Chapter 5

« Qui dépense en colère inutile, en fumée,Tous ces géants, Vésuve, Etna, Chimborazo,Et fait porter un monde à l’aile d’un oiseau. »

« Qui dépense en colère inutile, en fumée,

Tous ces géants, Vésuve, Etna, Chimborazo,

Et fait porter un monde à l’aile d’un oiseau. »

Ces vers sur les anomalies de la Création me revenaient à l’esprit, dans ce fin Musée du Mauritshuis, en présence duchardonneret enchaînéde Karel de Fabritius. Combien plus éloquent que tant de banquets de corporations, l’oiselet aux oreillettes de vermillon, perché sur sa mangeoire, minuscule Prométhée emplumé, au carcan d’une chaîne de montre ! — Magicien prestige de l’art ! un passereau, son auget, leur ombre, et voilà de quoi créer un rival inquiétant pour le Paradis de Tintoret, le plus vaste tableau du monde.

Les ombres et les reflets constituent deux portions délicates de cette petite-maîtrise Flamande dont l’inimitable intimité édifie la triomphante renommée. Délicatesse se pouvant creuser aux proportions de la profondeur. L’infini recule au fond de la cruche de la cuisinière de Vermeer. Un clou sans usage est au mur, projetant son ombre aussi. Une vannerie accrochée, une faïence, des pains de forme bizarre, assez semblables à des sabots d’enfants, une paysanne occupée à verser du lait, quelques pouces de toile, et voilà l’homme sensible plus ému que devant leJugement Dernierde Michel-Ange. Vermeer est dieu. Il crée de rien. On dirait que pour mieux prouver son pouvoir, il choisit un sujet indigent qui devra tout au maître. Une femme d’une grâce simple, sans beaucoup de beauté, lit debout une lettre qu’elle vient de recevoir. Sa bouche s’entr’ouvre d’un paisible attendrissement aux nouvelles du voyageur dont le parcours se trace sur une carte appendue au mur. La robe de la lectrice a le bleu serein d’une mer calme ; et sur la table à ouvrage l’extrémité d’un collier roule quatre grosses perles d’un bel orient, présent du marin au long cours. LeGéographede la collection Alphonse Rothschild,nous entraîne aussi vers les lointains ; et les dessins du lampas affectent, sur sa riche robe de chambre bleue, des sinuosités que répètent les méandres des pays, sur sa mappemonde. A La Haye, c’est un paysage, une vue de Delft, sous un ciel bas et voilé, recouvrant la cité comme d’une cloche qui rend les contours plus nets, les couleurs plus distinctes. Le ton des briques de Vermeer a la veloutée et chaude richesse d’un pétale de giroflée ; ses arbres sont d’un vert noir de myrte ; le premier plan du tableau est fait d’une partie de sable d’un jaune rose, marbré d’un peu de noir, qui rappelle la nuance d’une tranche de pastèque. Et sur ce terre-plein quelques bonnes gens causent discrètement dans la dorure éparse d’une atmosphère du soir, qui semble une lumière d’auréole.

J’ai parlé de reflets ; j’en sais un exquis dans un tableau attribué à Weenix, au Musée de Bruxelles : une dame aux épaulettes ornées de curieux agréments en velours caroubier, est assise à sa toilette et se tapote les seins devant son miroir. Mais la rareté de ce tableau est son éclairage ; il filtre finement d’une fenêtre dont les vitres plombées en découpent le reflet projetésur une paroi vis-à-vis, comme les mailles d’une aile de libellule. — Quant aux ombres, je n’en sais pas de plus quiètes que celles qu’arrondissent quelques assiettes dressées sur la tablette de la haute cheminée dans une autre peinture du même Musée, étiquetéeUngekant, et que j’attribuerais volontiers à Esaïas Boursse : une vieille femme courbée et vue de dos, range des vêtements dans les tiroirs d’un meuble, au-devant d’une courette qui distille le poudroiement lumineux dont se trament ce jour discret et ces délicates ombres.

Cette visite au Musée de Bruxelles, et à mes souvenirs, en même temps que la sensationnelle exposition qui, par une faveur sans précédent, bien due au grand artiste qu’elle veut honorer, s’ouvre, en ce moment, dans les salles de l’École des Beaux-Arts[1], m’offre une bienvenue occasion de consacrer à un Vermeer vivant, à Alfred Stevens, un peu de ce qu’un grand poète a nommé :rêverie d’un passant à propos d’un roi. Certes Stevens fut et demeure hautement apprécié de son temps, et les plus glorieuses consécrations le lui ont prouvé. Une anciennetoile de lui vient d’être acquise, un prix élevé, par sa ville natale, et ajoutée à ceux de ses tableaux qui faisaient déjà l’ornement du Musée de Bruxelles.

[1]Une indication qui date cet article.

[1]Une indication qui date cet article.

