«—Ah! ça, Monsieur l'homme de bon sens, là-bas,—qui nous raillez de si haut,—comment! vous,—devant le groupe duquel, depuis tant d'années, se sont inclinés les drapeaux des armées de France, vous qui receviez du Trésor, de toutes parts, plus d'or que l'on en voudrait thésauriser, vous aviez, hier, les riches palais, les vieux châteaux, les jardins de l'État, les forêts légendaires, pour vous reposer de vos labeurs de gouvernant! Et dans vos caves, les plus précieux crus des vins de France, vous aviez les meutes joyeuses, les chevaux de race! Et dans vos bals étouffants, où vous faisiez montre d'une si sage économie, les plus brillantes parmi les plus belles ne vous parlaient, officiellement, qu'avec leurs plus engageants sourires, souvent même, à voixbasse.—Très basse, en effet!—Vous aviez le vaste pouvoir, l'on vous avait remis le soin de veiller sur la patrie toujours vivante, de veiller sur son vieil honneur, dont je sens en ce moment que ma voix tremble. Et l'on ne vous demandait, en échange de tous vos apanages, que de vous occuper un peu, entre temps, de ce peuple—si candide qu'il vous regrettera peut-être,—et de son morceau de pain.
«—Si vous vouliez agir en princes fainéants,—il vous devait sembler naturel, au moins, de jouir de cette profusion, (presque sacrée puisqu'elle n'est pas aux enchères) de tant de choses, si enviables, si grandissantes, si belles!—Elles étaientpalpables, ces choses! Ce n'étaient pas des rêves!
«—Eh bien non. Vous aviez, paraît-il, d'autres soucis! Vous ne pouviez posséder ces splendeurs, tout en les détenant, parce que vous leur étiez aussi étrangers qu'elles sont étrangères pour vous, et que nul ne possède que ce qu'il peut éprouver. Entre vos mains, ineptement cupides, ce n'étaient que des feuilles sèches.—Et vous aviez jusqu'au renom sans ombre! jusqu'aux garanties d'une durée stable de votre toute puissance, dans le sentiment public.
«—Mais quel était donc cet étrange souci qui vous obsédait au point de mépriser toutes ceshautes joies? Quel était ce passe-temps si digne, si sage, si captivant que vous préfériez à la jouissance de toutes ces choses?
«En France, pour sceptiques, hélas que nous soyons devenus, l'on gardait encore une dernière déférence pour une... toute petite, mais belle, frivolité: ce bout de ruban rouge, qu'après tout le sang de nos troupes empourpre d'une lueur d'honneur... qu'il gardera malgré d'oubliables menées!
«Votre premier devoir était de ne le délivrer qu'à ceux-là qui ont bien fait,—et qui pouvaient en être justement fiers.
«Eh bien, le passe-temps qui vous souriait de préférence, c'était de chercher à ternir et discréditer, en vue d'un lucre inutile, ce dernier insigne, encore pur, à l'intégrité duquel il était bien permis de tenir un peu.
«Non! non! ceci décèlerait un tel aveuglement, que, malgré l'immense rumeur, mon esprit se refuse à y croire.—Ne venez-vous pas de nous parler de «poètes»? Eh bien, comme tel, je préfère ne vous accuser que de cette effrayante maladresse par laquelle vous avez donné, au pays dont vous étiez chargé de diriger les actuels destins, l'impression triste, du trafic de cette chose sacrée. Cela suffit, pour qu'on puisse juger de votre si pratique valeur, de votre si haute capacité, et même de votre prétendu bon sens.
«Mais, si vos preuves de supérieure intelligence se réduisent, ainsi, à faire échouer et s'effondrer, comme stérile, entre vos mains, la presque toute-puissance sur une sellette de Tribunal correctionnel ou de Cour d'Assises, je ne vois pas bien, je l'avoue, en quels motifs vous puisez le droit de traiter avec des sourires de dédain, ces gens de pensée, littérateurs ou poètes, soit!—dont vous parliez de si haut tout à l'heure.
«Car, à la fin des fins, vaincus dans notre commerce, dans notre politique et dans nos armes, ce n'est qu'en leurs œuvres que nous ne sommes pas vaincus, puisque les nations les pillent et les admirent! et nous les envient!
«Ces hommes n'ont que des mots, des ombres, des chimères, des rêves à leur disposition pour créer ce qui nous élève et ce qui les grandit:
«Et, pendant qu'ils accomplissent leur fonction, sans avoir même l'idée de se plaindre, vous escamotez tout le reste, le tangible, gens pratiques!—(alors que ce reste, ainsi capté, vous est en réalité de si peu de valeur)!—Soit!—mais sachez au moins que vous ne leur ôterez pas ceci, qu'avecrienceux-là maintiennent ou s'efforcent de maintenir un peu de gloire à leur patrie,—et que vous, avec la toute-puissance, dis-je, vous ne pourrez créer que ce qui nous dégrade—et ce qui vient de vous abaisser.»
En Bretagne, c'était, il y a trente ans, notre coutume d'écoliers de tracer, en haut de nos devoirs, ces trois caractères: «V. H. V!» Cela signifiait: «Vive Henri V!» Il semblait à nos imaginations d'enfants que la page en était plus belle.
Nous n'effeuillâmes la déclinaison deRosa, la rose, qu'en dessinant, autour de la leçon transcrite, de ces héraldiques fleurs de lis dont le sommet tient du fer de lance.
Aux promenades, les marchands ambulants nous offraient de ces emblèmes en or ou en argent—et nous nous privions pour en acheter toujours.
Les murs, les pupitres, les arbres de la courde récréation, le chevet de nos lits, au-dessous du bénitier, présentaient aux regards des inspecteurs l'un ou l'autre de ces signes symboliques. Nous recélions aussi, dans nos livres de prières et de classes, à titre de signets, des images du descendant de Saint Louis; elles s'y confondaient avec celles des saints et des martyrs.
La nuit, lorsque passait dans nos songes la vision du roi de France, il y apparaissait comme un homme d'un visage noble et souriant, de blanc vêtu, entouré de lumière.
Dans nos jeux, s'il s'élevait une contestation et que l'un d'entre nous prononçât le nom du roi, les querelles s'apaisaient: il semblait qu'ILse trouvait soudain au milieu de nous et nous réconciliait de son bon sourire, en nous appelant: «Mes enfants.»
