CHAPITRE III

Le jeune comte voulut s'en défendre.

—Tentez tout au moins quelque chose, insista le vieillard; songez que le sort de Séléna est entre vos mains; pour la rejoindre, il faut un miracle, et ce miracle, vous seul êtes capable de l'accomplir.

Fricoulet se mordait les lèvres pour ne pas éclater de rire; ce fut bien pis encore lorsqu'il entendit son ami, parlant lentement comme s'il suivait les phases d'une idée éclosant laborieusement dans son cerveau, dire au vieillard:

—On peut admettre, n'est-ce pas, que les atomes en mouvement dans le rayon lumineux que réfléchit le réflecteur, se dirigent en droite ligne avec une immense vitesse; qui empêche d'utiliser ces atomes pour la continuation de notre voyage?

L'ingénieur n'en put écouter davantage; il se pencha à l'oreille de Gontran:

—Tu divagues, mon pauvre ami, chuchota-t-il.

Mais il dut courber la tête sous le regard triomphant que lui lança M. de Flammermont, en entendant Telingâ déclarer qu'on avait déjà, de l'appareil de Wandoung, expédié à titre d'essai, dans un rayon lumineux, des objets légers.

—Par exemple! s'écria-t-il en se croisant les bras, je serais fort aise d'avoir à ce sujet quelques explications. Quelle machine employez-vous?

—Une simple sphère creuse, que l'on place au centre du grand réflecteur dont je vous ai parlé, répondit Telingâ; un son grave et continu actionne l'appareil transmetteur dont les pôles sont reliés à une puissante batterie électrique. Sous l'influence des vibrations qu'elle emmagasine, la sphère suspendue sur le réseau des oscillations électriques et lumineuses s'échappe avec une rapidité inouïe et vogue en ligne droite, jusqu'à ce que les vibrations se soient tellement affaiblies que la sphère ne soit plus animée d'aucun mouvement et s'arrête forcément. De même, si l'on supprime pendant cette course le son et le rayon lumineux, la sphère s'arrête également et retombe.

—Eh bien! demanda victorieusement M. de Flammermont en s'adressant à Fricoulet, qu'as-tu a répondre à cela?

—Rien, absolument rien, répliqua l'ingénieur, sinon que je me mets à ton entière disposition pour construire, d'après tes plans, une sphère semblable à celle dont parle Telingâ, mais de dimensions assez grandes pour nous contenir tous les trois.

Il avait prononcé ces paroles avec un sérieux si magnifique que M. Ossipoff s'y laissa prendre et murmura à mi-voix:

—À la bonne heure! voilà une modestie que j'aime, c'est grand dommage que ce garçon ne soit pas toujours ainsi.

Pourtant, il fronça les sourcils en entendant l'ingénieur murmurer à voix basse:

—Il faut certainement que le sol lunaire ait des propriétés spéciales et tout à fait différentes de celles que nous connaissons au sol terrestre, car, du diable, si de semblables combinaisons pourraient réussir sur notre planète natale!

—Comment, monsieur Fricoulet, exclama Mickhaïl Ossipoff, c'est vous qui préjugez ainsi de l'avenir? mais les quelques notions scientifiques que vous possédez vous mettent à même, plus que le commun des mortels, d'apprécier à leur juste valeur les merveilleuses découvertes enfantées par le seul dix-neuvième siècle, et ces découvertes devraient vous faire présager les miracles que nous réservent les siècles futurs.

Après cette petite admonestation, le vieux savant se tourna vers Telingâ:

—Il serait urgent, lui dit-il, que tu nous donnes le plan de ce système dont tu viens de nous parler.

Le Sélénite répliqua:

—Si toi et tes compagnons m'aviez laissé achever ce que j'avais à vous dire, vous sauriez qu'il y a, à Maoulideck, enfouies dans les souterrains dépendant de l'observatoire, toutes les pièces d'un appareil construit autrefois par des sélénites audacieux qui se proposaient d'aller visiter Vénus.

Ossipoff poussa un cri de joie:

—Et cet appareil? dit-il.

—Cet appareil n'a jamais servi... le gouvernement que nous avions alors ayant décidé qu'il était peu sage de compromettre le bonheur parfait dont jouissait alors notre planète, en établissant des relations avec un monde dont nous ne connaissions ni les mœurs ni l'état de civilisation.

—Et tu penses, demanda le vieillard tout anxieux, tu penses que l'on pourrait mettre cet appareil à notre disposition?

Avant que Telingâ eût pu répondre, Gontran s'était avancé vers Fricoulet.

—Hein! lui dit-il, tu te moquais de moi tout à l'heure, que penses-tu maintenant?

—Aux innocents les mains pleines, grommela l'ingénieur.

Il se tourna vers le Sélénite et demanda:

—Mais si votre appareil est en tous points semblable à celui que vous nous avez décrit, le réflecteur doit avoir au moins un kilomètre de diamètre?

—Et pourquoi cela?

—Songez qu'il s'agit de faire parcourir au projectile une distance de douze millions de lieues...

—Pardon, fit Ossipoff, de six millions seulement; puisque c'est à cette distance que se trouvent contiguës les zones d'attraction de la Lune et de Vénus.

—Or, dit à son tour le Sélénite, les constructeurs de l'appareil ont jugé que pour faire parcourir à un projectile une distance aussi dérisoire, il suffisait d'un réflecteur mesurant cinquante mètres de haut sur deux cent cinquante mètres de large.

L'ingénieur fit la moue:

—C'est peu, murmura-t-il.

Et s'adressant à Ossipoff:

—Ne trouvez-vous pas?

Le vieillard ne lui répondit pas; depuis quelques instants il était plongé dans une série de calculs prodigieux qui n'avaient pas couvert de chiffres, moins de trois pages de son carnet...

Enfin il poussa un soupir de soulagement et, tendant ses calculs à M. de Flammermont:

—Mon cher Gontran, dit-il, voyez donc si c'est exact.

Puis à Telingâ:

—Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, fit-il, je choisirai Maoulideck comme point de départ; la situation de cette ville, au centre de votre hémisphère, me permettra de m'élever directement pour me soustraire plus rapidement à l'influence de la pesanteur et en même temps de profiter de toute l'influence des vibrations électriques...

Le Sélénite approuva muettement d'un signe de tête.

—Vous êtes bien certain, demanda en ce moment M. de Flammermont, qui examinait avec un sérieux imperturbable, les calculs à lui soumis par Ossipoff, vous êtes bien certain de ne pas avoir fait d'erreur?

Le vieillard tressaillit et se rapprochant du jeune homme:

—Me serais-je par hasard trompé, demanda-t-il? après tout, c'est bien possible.

—Non pas, non pas, s'empressa de répondre Gontran, seulement c'est la rapidité avec laquelle vous estimez que s'accomplira ce voyage qui m'étonne.

—À ce point de vue là, vous pouvez être sans crainte; j'ai compté d'ici la zone d'attraction de Vénus, deux jours et demi, autant pour la chute... cela vous donne cinq jours terrestres.

—Mais, dans ces conditions-là, exclama Gontran, nous pourrions atteindre Vénus, avant que Sharp lui-même n'y atterrisse.

Fricoulet eut une moue dubitative.

—Peste! fit-il, comme tu y vas!... Songe donc que, pendant que nous sommes ici, immobilisés dans la nuit, le gredin voyage, neuf jours encore nous séparent du lever du soleil, et au moment ou nous verrons clair et où seulement nous pourrons nous occuper utilement de notre départ, il n'aura plus, lui, que trois millions de lieues à franchir!