Certes, il n’est pas de bonne fête des yeux, dans un lieu orné, sans un Stevens de derrière les années ; car voilà tantôt cinquante ans que ce dernier des grands Flamands peint ses tableaux de chevalet minutieux et vastes. Il en résulte l’injuste reproche que lui adresseraient volontiers les observateurs superficiels :dater; comme si ce n’était pas une condition essentielle, tout au moins une raison majeure pourdurer. L’intérêt de la curieuse terre-cuite hispano-phénicienne, la tête d’Elché, réside moins dans la physionomie du visage fardé aux lèvres cruelles et peintes, que dans cette coiffure typique et monumentale. Ce qui confère aux personnages du peintre de l’Embarquement, leur caractère saisissant d’authenticité dans le rêve, c’est ce fait, historique maintenant, de la réalité de leurs mascarades qui, dans l’intervalle de répétitions pour des comédies de société, se répandaient, à demi déguisées, sous les ombrages d’un vieux parc où Watteau fixait pour l’éternité leurs silhouettes transitoires. — Les spéciales élégancesdu Second Empire, trop voisines encore pour qu’on les puisse juger sans passion, sont fixées ainsi dans les anciennes toiles d’Alfred Stevens. Cette mémorable vente Édouard Delessert, qui vient de dérouler son encan, renfermait, de ces ajustements, un spécimen drôlatique : une poupée que cecurieuxspirituel et un peu bizarre fit, plusieurs lustres durant, habiller, juponner, coiffer, chausser, chaque année, au dernier goût du jour, par les faiseurs les plus réputés, j’imagine, après Félicie et Palmyre, Worth et Virot, pour doter de ce contingent en réduction, sans doute en souvenir de ses premières amours, cette période de l’histoire du costume.

C’est dans les tableaux d’Alfred Stevens que l’avenir les admirera, véridiques et pourtant imperceptiblement stylisés par le goût d’un tel Maître, ces atours, aujourd’hui surannés, puis, demain aussi éloquents, et non moins lointains que les paniers d’une Adélaïde par Nattier, ou les brocarts d’une Hérodiade par Metzys, séculaires aspects de la femme fraternellement réunis dans l’histoire et dans le temps par le voisinage d’une paroi de Musée. Ne pourrait-on pas dire qu’une mode est surannée, tant qu’elle ne saurait être portée dans un bal costumé, sansrisquer l’équivoque de se rencontrer en même temps sur les épaules d’une personne d’âge, qui se serait égarée là sous sa toilette d’habitude ?[2]Toilettes qui furent encore celles de nos mères, — dont quelques-unes s’obstinent à n’avoir que quinze ans ; belles robes dont les cloches soyeuses semblaient de géants pétales d’althœa retombants, et desquelles les fleurs brodées, brochées, chinées ou peintes, couraient sur les réseaux à la fois souples et résistants de la crinoline, telles que des pariétaires sur un treillage. Je dirai un jour, dans quelques pages que je voudrais écrire sur la mode, ce qui, à mon sens, faisait leur beauté ; je ne veux aujourd’hui que les saluer, dans les admirables tableaux du vieux grand maître qui les a d’avance immortalisées. Robes dont les contours crénelés donnaient aux flirts du temps quelque chose d’obsidional et, aux amoureux qui les entouraient, l’allure des assiégeants d’une ville. Jupe en soie du jaune d’un bouton d’or un peu éteint, dans ce tableautin du Luxembourg que le globe laiteux d’une lampe qui a veillé, éclaire comme d’unetransparence d’hostie. Cette lampe montée de bronze est faite d’un vase de l’Extrême-Orient, décoré en Chine d’un polychrome écusson, comme il fut un temps de mode dans nos vieilles familles. Les missionnaires se chargeaient de ces commandes qui s’exécutaient parfois de façon assez baroque. Je me souviens d’une innombrable porcelaine de la Chine aux armes des ***, qui contenait, on ne sait comment, tant de bourdalous, qu’on s’était vu contraint… d’en faire des saucières ! — Revenons au plus poétiqueRetour du Bal, de Stevens, quintessence de féminisme, comme la plupart des tableaux de cet artiste.

[2]Un phénomène que j’ai vu se réaliser et signalé depuis, dans mes « Délices ».

[2]Un phénomène que j’ai vu se réaliser et signalé depuis, dans mes « Délices ».

Du succès demeuré moyen d’un demi-peintre d’élégances féminines qui s’y essouffle sans somptuosité, on donnait cette raison qu’il ne les aimait pas assez. Oh ! que cela ne se pourrait pas dire d’Alfred Stevens ! Je me souviens d’avoir écrit de lui ces vers du moins exacts :

… de Stevens, une ÉtudeOù l’odeur de la femme a toute pénétréPar un bout de satin dans cette toile entré.

… de Stevens, une Étude

Où l’odeur de la femme a toute pénétré

Par un bout de satin dans cette toile entré.

Mirages, miroitements d’étoffes aussi invitantsque les eaux sous lesquelles chantaient les sirènes. Eaux qui roulent des perles, toujours. Quatre seulement s’irisent dans le Vermeer du Ryksmuséum ; elles pleurent plus longuement au col des héroïnes du vivant Vermeer, elles pleurent avec ces jeunes femmes, car elles sont tristes ces Ophélies. Ophélies, les nommé-je ainsi ? Peut-être. Le Maître l’a fait une fois dans un de ses plus charmants tableaux qui me touche de près ; et c’est la grande sœur de toutes les autres. Oui, des Ophélies qui ont connu et goûté l’amour, mais qui, sous leurs atours bonapartistes, bouffants, et un peu bouffons, le baignent de leurs pleurs et de leurs perles. Elles tiennent des lettres décachetées dans leurs belles mains, dont les ongles semblent les pétales polis d’une rose en coquillages ; la turquoise qui meurt à leur doigt n’est qu’une plus tendre expression de ce chagrin et leurs diamants ne sont que des larmes plus éclatantes. Et cela s’appelle de noms un peu pareils à leurs garnitures :Douloureuse Certitude, etc. Mais, que cela est beau ! Cette Madame de Beauséant ultérieure qui revient du bal, qui lit et froisse un perfide billet d’amie, un froid congé d’ami, écrits dans une langue datant encore un peu de Marceline.La robe est à volants en taffetas gant de Suède, (Stevens n’aime pas les satins) ; un cachemire des Indes renversé en arrière, mais tenant encore un peu aux épaules par un de ces gestes qui constituaient un sursaut disparu des gymnastiques de la coquetterie, a servi de sortie de bal. Et les joyaux que transforme en pleurs sanguinolents un rougeoyant jour de lampe, nous enflamment d’une admirative pitié pour ces déceptions parées.

