics aigus, de petits volcans mesurant à peine un demi-kilomètre de diamètre.

L'obus avançait avec une vitesse de près de dix mille kilomètres à l'heure et, d'instant en instant, le panorama devenait plus distinct.

Les montagnes qui barraient l'horizon formaient une ligne continue montant jusqu'à la hauteur du projectile et le sol semblait se creuser comme pour recevoir les explorateurs.

Sharp regarda sa montre.

—Encore une demi-heure, dit-il; préparons-nous en vue du choc qui sera rude, je vous en préviens.....

Woriguin pâlit légèrement.

Les écrous des hublots furent vissés soigneusement; ensuite, on vérifia la solidité des puissants ressorts à boudin dont le culot du projectile était muni; enfin on essaya la force de résistance des suspensions des Hamacs.

—Tout va bien, murmura Woriguin.

—Allons, fit Sharp, nous n'avons plus que cinq minutes; couchez-vous, Woriguin, j'éteindrai moi-même les lampes à incandescence.

Quand le préparateur se fut installé dans son hamac, le savant tourna une manette et soudain l'obscurité se fit dans le wagon.

Alors il s'étendit auprès de son compagnon.

Un silence de mort régnait; les deux hommes, côte à côte, demeuraient silencieux, attendant le choc, et peut-être avec lui, la mort.

Soudain, la température s'éleva anormalement, la demi-clarté qui filtrait du dehors, à travers les hublots disparut, et un bruit effroyable retentit.

Puis, une secousse épouvantable ébranla l'obus depuis le culot jusqu'à l'ogive; en même temps, les ressorts des hamacs se brisaient avec un bruit sec qui s'entendit à peine au milieu du fracas des vitres et des appareils brisés, des meubles arrachés, des parois renversés et du froissement de l'acier pénétrant dans le sol...

Étourdis, assommés, les deux voyageurs roulèrent sans connaissance sur le plancher, jonché déjà de débris de toutes sortes.

Longtemps, ils demeurèrent ainsi étendus côte à côte, sans mouvements, semblables à des cadavres.

L'intérieur du projectile était sombre et silencieux.

Tout à coup, un gémissement sourd et plaintif se fit entendre.

—Sharp! murmura Woriguin, Sharp!

Aucune réponse.

Il répéta son appel sans plus de succès que la première fois.

Alors, faisant appel à toute la force de sa volonté, il se traîna, dans l'obscurité, jusqu'au divan, s'y accrocha et parvint à se mettre debout.

Puis, il fouilla dans sa poche et prit une allumette qu'il frotta sur la paroi.

A la lueur vacillante, il aperçut Sharp, les membres raides et le visage ensanglanté.

—Tonnerre! gronda-t-il, il est mort!

Cette pensée lui redonna des forces.

Il courut à la manette du commutateur et, vivement, la tourna.

Mais la pile qui fournissait le courant aux lampes avait été brisée sans doute, car aucune lumière ne brilla.

Woriguin demeura un moment fort embarrassé; l'allumette était éteinte, lui brûlant le bout des doigts et l'obscurité, après cette clarté passagère, lui parut plus intense encore et plus effroyable.

Soudain, il se rappela qu'il avait sur lui un petit bougeoir de poche; il frotta une seconde allumette et alluma la bougie.

Sûr désormais de ne pas retomber dans les ténèbres, il revint vers Sharp, s'agenouilla près de lui et lui posa la main sur le cœur.

Le cœur battait, faiblement il est vrai, mais enfin il battait.

L'angoisse qui étreignait Woriguin à la pensée qu'il était seul avec ce cadavre pour tout compagnon, disparut aussitôt et il se mit en mesure de rappeler à lui Fédor Sharp.

Il constata que le front du savant avait porté contre l'angle de la bibliothèque et que, de la blessure, légère en somme, le sang coulait avec abondance.

Le préparateur aperçut, parmi les débris dont le sol était jonché, une boîte à pharmacie qui avait résisté au choc; il l'ouvrit et procéda à un pansement sommaire.

L'hémorrhagie une fois arrêtée, Woriguin s'occupa de faire revenir le blessé à lui; il prit une fiole qu'il déboucha et qu'il lui passa sous les narines à plusieurs reprises.

Enfin, Sharp renifla avec vigueur, le sang colora ses pommettes et il ouvrit les yeux.

Tout d'abord, il promena autour de lui des regards étonnés, semblant se demander ce qu'il faisait là, étendu sur le plancher, au milieu des meubles disloqués et des instruments en morceaux.

Puis soudain, la mémoire lui revint, il porta la main à sa tête et s'écria:

—Nous sommes sur la lune?

—Il me semble, répliqua le préparateur.

—Comment! exclama le savant, il vous semble, ne vous en êtes-vous donc pas assuré?