Comme la mine de M. de Flammermont s'assombrissait, Mickhaïl Ossipoff lui dit:

—Au surplus, peu importe que nous arrivions avant ou après lui, le principal est que nous l'y retrouvions, ce qui ne peut manquer d'arriver si, comme l'affirme Telingâ, toutes les pièces de l'appareil sont intactes.

—Pour ma part, déclara le Sélénite, je m'engage à avoir tout préparé pour la deux centième heure du jour.

À peine les premiers rayons du soleil, dorant les cimes crénelées des cratères, eurent-ils ramené, à la surface de l'hémisphère invisible, la lumière et la chaleur, que les Sélénites, sous la direction de Telingâ, se mirent à l'œuvre.

Pendant que les uns s'occupaient à dresser, sur le sommet d'un pic qui dominait Maoulideck, d'immenses miroirs appelés à concentrer tous les rayons solaires au foyer du réflecteur parabolique, d'autres ajoutaient, les unes aux autres, les cinq cents plaques de sélénium qui formaient le réflecteur.

Ossipoff et ses compagnons ne demeuraient pas non plus inactifs, après avoir longuement examiné le véhicule étrange dans lequel ils étaient appelés à continuer leur voyage, ils étaient tombés d'accord pour lui faire subir une transformation importante et de laquelle dépendait, pour ainsi dire, la réussite de leur hardie tentative.

Ce véhicule affectait la forme d'une sphère creuse toute en sélénium, et ne mesurant pas moins de dix mètres de diamètre, à sa partie inférieure était pratiquée une ouverture d'un mètre, coupée transversalement par quatre tiges supportant, à leur entrecroisement, un axe de sélénium. L'extrémité de cet axe servait de support à un plancher roulant, grâce à des galets de bronze, sur une voie ferrée, tout comme un dôme d'observatoire, de manière à ce que la chambre, dans laquelle les voyageurs devaient prendre place, pût demeurer immobile en dépit du mouvement de rotation de la sphère.

Gontran, auquel Fricoulet détaillait minutieusement toutes les pièces de cet étrange véhicule, lui murmura à l'oreille:

—Cette sphère tournera sur elle-même!

—Assurément, une balle ne tourne-t-elle pas, au sortir de l'engin qui la lance?

Puis amenant le jeune comte à l'écart:

—Inutile de te demander, n'est-ce pas, si tu sais ce que William Crookes, le grand savant anglais, entendait par le bombardement atomique.

—Inutile, en effet, de me le demander, répondit en souriant M. de Flammermont, car tu es convaincu que je n'en sais pas un mot.

—Donc, poursuivit Fricoulet, la matière est à l'état de mouvement éternel, formidable; plus la matière est dissociée et plus ce mouvement est libéré des entraves de la cohésion; or, en emmagasinant dans la sphère les millions de vibrations produites par cette rondelle téléphonique, on met en mouvement les molécules de l'air qui agissent sur les parois de la sphère, comme le pourraient faire des milliers de petits doigts, et lui impriment une vitesse incalculable. As-tu compris?

Gontran hocha la tête.

—Si tu veux que je sois franc, dit-il, je te répondrai que j'ai peu compris, mais le principal, c'est que tu sois certain que cette machine-là peut fonctionner.

—Et comment veux-tu qu'il en soit autrement, répliqua l'ingénieur, regarde-moi ce téléphone transmetteur, dont la rondelle n'a pas moins de trois mètres de diamètre, et ces électro-aimants formidables qui doivent la faire vibrer, et cette batterie voltaïque.

Cependant, tout en écoutant silencieusement les explications de son ami, M. de Flammermont paraissait soucieux.

—À quoi penses-tu donc? lui demanda tout à coup Fricoulet.

—Mon Dieu, répliqua le jeune comte, tu vas rire de moi, sans doute, mais il me vient une crainte.

—Laquelle?

—C'est que, à une certaine distance du sol lunaire, les ondes vibrantes n'aient plus assez de force pour nous entraîner en avant.

L'ingénieur fronça les sourcils.

—Parbleu! dit-il, il se pourrait bien que cela arrivât.

Puis, s'adressant à Ossipoff:

—M. de Flammermont pense que notre force motrice ne sera pas suffisante pour nous amener jusqu'au terme du voyage.

—Et sur quoi basez-vous cette supposition? mon cher enfant, demanda le vieillard.

Pour le coup, Gontran se trouvait fort embarrassé de répondre et il lança à Fricoulet un regard désespéré.

Heureusement, ce fut l'ingénieur qui répondit à sa place en tendant à Ossipoff une feuille de son carnet.

Sur cette feuille se trouvait, inscrite au crayon, la formule algébrique suivante:

—Qu'est-ce que cela? demanda le vieillard en écarquillant les yeux.

—Ça, répondit Fricoulet, c'est la preuve mathématique que l'ami Gontran à raison.

Et comme le vieillard se tournait déjà vers M. de Flammermont, l'ingénieur se hâta de répondre à la question qui allait être posée à son ami:

—À nous trois, dit-il, nous pesons deux cent cinq kilogrammes. Or, en tenant compte de la déperdition constante de force motrice, au fur et à mesure de notre éloignement, il est facile de calculer que, forcément, il viendra un moment où cette force, diminuant constamment, deviendra absolument nulle. C'est pourquoi, représentant parvla vitesse de l'appareil et en le multipliant par L 189, intensité de la pesanteur à la surface lunaire, je les divise par V (Vénus), plus P (notre poids), j'en prends la racine carrée et j'arrive à ce résultat: à 980,400 kilomètres de la Lune, nous nous arrêterons.

M. Ossipoff avait écouté, sans les interrompre, les calculs de l'ingénieur.

Quand celui-ci eut fini, le vieillard demeura, quelques instants encore, plongé dans ses réflexions, puis enfin il murmura:

—C'est juste... fort juste... mais alors...

Il regarda alternativement ses deux compagnons et ajouta:

—Il faudrait que l'un de nous demeurât ici pour alléger l'appareil.

Fricoulet sourit:

—En ce cas, fit-il, je ne vois que moi auquel puisse convenir ce rôle d'abandonné, car ni vous ni Gontran, l'un le père, l'autre le fiancé, ne pouvez vous dérober au devoir qui vous incombe de courir après le ravisseur de Séléna.

—Je n'osais point vous le proposer, ajouta le vieillard, mais puisque vous reconnaissez vous-même qu'il n'y a pas moyen de faire autrement...

Mais cette combinaison n'était nullement du goût de M. de Flammermont.

Se séparer de Fricoulet! Fricoulet, son inspirateur, celui qui lui tendait la perche pour le sortir des bains dangereux dans lequel le plongeaient, à tous moments, les questions embarrassantes de M. Ossipoff.

Autant renoncer tout de suite à Séléna.

Non, cela ne pouvait être, cela ne serait pas: Fricoulet faisait partie de Gontran, l'ingénieur était la face scientifique du diplomate; les séparer l'un de l'autre, c'était détruire entièrement le Flammermont que connaissait M. Ossipoff et qui avait séduit le père de Séléna.

—Eh bien! dit tout à coup le vieillard en remarquant la mine absorbée de son futur gendre, qu'avez-vous donc, on dirait que cette combinaison ne vous va pas?

—Alcide est un ami d'enfance, répondit le jeune homme avec une émotion admirablement bien jouée, et vous devez comprendre que je ne puisse, de gaieté de cœur, l'abandonner.

—Préféreriez-vous renoncer à Séléna? répliqua le savant non sans quelque aigreur.

—À Dieu ne plaise! s'écria vivement le comte, mais puisque c'est la question de poids qui nous gêne, ne pourrait-on, au lieu de se séparer de Fricoulet, se séparer d'une partie de l'appareil.

Le vieux savant eut un formidable haut-le-corps.