Un jour—je me souviens!—sur le déclin d'une belle journée, l'un des miens et moi, nous étions seuls dans l'avenue d'un manoir aux environs de Vannes. Nous attendions, auprès de la grille, l'heure de la rentrée, en saluant, d'une vieille chanson royale, le tomber du soir.
Au-dessus de nos têtes, mille derniers ramages, dans les radieuses feuillées trouées de feu, accompagnaient—(car les oiseaux de Bretagne savent le nom du roi),—cet air dont nos bonnes nourrices, braves chouannes de jadis! nous avaient bercés douze ans plus tôt.
Un passant du grand chemin s'arrêta et nous dit en ricanant:
—Mais, il n'a pas d'enfants, votre roi!...
—Eh bien! et nous? lui répondis-je naïvement.
Sur quoi Tinténiac ramassa simplement des pierres.
—À quoi bon?... dis-je, en arrêtant son bras: va, laisse passer les passants.
Nous demandions souvent aux prêtres de nos lycées,—et ceux qui survivent aux journées de Patay et de Coulmiers doivent ressentir, à ce rappel, un long serrement de cœur:
—Pourquoi n'allons-nous pas LE chercher?
Et alors les bons pères nous répondaient:
—Chut! petits amis; IL viendra lorsque Dieu voudra.
Nous ne comprenions pas bien pourquoi nous devions baisser la voix en parlant du roi légitime de France, ni sous quel prétexte il nous était interdit de nous enorgueillir de notre bonne cause. Cela passait notre entendement naturel.
Certes, lesMémoires de Clérynous avaient plongés dans une indignation froide et terrible; certes, la descente de la lampe dans le caveau d'ossements duChamp des martyrsnous avait fait étendre, en silence, nos mains droites, pour une bénédiction qui était un serment; certes, lespélerinages sur ces places publiques où tombèrent les têtes de tant des nôtres nous avaient déjà durci le regard; mais ceChut!de nos dignes «recteurs» avait la vertu douloureuse de troubler la piété de notre impression. Cet excessif intérêt que l'on prenait «de notre santé», nous semblait un contre-sens à la fois humiliant et risible.
Et nous nous disions, d'un coup d'œil, en leur taisant notre étonnement:
—Soit. Quand nous serons grands, nous irons LE prendre et nous saurons bien LE ramener avec nous.
Comme dans la légende lyrique deRichard Cœur-de-Lion, nous avions tous l'âme chevaleresque de Blondel.
Les soirs de promenade en forêt, soit dans la Brocéliande, soit dans Bois-du-jour-bois-de-la-nuit, après avoir dîné dans quelque clairière, à l'ombre de ces chênes dont les hauts branchages avaient, autrefois, béni les chevaliers d'Armor s'exilant pour la croisade, ou nous avaient fourni les fermes lances du Combat des Trente, nous revenions, en chantant, toujours en chœur, une romance aujourd'hui ancienne,—douce, naïve, haute et pure comme notre fidélité: «Vers les rives de France!»
—Ah! je suis sûr qu'aucun d'entre nous ne l'a oubliée, malgré les lourdes années subies!... Ellepersonnifiait le retour du roi. C'était d'une mélancolie poignante et, cependant, qui nous semblait tout illuminée d'avenir:
«Sur les vagues grises,De suaves brisesEmbaument les airsDu parfum des mers;Là bas, une grève...—N'est-ce pas un rêve,Pour nos yeux ravis?..Non, c'est le pays!»
«Sur les vagues grises,De suaves brisesEmbaument les airsDu parfum des mers;Là bas, une grève...—N'est-ce pas un rêve,Pour nos yeux ravis?..Non, c'est le pays!»
Ainsi, dès l'enfance, nous avions pris ce fatal pli de pensées de ne songer au roi qu'avec cette sorte d'espoir attristé qui, s'augmentant des années, produit les inactions crédules, s'il n'aide à la durée de l'exil.
S'en remettre à ce point aux décrets de Dieu, n'est-ce pas oublier qu'il n'ouvre qu'à ceux qui frappent?
Bientôt l'espérance devient platonique, le dévouement, plutôt verbal qu'effectif, quelque bonne que soit la volonté dont on se vante: l'habitude s'aggrave, dans les âmes, de ne pressentir les retours quetoujoursau futur, dans le vent d'onne sait quelles miraculeuses aurores!—Et ce futur finit par ne pouvoirjamaisêtre que de l'amer présent qui se perpétue.
Pour peu que l'on réfléchisse, l'impression que cause, au pays, la nonchalance attendrie des partisans d'un prince proscrit, n'éloigne ou ne rapproche-t-elle pas, en réalité, la distance qui sépare cet exilé de sa patrie? Le peuple, aux colères méritées, s'écrie, en montrant les irrésolus: «Écoutez-les!»
—N'est-ce pas là l'exil?
Oui, toute mélancolie, en s'invétérant, dégénère en résignation coupable et devient d'une contagieuse faiblesse, car elle change en rêveries les projets puissants et, par excès de sagesse ou de sensibilité, s'épargne les efforts sacrés des fières initiatives.
Bien plus. En toute cause, une sorte de communion s'établit entre le chef et les soldats. De ce courant de songeries morbides, créé par toute une génération d'aussi paisibles partisans, se dégagent, à la longue, d'incessantes influences qui, contraires à l'esprit des hautes aventures, n'ont pour effet que d'assombrir l'adversité de Celui qui les inspire.
Tôt ou tard, lorsque ces influences, qui tendent nécessairement vers lui, l'ont enveloppé de leurs mornes effluves, il s'alanguit lui-même sous leur oppression secrète.
Alors sonnent les heures des soupirs étouffés et des longs silences!—Enfin, s'unissant aux siens pour ne subir plus qu'un mirage, il s'immobilise, hélas! en de vaines contemplations!
De roi devient pareil à ce pêcheur des légendes dans les filets prédestinés duquel, par une nuit de bonheur, les Destinées jetèrent la suprême perle. L'ayant offerte aux riches de son pays, qui la marchandèrent toujours, il préféra—plutôt que de la céder à un prix moindre que son estimable valeur—la rejeter, mystiquement, dans la mer!
Et, tout à coup, lorsque les indolences d'une expectative éternelle ont efféminé, usé, sinon attiédi, l'élan natal des soldats d'une grande cause, il arrive souvent qu'au milieu des toasts, où l'on s'attarde en vœux souriants, en discours et en regards levés au ciel, la Mort surgit, Dieu étant lassé d'attendre l'aide indispensable et sacrée de l'homme.