—Je vous avouerai que j'étais beaucoup plus pressé de m'assurer que vous n'étiez pas mort.

Sharp leva les bras au ciel.

—Jour de Dieu! exclama-t-il..... Eh bien! moi, je vous affirme que mon premier mouvement eût été de courir au hublot.

—Cela ne m'étonne pas, bougonna Woriguin d'un ton de mauvaise humeur..... Vous n'êtes qu'un égoïste.

—Non, répliqua Sharp, je suis un savant! la science avant tout.

Comme il achevait cette réponse de la voix sèche et cassante qui lui était habituelle, son visage s'assombrit soudain.

Seulement alors, il venait de s'apercevoir de l'état pitoyable dans lequel se trouvait l'intérieur de l'obus.

—Pourquoi cette lumière? demanda-t-il en désignant la bougie que Woriguin avait posée sur un pan brisé de la bibliothèque.

—Parce que les piles ne fonctionnent plus.

Sharp fronça le sourcil.

—Fait-il donc nuit? ajouta-t-il.

Le préparateur haussa les épaules.

—Tout ce que je sais, dit-il, c'est que lorsque je suis revenu à moi, le wagon était dans une obscurité complète.

A cette réponse, Sharp balbutia quelques mots que son compagnon n'entendit pas.

—Eh! parbleu, exclama-t-il, cela vient de ce que nous avons rebouché les hublots, de peur que les vitres ne se cassent dans la chute.

Et il ajouta:

—Donnez-moi votre bras pour me relever, Woriguin, car je me sens d'une faiblesse extrême.

Quand il fut debout, il fit quelques pas appuyé avec l'aide du préparateur.

—Ah! dit-il, cela va mieux: je crois que c'est ce sang qui m'a affaibli.

Il s'adossa à la paroi de l'obus et dit à Woriguin:

—Avant toutes choses, il faut voir où nous sommes..... montez sur le divan, dévissez la plaque du hublot et regardez.

Le préparateur obéit, mais ne réussit pas tout de suite à mettre le hublot à nu; sans doute les écrous s'étaient-ils faussés dans la chute; même il y en eut un qui cassa.

Enfin la plaque tomba et un vif rayon de lumière pénétra à l'intérieur de l'obus.

Sharp, aussitôt, souffla la bougie.

—Eh bien? demanda-t-il d'une voix tremblante.

—Nous sommes arrivés, répondit Woriguin; du moins je le pense..., car je découvre au loin des montagnes qui ressemblent fort à celles que nous avons aperçues alors que nous étions encore dans l'espace.

Sharp poussa un cri de joie.

—Mais nous-mêmes, fit-il, où sommes-nous?

Le préparateur s'écrasait le visage contre la vitre, se haussant sur la pointe des pieds pour mieux juger le paysage.

—Sans rien préciser, fit-il, je crois que nous devons être tombés sur le versant d'un cratère...

—Versant intérieur ou extérieur?

—Extérieur... autrement je n'apercevrais pas des montagnes à l'horizon, ma vue serait limitée...

—C'est sans doute l'un des petits volcans que je vous signalais dans la mer dela Sérénité, murmura Sharp.

Puis, après un moment:

—Descendez... cria-t-il, descendez vite... il nous faut sortir d'ici. Woriguin sauta sur le plancher.

—Sortir d'ici! répéta-t-il... nous allons prendre quelques précautions, j'imagine?

Le savant haussa les épaules.

—Qu'avons-nous à craindre? demanda-t-il; une trop grande différence entre la densité de l'atmosphère lunaire et l'air de notre wagon.

—A moins que la composition de l'atmosphère lunaire soit tout à fait différente, riposta Woriguin.

—Chose encore possible! bougonna Sharp

—Et peut-être mortelle, ajouta l'autre.

Sharp le considéra d'un air méprisant.

—Vous n'êtes pas venu ici, je suppose, pour rester enfermé dans ce wagon? grommela-t-il.

—Vous m'avez affirmé que l'atmosphère était respirable à la surface de la lune.

—Je vous l'affirme encore.

—Possible... mais moi, j'en doute.

Le savant parut surpris.

—Pourquoi? demanda-t-il.

A cette question toute naturelle, Woriguin ne répondit pas.

—Bref, vous avez peur, ricana Sharp.

—Avouez qu'on pourrait avoir peur à moins, répliqua le préparateur.

—Cependant, vous avez couru des dangers autrement sérieux que celui-ci.

Woriguin protesta:

—Je ne dis pas... seulement, comme il me répugnerait fort de laisser mes os ici, je voudrais prendre certaines précautions...

—Lesquelles? demanda Sharp.

—C'est à vous de les trouver et non à moi, bougonna l'autre; vous êtes un homme de science, vous... tandis que moi...