—Se séparer de l'appareil! exclama-t-il, vous n'avez pas, je suppose, la prétention de vous envoler, comme un atome, dans un rayon lumineux.

—Cela serait-il bien impossible? riposta le jeune homme.

Puis, sans laisser à Ossipoff, qui le considérait avec des yeux hagards d'étonnement, le temps de relever cette énormité, il poursuivit gravement:

—Au surplus, une semblable audace ne m'est point venue à l'esprit; mais il me semble qu'en cherchant bien, on pourrait trouver un moyen d'alléger notre véhicule.

Il parlait lentement, scandant ses mots, hachant ses phrases, surveillant du coin de l'œil Fricoulet qui, tout en paraissant réfléchir profondément, se livrait à une mimique expressive.

Ossipoff répondit:

—Comme Telingâ m'a affirmé que nous ne pourrions être prêts à partir avant quatre fois vingt-quatre heures, réfléchissez à ce que vous venez de me dire, et si vous trouvez le moyen dont vous me parlez, je serai le premier à l'adopter... vous ne doutez pas que je me résigne avec peine à me séparer de M. Fricoulet.

Et, avec une grimace en opposition avec les paroles qu'il venait de prononcer, il serra les mains de l'ingénieur.

—Mais, ajouta-t-il, au cas où, en dépit de tous vos efforts, l'appareil devrait rester tel qu'il est actuellement et où il faudrait nous alléger...

—Alors, poursuivit Fricoulet en souriant, vous me jetterez pardessus bord, ni plus ni moins qu'un sac de lest.

Ossipoff inclina la tête affirmativement et, tournant les talons, s'en fut rejoindre Telingâ en compagnie duquel il devait se rendre au wagon de Fédor Sharp, afin de s'y livrer à une minutieuse perquisition, en ce qui concernait tous les objets dont il pouvait avoir besoin, tels que: couvertures, vêtements de rechange, appareils scientifiques, armes, etc.

À peine eut-il laissé seuls les deux jeunes gens, que M. de Flammermont s'écria:

—Eh bien! tu es encore gentil, toi!... comment! tu sais que je n'entends pas un traître mot à toutes ces combinaisons de vitesse, de poids, etc., tu t'amuses à me faire jongler avec des chiffres, et tu me laisses le bec dans l'eau.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Tu as un aplomb si surprenant, répondit-il, que je cherche toutes les occasions de te le voir déployer.

—C'est fort bien, riposta Gontran d'un ton piqué, il n'en est pas moins vrai que tu m'as fait soulever un lièvre, et que ce lièvre, il faut que je le tue.

—Bast! tu le tueras, sois tranquille, ces machines-là, tu sais bien que ça me connaît; donne-moi seulement quelques heures et tu seras satisfait.

—Moi, cela est indifférent, c'est Ossipoff qu'il s'agit de satisfaire.

—Eh bien! il le sera.

Sur ces mots, l'ingénieur, laissant M. de Flammermont surveiller les travaux, regagna le souterrain afin de pouvoir se livrer en paix à ses méditations et à ses recherches.

Une heure ne s'était pas écoulée qu'il accourait triomphant auprès du comte:

—Eh bien? dit celui-ci.

—Eh bien! ça y est! vois plutôt.

Et il étala, sous les yeux de son ami, un croquis rapide, en disant:

—Étant établi que notre poids total était trop considérable pour que l'appareil pût nous faire franchir la distance qui nous sépare de Vénus, il fallait forcément diminuer ce poids, pour cela deux moyens se présentaient: soit vous débarrasser de moi, soit vous débarrasser de l'appareil, tu as opté pour le second de ces moyens, je n'attendais pas moins de ton amitié.

—Pardon, pardon, s'écria Gontran, je n'ai jamais parlé de nous débarrasser de l'appareil.

—Voilà où nous ne sommes pas d'accord, car c'est là-dessus qu'est basée ma combinaison.

—As-tu donc l'intention de nous faire voyager à cheval sur un courant électrique?

—Tu plaisantes, moi je parle sérieusement et je vais t'en convaincre: Les nouveaux calculs auxquels je viens de me livrer établissent que l'appareil, tel qu'il est organisé, sera suffisant pour nous conduire jusqu'aux confins de la zone d'attraction lunaire; une fois là, par exemple, les ondes vibratoires seront sans influence sur lui, alors nous l'abandonnerons.

—Tu en parles bien à ton aise! exclama Gontran, nous l'abandonnerons! mais qu'est-ce que nous devenons, nous?

Fricoulet sourit de l'inquiétude de son ami.

—Nous, poursuivit-il, nous restons où nous sommes, c'est-à-dire dans cette logette de trois mètres de haut sur trois mètres de large enclavée dans la partie supérieure de la sphère.

L'ébahissement de M. de Flammermont allait croissant:

—Mais objecta-t-il, puisque cette logette fait partie de l'appareil!

—En ce moment, oui; mais voici en quoi consiste mon innovation, au lieu de l'unir indissolublement à la sphère par des boulons rivés, ainsi que cela est, je l'y fixe au moyen de boulons à écrou, de façon à pouvoir, au moment voulu, l'en rendre indépendante.

Gontran frappa ses mains l'une contre l'autre.

—Eh! j'y suis, s'écria-t-il; c'est simple comme tout!

—Tu y es, fit narquoisement l'ingénieur.

—Parbleu! arrivé à la limite de la zone d'attraction lunaire, nous abandonnons la sphère devenue inutile, et nous continuons le voyage dans notre chambrette.

Fricoulet ne put s'empêcher de rire.

—Heureusement, dit-il, que M. Ossipoff ne peut t'entendre, car s'il t'entendait, il aurait de toi une triste opinion... Comment! malheureux, tu te laisserais tomber de six millions de lieues, dans ce cube de sélénium...

—Quels inconvénients y vois-tu?

—Une quantité... d'abord..., mais je n'ai pas le temps de t'expliquer cela; j'aime mieux continuer à te développer mon projet: autour de ma sphère, et dans une position équatoriale, j'étends une surface circulaire toute en sélénium et de trente mètres de diamètre; à cette surface, notre logette se trouve rattachée par des câbles métalliques, si bien que, après nous être débarrassés de la sphère encombrante, nous continuerons notre voyage dans notre logette formant nacelle et suspendue à un vaste parachute rigide qui ne mesurera pas moins de trois cents mètres carrés de surface; de cette façon, non seulement l'appareil se trouvera suffisamment allégé pour me permettre de prendre part à votre voyage, mais encore pour nous mettre à même d'emmener des compagnons sélénites, si le cœur leur en dit.

Comme il achevait ces mots, Fricoulet roula sur le sol, à la renverse, entraînant dans sa chute son ami Gontran. Celui-ci, pour marquer à l'ingénieur l'enthousiasme en lequel le jetait son invention, si simple cependant, s'était précipité pour le serrer dans ses bras, sans penser aux conditions spéciales de densité et de pesanteur du monde où il se trouvait; si bien que sa force se trouvant sextuplée, il était venu battre la poitrine de l'infortuné Fricoulet avec la puissance d'une catapulte.

—Fichtre! grommela l'ingénieur en se palpant avec inquiétude, ne pourrais-tu un peu penser à ce que tu fais?

Puis, après s'être convaincu qu'il n'avait rien de cassé:

—À l'avenir, ajouta-t-il, fais-moi grâce de tes manifestations amicales, elles sont trop dangereuses.

Mais en voyant l'attitude penaude de Gontran, il se mit à rire et, lui prenant la main:

—Sans rancune, n'est-ce pas... et maintenant occupons-nous de mettre à exécution le projet que tu viens de me soumettre...

—Quoi! exclama Gontran... tu veux?