Une autreDouloureuse Certitude, celle-ci en toilette de jour, s’accoude au bureau-cylindre marqueté, dont Stevens aime à peindre les camaïeux blonds ; son visage se contracte en un pathétique clair-obscur, sa robe est d’un gris-fer cerclé d’ornements noirs ; son cachemire est à fond blanc, son chapeau à bavolet est rose et noir, orné d’une rose. Mais n’est-ce pas une « Douloureuse Certitude » encore, cette autre désolée debout près du même bureau[3], ses cheveux d’or fluide et fin sous son chapeau havane, en cachemire aussi, en robe de velours vert à reflets un peu roux, comme celle de Madame de Bargeton ? Et dans ces deux tableaux,sur le coquet meuble Louis XVI, une boite à cigares ouverte, aux angles blancs, au bois lilassé, est là pour attester que la scène se passe chez l’infidèle amant, qui a le tort de laisser traîner ses lettres.

[3]Dans la collection A. Roux.

[3]Dans la collection A. Roux.

Il n’est pas impossible, en un temps donné, quand toutes les phases de sa renommée se seront accomplies, que notre peintre soit dénomméle peintre aux billets, comme il y a eule peintre aux œillets, un vieux maître Suisse. Des observateurs superficiels ont reproché à Alfred Stevens de manquer de sujet, parce qu’il ne peint ni des batailles, ni des naufrages, en somme aucune de ces compositions que Baudelaire range dans la catégorie des « fureurs stationnaires ». Mais l’Éternel Féminin en proie à sa perpétuelle inquiétude d’amour, composant le billet doux, le disposant, l’écrivant, l’épiant, le recevant, le froissant, avec toutes les expressions correspondantes, dans l’attitude et les atours qui en ont dicté, motivé l’émoi, quels plus dramatiques combats, quelles submersions plus poignantes ?

Les cachemires des Indes, joyaux textiles de la femme, hélas ! à tout jamais fanés sur les épaules des femmes de Stevens qui les reçurentde Madame Firmiani, avec la manière de s’en servir ! Magnifiqueschâles-tapisqui diapraient en effet les charmes féminins comme un tapis de mille fleurs d’émail sur lequel les pieds d’Ariel eussent aimé courir. Stevens fut l’iconographe passionné et patient de ces émaux cloisonnés de laines. Une grande femme debout en revêt un. Elle est coiffée d’une de ces capotes à bavolet qui semblent laides sur les gravures de modes, mais dont on voit bien là qu’elles purent paraître charmantes et encadrer avantageusement des visages gracieux qu’il y eut toujours. C’est une de ces froisseuses de billets doux (il les peignait après les avoir écrits) qui sont chères à Stevens, et qui lui servaient de thème, sinon de mannequin, pour le déploiement de ses savantes variations sur les féminités historiées. La robe est marron, si je me souviens bien ; mais le portrait est celui du cachemire ; il l’a peint comme son maître Vermeer aurait fait d’une de ces cartes de géographie qu’il donnait lui-même pour fond à des femmes pensives. Ce sont des continents de turquoises, d’émeraudes et de rubis, de kaléïdoscopiques gemmes tramées ; les ailes mêmes de ce papillon hindou que j’admirais récemment dans une sublimecollection de ces insectes, et qui nous est donné comme le modèle initial du cachemire. Une autre de ces coquettes d’antan, appuyée à une console, se présente presque de dos pour mieux faire chatoyer les multiflores dessins de son châle ; mais, pour ne pas nous priver de son minois souriant, le peintre l’a ingénieusement reproduit dans un miroir au-dessus du meuble.

Je me confesse d’avoir plusieurs fois fait à Stevens cette amicale plaisanterie d’un coup à jouer sur les cachemires. Il s’agissait d’accaparer à vil prix tout ce qui a survécu aux mites et au mépris, de ces tissus chers à Joséphine ; puis, au lendemain de cette stérilisation du marché Indien, de l’achalander à nouveau par une sensationnelle exposition du Maître Flamand, à travers laquelle d’élégantes complices promèneraient le vêtement réhabilité sur leurs évocatrices épaules.