Philosophie de gardien du sérail que celle qui, alors, murmure pour assourdir lemeâ culpâde la conscience: «C'était écrit!»—Propos mensonger et sans profondeur! Car les pensées incorporées en toutes choses par leur intime correspondance, devancent les événements. Conseillères hâtives du Destin, elles font l'avenir ou propice ou funeste,—et, librement épousées de nosesprits, fixent, de concert avec notre vouloir, l'indécision de la Fortune.
D'où il suit que les illusions engendrent les tristes réalités.
C'était avec joie, quand même! et aussi haut que si le sceptre eût rayonné dans sa main tranquille, et comme des gens qui ne tiennent pas à mourir dans leurs lits,—qu'il fallait nous habituer, dès notre jeune âge, à parler du roi de France! À la longue cette incantation sagace eût anéanti l'exil.—Et qui sait, même, si ceux-là dont le dévouement s'épuise à déplorer l'injuste sort d'un prince, à leur insu, n'attirent pas sur lui un surcroît de malheur?
Et comment les pensées moroses d'un ensemble d'hommes n'auraient-elles pas cette occulte énergie, alors qu'en de simples entourages d'objets inanimés les événements futurs, comme s'ils se dégageaient de la physionomie des choses, concordent toujours avec les impressions que semblaient évoquer, déjà, les formes mêmes de ces objets?
—Considérez, par exemple, l'ameublement d'un salon Louis XVI. Entrez, seul—et laissezvenir en votre esprit les pensées que suggère le style des objets environnants. Contemplez-les avec attention, de l'horloge aux tapisseries. Regardez fixement ces urnes cinéraires sur lesquelles tombent, en plis désolés, ces longs voiles, ce sablier d'or, au coin de la pendule; ces dossiers en médaillons revêtus d'étoffes aux couleurs systématiquement éteintes? Ces peinturestropcharmantes, aux tons crépusculaires, où des oiseaux s'envolent si loin dans le soir, où des fleurs semblent si près de se faner, à peine écloses, où les féminins sourires paraissent empreints d'une grâce si mystérieusement triste:—et dites si, sur toutes ces choses, ne semble pas être tombée, dès leur mélancolique survenance, la fine poussière ensevelissante des siècles!
Ici, tout est présage: tout annonce une fin, un déclin, une inévitable disparition. Comment la noblesse d'un règne s'est-elle plu, durant un quart de siècle, à vivre en l'usage, l'aspect, sous leregard, enfin, de semblables objets!...—Aveugles, ceux qui n'ont pas remarqué l'intime expression de ces meubles pâles! Sourds, ceux qui n'ont pas entendu le silencieux avertissement qui résulte de leur présence!Sunt lacrymæ rerum!...il fallait que ce sablier doré laissât couler son sable idéal! Et que tombât ce crépuscule! Et que l'heure de toute cettefinsonnât àce cadran coquet et sombre! Et que chacun de ces longs voiles essuyât des yeux en deuil! Et que ces urnes cinéraires continssent des cendres.
Oui, ces objets appelaient leurs terribles correspondances, leurs continuations, leurs prolongements, pour ainsi dire, en une plus concrète réalité. Ils projetaient, d'avance, l'Histoire que leurs lignes semblent, aujourd'hui, avoir prophétisée! Car les décrets du Destin s'incarnent, peu à peu, en tout ce qui nous environne, et l'Homme ne fait qu'attirer par mille chaînons ce qui lui arrive.
Ainsi, cette nuit, dans le trouble où nous avaient jeté les funèbres bulletins de Frohsdorf, j'écrivais, au bruit d'une fête publique, ces lignes consternées.
Mais... voici qu'un rayon de soleil, soudain, chasse l'ombre qui pesait sur nos pensées! Que signifie ce tintement de cloches de Pâques? J'entends des voix amies qui crient la bonne nouvelle!—Qu'est-ce donc? Est-ce que l'enfant du miracle serait aussi l'homme du miracle?
—Lisez! disent-elles: et rassurons-nous! Un Français revient à la vie! LaSaint-Henriest de joyeux augure! Adieu l'anxiété! Élevons nos verres en l'honneur de notre roi, dont la convalescence présage la résurrection!
Puisque, selon l'ancienne coutume, le plus obscur convive qui porte une santé doit l'accompagner d'un vœu cordial, je dirai:
—Sire,alleluia!que ce toast soit le premier qui sonne votre retour sur le sol natal! À vous boivent ceux-là que console de toutes les épreuves la seule grandeur de leur cause et qui trouvent la récompense de leurs sacrifices dans cette grandeur sauvegardée! S'il eût fallu à la Providence que l'âme du roi de France entrât, du fond de l'exil, dans la sainte lumière, la hauteur de notre tristesse eût été digne de votre souveraine intégrité, puisque Votre Majesté ne douta jamais de notre foi.
Avec vous, cependant, avec vous, disparaissaient l'éclair de chevalerie, le droit aux obéissances désintéressées, la sanction des élans généreux, l'étendard des traditions sublimes. Ensevelie dans la blancheur de votre linceul, la Royauté se fût endormie, pour nous, dans les plis de notre unique drapeau. Mais ne nous eût-elle légué que cette gloire de lui être demeurés, quand même, fidèles jusqu'au dernier moment,fiers encore de cet héritage, nous eussions porté noblement le deuil de nos vieilles espérances.
Donc,—plaise à Dieu que cet Avertissement nous devienne salutaire! Et qu'il soit, enfin, pour tous, Monseigneur, comme l'un de ces sursauts définitifs, après lesquels... on se réveille!