—Assurément, je veux qu'aux yeux d'Ossipoff, tu passes pour avoir trouvé cela... du reste, tu l'as dit toi-même, c'est d'une simplicité enfantine... c'est l'œuf de Christophe Colomb...

C'était cinq jours après cette conversation: l'immense parachute de sélénium entourait la sphère, rattaché par des câbles à la chambrette dans laquelle devaient prendre place les voyageurs, la sphère elle-même, suspendue à deux mâts métalliques, était placée au foyer du réflecteur parabolique, il ne restait plus qu'àcentrerles miroirs et le départ avait été fixé au lendemain.

Ossipoff et ses compagnons, après avoir achevé d'emménager tous les objets qu'ils comptaient emporter avec eux, avaient résolu de prendre quelques heures de repos; mais afin de ne point perdre leur temps en allées et venues inutiles, ils s'étaient étendus sur leurs couchettes aménagées dans le nouveau véhicule, en sorte que, dès leur réveil, ils n'auraient qu'à donner le signal du départ.

Harassés par la fatigue accumulée des jours précédents, ils dormaient, comme on dit vulgairement, à poings fermés, remplissant la chambrette de ronflements sonores, lorsque soudain, un bruit épouvantable, formidable, les fit bondir sur leurs pieds.

Pendant une seconde, ils se regardèrent interdits, cherchant réciproquement dans les yeux les uns des autres, l'explication d'un si brusque réveil.

Le premier, Fricoulet s'écria:

—L'ami Telingâ ne nous aurait-il pas joué le mauvais tour de nous envoyer dans l'espace sans nous prévenir?

Gontran secoua la tête.

—Non, fit-il, il m'a semblé plutôt que c'était comme le bruit d'une avalanche s'écroulant sur nous... qui sait, des rocs se sont peut-être détachés du sommet du cratère.

Ossipoff haussa les épaules et grommela laconiquement:

—Aussi invraisemblable l'un que l'autre.

—Du reste, ajouta Fricoulet, il y a un moyen bien simple de savoir ce qui vient de se passer, c'est d'y aller voir.

Ce disant, il gravissait l'échelle donnant accès à l'un des hublots qui servait de porte et allait sortir de la chambrette, lorsque tout à coup Gontran s'écria:

—Mais, Dieu me pardonne, on marche au-dessous de nous!

—Dans la sphère, exclama l'ingénieur, allons donc! tu rêves!...

Néanmoins, il redescendit et, s'agenouillant, colla son oreille au plancher de la chambre.

Quand il se releva, sa physionomie portait l'empreinte d'une profonde stupéfaction.

—Je ne sais si on marche, fit-il à voix basse, en tout cas, il se passe là-dedans quelque chose d'insolite, car j'entends un bruit dont je ne puis définir la nature.

Il achevait à peine ces mots qu'un roulement de tonnerre éclata sous les pieds des voyageurs qui, dans le premier mouvement de frayeur, firent en l'air un bond prodigieux.

—Ah! cria Fricoulet, quelle est cette diablerie?

Un second roulement, puis un troisième, un quatrième, se firent entendre, sourds et continus comme le premier.

—Ma foi, messieurs, fit Gontran, vous me suivrez si vous voulez; quant à moi, je veux savoir à quoi m'en tenir.

Il décrocha de la paroi un revolver qui était pendu parmi plusieurs autres armes, vérifia s'il était chargé et s'avança vers le hublot de sortie...

—Nous allons avec toi, fit l'ingénieur, seulement tu m'amuses avec tes précautions! Tu t'attends donc à trouver là-dedans des Indiens Comanches?

Le jeune comte ne releva pas la plaisanterie, par la bonne raison qu'il ne l'avait point entendue car, sans s'inquiéter de savoir s'il était suivi ou non par ses compagnons, il avait empoigné l'échelle rigide qui, de la chambrette, courait le long de la sphère, jusqu'à la partie inférieure.

Sans hésiter, mettant le revolver au poing, il entra dans le trou d'ombre que formait la sphère métallique et se mit à marcher carrément devant lui, mais tout à coup, une détonation retentit dont les échos, frappant les parois de sélénium et renvoyés par elles, comme un volant par des raquettes, se multipliaient, assourdissants, terrifiants.

Gontran n'était point un savant, mais c'était un homme courageux, cette attaque loin de l'arrêter, ne fit que le surexciter et il se mit à courir du côté d'où elle lui semblait être partie. Une seconde détonation éclata et il entendit siffler une balle à son oreille; alors, au hasard, il lâcha l'un sur l'autre les six coups de son revolver et jetant son arme devenue inutile il se précipita en avant. Soudain, dans l'ombre, des bras l'étreignirent, alors, ses doigts rencontrant une gorge, la serrèrent vigoureusement, et son adversaire inconnu chancela, l'entraînant dans sa chute.

—À moi! à moi! cria M. de Flammermont.

En ce moment, Ossipoff arrivait suivi de Fricoulet qui, homme de précaution, s'était muni de baguettes de magnésium.

Il en fit flamber une, et aussitôt, les ténèbres se dissipant, les nouveaux venus aperçurent Gontran formant une masse confuse avec son adversaire sur l'estomac duquel il se tenait accroupi.

—Grand Dieu! s'écria le jeune homme en bondissant en arrière, grand Dieu! c'est Farenheit.

—Farenheit! répétèrent à la fois Ossipoff et Fricoulet, en se penchant, muets de stupeur, sur le corps immobile à leurs pieds.

C'était, en effet, l'Américain, maigre, décharné, desséché pour ainsi dire, dont le magnésium éclairait le masque livide et parcheminé.

Le premier moment de stupéfaction passé, Ossipoff déclara qu'il importait de transporter au plus tôt le malheureux dans la chambrette, afin de lui donner les soins que réclamait son état.

—Je ne l'ai pas tué, au moins? demandait Gontran. Je crains de l'avoir serré un peu fort.

Sans répondre, Fricoulet jeta l'Américain sur son dos et aussi légèrement qu'une plume, le monta jusqu'à l'habitacle.

—Le pauvre diable meurt de faim, dit-il après l'avoir examiné, tâchons d'abord de lui faire absorber un peu de notre pâte nutritive.

À grand peine on arriva à desserrer les dents de l'Américain et à lui introduire dans la bouche un peu d'aliments, puis on attendit anxieusement l'effet que cela allait produire.

—Comment expliques-tu cette résurrection? demanda M. de Flammermont qui, même encore à ce moment, n'en pouvait croire ses yeux.

—D'une manière fort simple: il faut établir d'abord que la cartouche de ce gredin de Sharp, au lieu de tuer sir Jonathan, n'avait fait que le blesser, lorsque fuyant devant la nuit, nous l'avons abandonné, croyant ne laisser derrière nous qu'un cadavre, le froid l'a saisi, or, tu sais que le froid conserve et que certains animaux, les anguilles, par exemple, ont la faculté de vivre, même après avoir été gelées; c'est probablement un phénomène identique qui s'est produit pour Farenheit.

—Alors, fit en souriant Gontran, c'est le soleil qui l'aurait dégelé?

—Comme tu le dis fort bien.

—Mais comment expliquer sa conduite?

—Ceci n'étant plus du domaine scientifique, je ne puis te donner des éclaircissements mais tu pourras le lui demander à lui-même.

En ce moment, l'Américain commençait à s'agiter sur sa couche, ses lèvres se coloraient et, sur ses joues que les pommettes saillantes semblaient prêtes à crever, un peu de sang paraissait.

Durant quelques secondes, ses mâchoires se choquèrent avec un bruit de castagnettes, dans un mouvement formidable de mastication; puis, sans ouvrir les yeux, il murmura d'une voix caverneuse:

—Manger..., manger..., manger!