Les miroirs, autre carrière rêveuse et profonde pour le pinceau de notre grand ami, fils encore de Van Eyck. J’ai trouvé le secret de l’attraction qu’exercent sur lui les surfaces polies ; homme robuste, sorte de colosse, son tempérament le prédisposait à peindre des plafonds, décorer des escaliers aux vastes surfaces.On l’a vu lors de l’exécution duPanorama du Siècle, dont je parlerai en son lieu. Or c’est moins l’occasion ou le manque de commandes de ce genre qui vouait Stevens à ses panneaux restreints, qu’une plus prodigue, en même temps que plus raffinée dispensation de sa veine. Je ferais volontiers de lui ce bel éloge, de dire qu’il est le sonnettiste de la peinture. De même que ce dernier, au lieu de laisser vaguer sa fantaisie en strophes innombrables, réserve sa production, élit des rimes rares, et fait tenir dans le bref poème à forme fixe dont il a fait choix, des intérieurs et des horizons, des héros et des dieux, des infinis et des astres, ainsi le Maître dont je parle, concentre en une superficie exiguë une infinité de reflets, qui lui font chérir, outre les glaces, les boules de jardins, les laques miroitants, les paravents à feuilles d’or, les nacres, les perles, les pierreries et, parmi elles, des yeux de femmes et d’enfants,

« … miroirs obscurcis et plaintifs, »

« … miroirs obscurcis et plaintifs, »

miroirs encore.

Car Stevens n’a, pour ainsi dire, pas peint de portraits d’hommes. Si l’on peut en citer un, entouré de femmes, dans son beau tableau duConvalescent, c’est qu’il s’agit d’un joli jeune homme blond qui ressemble à une jeune fille. Je possède, sur un exemplaire duRègne du Silence, de la collection de Goncourt, un portrait de Rodenbach par Stevens. C’est une rareté. Quant aux bibelots de l’Extrême-Orient, outre leur charme bizarre et bigarré que Stevens fut un des premiers à apprécier dans ses spécimens rares, sa passion de la mutualité des reflets devait lui faire goûter et rendre excellemment une encoignure en laque de Coromandel, qui occupe le coin gauche du tableau intitulé :La Poupée Japonaise, au Musée de Bruxelles, peut-être le chef-d’œuvre du peintre. Une femme en robe d’un blanc transparent, éclairé en dessous par la douce chaleur d’une étoffe rose, examine un pantin du Nippon, qu’elle tient entre ses mains. Un fouillis savant de plis et de volants contournés de dentelles, rendu avec un féminisme exquis et puissant, c’est tout ce tableau : le portrait d’une robe, mais une de ces robes d’avant la machine à coudre, l’horribleSilencieuseSinger, qui a fait, depuis, du bruit et du chemin dans le monde, et dans l’assemblage desquelles couraient avec esprit ces points devenus odieusement mécaniques,un de ces chefs-d’œuvre de lingerie impériale qu’abandonnaient à Stevens pour en orner ses modèles, les plus huppées cocodettes du temps. Car Stevens fut apprécié à cette Cour, dont c’est faire l’éloge, et des œuvres de lui se trouvent encore, me dit-on, chez l’Impératrice. Je ne sache pas qu’il en ait fait le portrait. Au reste, Stevens est bien moins le portraitiste d’une femme que celui de la femme. De la sienne pourtant il a tracé sous ce titre :Une Musicienne, une superbe image ; mais moins en portraitiste qu’en peintre, en magistral traducteur du mystère pensif d’une allégorie angoissée. J’ai essayé, dans une trentaine de strophes desHortensias Bleus, de paraphraser le secret de cette page intense, joie et orgueil de la collection Georges Hugo, je n’y reviens pas. La même galerie possède un autre Stevens :Miss Fauvette: une jeune femme, celle-là, aussi svelte que la Musicienne est massive, gazouilleuse en mousseline blanche à mille volants, noués d’une ceinture bleue. Et c’est un goût raffiné, en même temps qu’un sort ingénieux qui font ainsi contraster dans le même salon, la lourde harpiste lassée, la vive cantatrice insoucieuse. Une troisième musicienneest encore au Luxembourg, en robe gris-fer plate, aux ornements noirs, sobre, presque sombre ajustement de cette Euterpe de salon un peu déchevelée et très pathétique, la bouche grande ouverte en l’émission de ceChant Passionnéqui fait le titre de son poème. Une quatrième appartenait à Duez, celle-là musicienne muette, assise, en sa robe d’un vert-émeraude, auprès de sa harpe assoupie.

La même encoignure de laque dont j’ai parlé fleurit sur son fond noir son décor polychrome et baroque, dans une autre toile, celle-là chez Monsieur Antoni Roux : une femme en rose savoureusement reflétée par un paravent d’or.

Nul autre, parmi les peintres, n’aura su, comme Alfred Stevens, habiller une femme de certain rose-gris, rose d’une rose ayant tardé à fleurir, qui a eu froid en éclosant et mériterait d’avoir inspiré ce vers pénétrant du vieux d’Aubigné :

« Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise. »

« Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise. »

C’est que Stevens est aussi un amoureux des fleurs. Il sait qu’elles sont les femmes des sous-bois et des parterres, et il a écrit dans le menu et important recueil de maximes sur son art,qu’il intituleImpressions sur la Peinture: « Faire peindre beaucoup de fleurs à un élève est un excellent enseignement. »