Ô pasteurs! Hesperus à l'Occident s'allume;Il faut tenter la cime et les feux de la brume!Un bois plutonien couronne ce rocher,Et je veux, aux lueurs des astres, y marcher!Ma pensée habita les chênes de Dodone;La lourde clef du Rêve à ma ceinture sonne,Et, détournant les yeux de ces âges mauvais,Je suis un familier du Silence—et je vais!...Souffles des frondaisons, Esprits du lieu sauvage,Flottez, âcres senteurs de l'herbe après l'orage!Gommes d'ambre, coulez sur le tronc rouge et vertDes arbustes!... chevreuils, partez, sous le couvert!Puisque le cri d'éveil qui sort des nids de mousses—(Grâce au minuit des bois)—charme les femmes douces,Ô Muse! en cet exil sacré fuyons tous deux!Aquilons, agitez les pins sur les aïeux,Qu'ils reposent en paix sous vos lyres obscures!Sur les lierres, tombez, ô pleurs d'or des ramures!...Miroir du rossignol, la Source de cristal,Bruissante, reluit sur le sable natal!C'est l'heure où le dolmen fait luire entre ses brèchesDes monceaux, aux tons d'or fané, de feuilles sèches.La clairière s'emplit de visages voilés.Au loin brillent les ifs, par la lune emperlés.Brume de diamants, l'air fume! Les fleurs, l'herbeEt le roc sont baignés dans le voile superbe!...Gloire aux œuvres des cieux! Livrez-moi vos secrets,Germes, sèves, frissons, ô limbes des forêts!...
Ô pasteurs! Hesperus à l'Occident s'allume;Il faut tenter la cime et les feux de la brume!Un bois plutonien couronne ce rocher,Et je veux, aux lueurs des astres, y marcher!Ma pensée habita les chênes de Dodone;La lourde clef du Rêve à ma ceinture sonne,Et, détournant les yeux de ces âges mauvais,Je suis un familier du Silence—et je vais!...Souffles des frondaisons, Esprits du lieu sauvage,Flottez, âcres senteurs de l'herbe après l'orage!Gommes d'ambre, coulez sur le tronc rouge et vertDes arbustes!... chevreuils, partez, sous le couvert!Puisque le cri d'éveil qui sort des nids de mousses—(Grâce au minuit des bois)—charme les femmes douces,Ô Muse! en cet exil sacré fuyons tous deux!Aquilons, agitez les pins sur les aïeux,Qu'ils reposent en paix sous vos lyres obscures!Sur les lierres, tombez, ô pleurs d'or des ramures!...Miroir du rossignol, la Source de cristal,Bruissante, reluit sur le sable natal!C'est l'heure où le dolmen fait luire entre ses brèchesDes monceaux, aux tons d'or fané, de feuilles sèches.La clairière s'emplit de visages voilés.Au loin brillent les ifs, par la lune emperlés.Brume de diamants, l'air fume! Les fleurs, l'herbeEt le roc sont baignés dans le voile superbe!...Gloire aux œuvres des cieux! Livrez-moi vos secrets,Germes, sèves, frissons, ô limbes des forêts!...
Admirons le colosse au torride gosierAbreuvé d'eau bouillante et nourri de brasier,Cheval de fer que l'homme dompte!C'est un sombre coup d'œil, lorsque, subitement,Le frein sur l'encolure, il s'ébranle fumantEt part sur ses tringles de fonte.Le centaure moqueur siffle aux défis lointainsDu vent, voix de l'espace où s'en vont nos destins!Le dragon semble avoir des ailes;Et, tout fier de porter des hommes dans son flanc,Il fait flotter sur eux son grand panache blancEt son aigrette d'étincelles!Et les talus boisés qui bordent son chemin,Montagnes et rochers, tourbillon souverain!...Les champs décrivent des losanges;Il passe, furieux, éperonné d'éclairs,Son arome insolite imprègne au loin les airsD'une odeur de sueurs étranges.Quand il fait lourdement onduler ses wagons,Le soir, dans la campagne, avec un bruit de gonds,Fauve cyclope des ténèbres,On croit voir, léthargique, une hydre du chaosQui revient sous la lune, étirant ses grands osEt faisant valoir ses vertèbres.C'est le monstre prévu dans les temps solennels;C'est un enfer qui roule au fond des noirs tunnelsAvec sa pourpre et ses tonnerres;Et les rouges chauffeurs qui la nuit sont debout,Chacun sur la fournaise où sa chaudière bout,Semblent des démons ordinaires.Quand ses réseaux ceindront ce globe illimitéSans honte nous pourrons aimer la Liberté:Ils le savent, les capitaines!Après avoir pesé la gloire, dans nos mains,Nous allons trouver mieux que le sang des humainsPour nous fertiliser les plaines!Ô mort! tout se transforme et rien ne se corrompt,Et tous les éléments de la Terre serontLes éléments de notre gloire;Les pôles se joindront dans le cercle idéal:Courage, char macabre, auguste et boréal!Éclaireur de la route noire!...
Admirons le colosse au torride gosierAbreuvé d'eau bouillante et nourri de brasier,Cheval de fer que l'homme dompte!C'est un sombre coup d'œil, lorsque, subitement,Le frein sur l'encolure, il s'ébranle fumantEt part sur ses tringles de fonte.Le centaure moqueur siffle aux défis lointainsDu vent, voix de l'espace où s'en vont nos destins!Le dragon semble avoir des ailes;Et, tout fier de porter des hommes dans son flanc,Il fait flotter sur eux son grand panache blancEt son aigrette d'étincelles!Et les talus boisés qui bordent son chemin,Montagnes et rochers, tourbillon souverain!...Les champs décrivent des losanges;Il passe, furieux, éperonné d'éclairs,Son arome insolite imprègne au loin les airsD'une odeur de sueurs étranges.Quand il fait lourdement onduler ses wagons,Le soir, dans la campagne, avec un bruit de gonds,Fauve cyclope des ténèbres,On croit voir, léthargique, une hydre du chaosQui revient sous la lune, étirant ses grands osEt faisant valoir ses vertèbres.C'est le monstre prévu dans les temps solennels;C'est un enfer qui roule au fond des noirs tunnelsAvec sa pourpre et ses tonnerres;Et les rouges chauffeurs qui la nuit sont debout,Chacun sur la fournaise où sa chaudière bout,Semblent des démons ordinaires.Quand ses réseaux ceindront ce globe illimitéSans honte nous pourrons aimer la Liberté:Ils le savent, les capitaines!Après avoir pesé la gloire, dans nos mains,Nous allons trouver mieux que le sang des humainsPour nous fertiliser les plaines!Ô mort! tout se transforme et rien ne se corrompt,Et tous les éléments de la Terre serontLes éléments de notre gloire;Les pôles se joindront dans le cercle idéal:Courage, char macabre, auguste et boréal!Éclaireur de la route noire!...
Admirons le colosse au torride gosierAbreuvé d'eau bouillante et nourri de brasier,Cheval de fer que l'homme dompte!C'est un sombre coup d'œil, lorsque, subitement,Le frein sur l'encolure, il s'ébranle fumantEt part sur ses tringles de fonte.