Comme si Fricoulet eût prévu cette demande, il avait pris, du bout des doigts une forte boulette de pâte, et profitant d'un moment ou la bouche de l'Américain s'ouvrait toute grande, il l'y introduisit.

L'effet fut, pour ainsi dire, instantané. Farenheit se dressa sur son séant, ses paupières se soulevèrent, les yeux se fixèrent successivement sur ceux qui l'entouraient, puis, leur tendant les mains:

—By God!fit-il... ce n'est donc pas ce gredin de Sharp qui a construit le ballon métallique que je voulais détruire.

Ossipoff ne put retenir un grondement.

—Détruire! s'écria-t-il.

—Que voulez-vous? en revenant à moi, dans ce désert épouvantable, je me suis traîné, comme j'ai pu, pendant quelques kilomètres, puis, tout à coup, j'ai aperçu tous ces préparatifs de départ... j'ai cru que c'était Sharp qui voulait encore m'échapper... la rage s'est emparée de moi et j'ai résolu de mourir, s'il le fallait, mais de mourir en me vengeant.

—Alors c'est contre lui que vous croyiez tirer tout à l'heure? demanda Gontran.

—Parfaitement, et heureusement que ma main tremblait.

Il s'interrompit, et avec une lueur d'envie dans la prunelle:

—Oh! dit-il, je mangerais volontiers un rosbeef arrosé d'un verre de Porto...

Fricoulet et Gontran se regardèrent navrés:

—Le seul moyen de contenter cette envie, dit enfin le jeune ingénieur, c'est de vous endormir en souhaitant que Morphée vous envoie un rêve gastronomique... car, pour nous, notre garde-manger se compose de ceci:

Et il désigna la pâte fabriquée par Ossipoff.

L'Américain fit la grimace, puis, cédant au conseil de Fricoulet, il se tourna sur le flanc et s'endormit.

LE FEU À BORD

Ehbien! monsieur Fricoulet, demanda Ossipoff d'un ton narquois, commencez-vous à être convaincu?

—Je fais plus que de commencer, cher monsieur, je suis convaincu, absolument convaincu; cela ne m'empêche pas d'être stupéfait de la réussite...

L'ingénieur se tourna vers M. de Flammermont.

—Et toi, Gontran? interrogea-t-il.

Le jeune comte haussa légèrement les épaules et répliqua d'un petit ton dégagé:

—Oh! moi, tu sais bien que, pas un instant, je n'ai eu l'ombre d'un doute.

—D'ailleurs, dit à son tour le vieillard, n'est-ce pas à lui qu'appartient l'ingénieuse idée, grâce à laquelle nous pouvons continuer notre voyage?... Il serait donc bien étonnant qu'il eût conçu des inquiétudes à ce sujet.

Fricoulet dissimula, sous un plissement de paupières, la lueur joyeuse que ces mots venaient d'allumer dans ses yeux; mais il eut beaucoup de peine à ne pas éclater de rire, lorsque Gontran lui dit gravement:

—Ce qui me donne une grande confiance en moi-même, c'est la persuasion en laquelle je suis que le mot «impossible» n'est pas français...

Un grognement se fit entendre derrière eux; ils se retournèrent et virent Farenheit assis sur le bord du coussin qui lui servait de couchette.

—Le mot «impossible» n'est pas américain non plus, fit-il d'un ton bourru.

Fricoulet sourit un peu et répondit:

—Vous en êtes une preuve éclatante; car, du diable! si je me serais attendu à vous voir vivant après l'étrange aventure qui vous est survenue...

—Il faut venir sur la Lune pour voir des choses semblables, dit à son tour Gontran.

—Pourquoi cela? n'avons-nous pas sur la terre des procédés de conservation de la viande par le froid? repartit M. Ossipoff.

—Avec cette différence que les bœufs et les moutons conservés de la sorte, ne ressuscitent pas, tandis que sir Jonathan est ressuscité, lui.

—Nous avons même oublié de vous demander comment vous alliez? fit Gontran.

L'Américain s'étira violemment les bras, fit craquer ses jointures avec des bruits de pistolet, et répondit:

—Mais cela ne va pas mal, je vous remercie; je sens seulement, par tout le corps, une grande courbature... c'est sans doute ce sommeil hivernal qui est cause de cela... mais un peu d'exercice va me rendre toute mon élasticité.

Ce disant, il fit mine de se lever, un geste de Fricoulet l'arrêta:

—Un peu d'exercice, répéta l'ingénieur; mais, où diable, voulez-vous en prendre? vous n'avez, pour vous livrer à cette promenade, que la cage dans laquelle nous nous trouvons, et vous avouerez que l'espace manque considérablement.

Un désappointement profond se peignit sur le visage du Yankee.

—By God!gronda-t-il, en effet, c'est peu.

Puis, aussitôt, il ajouta d'un ton de stupeur:

—Ah ça! où sommes-nous?

—Dans notre nouveau véhicule, celui-là même que vous vous acharniez à détériorer, lorsque M. de Flammermont est intervenu, si heureusement pour vous et pour nous.

Farenheit promenait autour de lui des regards peu satisfaits.

—Peuh! murmura-t-il avec une grimace, c'est moins confortable que l'autre wagon.

—Que voulez-vous, répliqua Gontran, à la guerre comme à la guerre, nous devons même nous estimer fort heureux qu'un concours providentiel de circonstances nous ait mis à même de poursuivre notre voyage... autrement, je devais renoncer à l'espoir de retrouver jamais ma chère Séléna, et vous à celui de remettre la main sur votre ami Sharp.

À ce nom, qui avait toujours eu la propriété de le mettre en fureur, l'Américain fit sur sa couche un bond formidable, les dents serrées, les poings fermés, les yeux étincelants.

Mais il se produisit alors un singulier phénomène; projeté par sa force d'impulsion, il alla donner de la tête contre la paroi supérieure du projectile pour retomber sur les épaules d'Ossipoff, fort tranquillement occupé à rédiger ses notes de voyage.

Surpris à l'improviste, le vieillard perdit l'équilibre, tenta de se rattraper à Gontran qu'il entraîna dans sa chute et tous les trois roulèrent sur le plancher, pendant que Fricoulet riait aux larmes.

Ossipoff fut le premier qui se releva.

—Qu'y a-t-il? grommela-t-il tout en bougonnant... quelle est cette commotion?

L'ingénieur se tenait les côtes, incapable de prononcer une parole.

Ce fut Gontran qui répondit en se frottant les genoux:

—Parbleu! cette commotion a été produite par la chute d'un corps.

—Un bolide! exclama M. Ossipoff.

Farenheit, qui s'était relevé lui aussi, s'avança vers le vieillard:

—J'était prêt à vous faire des excuses, gronda-t-il; mais du moment que vous vous servez, à mon égard, d'expressions aussi malsonnantes...

Pour le coup, l'hilarité de Fricoulet redoubla et il fut impossible à Gontran de conserver son sérieux plus longtemps.

Farenheit et Ossipoff se regardaient dans le blanc des yeux, comme deux bouledogues prêts à s'entre-dévorer...

—Mais, mon cher sir Jonathan, réussit à dire le jeune comte, le digne M. Ossipoff n'a aucunement eu l'intention de vous insulter.

—Cependant... grommela l'Américain... bolide... bolide...

—...Est le nom que l'on donne, en astronomie, à certains corps errants dans l'espace... or, vous conviendrez qu'en l'espèce, vous avez joué un peu ce rôle.

Le visage du Yankee se rasséréna; il fit un pas encore et, tendant au vieillard sa main largement ouverte:

—Touchez-là, monsieur Ossipoff, dit-il avec dignité, pour me prouver que vous ne m'en voulez pas de vous être tombé à califourchon sur les épaules.