Un vieux compagnon de Stevens, ce paravent décoré de brouettées de fleurs, et dont il avait momentanément détaché les feuilles pour composer jadis la riche tenture d’un boudoir de sa belle installation, Rue des Martyrs. J’y fis, un jour, il y a bien longtemps, une visite en compagnie de Sarah Bernhardt ; elle peignait alors, dans l’atelier et sous la direction du Maître, un petit tableau un peu inspiré de lui :La jeune fille et la mort, qui figura au Salon vers 1880. Sujet renouvelé de l’art des Pays-Bas dont la philosophie, comme celle des Maîtres Suisses, aime juxtaposer la fraîcheur et la destruction ; tel ce Van der Schoor qui, dans le Ryksmuséum, a réuni, sur le même panneau, des crânes et des ossements, des lumières et des roses. Un autre salon de son ancienne demeure a été reproduit par Stevens dans un de ses plus beaux tableaux, qui fait partie de la collection Vanderbilt. Une jeune femme nu-tête, en blanc, debout, appuyée sur un guéridon, reçoit des amies. Et c’est, parmi les enharmoniques tons de l’or dont toute la gamme rutile du fauve au flave, le radieux etvoluptueux chatoiement de ce qu’on a depuis appelé un thé de cinq heures, en unhomeartiste et somptueux, et dans le miroitement échangé de mille bibelots précieux, porcelaines et fleurs rares, où tout rayonne, même éclate et fulgure, sans détonner, où rien n’a été omis par ce pinceau omniscient dont il semble qu’il ait su reproduire, de cette élégante assemblée d’oiseaux féminins, jusqu’au parfum et au caquetage ! Une curieuse réplique de ce tableau — sa géniale esquisse, je crois — se trouve chez Monsieur A. Roux. Détail singulier : elle est peinte sur glace.

Une mine de bric-à-brac trié, cette ancienne demeure de Stevens ; éléments disparates et associés par une majeure raison d’État, une raison d’être plus haute même que le goût : le désir de les peindre, de les transsubstantier hors de la contingence et du temps, en des intérieurs fictifs et plus réels, à l’abri du déménagement et du terme. Dans le salon intérimaire où je les revis lors d’un transfert, les pendules marchaient par paires sur des consoles Empire, dont ne nous avait pas encore dégoûtés leur réhabilitation sans discernement et en bloc. Et Stevens, plongeant ses puissantes et jouisseuses mains dans un deces hauts et profonds paniers qui servent à importer les régimes de bananes, en tira triomphalement, pour nous le faire admirer, un dextrochère de Gouttières. Une aquarelle par Delacroix, témoignait encore là de ce qu’il me plaît toujours de noter : le tendre et touchant spectacle d’un géant en admiration devant une fleur.

Autres toiles : une jeune veuve blonde, en noir léger et très seyant, se reprend à essayer des fleurs et des bijoux, devant un miroir, toujours ! et j’aime moins le Cupido blotti sous le tapis de la table pour souligner une allégorie d’elle-même assez expressive, et qu’une figure de pleureuse, dans la tapisserie, commente déjà de façon plus naturelle. — Une promeneuse, peinte celle-là dans le jardin de la Rue des Martyrs, accoudée à la barre d’appui de la fenêtre, où s’encadre sa fraîcheur blonde autour de laquelle voltigent deux papillons, parle, du dehors, à quelqu’un d’invisible dans l’intérieur. La turquoise d’une plume de martin-pêcheur se pique dans la gaze bleue enroulée au clair chapeau de paille qu’elle tient à la main. Elle est en peignoir blanc, à manches-pagodes d’où sortent comme de caressantes fleurs de chair, ses mains baguées. Stevens est le peintre physionomistedes mains, savoureux chiromancien de la grâce. Et c’est pour lui un délice d’en ponctuer la douceur par le point bleu de cette turquoise que je retrouve au doigt de cette promeneuse, de l’accouchée, de la musicienne.

Le Bouquet, un savoureux morceau, consacré aux étoffes et aux fleurs : le tapis de table, la soyeuse toilette du modèle, qui d’ailleurs s’effacent devant le feu d’artifice éblouissant de la gerbe multicolore. —La Visite, un précieux repère pour lesphilosophes des habits, selon l’expression de Carlyle : deux cocodettes au dernier goût de ce jour… évanoui, entre des panneaux japonais et des paravents de laque. L’une d’elles, qui reçoit, assise au bord d’une fumeuse, un doigt au coin de la bouche, en un geste expressément féminin, porte son chignon dans un filet noué d’un gland ; et au-dessus, cette coiffure enbarrettes, qui n’est pas sans prétention aux bandelettes, renouveau d’antiquité, au goût de la Maison Pompéïenne. Et l’interlocutrice au doux visage, en son seyant chapeau de fleurs, à brides, tient à la main ce joujou du même temps, son ombrelle-marquise. —La Bonne Lettre: toujours la sentimentale paperasserie. Une lettre de famille, celle-là, quedeux femmes lisent attentivement. L’épouse, sans doute, et la mère du correspondant lointain. Et sur le visage de la plus jeune, le reflet du blanc papier met comme un rayonnement, une réverbération des nouvelles heureuses. — Enfin,la Consolation. Je l’appellerais volontiers : L’Enterrement d’Ornans de l’élégance. Comme au tableau de Courbet, le visage de la veuve en visite, s’abîme et disparaît dans son mouchoir, sur la blancheur duquel tranchent les doigts du gant noir. L’autre main de la pleureuse est retenue et serrée gentiment entre les deux fines mains de la consolatrice, une gracieuse amie vêtue de blanc, assise sur le même canapé et l’expression ensemble compatissante et indifférente. Près de la veuve, sa fille, une délicieuse figure un peu anglaise, et pareillement en noir, participe au malheur élégant, silencieuse, les mains croisées.