Le centaure moqueur siffle aux défis lointainsDu vent, voix de l'espace où s'en vont nos destins!Le dragon semble avoir des ailes;Et, tout fier de porter des hommes dans son flanc,Il fait flotter sur eux son grand panache blancEt son aigrette d'étincelles!
Et les talus boisés qui bordent son chemin,Montagnes et rochers, tourbillon souverain!...Les champs décrivent des losanges;Il passe, furieux, éperonné d'éclairs,Son arome insolite imprègne au loin les airsD'une odeur de sueurs étranges.
Quand il fait lourdement onduler ses wagons,Le soir, dans la campagne, avec un bruit de gonds,Fauve cyclope des ténèbres,On croit voir, léthargique, une hydre du chaosQui revient sous la lune, étirant ses grands osEt faisant valoir ses vertèbres.
C'est le monstre prévu dans les temps solennels;C'est un enfer qui roule au fond des noirs tunnelsAvec sa pourpre et ses tonnerres;Et les rouges chauffeurs qui la nuit sont debout,Chacun sur la fournaise où sa chaudière bout,Semblent des démons ordinaires.
Quand ses réseaux ceindront ce globe illimitéSans honte nous pourrons aimer la Liberté:Ils le savent, les capitaines!Après avoir pesé la gloire, dans nos mains,Nous allons trouver mieux que le sang des humainsPour nous fertiliser les plaines!
Ô mort! tout se transforme et rien ne se corrompt,Et tous les éléments de la Terre serontLes éléments de notre gloire;Les pôles se joindront dans le cercle idéal:Courage, char macabre, auguste et boréal!Éclaireur de la route noire!...
Argos, en l'an mil neuf cent quatre-vingt-seize avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire il y a environ quatre mille ans, dressait dans l'Hellade ses hauts remparts cyclopéens, construits depuis plus d'un siècle, déjà, par Inakkhos. S'il faut admettre les calculs de la science actuelle, il y aurait de fortes raisons de croire que les Pelasges, aïeux des Grecs, ne furent autres que les Chananéens, chassés par Josué,—par le terrible Ioschuah, chef des Hébreux, qui tua trente-deux rois, incendia deux-cent-trois villes, fit passer au fil de l'épée, les femmes, les enfants, les mulets, les ambassadeurs, les vieillards et les otages,suspendit, sur une bataille, la lumière du soleil, fut le successeur de l'Échappé-des-Eaux et s'endormit avec ses pères, rassasié de jours et satisfait.
Les Pelasges, en effet, apparaissent brusquement, sur ce point de la carte terrestre qu'on appelle la Grèce septentrionale, au moment chronologique où les concordances de l'Histoire Sainte avec les suppositions de la Science historique établissent les victoires définitives du Peuple de Dieu sur les nations qui habitaient la Terre Promise. Or, où se sont réfugiées ces peuplades qui fuyaient l'épée dévastatrice de Ioschuah? Nombreuses, épouvantées, nomades, quel point plus naturel que le nord de la Macédoine, de la Thrace et de l'Epire pouvaient-elles choisir que celui-là même, disons-nous, qui s'offrait à leurs pas errants?—Des indices de toute espèce, des similitudes et les oppositions de langage entre le grec ancien et l'hébreu se présentent, immédiatement, dans la recherche de la philologie à ce sujet. LeIavanhébraïque signifie l'Ionie.
Les curieuses recherches de l'abbé Deschenais, et, tout récemment, le texte découvert sur les pylônes de Karnak par M. Mariette, et qui remonte à dix-huit cents ans avant Jésus-Christ, les études de science géographique de Brugsch sur les temps pharaoniques, sont à peu prèsconcluants à cet égard. Les derniers rapports sur l'Exode et la marche des Israélites, rapports qui ont causé une sensation dans le monde savant, semblent accorder, péremptoirement, les textes de la Bible avec les documents égyptiens. Le travail sur les nômes de Misraïm identifiés avec les noms grecs ptolémaïques, travail entrepris d'après les monnaies et les textes d'Edfou, vient d'être accueilli avec le plus grand honneur au Collège de France.
La Bible et l'historien Hérodote se rapprochent de plus en plus aux yeux de la science et lorsqu'il s'agit de plonger dans les traditions fabuleuses, il est utile de consulter l'un et l'autre. Trois ou quatre siècles avant la fondation d'Athènes par l'Égyptien Cécrops, Argos florissait.
C'était la capitale d'une vaste contrée, fertile et charmante entre toutes celles du Péloponèse, l'Argolide. Six villes fortes, ses dépendances, l'entouraient: Trézène, Mycènes, Tirynthe, Nauplie, Hermiona, Epidaure. Au-dessus d'elle, Corinthe, Sicyone, et les villes des fondeurs de métaux, des forgerons et des ciseleurs;—à l'est se déroulaient les plaines et les vallées d'olivier de l'Arcadie; à ses pieds, l'aride et sombre Laconie, où devaient s'élever les murs de Sparte. Couchée tout au long de la mer Égée, l'Argolide était une seconde Terre Promise pour cette troupe de pasteurs phéniciens, égyptiens et arabes, selonquelques historiens, mais, en réalité, d'une race et d'une origine non définies, qui vint, sous la conduite d'Inakkhos, s'y installer il y a trente-huit siècles.
La Fable atteignant ici la nuit des âges—(et cette nuit s'appelle un horizon passé d'une quarantaine de siècles, comme on le voit)—il serait même difficile de savoir si l'homme nommé Inakkhos a existé, ou si c'est bien cet aventurier égyptien, ce nautonier, ce Pelasge fuyard, qui dirigea l'expédition et prit possession de l'Argolide. La Fable lui donne pour fille la fameuse Io, la génisse adorée de Jupiter, l'aïeule d'Hercule, la contemporaine de Prométhée, s'il faut en croire Eschyle,—et pour fils Phoroneüs, chef peu célèbre qui lui succéda après soixante ou soixante-dix ans de règne.
