UN OUBLI

Après le déjeuner, M. Vadège constata qu’il avait quarante minutes avant de retourner à son bureau, et il se versa avec attention sa camomille.

MmeVadège était assise de l’autre côté de la table et elle était si jolie, si fraîche et si gracieuse qu’autour d’elle le décor de la petite salle à manger paraissait plus banal et plus mesquin encore.

M. Vadège leva les yeux sur elle et sourit du seul plaisir de la voir. Comme chaque jour, il lui demanda ce qu’elle ferait l’après-midi, et elle le lui dit en détail. Il l’écoutait ravi. Depuis six ans qu’elle était sa femme, il n’avait pas encore pu s’habituer à son bonheur, et il n’avait pas encore pu comprendre comment Marcelle avait bien voulu l’épouser, lui qui n’était ni beau, ni jeune, ni riche et qui n’avait aucune chance d’être jamais autre chose qu’un fonctionnaire modeste. Comme elle était dévouée, intelligente, adroite et active ! Malgré leurs modestes ressources, elle était toujours élégante, avec des parures qui semblaient chères et ne l’étaient pas, des robes neuves qui étaient de vieilles robes si bien transformées qu’il ne les reconnaissait jamais. Il avait retrouvé auprès d’elle une sentimentalité d’adolescent. Pendant les heures de son travail, la pensée de Marcelle ne le quittait pas. Il l’imaginait dans leur intérieur, ou bien en courses par les rues, traversant Paris pour acheter à meilleur marché dans tel magasin qu’elle connaissait… Elle était si économe et si sérieuse !…

Soudain, M. Vadège tressaillit si violemment que son lorgnon tomba.

— Marcelle, c’est aujourd’hui samedi ! s’écria-t-il d’une voix étranglée.

— Oui. Eh bien ? dit-elle étonnée.

— Le dîner de la cousine Armande… hier, vendredi !

— Nous l’avons oublié ! cria Marcelle en se dressant bouleversée.

C’était une catastrophe. La cousine Armande, dont ils étaient les seuls parents, était une vieille personne très riche, très fantasque et très susceptible. Elle avait coutume, selon qu’elle était bien ou mal avec les Vadège, de leur promettre son héritage, ou de leur jurer qu’ils n’auraient jamais un sou d’elle. Les Vadège, malgré tout leur zèle, n’avaient jamais su au juste ce qu’il fallait faire pour être bien avec la cousine Armande : par contre, ils savaient à merveille que la moindre négligence, le plus léger manque d’égards les fâchait avec elle pour des mois et risquait de les frustrer de cette fortune qui était le seul espoir de leur médiocrité.

Justement, après une brouille prolongée, ils venaient de l’apaiser et elle les avait invités à dîner, faveur rare !… Et ce dîner, ils l’avaient oublié ! Ils l’avaient oublié sans raison, stupidement. Ils n’y avaient plus pensé, voilà ! C’était fou !

Ils s’imaginaient la cousine Armande chez elle, la veille au soir, les attendant, s’irritant, plus furieuse à toutes les minutes, regrettant ses préparatifs, car elle se piquait de bien recevoir et se plaisait à les éblouir malgré qu’elle fût avare. Jamais elle ne leur pardonnerait un tel affront…

Atterrés, ils se regardaient et, soudain, Marcelle éclata en reproches violents. C’était de la faute de son mari ! Il ne pensait jamais à rien ! Qu’avait-il dans l’esprit ? Elle se le demandait. Ce n’était pas cependant sa besogne de scribe qui pouvait le préoccuper… Par sa faute, ils perdaient leur seul espoir d’avenir !…

Elle s’animait, l’injuriait, se lançait dans une scène comme elle lui en avait déjà fait quelques-unes, bien qu’elle fût en général d’humeur égale. Lui, la tête basse, très malheureux, ne répondait pas. Elle avait raison ; il avait tous les torts ; il eût seulement voulu qu’elle criât moins fort.

Brusquement, elle s’arrêta. Elle regardait dans la rue à travers la fenêtre.

— La voilà ! s’exclama-t-elle. La cousine Armande ! Elle vient ici ! Je l’ai vue traverser !

— Mon Dieu ! qu’est-ce qu’on va lui dire ? gémit Vadège.

— Laisse-moi faire, ordonna Marcelle éclairée par une idée subite. Viens par ici !

Elle le poussa dans la chambre à coucher.

« Ote ta jaquette ! Ote ton faux col ! Dépêche-toi donc ! Mets ce foulard, couche-toi sur le canapé… »

Elle étendit sur lui un couvre-pied, plaça un oreiller sous sa tête, posa sur une table, au chevet du canapé, deux vieilles fioles de potion et la tasse de camomille. Puis, en un instant, elle eut ôté sa robe, passé un peignoir, défait ses cheveux.

« Tu comprends, tu as été très malade hier, souffla-t-elle à son mari. Heureusement, tu as mauvaise mine ces jours-ci… »

On sonnait, elle alla ouvrir.

« Chut !… Ma cousine, je vous en supplie, ne faites pas de bruit… Il a été bien mal, mais il repose… dit-elle à la cousine Armande, qui arrivait avide de vengeance et qui, ahurie, demanda des explications. »

Elle les eut longues et pathétiques. Vadège, la veille, avait failli mourir. Le médecin était venu. Marcelle pleura. Quelle peur elle avait eue !… Après quelques minutes, les deux femmes, à pas furtifs, entrèrent dans la chambre à coucher. La cousine Armande s’approcha du canapé ; son visage, habituellement revêche, exprimait la compassion.

— Eh bien ! mon cousin, voyons, ça ne va donc pas ?

Vadège eut un vague grognement. Il avait si peur de la maladie que le rôle qu’il jouait l’inquiétait malgré tout.

— Ça va un peu mieux, intervint Marcelle, mais il doit prendre des précautions… Il se tue de travail…

— Il faut qu’il se soigne, dit la vieille dame émue. Voyons, vous savez que je vous aime bien, tous les deux. Il faudra venir chez moi, à la campagne, cet été… Plus tard, ce sera chez vous, vous savez. Allons, je ne veux pas fatiguer le malade. Je m’en vais…

— Et vous ne m’en voulez pas pour hier soir, ma cousine ? demanda Marcelle en la reconduisant. J’ai tout oublié. J’étais folle d’inquiétude…

— Mais non, mais non, je ne t’en veux pas, ma pauvre petite, dit la cousine Armande.

Elle s’en alla et, quand la porte se fut refermée sur elle, Marcelle revint dans la chambre à coucher et se mit à rire.

— Ça y est, dit-elle. Eh bien ! je crois que tu peux me féliciter !…

— Sans doute, sans doute, répondit Vadège.

Mais lui ne riait pas. Assis sur le divan, en manches de chemise, son cou maigre à nu, ses mèches rares et longues dans les yeux, il réfléchissait, perplexe et soupçonneux.

— Comme elle sait bien mentir… se disait-il avec angoisse.


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