Stevens a peint, pour le Roi des Belges, quatre panneaux,les Saisons, quatre jeunes femmes qu’il eut le bon goût de ne pas dévêtir plus ou moins mythologiquement, mais de laisser en proie à leurs modes. LePrintemps, douce Grâce émue, derrière la blanche écume des pommiers, les doigts noués dans une inquiétuderêveuse. L’Ététient des fleurs et s’abrite d’un éventail dont l’ombre portée fait errer sur ses juvéniles traits comme un nuage sur une rose. L’Automnes’accoude et se souvient, au chant des oiseaux qui émigrent, au pénétrant parfum des chrysanthèmes. L’Hiverest vêtu d’un barège feuille-morte. Pensive liseuse au livre refermé, mélancolie non moins amère sous ses rubans, Mnémosyne mondaine.

Le jovial Flamand reparaît dans le tableau de l’Alsacienne: une belle et gaillarde servante, en costume national, s’interrompt d’épousseter pour s’ébahir à considérer une Vénus accroupie quasi de grandeur nature. Bien entendu ce domestique épisode, un peu trop spirituel pour me plaire, n’est que pour donner carrière à une virtuosité caressante et indéfectible, qui va du détail de l’ajustement, broderies, tablier à dentelles, à la fleur empennée du plumeau dans son sépale de cuir vermillon, aux contours froidement lascifs de la statue d’argent, aux tons de lèvres mortes d’un rhododendron violacé, dans un cachepot de cuivre, aussi peuplé d’images mirées qu’une boule de jardin, à tout l’inventaire enfin de ce mobilier de médecin, du temps qu’ils étaient sans goût.

Je dirai encoreLe Sphinx, debout et les bras croisés en sa robe fleurie, mystérieux et souriant, tout le visage dans l’ombre, sur son auréole de cheveux blond-cendré ; énigme de féminisme et de demi-teinte. —La Baigneuse, naïade intime, au chignon haut-troussé sur la tête, souriante au bord de la baignoire en métal poli qui la reflète, sœur moderne de la Romaine de Tadéma voilée par ses pétales de rose. Une rose d’un jaune soufre exalte la froideur de l’argent, la tiédeur des ombres ambrées, la pâleur des chairs d’ivoire.

Le même modèle a posé pour un autre tableau de dimensions moindres :Souvenirs et Regrets, titre qui sent bien son époque, et son fruit, car c’est un fruit d’arrière-saison que cette beauté abondante. Aux bras du fauteuil qu’elle emplit de ses rondeurs épanchées, c’est moins entre les lignes du billet ouvert dans sa main qu’entre les lignes de ses formes mûrissantes qu’elle épèle elle-même le titre automnal de son effigie. Toile rare, peut-être unique dans l’œuvre de Stevens par l’élargissement de la manière, et l’assouplissement de la matière, qui la font, l’une s’apparenter à Monsieur Degas en son rendu génialement véridique, l’autre à Manet en cefaire ivoiré des chairs dont l’Olympia est le type. L’harmonie générale des vêtements, du chapeau quitté, discrètement fleuri de roux, du parasol fermé, légèrement liséré de bleu, sont de ce fin gris de mastic qu’il faudrait appeler le gris Stevens, et que le ton des chairs éclaire doucement comme un reflet de corail sur de l’argent ou, parmi la brume des premiers froids, une rose remontante. Certaines lueurs dorées ne sont peut-être pas toutes naturelles, en cette coiffure ensemble savante et un peu défaite où tient toute et se noue une chevelure vivace. Le visage épaissi, pèse sur le col. Le regard baissé qui glisse vers la lettre, effleure les seins, épandus hors d’un corset bleu de bourgeoise semi-vertueuse. Le pied trop petit deboulotteest chaussé d’un soulier élégant, mais qui ne vient pas du tout premier faiseur, et le bas de fil d’Écosse à côtes est du même gris rayé de bleu qui s’assortit au parasol, en un essai de raffinement un peu provincial. Plus rien là des vraies dames du monde de Stevens, de ces femmes de sa famille qu’il reproduisait dans leur chez soi distingué et opulent, ou qu’il priait de poser pour lui (afin de les représenter en visite chez elles-mêmes), avec leur chapeau de Madame Ode,leur robe de Soinard, leur authentique cachemire des Indes. Non, celle-ci c’est la femme de quarante ans de la comédie féminine d’Alfred Stevens, une Madame Marneffe dégrafée pour le baron Hulot, une Adeline de moins noble aloi, se demandant si le bout de son pied émergeant de dessous la jupe, et le bout de son sein hors du corset bleu fascineront encore le gros Crevel. Et c’est une poignante, une prenante anomalie qu’offre la contemplation de cette toile qui ne sent pas l’eau de Portugal, mais le patchouly, et dans laquelle la bonhomie un peu grivoise qui lui vient du modèle est à la fois en lutte et en accord avec l’exquise et haute distinction qu’elle tient de l’Art du Maître.