Mais il y a aussi en Argolide le fleuve Inakkhos, qui pourrait bien être le prête-nom du Chananéen, quel qu'il soit, d'où est sortie la nation argienne. De plus, si nous rapprochons cette tradition d'Io de la ville même d'Argos, nous trouverons une singulière ressemblance entre ce nom et celui du gardien de la génisse sacrée, à savoir Argus (appelé aussi Argos, le constructeur du navire Argo), le pasteur aux cent yeux; et sa surveillance symbolique s'expliquerait alors parfaitement, même sans la nouvelle fable de ses cent yeux transportés par Junon sur la queue dupaon céleste: ce serait le fleuve même, entourant de tous côtés l'Argolide.
Donc, vers l'an 1570 avant Jésus-Christ, régnaient sur la Basse Égypte deux frères, les pharaons Danaos et Egyptus;—celui-ci était sans doute l'Ekhorëos d'Hérodote.—Danaos, ou, pour prendre les désinences actuelles, Danaüs, à la suite d'un différend mystérieux qui s'éleva entre lui et son frère, conçut le projet de l'assassiner. Il fut déjoué par la vigilance des gardes et, contraint de fuir, il s'embarqua suivi de quelques voiles fidèles. Alors commença pour lui une existence errante.
Au moment de quitter le Delta, ce prince, fils de Bélus et d'Anchinoë, avait cinquante filles. Il n'omit point de les emmener sur ses vaisseaux.
Suivant divers historiens, il visita Rhodes, où les vents contraires l'obligèrent à s'arrêter; il y laissa une statue de Minerve en reconnaissance de son salut, et remit à la voile, cherchant un royaume.
Il atteignit bientôt sain et sauf, la côte du Péloponèse où il fut reçu avec hospitalité par Gelanor, roi d'Argos.
Gelanor, de la dynastie des Inakkhides, était récemment monté sur le trône, et les premières années de son règne avaient été signalées par de fréquentes querelles avec ses sujets. Danaüs profita de l'impopularité de Gelanor pour luipersuader une abdication en sa faveur. Quelques auteurs prétendent même, forts du précédent fratricide de Danaüs, que celui-ci, en récompense de l'accueil qu'on lui avait fait, usurpa, d'un coup de main la couronne de son hôte et relégua ce dernier en exil;—peut-être même l'assassina, car la fin de ce monarque est demeurée inconnue.
Quoi qu'il en soit, en Gelanor s'éteignit la dynastie des Inakkhides, et la race des Bélides commença en la personne du royal aventurier Danaüs.
Le peuple Argien, à l'avènement de Danaüs, avait soutenu l'usurpateur, ayant cru voir dans un dessèchement inattendu des sources et des fontaines d'Argolis la manifestation du courroux de Neptune contre la race impie d'Inakkhos. Cette circonstance, dont l'artificieux Égyptien sut tirer parti, lui valut le trône, car il apparut comme un sauveur étranger, d'une race amie des immortels et à la prière duquel les naïades épancheraient de nouveau, dans le creux des vallées et des torrents, leurs urnes salutaires.
L'histoire ne dit pas si le phénomène se produisit d'une façon immédiate; mais, une fois installé dans les palais d'Argos, entouré de sa garde et de quelques rudes esclaves bien armés, Danaüs se sentit, selon toute apparence, suffisamment maître de l'Argolide pour s'en remettre au hasard au sujet du fléau qui avait inquiétéses sujets. Ses filles firent creuser des puits, et ce fut tout. Quelques avantages remportés sur les voisins de Messénie achevèrent de consolider son gouvernement.
Les succès de Danaüs parvinrent au pharaon, qui était demeuré en Égypte. Celui-ci, par une singularité que la tradition se borne à constater sans commentaire, avait cinquante fils, cousins des cinquante filles du roi d'Argos.
Soit pour jeter, par les liens d'une parenté plus étroite, un oubli définitif sur la tentative meurtrière dont autrefois Danaüs s'était rendu coupable envers lui; soit qu'il crût voir dans le nombre même de leurs enfants, tous d'un sexe opposé, quelque ordre voilé des dieux, le pharaon envoya vers son frère une ambassade, à l'effet d'obtenir le consentement à cinquante alliances entre leurs cent enfants.
Le vindicatif usurpateur du trône de Gelanor hésita longtemps à répondre, nourrissant des projets qu'une vieille rancune lui inspirait. La magnanimité de son frère lui semblait un outrage; mais, se sentant plus faible, il atermoyait. Pressé, toutefois, par les envoyés du pharaon, dont les sollicitations à cet égard semblaient prendre un caractère menaçant, il dut se résoudre à consulter ses filles. Les Danaïdes, jalouses de se montrer dignes du ressentiment où les avait élevées leur père, refusèrent formellement cette uniongénérale, et donnèrent pour prétexte, aux ambassadeurs d'Égypte, qu'une telle mesure leur semblait impie.
La réponse ayant été transmise au roi de Delta, celui-ci sentit s'éveiller en son cœur les mauvais souvenirs du passé. Décidé, cette fois, à la vengeance ou à la paix définitive, il leva, sans délai, une forte et nombreuse armée. Le commandement des cinquante vaisseaux qui la transportèrent en Grèce fut confié à ses cinquante fils, et il fut décidé qu'ils ne reviendraient pas sans avoir enlevé les filles de Danaüs ou sans en avoir fait leurs épouses, soit de bon gré, soit par la force.
L'histoire a conservé les noms des cinquante Danaïdes et ceux des cinquante égyptiens leurs fiancés. Les filles de Danaüs s'appelaient: Hypermnestra, Théano, Autonoë, Sthénélea, Callidia, Stygné, Boycéa, Actœa, Agavea, Adianta, Automaté, Autoléa, Rhodié, Shée, Rhodéa, Callice, Celeno, Cercestris, Cleodora, Chrysippa, Cléopâtre, Clité, Dioxippa, Electra, Amymoné, Anaxybia, Asteria, Eraté, Aditéa, Eurydice, Evippéa, Evippé, Glaucé, Glaucippé, Gorgé, Gorgophoneïa, Hippodamia, Hyppoméduse, Hyperia, Iphiméduse, Mnestra, Neso, Ocypeteïa, Ocmé, Pircea, Podarceïa, Pharté, Pilargé, Hippodamia la cadette et Hippodiceïa.