Un sourire singulier courut sur les lèvres de Sharp.

—En ce qui vous concerne, dit-il, je ne connais qu'une seule précaution à prendre.

—Parlez.

—Laissez-moi sortir le premier,—avouez que nulle expérience sur l'atmosphère lunaire ne saurait être plus concluante.

Les lèvres de Woriguin s'allongèrent dans une moue significative:

—D'accord... mais si vous mourez.

—Si je meurs... répondit Sharp... eh bien! vous serez fixé sur ce que vous aurez à faire.

Et il s'avança vers letrou d'hommequi servait de porte, armé d'une clé anglaise destinée à dévisser les écrous.

Woriguin lui posa la main sur le bras.

Sharp s'arrêta et, le regardant tout étonné:

—Qu'y a-t-il encore? gronda-t-il.

—Croyez-vous avoir bien le droit de risquer ainsi votre vie? lui demanda le préparateur.

Sharp ne put retenir un mouvement de surprise.

—Vous plaisantez! fit-il.

—Non pas, je parle sérieusement.

Le savant se croisa les bras.

—Vous vous arrogeriez le droit, demanda-t-il, de m'empêcher de disposer à mon gré de l'existence?

—Sans doute... N'oubliez pas que vous m'avez entraîné ici, et que, conséquemment, vous répondez de ma peau... vous mort, que deviendrai-je?

Sharp se mit à rire.

—Ah! dit-il, voilà donc la véritable raison de l'intérêt que vous prenez à ma santé... Je trouvais aussi cette sollicitude bien extraordinaire... d'autant plus quelle contraste singulièrement avec les dispositions moins que bienveillantes que vous manifestiez à mon égard, il y a deux jours, avant que ne fût signalée, dans l'espace, la présence de l'obus de Mickhaïl Ossipoff.

Woriguin baissa la tête, les sourcils froncés, la bouche mauvaise.

—Eh bien, poursuivit Sharp, vous ne répondez pas...

Le préparateur releva le front.

—Lorsque j'ai voulu vous tuer, gronda-t-il, votre mort assurait ma vie, en ce sens que l'air que vous auriez cessé de respirer, je l'aurais respiré moi... maintenant, au contraire, votre mort amènerait la mienne... que deviendrais-je, en effet, dans ces contrées que je ne connais pas? comment reverrais-je jamais la terre, ignorant que je suis de toutes ces choses que vous connaissez, vous?...

Il avait dit ces derniers mots d'une voix vibrante, rageuse, qui témoignait de sa jalousie contre le savant.

Sharp approuvait de la tête.

—Bien, dit-il, très bien, je comprends... au fond, vous avez raison... nous sommes deux associés; notre existence, à chacun de nous, représente un apport social que nous n'avons pas le droit de dilapider.

Il réfléchit un moment.

—Eh bien! soyez tranquille, ajouta-t-il; je vous promets d'agir assez prudemment pour ne pas compromettre une existence qui vous est si précieuse.

—Vous me le promettez? fit Woriguin incrédule.

—Je le jure, fit Sharp, d'autant plus sincère qu'il ne lui était jamais venu à l'esprit de risquer sa vie.

Puis, il s'approcha dutrou d'hommeet se mit en devoir de dévisser les écrous.

Mais en dépit de tous ses efforts, il ne put y parvenir.

—Qu'y a-t-il donc? grommela-t-il.

—C'est sans doute que vous êtes encore trop faible, riposta le préparateur... passez-moi l'outil.

Il saisit la clé, et, d'un poignet vigoureux, s'escrima contre la plaque d'acier qui servait de porte.

Mais ce fut en vain; les boulons résistaient et la plaque ne bougeait pas d'une ligne.

—Au diable! gronda-t-il.

Il envoya la clé anglaise à travers la pièce et s'assit, essuyant d'un revers de manche la sueur qui couvrait son front.

Sharp était devenu blême.

—Montez donc sur le divan, dit-il, et faites en sorte de voir dans quelle position est tombé l'obus.

De nouveau Woriguin se hissa.

Mais à peine eut-il jeté un coup d'œil au dehors, qu'il poussa un épouvantable juron.

—Il y a, répondit-il d'une voix étranglée, qu'il est impossible de sortir.

—Impossible! exclama Sharp.

—L'obus est enfoncé dans le sol jusqu'à quinze centimètres au-dessous des hublots... la porte est murée.

Le savant se laissa choir sur le divan, les membres secoués par un tremblement convulsif.

—Il faut à toutes forces, arracher les boulons de la plaque, dit-il d'une voix rauque... une fois la plaque enlevée, nous attaquerons le sol avec les outils que nous possédons.

Woriguin secoua la tête.

—Vous oubliez que la porte s'ouvre en dehors, dit-il.