—Comme à saute-mouton, murmura Gontran.

—J'accepte bien volontiers vos excuses, répondit le vieux savant en touchant la main de Farenheit... seulement, je vous serai très reconnaissant de m'expliquer dans quel but vous vous êtes livré à cette bruyante manifestation.

—Je ne saurais vous le dire, et vous me voyez moi-même tout surpris de ce qui est arrivé.

Fricoulet, qui avait fini par se rendre maître de son hilarité, expliqua alors que l'Américain avait fait un brusque mouvement, sans réfléchir que plus on s'éloignait de la lune, et plus on échappait aux lois de la pesanteur, déjà si faibles à la surface même du satellite.

En entendant ces mots, l'Américain faillit témoigner sa stupéfaction par un bond non moins formidable que le premier; mais, instruit par l'expérience et se défiant de sa nature nerveuse, il se cramponna, des deux mains, aux coussins du divan et s'écria:

—By God!...ai-je bien entendu?... ne venez-vous pas de dire «plus on s'éloigne de la lune»?

—Vous avez parfaitement bien entendu, sir Jonathan.

—Nous ne sommes plus sur la lune?

—Voici bientôt une heure que nous l'avons quittée.

L'effarement du digne Américain était comique à voir.

Il se précipita à l'un des hublots et demeura quelques instants, immobile, le nez collé à la vitre épaisse, sondant l'immensité.

Convaincu de la réalité, il se retourna.

—Ah çà! fit-il, comment vous y êtes-vous pris pour quitter ce sol lunaire sur lequel nous semblions échoués à jamais?

Ossipoff désigna Gontran et répondit:

—C'est encore à M. de Flammermont que nous sommes redevables de cette merveilleuse application des forces électriques.

L'Américain secoua vigoureusement la main du jeune comte.

—Au nom de ma haine, merci, fit-il d'une voix profonde; et je m'engage, si nous réussissons à mettre une seconde fois la main sur ce gredin de Sharp, à ne pas le laisser échapper... d'un seul coup, il paiera pour tous ses méfaits.

—Pardon, répliqua Gontran dont le visage avait légèrement pâli, vous m'accorderez bien que, maintenant, ce Sharp m'appartient un peu... n'ai-je pas à venger ma fiancée, ma Séléna adorée?

Farenheit se tut un moment, puis répondit:

—Ne nous disputons point encore à ce sujet; lorsque le gredin sera à notre disposition, il sera suffisamment temps d'agiter cette question.

—Il y aura un moyen bien simple de la trancher, après l'avoir agitée, dit plaisamment Fricoulet; vous jouerez la peau de Sharp, aux dés ou à la courte paille...

Pendant que les trois hommes causaient ainsi, Ossipoff consultait attentivement les instruments suspendus aux parois de la chambrette.

—Allons, allons, dit-il en se frottant les mains d'un air satisfait, le voyage s'annonce bien... le baromètre ne marquant que 350 millimètres, n'en est pas moins au beau temps; l'hygromètre à cheveu indique une humidité très modérée et les papiers ozonométriques sont intacts.

—Êtes-vous au moins certain de la route que nous suivons? demanda Farenheit.

—J'ai soumis tous mes calculs à M. de Flammermont, répliqua le vieillard, et il les a reconnus exacts.

L'Américain considéra d'un œil étrange le jeune homme qui gardait un sérieux imperturbable.

—Au surplus, fit le comte, si vous doutez, vous n'avez qu'à consulter la boussole.

M. Ossipoff se redressa et regarda tout surpris M. de Flammermont.

—Allons, bon, pensa celui-ci, j'ai dû dire une bêtise.

Il en fut convaincu en entendant Ossipoff prononcer, d'un ton un peu amer, les paroles suivantes:

—Vous plaisantez, n'est-ce pas... vous savez bien que toutes les indications de la boussole ne se rapportent aucunement au milieu que nous habitons et que, si loin de toute attraction, la boussole ne nous est plus d'aucune utilité.

Gontran, tout confus, se mordait les lèvres; mais, soudain, il eut une inspiration de génie et étendant la main vers les hublots à travers lesquels on apercevait les constellations brillantes qui étincelaient dans l'immensité sidérale:

—Aussi bien, répondit-il d'une voix vibrante, voulais-je parler de ces étoiles qui, toutes, sont autant de boussoles célestes sur lesquelles nous pouvons régler notre marche.

Un sourire entr'ouvrit les lèvres du vieux savant qui répliqua aussitôt:

—Je vous demande pardon, mon cher enfant; je ne vous cacherai pas que, de votre part, une hérésie semblable m'étonnait.

Cela dit, d'un ton tout affectueux, Ossipoff reprit ses occupations, tandis que Gontran s'en allait s'asseoir auprès de Fricoulet.

—Je t'admire, mon ami, je t'admire sincèrement, murmura l'ingénieur... Dieu sait que je suis profondément hostile à ton mariage; mais je dois avouer que, si tu réussis enfin à épouser celle que tu aimes, eh bien! là, vrai, tu ne l'auras pas volé.

—Il semble que l'amour décuple mon imagination, répliqua le jeune comte.

Farenheit, en ce moment, s'approcha d'eux:

—À quelle distance, croyez-vous que nous soyons maintenant de la Lune? demanda-t-il.

—Peuh! répondit Fricoulet en consultant sa montre, sans rien vous affirmer d'exact, je puis cependant vous certifier que nous devons en être à une centaine de mille kilomètres.

L'Américain ouvrit de grands yeux:

—Cent mille kilomètres! répéta-t-il... mais vous venez de dire que nous en sommes partis seulement depuis une heure!...

—Eh bien!... à raison de vingt-huit mille mètres par seconde,—qu'est-ce que cela fait?...

—Cent mille quatre-vingts kilomètres par heure, répondit le Yankee qui, en sa qualité de commerçant, avait le calcul rapide.

—Donc, quand je vous disais cent mille kilomètres, je n'étais pas bien loin de la vérité.

—Mais cela nous fait une marche de cinq cent mille lieues par jour... ou du moins par vingt-quatre heures!

—Rigoureusement exact, dit encore l'ingénieur qui jouissait de l'ébahissement de sir Jonathan.

Et il ajouta:

—Dans dix heures, nous atteindrons le point neutre, c'est-à-dire celui où les deux attractions de la Lune et de Vénus sont contiguës.

L'Américain était rêveur; il se livrait mentalement à des tours de force d'arithmétique.

—Mais, à ce compte-là, murmura-t-il, il ne nous faudrait, sur Terre, qu'une minute et demie pour traverser l'océan Atlantique.

—Je n'ai point fait le calcul, riposta Fricoulet, mais, étant données les proportions, il doit être juste.

Gontran poussa un soupir.

—Qu'as-tu donc? demanda l'ingénieur.

—J'ai que si nous avions eu à notre disposition un moyen de locomotion semblable, quand nous nous sommes élancés de la Terre, nous aurions atteint la Lune en trois heures.

—Tu as raison... mais puisque c'est fait maintenant, qu'as-tu à regretter?...

—Le temps perdu... qui ne se rattrape jamais, répondit gravement M. de Flammermont en élevant la voix de façon à être entendu d'Ossipoff.

—Times is money, ajouta non moins gravement Farenheit.

Tout à coup l'Américain poussa un léger cri de surprise.

—Qu'est cela? demanda-t-il en étendant la main vers un coin de la chambrette... on dirait des scaphandres...

—Vous ne vous trompez pas, répondit en souriant le jeune comte, ce sont bien des scaphandres.

—Allons-nous donc avoir à voyager sous l'eau? demanda l'Américain.

—Non... mais dans le vide.

Aux regards surpris de son interlocuteur, Fricoulet vit que ses paroles n'avaient pour lui aucun sens.

—En deux mots, vous allez comprendre, dit-il, que la force électrique qui nous pousse en avant doit être, d'après nos calculs, suffisante pour nous faire pénétrer dans la zone d'attraction vénusienne; mais là, elle s'arrête et l'appareil ne nous devient plus d'aucune utilité; au contraire, son poids ne peut que rendre notre chute plus rapide... c'est-à-dire plus dangereuse... comprenez-vous?

L'Américain répondit affirmativement...

—Alors, nous abandonnons la sphère qui nous supporte et nous continuons notre voyage dans cette logette, transformée en nacelle, c'est pourquoi nous avons emporté avec nous ces appareils imaginés autrefois par des sélénites aventureux... mais, tandis que les scaphandres servent à protéger le corps contre la pression de l'eau, ceux-ci le garantiront contre l'effet mortel de la disparition brusque de cette pression atmosphérique... voilà...

—Très ingénieux, murmura l'Américain.

Et étouffant de la main un bâillement formidable, il ajouta:

—By God!il me semble que j'ai envie de dormir.

—Parbleu! cela n'a rien d'étonnant, répondit Fricoulet avec un grand sérieux... voilà quinze jours que vous ne faites que cela; ce n'est pas en une heure que l'on perd ses mauvaises habitudes.

—Alors, demanda Farenheit en l'interrogeant du regard, que me conseillez-vous?

—De faire un bon somme pour commencer, ensuite, nous verrons...

Sans doute ce conseil correspondait-il exactement à l'envie secrète de l'Américain, car, après avoir bredouillé un bonsoir inintelligible, il s'étendit tout de son long sur les coussins et ne tarda pas à remplir la logette d'un ronflement sonore...

Cinq minutes après, Fricoulet dit à son tour:

—Sir Jonathan est plein de bon sens... il est, en ce moment, plus de minuit à Paris; c'est l'heure à laquelle les honnêtes gens s'endorment.

Il s'enroula dans sa couverture de voyage et balbutia d'une voix somnolente:

—Messieurs, je vous souhaite une bonne nuit...

Quelques instants ne s'étaient pas écoulés qu'un bruit grêle se faisait entendre, dominant la basse profonde de l'Américain; c'était l'ingénieur qui faisait sa partie dans le concert des ronflements.

Gontran essaya de lutter; mais ce fut en vain, le sommeil s'emparait de lui.

—Décidément, fit-il, c'est contagieux.

Et s'adressant à Ossipoff, toujours plongé dans ses écritures:

—Qu'y a-t-il à voir entre la lune et l'orbe de Vénus?

Le savant, un peu surpris, releva la tête.

—Rien, absolument rien, répondit-il... comme vous le savez d'ailleurs.

—En ce cas, riposta le jeune comte; comme ce rien ne m'offre non plus rien de récréatif, je vous demande la permission de prendre quelques heures de repos.

Le vieillard lui serra la main et il s'en fut prendre place sur les coussins, à côté de ses compagnons.

Il ne tarda pas à tomber en un rêve étrange:

Après avoir rejoint Séléna, il l'épousait et leur voyage de noces se faisait à travers les mondes célestes; bientôt, eux-mêmes se transformaient en étoiles, et unis pour l'éternité, dans l'immensité céleste, ils devenaient les astres favoris des amoureux terrestres.

Demeuré seul, Mickhaïl Ossipoff avait laissé tomber sa tête entre ses mains et rêvait, lui aussi, à son enfant adorée, disparue dans l'espace.

La reverrait-il jamais celle qu'il avait sacrifiée à sa passion pour la science; et la tentative désespérée qu'il faisait en ce moment n'aurait-elle pas un autre résultat que de lui faire faire une nouvelle étape dans le désert intersidéral?...

Ah! si, tout au moins, Sharp pouvait lui tomber sous la main... et ce n'était plus la rancune du savant, c'était la haine du père qui gonflait le cœur du vieillard et faisait bouillonner son sang dans ses veines...

Peu à peu, cependant, ses idées devinrent moins nettes; les silhouettes de Sharp et de Séléna s'estompèrent dans une espèce de brume... bientôt même, elles s'effacèrent complètement, et toute sensation de vie disparut.

Mickhaïl Ossipoff venait, lui aussi, de s'endormir.

Il était onze heures du matin au chronomètre du Yankee quand une main vigoureuse secoua le vieillard qui s'éveilla en sursaut.

—Qu'y a-t-il donc? balbutia-t-il, tout surpris lui-même de s'être assoupi dans cette position... Qu'arrive-t-il donc?

—Mais rien, cher monsieur, répondit l'Américain; seulement, comme il se fait tard...

Le vieillard regarda autour de lui; Gontran faisait sa barbe à l'aide d'un minuscule nécessaire de poche, et Fricoulet mesurait, au micromètre, l'arc sous-tendu par la planète Vénus qui s'encadrait dans le hublot du plafond.

Ossipoff s'avança vivement vers lui.

—Eh bien? demanda-t-il avec une légère inquiétude dans la voix.

L'ingénieur répondit tranquillement:

—Les prévisions de Telingâ étaient justes; voici vingt heures que nous avons quitté le sol lunaire et nous avons déjà franchi dix-huit cent mille kilomètres; nous avons donc effectué la sixième partie de notre voyage... vous voyez que nous sommes exactement dans les conditions nécessaires...

Cédant sa place au vieillard, il ajouta:

—Au surplus, regardez vous-même; on aperçoit déjà les phases de Vénus.

—Vénus a des phases! exclama Gontran.

Fricoulet lui lança un coup d'œil terrible et aussitôt le jeune comte, se reprenant, dit très haut:

—Oui, sir Jonathan, Vénus a des phases tout comme la lune.

—Mais je n'en ai jamais douté, répliqua l'Américain à mi-voix.

L'ingénieur vint se planter devant lui et déclara d'un ton doctoral:

—Vénus a été baptisée par les Terriens, de plusieurs noms: tantôt elle est l'Étoile du Berger ou l'astre du matin, tantôt Vesper, ou bien Lucifer, c'est la deuxième planète du système solaire et elle gravite à une distance moyenne de 26 millions 750 mille lieues de l'astre central: le Soleil.

—Et la Terre? questionna l'Américain.

Ce fut Gontran qui prit la parole d'un ton d'importance.

—La Terre est plus loin du Soleil que Vénus, son orbite a 148 millions de kilomètres de rayon ou 37 millions de lieues.

Fricoulet le regarda tout surpris.

—Mais tu es plus savant que je ne le croyais, lui chuchota-t-il à l'oreille.

—Doctus cum libro!répondit en souriant M. de Flammermont.

—Que veux-tu dire?

Le jeune comte désigna, d'un clignement d'yeux, sa couverture de voyage.

—Devine, dit-il, ce que j'ai caché là-dessous?

—Comment veux-tu que je sache?

—Un livre que j'ai trouvé dans le boulet de Sharp.

—Un livre?

—Oui, lesContinents célestes, je l'ai emporté avec moi et tandis que tout à l'heure vous dormiez tous, j'ai passé deux heures àpiocherVénus...

—Ah bah!

—Et je te promets que je connais mon sujet... Ossipoff peut me pousser descolles...avec monvade-mecum, je ne le crains plus.

—Seulement, tu as oublié les phases...

—C'est vrai... Je les avais oubliées.

Pendant que les deux amis devisaient ainsi, Farenheit, pour passer le temps, causait astronomie avec Mickhaïl Ossipoff.

—Au delà de la Terre, il n'y a plus rien, n'est-ce pas? demanda-t-il.

—Et Mars, à 56 millions de lieues!... ne le comptez-vous donc pour rien? fit Ossipoff suffoqué par tant d'ignorance.

L'Américain, qui n'avait aucune raison de se poser auprès du vieillard pour un puits de science astronomique, répondit à la suffocation d'Ossipoff par un petit haussement d'épaules plein d'indifférence.

Puis, avec un claquement de langue de mauvaise humeur:

—Mars! bougonna-t-il... la planète protectrice des soldats... en voilà une que je supprimerais de la carte céleste, si cela se pouvait.

—Ah bah! firent ensemble Fricoulet et Gontran... et pourquoi cela?

—Parce que moi, je suis un commerçant... et que la guerre nuit au commerce... si vous saviez ce que les affaires de sécession ont fait de mal aux suifs... c'est par milliers de dollars que se sont chiffrées mes pertes de cette année-là...

—Alors, vous n'aimez pas les soldats? demanda en riant M. de Flammermont.

—Je les considère comme un facteur inutile dans la société... voyez, nous, aux États-Unis, est-ce que nous avons une armée?... et nos affaires ne vont pas plus mal... au contraire!

—Vous êtes pour la suppression des armées permanentes? fit l'ingénieur.

—Absolument... je ne comprends les uniformes qu'au théâtre... et encore les uniformes du siècle dernier, avec des grands chapeaux et des plumes blanches... des cuirasses étincelantes, des écharpes de soie... des pourpoints de velours... au point de vue décoratif, c'est fort joli. Mais dans la vie... un honorable commerçant, à son comptoir, me produit plus d'effet qu'un colonel à la tête de son régiment.

—Heu! répliqua M. de Flammermont, votre situation de citoyen de la libre Amérique vous permet d'émettre de semblables paradoxes... mais vous changeriez de langage si vous étiez, comme nous, obligés de jouer votre partie dans le concert européen.

Fricoulet se prit à rire et Ossipoff approuva de la tête la réplique du jeune comte.

En guise de réponse, Farenheit poussa un sourd grognement et, tournant lentement sur ses talons, promena autour de lui un regard circulaire, inventoriant de l'œil le matériel que les voyageurs emportaient avec eux.

—Dites-donc! exclama-t-il, il me semble que vous n'avez guère songé à la rigueur de la température... si nous devons retrouver sur Vénus des nuits de quinze fois vingt-quatre heures comme sur la Lune...

—À ce point de vue, vous pouvez être tranquille, répliqua Gontran; nous retrouverons sur Vénus des jours et des nuits répartis régulièrement, tout comme sur notre planète natale; la quantité seule diffère...

—Tiens! dit l'Américain, et pourquoi?

—Tout simplement parce que l'orbite suivie par Vénus étant intérieure, et naturellement plus courte, l'année vénusienne, au lieu d'être composée comme l'année terrestre, de trois cent soixante-cinq jours un tiers, ne compte que deux cent vingt-quatre jours un tiers.

Farenheit se grattait la tête avec énergie, ce qui était chez lui l'indice d'une forte tension cérébrale.

—Mais, dit-il, tout en ayant une orbite plus petite, Vénus pourrait cependant mettre à la parcourir, autant de temps qu'en met la Terre pour parcourir la sienne.

—Cela pourrait être, repartit Fricoulet, mais cela n'est pas; il y a même une loi établissant que les planètes tournent d'autant plus vite qu'elles sont plus proches du Soleil; c'est ainsi que Mercure fait, par seconde, 47 kilomètres ou plus d'un million de lieues par jour; Vénus 35 kilomètres par seconde ou 750,000 lieues; la Terre 29 kilomètres et 643,000 lieues; Mars 24 kilomètres et 518,000 lieues; Jupiter 13 kilomètres et 214,000 lieues; Saturne 10 kilomètres et 205,000 lieues; Uranus 7 kilomètres et 144,000 lieues.

L'ingénieur avait débité cette longue tirade sans une hésitation, ce qui fit ouvrir à l'Américain des yeux émerveillés.

—Quelle mémoire! murmura-t-il... mais si vous croyez que je me souviens seulement d'un seul de ces chiffres...

Et il ajouta:

—Au surplus, peu importe... le principal c'est que nous retrouvions là-bas une existence à peu près semblable à celle de la Terre.

—Oh!... en tous points semblable, s'empressa de dire M. de Flammermont; la rotation s'effectue exactement en vingt-trois heures, vingt et une minutes, vingt-deux secondes; la durée du jour est donc à peu près la même.

Bateau Vénusien.

—Sauf l'année plus courte, cependant, fit observer l'Américain.

—En effet; mais peu nous importe à nous qui n'avons pas l'intention d'y passer une année.

—Ajoutez à cela, poursuivit Gontran qui s'emballait sur son sujet, même densité, même atmosphère, même pesanteur, même volume... Vous pouvez dire que Vénus est une jeune sœur de la Terre.

Et poussant le coude de Fricoulet:

—Hein! murmura-t-il, crois-tu que je les ai piochés, mesContinents célestes!

Mais quelques mots de M. Ossipoff vinrent, presque aussitôt, diminuer le contentement que le jeune homme éprouvait de lui-même.

—Vous vous hâtez bien de vous prononcer, ce me semble, dit le vieux savant... quand nous serons arrivés, vous verrez que Vénus est loin d'être le séjour enchanteur que vous vous figurez...

—Pourquoi donc cela? demanda le jeune comte presque malgré lui.

—Un seul chiffre, celui que tous les astronomes ont toujours inscrit à côté de la planète Vénus, va vous répondre... ce chiffre c'est 55°.

M. de Flammermont ne se trouva pas plus avancé; mais, bien au contraire, ce chiffre l'embarrassait fort; d'abord, il ne lui disait rien, en outre, il suspendait au-dessus de sa tête quelque nouvelle question d'Ossipoff; et l'infortuné comte tournait du côté de Fricoulet des regards suppliants.

Alors, l'ingénieur qui avait compris cette muette supplique, s'adressa à Farenheit:

—Oui, dit-il, mon cher sir Jonathan, les chiffres ont leur éloquence, et ce 55°, qui représente l'angle formé sur le plan de l'écliptique par l'axe de rotation de Vénus, ce 55° contient en lui seul tout ce qui peut être dit de spécial sur la planète: saisons, climats, longueur de jours, aspects célestes, végétation, vie animale, etc., etc.

Le Yankee l'écoutait bouche bée, se demandant pourquoi il était ainsi pris à partie; il fut encore bien plus surpris lorsque l'ingénieur s'écria, avec un petit rire moqueur:

—Ah! ah! mon gaillard, vous y mordez aux choses célestes!... ce que je viens de vous dire vous intrigue, et vous voulez savoir ce qui se cache véritablement sous ce 55°...

L'Américain esquissa un geste d'énergique dénégation.

Fricoulet n'en tint aucun compte et s'écria:

—Mais, mon cher sir Jonathan, pourquoi vous en défendre? J'en appelle à M. Ossipoff! en quelle circonstance la curiosité serait-elle plus légitime que lorsqu'il s'agit de soulever le voile qui nous dérobe les mystères de l'infini céleste?... et puis, c'est en vain que vous le nieriez!... cela se voit à votre visage: vos yeux sont pétillants de curiosité et vos lèvres balbutiantes de questions.

Bien qu'abasourdi par ce flot de paroles, l'Américain trouva cependant la force de faire entendre un éclat de rire dédaigneux.

—En vérité, essaya-t-il de dire, mes yeux sont si pétillants et mes lèvres si balbutiantes que cela... Je ne comprends pas...


Back to IndexNext