Les cinquante Ægyptides étaient: Lyncéos, Ménélas, Daïphron, Daïphros, Polictor, Pandion,Periphas, Lycus, Archelaüs, Encelade, Busiris, Euryloque, Cissée, Hyperbios, Agenor, Chèté, Chtonios, Dorion, Phantès, Chrysippos, Clitos, Egyptus, Sthénélos, Hippolyte, Peristhènes, Argios, Chalcedon, Imbros, Alcménon, Bromios, Alus, Dryas, Agaptolémos, Potamon, Ister, Protée, Hippotoüs, Diagorite, Hippocryste, Enchénor, Lampos, Agios, Melachus, Eurydamos, Arbelus, Idmon, Œnée, Idas et Lyxus.
Sous les poutres de cèdre où pendaient des draperies de laine noire, filées par les orgueilleuses vierges, des lits de fourrure étaient dressés, dans le palais de Danaüs. C'était le jour des noces, car il avait fallu céder aux phalanges égyptiennes et aux cinquante guerriers qui étaient entrés dans l'Argolide.
Le vieux roi, tordant sa barbe blanche, avait convoqué à l'aurore toute sa pâle postérité, car un oracle avait prédit qu'il serait tué par l'un de ses gendres. Après avoir communiqué à ses filles ce décret des dieux, il s'était penché à l'oreille de chacune d'elles. Il leur avait parlé à voixbasse, exigeant sans doute quelque promesse terrible. Elles avaient répondu en étendant leurs deux mains vers la Terre, attestant les puissances infernales, le Styx même,—serment que les dieux ne sauraient enfreindre sans châtiment,—d'obéir à la mystérieuse injonction de leur père. Celui-ci, se courbant alors vers le coffre d'airain où ses capitaines pensaient sans doute qu'il renfermait ses trésors, en avait tiré cinquante glaives, que ses filles, baissant la tête en signe d'acquiescement, avaient cachés sous leurs tuniques nuptiales, brodées de fleurs d'oliviers et de dessins d'or, selon le mode pélasgique.
Tout le jour, sur les remparts, les acclamations du peuple en fête avaient salué l'entrée des bruns princes, aux armures étincelantes, qui avaient, l'un après l'autre, franchi les portes de la ville. Ils arrivaient, avec les images de leurs dieux sculptés sur leurs longs boucliers; le visage rasé et découvert, le pschent au front, la vipère d'or, insigne royal, entre-croisant leur chevelure haute et crépue. Les trompettes de guerre, les lourdes cymbales de bronze, les flûtes, les tambours recouverts d'une peau quelconque, probablement humaine, les syrinx des pasteurs, mêlaient leurs sons étranges aux chants déjà mesurés, des hommes d'Argos; on les accueillait avec des hymnes, en triomphateurs; on agitait des palmes; les autels consacrés aux dieuxdes cabires-forgerons et aux divinités cyclopéennes ruisselaient du sang de l'hécatombe propitiatoire. Le culte de Cérès Themisphore avait été enseigné aux filles de la Grèce par les Danaïdes. Et d'autres vierges guidaient chacun des fiancés vers les fiancées, qui, entourées des guerriers de leur pays, attendaient, debout, sur les gradins de pierre du palais argien, ces époux violents. Danaüs, immobile au seuil de la salle royale, attendait aussi, désarmé et solitaire, devant la table du festin.
Ils entrèrent dans la haute demeure, et chacun, la flamme d'orgueil dans les yeux, se choisit, parmi les cinquante sœurs, l'épouse qu'il désira. Puis, après le baiser d'hyménée, les présents offerts, les cent un convives prirent place sur les sièges d'ivoire, autour de la table où fumaient les viandes d'agneaux et de sangliers.
Les esclaves versaient les vins de Thrace et de Messénie dans les cratères ciselés; et c'étaient des vins couleur d'or, aux dures saveurs, qui enivrent vite. Les enfants d'Egyptus pâlissaient de joie, l'amour triomphant leur allumait les veines, et les tourbillons des parfums qui brûlaient sur les trépieds de la salle, bleuissaient l'air où sonnaient des bruits de baisers pareils à des chants d'oiseaux.
Danaüs, les yeux fermés, comme perdu en des visions de vengeance, souriait. Derrière lui, deuxesclaves, couverts de lames d'airain, tenaient sur leurs épaules une double hache et les regardaient, immobiles.
Cependant, les Danaïdes ne tendaient pas leurs lèvres silencieuses à leurs époux. Leurs visages étaient si sombres, que leurs bouches étaient comme des roses dans la nuit. Les Égyptiens ne remarquaient pas, ou prenaient pour une coutume virginale, cette réserve de leurs femmes. L'ivresse passionnée et les vapeurs des vins étrangers troublaient leurs cœurs et leurs esprits. Lorsque les fruits grecs et les gâteaux de miel apparurent, les chanteurs et les rapsodes entrèrent et, sous les colonnes de marbre sonore, dirent les joies de la jeunesse et le bonheur des amours héroïques. Ils s'accompagnaient de lyres longues, sans plectres, et recourbées comme des arcs, avec sept cordes différentes.
Ils invitèrent les couples à offrir les libations aux dieux.
On se dressa, entrelacés, les coupes hautes, saluant Jupiter. Les teints dorés des Égyptides et les pâleurs cependant consanguines des filles de Danaüs formaient des couples disparates, sur lesquels, obliquement, tombait la lumière de l'amour et de la vie. Un seul, celui des deux aînés, Lyncéos et Hypermnestra, semblait être l'exception favorisée des dieux de cette troupe demaris et de femmes hostiles, rassemblés par la violence.
Ils étaient séparés, ceux-là, par le vieux roi, car c'était l'honneur consenti par les deux redoutables familles, que les aînés fussent d'avance si naturellement unis que les paroles captivantes de fiancé à fiancée devinssent inutiles. Ils étaient l'exemple. Ils étaient ceux que l'on imite, par nécessité. Les autres jeunes gens pouvaient éprouver des joies personnelles,—ceux-là devaient être, avant tout, la raison légale et nationale de la libre volupté des quarante-neuf autres couples: ils étaient le premier anneau de cette longue chaîne.
Et, cependant, bien que le vieillard s'interposât entre le prince Lyncéos et celle que le Destin avait donnée à celui-ci, une expression d'attente naïve et de tendresse s'échangeait entre eux à chaque prétexte fourni par les rapsodes, et, lorsqu'il fallut adjurer, dans la libation sacrée, la voix d'Hypermnestra fut le fidèle écho de celle du guerrier. De telle sorte que les voix railleuses des autres épouses semblèrent attester Proserpine, et le chien de l'Erèbe, en prononçant le nom du Maître des Empyrées.—Les coupes, toutefois, ayant été renversées sur la table nuptiale, il s'éleva des déclamations forcenées, poussées par les prêtres de Mercure, qu'on avait oubliés. Ceux-ci, réclamant, au nom du roid'Égypte, qui avait ourdi cette multiple union, furent accueillis favorablement par les mâles qui jetèrent le vin une seconde fois.