—C'est vrai, murmura Sharp accablé.

Et un long silence régna entre les deux hommes qui se creusaient la cervelle pour trouver un moyen d'échapper à la mort inévitable, épouvantable, qui les attendait.

—Si nous brisions un hublot, dit tout à coup Woriguin.

—A quoi bon, fit Sharp; l'ouverture n'est pas assez large pour nous donner passage.

—Je le sais, répliqua le préparateur, mais par cette ouverture nous pourrons, au moyen d'un pic, déblayer la porte.

—Mais les vitres sont en verre trempé et, par conséquent, incassables...

—Essayons toujours, riposta Woriguin..

Il se baissa, ramassa parmi les objets qui couvraient le plancher, une forte pioche en acier et, se hissant sur la banquette, il levait les bras pour attaquer la vitre, lorsqu'un cri de Sharp l'arrêta.

—Malheureux, hurla le savant, qu'allez-vous faire?

Woriguin le regarda stupéfait.

—Mais je m'en vais briser ce hublot.

—Et si l'atmosphère lunaire n'est pas respirable, balbutia Sharp.

—Eh bien? fit l'autre qui ne comprenait pas bien.

—Tout l'air de notre wagon s'en ira au dehors et nous périrons ici, asphyxiés... Saisissez-vous?

Oui, Woriguin avait saisi.

Il laissa tomber sa pioche, s'affaissa sur le divan et, la tête dans les mains, il se mit à sangloter.

Sharp, assis dans un coin, le regardait avec pitié.

Soudain, l'autre se redressa, courut au savant et l'empoignant par le collet de son habit, le secoua furieusement en criant:

—Vous êtes un misérable! vous m'avez entraîné affirmant qu'on pouvait vivre sur la lune... et ce n'était pas vrai... puisque vous aimez mieux attendre la mort ici que de courir le risque de trouver de l'air au dehors.

Sharp se débattait en vain, les poignets de son compagnon le tenaient solidement et il ne pouvait se soustraire à leur étreinte.

Enfin Woriguin, ayant passé sa colère, le lâcha, et le savant alla rouler sur le plancher parmi les débris d'instruments et de meubles.

Sharp n'était pas le plus fort, il dissimula sa colère, se releva silencieusement et monta dans l'ogive du wagon.

Il demeura là de longues heures, réfléchissant à la situation, cherchant quelque moyen de sortir de cette tombe.

Mais ses idées tournaient dans un même cercle et aucun éclair ne jaillit dans son esprit.

Quand il redescendit, poussé par la faim, Woriguin lui dit d'une voix sombre:

—J'ai examiné le contenu de la soute aux vivres; il reste trente livres de biscuits, quinze livres de viande de conserve et cinquante litres de cognac... Combien croyez-vous que nous puissions vivre de temps avec cela?...

Sharp réfléchit et répondit:

—Nous pouvons aller un mois.

—A condition que nous ayons suffisamment d'air pour cela.

—Avez-vous vérifié?

—Non... vous savez que je ne m'y connais pas très bien... je ne sais pas transformer, dans les calculs, les litres de liquides en mètres cubes gazeux; donc, si vous voulez voir vous-même...

Sans répondre, Sharp se dirigea vers le réservoir, en examina minutieusement le contenu, se tut un moment, comme s'il se livrait à un calcul; puis enfin, dit d'une voix un peu sourde:

—Nous avons encore six semaines devant nous.

Woriguin poussa un soupir.

—En six semaines, dit-il, bien des choses peuvent se passer.

—Vous oubliez que respirer n'est pas manger et que nous n'avons qu'un mois de nourriture.

—Eh bien, mettons un mois, fit le préparateur.

Tout surpris de cette philosophie, Sharp regarda son compagnon.

—Quel espoir avez-vous donc? demanda-t-il.

L'autre hocha la tête.

—Ossipoff nous délivrera peut-être encore cette fois.

—Vous êtes fou! exclama le savant dont un flot de sang empourpra le visage, Ossipoff navigue dans l'immensité.

—Eh! qui vous prouve que vous ne vous trompez pas? répliqua le préparateur.

—Oh! rugit Sharp, plutôt la mort que la délivrance due à cet homme-là...

—Je ne dis pas comme vous.

—Nous verrons ce que vous en penserez lorsque la main de Jonathan Farenheit s'abattra sur vous, riposta Sharp.

Woriguin tressaillit; il n'avait plus songé à l'Américain.

De ce jour, commença une existence épouvantable.

L'antipathie, qui existait à l'état latent entre ces deux hommes, ne fit que s'accroître et bientôt se transforma en haine.

Chacun d'eux, accusant mutuellement l'autre de lui voler sa part d'air et sa part de nourriture, était hanté par une idée fixe: le meurtre de son compagnon.


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