Disons encore, parmi ces figures féminines, peuplant toutes, une à une, de leur sentimentale anxiété le personnel univers « où leurs pas ont tourné », comme l’écrivait Madame Valmore, un petit monde fait de lambris que soulignent des rayures d’or, de portes entr’ouvertes au jappement d’un bichon ou d’un carlin pour donner passage à une voluptueuse missive, citons encore trois toiles, trois jeunes femmes. L’une, assez semblable à Louise de Mortsauf, en bleu-clair, debout, et dans les mains sa tapisserie à fleursvives, dont toutes les couleurs se retrouvent aux écheveaux de soie débordant de la table à ouvrage ; et, sous la porte close, un billet doux s’est glissé, pareil à la langue du serpent, et qui va transformer Pénélope en Phryné, tentateur irrésistible. Une autre, aux cheveux blond-cendré, en sa robe brune, et vue de dos, du geste de ses deux mains fines rejetées en arrière, protège contre le visiteur inattendu qu’annonce le vantail qui s’entrebaille, la lettre qui sèche à peine sur le bonheur-du-jour de style. La troisième est une des perles de l’insigne collection de Monsieur Manzi. Perle, en effet, cette jeunesse vêtue, orientée, irisée de tous les blancs à reflets ; blanc de la robe faite de trois volants d’égale hauteur, découpés et bordés de feston, blanc du châle en crêpe de Chine à longue frange de soie et brodé de fleurs blanches ; blanc de la boiserie aux filets dorés sur laquelle s’éjouit en tache de lumière, un reflet ensoleillé et bien Flamand venu d’une fenêtre invisible ; blanc du papier d’un bouquet de roses que cette rose humaine tient à la main, toute à la joie insoucieuse de franchir un seuil dont elle sait le secret, auréolée de la vaste ombelle d’un chapeau brun, enrubanné, emplumé ; réelle héroïne d’un dramedigne de Kipling, que Stevens me conte, et que je retiens pour le narrer quelque jour.

J’ai réservé pour la fin deux œuvres qu’une fréquente vision me rend plus familières ; l’une, l’Ophélieque j’ai dite, connue aussi sous ce titre «Le Bouquet Effeuillé», sans d’ailleurs autre motif de revêtir ce Shakespearien nom que d’être une jeune femme tenant des fleurs. Le Maître qui a peintla Musicienned’après sa femme, a peint l’Ophélied’après sa belle-sœur. Ce sont la Saskia et l’Hiskia d’Alfred Stevens, moins les secondes noces. Cette dernière vêtue d’une robe d’algérienne, blanche et souple étoffe diaphane à raies brillantes, que le peintre m’a dit avoir reçue en ce temps là de la Princesse de Metternich, et qui habille encore deux indolentes fumeuses de cigarettes, en compagnie de leur chat dans un tableau plein de réticences. Un chat aussi, celui-là coquettement cravaté de bleu, — l’éternel félin devait séduire le peintre de l’éternel féminin, — caresse au soyeux volant sa fourrure soyeuse. Et le seul éclat un peu vif de la lumière infuse, amoureusement éparse sur cette belle jeune femme, glisse sur les fleurs qu’elle tient dans la main, dont un orangé souci qui trahit sa plainte.

Je retrouve aussi maître Mitis ronronnant au coin du feu, tel qu’un lare symbolique du foyer quitté, dans ce joli tableau :Retour au nid. Une jeune frileuse, en cachemire, en toilette d’hiver se caresse, elle, le menton à son manchon, pensivement accoudée au fauteuil préféré, perdue en la contemplation d’une pendule qui lui sonna des « minutes heureuses » en ce nid d’amour qui est un fouillis de bibelots, parfumé et tendre.

Et voici encore Raminagrobis qui, cette fois, est un chat d’Alep, faisant le gros dos, de tout son blanc poil lustré, au centre de cette touchante composition :Les Rameaux. C’est le retour de la messe de Pâques fleuries. Et, près du lit, drapé de cretonne aux fleurs vives, une élégante dévote, fille pieuse aussi, suspend au portrait de sa mère, avec un baiser, un brin de buis bénit. Il existe une réplique de ce tableau, avec quelques variantes dans l’ameublement et dans le costume.

L’autre tableau,La Psychéest comme une apothéose de tout l’art de Stevens et de toutes ses amours : les femmes, les objets et les reflets qui les multiplient. On dirait le gracieux cache-cache d’une jeune femme et de son image. Joliebrune, vêtue d’un pékin à mille raies noir et gris, garni de dentelures, et dont la fine tête olivâtre, ponctuée à l’oreille d’un blanc camélia, émerge de derrière une psyché en laquelle elle ne se voit pas, mais qui la mire. Galante ruse du peintre pour portraiturer et nous offrir sous deux aspects ce minois sympathique. C’est donc, en réalité, une femme à deux têtes et à trois mains, — et quelles mains ! que n’en a-t-elle davantage, cette hydre exquise ? — que nous représente ce panneau (peint sur bois par Stevens, vers 1870). Mais là ne se bornent pas les réflexions de l’intelligente glace, drapée elle-même d’un pan de damas jaune éteint. Tout l’atelier s’y reflète, avec sa vieille tapisserie à personnages, ses études, dont un effet de neige, ses crêpons épars sur un fauteuil d’acajou recouvert de velours d’Utrecht d’un bleu glauque, ses nombreux cartons aux galons dénoués, ses toiles empilées dont le bois blanc des châssis et le grain des toiles sur champ et de revers, sont d’une vérité bien hollandaise.

Et l’insatiable traducteur des reflets, Alfred Stevens non content de transcrire à lui tout seul le duo limpide et chantant de la chambre harmonieuse, a fait se mirer, dans le parquet brillant,la verte perruche qui s’y promène ; quoi encore, tout et rien, une cigarette éteinte, une allumette brûlée, et leur cendre ; et c’est la suprême Ophélie au bord de son eau, avec sa fleur claire.

La même robe de cuivre pâle ou d’or vert habille encore une bouquetière, dans un intérieur, assise à terre sur une peau d’ours blanc constellée de blancs pétales ; jeune rousse portant une hotte de roses-noisettes, autour desquelles hésite un papillon incertain entre les fleurs et la femme.

Cursive nomenclature que je ne veux pas interrompre, sans avoir mentionné encore leModèle se chauffant, ravissante frileuse, les mains tendues, telles que deux fleurs de serre, au-devant d’un poêle que surmonte un vase blanc et bleu, d’un rendu ineffable. — La blondeVeuve, délicate jeunesse dont la première amour vient d’être fauchée, et qui, sous son deuil trop élégant, rêve déjà du convol que présage un bouquet séduisant, envoyé pour de deuxièmes fiançailles.

Une troisième veuve, plus émouvante, se tient debout, nu-tête, dans un parc ; de ses mains en train de se dénouer s’échappent les fleurs du souvenir ; et sur sa poitrine vient s’abattre unecolombe, Saint-Esprit du cœur, messagère de l’amour défunt ou annonciatrice du nouveau bonheur.

Enfin l’entre-toutes admirable esquisse de cette jeune femme assise, vêtue de velours émeraude et de zibeline, en un intérieur dont la discrète intimité rendue, avec la liberté la plus puissante, évoque deux noms surpris de se rencontrer : Pierre de Hooghe et Velasquez.

J’insiste sur le savoir-faire étonnant avec lequel Stevens reproduit aux murs des ateliers ou des salons qu’il représente les tableaux qui les décorent ; tel ou tel vieux Maître, ou des contemporains, un Diaz, un Corot, à s’y tromper, à réjouir, à décevoir le peintre lui-même. Et notre Grand Ami, quand je lui parle de ce détail me répond mélancoliquement : « C’est vrai, j’étais très habile. »

Un jour, Stevens a voulu, je ne dis pas faire grand, la grandeur tient toute dans ses apparentes minuties, mais peindre en grand ; il a fait, habilement secondé par Monsieur Gervex,le Panorama du Siècle. On l’admira. Qu’en reste-t-il ? Tout au moins la série des esquisses peintes dont il essaima, quatre vastes panneaux sans rapport avec ce nom d’esquisses, et dans lesquels, en cepremier jet plus expressif, s’évoquent les notables d’avant-hier avec une ressemblance non seulement de visage, d’attitude et de geste, mais d’habitus corporiset de pensée, qui nous fait reconnaître ceux-là mêmes que nous ne connaissons que par leurs œuvres. Tenture historique, bien propre à décorer un fumoir transcendantal, comme pourrait l’être celui du Trianon-Castellane, en même temps qu’à satisfaire cette tendance qui, selon Goncourt, nous porte à « parler de l’immortalité de l’âme au dessert ».

Telle est, en quelques lignes, et pour quelques toiles seulement, mais élues parmi les plus caractéristiques, l’œuvre du Maître Flamand-Français, de celui que j’appellerai le grand sonnettiste pictural, peintre des mondaines Ophélies occupées à noyer en tant de miroirs le reflet de leurs mélancoliques beautés et de leurs toilettes bonapartistes. Filles de Polonius et d’Alfred Stevens pour lesquelles, en dépit des plus hautes consécrations, trop de contemporains n’ont encore que les regards oublieux d’Hamlet et ceux, plus folâtres, de l’étrange amateur de peinture auquel leur auteur dut un jour donner satisfaction d’une bien amusante manière. Il s’agissait d’une composition représentant deux jeunesfilles en train de regarder par la fenêtre. Rien, et bien au contraire, n’en déplaisait au client qui n’avait d’autre objection à l’acquérir que l’absence totale desujet, dans cette charmante toile. — « Comment ? mais vous n’avez donc pas compris mon tableau ? — s’écria Stevens faussement indigné — ces jeunes filles regardent passer un omnibus et l’une d’elles désigne son fiancé à sa compagne. » — « Mais, — objecta l’acheteur toujours inquiet et inspectant le détail du tableau, — cette jeune fille n’est-elle pas bien élégante pour avoir un fiancé sur un omnibus ? » — « Vous voulez rire, répondit sérieusement Stevens, le fiancé est à pied, et momentanément caché par le véhicule ». — Et le collectionneur pleinement rassuré emporta le tableau, célèbre désormais sous ce sentimental surnom :Le Fiancé qui passe!

Instructive et ironique victoire remportée sur l’amateur niais, en regard de laquelle il est réconfortant de placer cette touchante repartie due à un artisan de goût inné, venant un jour, briser sur la table de Stevens toute une tirelire d’économies, afin d’obtenir en glorieux échange de tant de salaires d’un grossier labeur, une parcelle du travail exquis, méconnu par leconnaisseurinéclairé, reconnu par le distingué manœuvre.

La délicate revanche que Stevens dut goûter ce jour-là ; le toast auquel il aura fait généreusement raison, comme ample mesure à la commande ingénue !

«Je vous envoie mon meilleur ouvrier !» disait le Duc de Bourgogne, en adressant Van Eyck à un souverain ami.

Stevens aime à citer ce mot, et le rappelle avec émotion.

C’est que la Flandre aurait pu le redire de lui en l’envoyant à la France. Et c’est encore dans sesImpressions sur la Peinture, qu’il a lui-même écrit : « On n’est un grand peintre qu’à la condition d’être un maître ouvrier. »


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