Le soir vint. Les cinquante couples se retirèrent dans les chambres nuptiales. Et la dernière torche cessa de briller sous les avenues de térébinthes des jardins du palais. Lorsque, sous le ciel plein d'étoiles, la moitié de la nuit se fut écoulée, un cri terrible auquel répondirent quarante-huit autres uniques et lugubres, épouvanta le silence et les ténèbres. Tout à coup, sanglantes, chacune tenant d'une main la tête d'un homme et de l'autre une lampe d'or, apparurent dans la salle du roi Danaüs quarante-neuf des épouses de la journée qui, jetant les têtes coupées aux pieds du vieux monarque, lui crièrent:
—Père! le serment est tenu. Reçois les têtes de ceux qui sont entrés dans nos couches; ils n'en sortiront que pour le bûcher.
Danaüs leva les yeux sur ses filles sans répondre:
—Hypermnestra!... dit-il.—où es-tu?
Mais Hypermnestra n'était point parmi ses sœurs; et, les esclaves envoyés trouvèrent la chambre déserte; clémente, elle avait aimé celui que le sort lui avait choisi et qui était Lyncéos. Elle s'était enfuie avec lui, et cachée dans une habitation lointaine.
Le lendemain, Hypermnestra amenée devant le tribunal du Roi, le peuple et les guerriers la déclarèrent innocente malgré la transgression de son serment; de sorte que Danaüs dut céder, et l'épouse miséricordieuse fut rendue à son époux.
Le caractère de ce singulier tyran était l'irrésolution et la faiblesse, mêlée d'une fougue brusque dans les coups de main et les crimes. Lorsqu'il vit son peuple, ses prêtres et ses soldats interdits de la soudaineté et de la témérité de cet égorgement, il redevint politique: il accorda la vie par une terreur plus immédiate que celle qui avait été suscitée en lui par l'oracle relatif à l'un de ses gendres. Il se réserva d'ailleurs, sans aucun doute de creuser plus tard un piège mortel à l'époux d'Hypermnestra; le principal était de conjurer, sur l'heure, l'esprit de révolte qui s'éveillait autour de lui. Ce fut donc évidemment par lâcheté, non par miséricorde, qu'il se rendit à la prière de ses sujets et laissa échapper Lyncéos. Hypermnestra fit élever alors un temple à la Persuasion, en reconnaissance du salut que lui avait attiré la simplicité de son discours devant ses juges, et les circonstances qui l'avaient favorisée.
Cependant il fallait purifier les épouses criminelles du meurtre qu'elles avaient commis; les prêtres de Minerve et de Mercure n'yfaillirent point: ce qui signifie qu'au nom de la Sagesse politique et de la duplicité qu'elle nécessite, les filles de Danaüs furent absoutes par la nation aryenne. Toutefois, elles ne pouvaient demeurer veuves. Le roi d'Argos institua, sur le champ, des jeux gymniques, auxquels il invita la jeunesse des Sept-Villes de l'Argolide: le premier vainqueur choisissait, et ainsi de suite jusqu'à la dernière. Les futurs époux des Danaïdes furent même dispensés des présents que, selon l'usage, le gendre devait offrir à son beau-père. Danaüs, par la popularité, la liberté de ces fêtes, où tous pouvaient concourir, cherchait à effacer des esprits, la sombre impression que le crime avait laissée, sans doute, et qu'il ne dépendait pas exclusivement des dieux de faire oublier. Les compétiteurs furent nombreux. Automaté et Shée furent choisies par les fils d'Achæus; les autres échurent à divers jeunes gens de toute caste, qu'elles firent princes argiens.
Comme à l'avénement de leur père, jadis, et dans les circonstances de sécheresse particulière dont il s'était servi pour parvenir au trône, elles avaient fait creuser quatre puits dont elles avaient doté la ville d'Argos, le peuple, charmé de voir qu'elles avaient préféré prendre leur époux dans les rangs des fils de sa patrie, même au prix du meurtre de leurs cousins d'Égypte, voulut leur rendre les honneurs divins; mais comme il allaitmettre à exécution cette pensée, survint Lyncéos, qui, ayant rallié les armées de ses frères, mit le siège devant Argos, la prit, et fit périr Danaüs et les quarante-neuf épouses implacables qui avaient tué ses frères.
De telle sorte que les honneurs divins ne furent rendus qu'aux mânes des Danaïdes.
Les dieux, cependant, ne ratifièrent point (s'il faut en croire Apollodore, Euripide et quelques poètes) le pardon qui avait été conféré aux filles de Danaüs par les ministres de Minerve et de Mercure.
Elles furent exilées dans les plaines qui s'étendent au bord du Tartare: là, près d'un torrent, les Danaïdes sont condamnées à remplir éternellement un tonneau percé, qui ne garde jamais une seule goutte de l'eau qu'elles puisent en vue d'accomplir la sentence de Jupiter.
Il est possible, au point de vue historique, que cette tradition soit encore une allégorie,—une sorte d'allusion aux quatre puits insuffisants qu'elles avaient fait creuser, lors de la sécheresse qui avait désolé l'Argolide.
Mais le symbole que renferme la nature du châtiment des Danaïdes nous semble, au point de vue de la morale politique, l'un des plus admirables que nous ont transmis les temps anciens.
Ce symbole est assez transparent pour que tout commentaire soit superflu. Il n'est point de passion mauvaise qui ne trouve son allégorie dans l'usage de ce supplice. La haine, la luxure, l'envie, l'orgueil changent le cœur de l'homme en autant d'urnes sans fond que l'homme essaie toujours en vain de combler. Les poètes n'ont point manqué de traiter sous toutes les formes depuis Eschyle, l'histoire des Danaïdes.
Parmi ceux des modernes qui ont été le plus heureusement inspirés à ce sujet, nous devons citer un sonnet de l'un de nos jeunes poètes, M. Sully-Prudhomme, qui a su découvrir un côté, touchant dans l'expiation de ces épouses infidèles. Voici les vers de cette conception ingénieuse: