—Cette passion vous a donc bien ravagé? dit Thérèse railleuse.
—Eh! mais, peut-être! Dans dix ans, je vous dirai cela, Thérèse, et nous en rirons ensemble.
—Voilà qui est convenu; bonsoir.
Laurent alla se coucher fort tranquille et tout à fait désabusé. Il avait réellement souffert pour Thérèse. Il l'avait désirée avec passion, sans oser le lui faire pressentir. Ce n'était certes pas une bonne passion que celle-là. Il s'y était mêlé autant de vanité que de curiosité. Cette femme dont tous ses amis disaient: «Qui aime-t-elle? je voudrais bien que ce fût moi, mais ce n'est personne,» lui était apparue comme un idéal à saisir. Son imagination s'était enflammée, son orgueil avait saigné de la crainte, de la presque certitude d'échouer.
Mais ce jeune homme n'était pas voué exclusivement à l'orgueil. Il avait la notion brillante et souveraine, par moments, du bien, du bon et du vrai.
C'était un ange, sinon déchu comme tant d'autres, du moins fourvoyé et malade. Le besoin d'aimer lui dévorait le coeur, et cent fois par jour il se demandait avec effroi s'il n'avait pas déjà trop abusé de la vie, et s'il lui restait la force d'être heureux.
Il s'éveilla calme et triste. Il regrettait déjà sa chimère, son beau sphinx, qui lisait en lui avec une attention complaisante, qui l'admirait, le grondait, l'encourageait et le plaignait tour à tour, sans jamais rien révéler de sa propre destinée, mais en laissant pressentir des trésors d'affection, de dévouement, peut-être de volupté! Du moins, c'est ainsi qu'il plaisait à Laurent d'interpréter le silence de Thérèse sur son propre compte, et un certain sourire, mystérieux comme celui de la Joconde, qu'elle avait sur les lèvres et au coin de l'oeil, lorsqu'il blasphémait devant elle. Dans ces moments-là, elle avait l'air de se dire: «Je pourrais bien décrire le paradis en regard de ce mauvais enfer; mais ce pauvre fou ne me comprendrait pas.»
Une fois le mystère de son coeur dévoilé, Thérèse perdit d'abord tout son prestige aux yeux de Laurent. Ce n'était plus qu'une femme pareille aux autres. Il était même tenté de la rabaisser dans sa propre estime, et, bien qu'elle ne se fût jamais laissé interroger, de l'accuser d'hypocrisie et de pruderie. Mais, du moment qu'elle était à quelqu'un, il ne regrettait plus de l'avoir respectée, et il ne désirait plus rien d'elle, pas même son amitié, qu'il n'était pas embarrassé, pensait-il, de trouver ailleurs.
Cette situation dura deux ou trois jours, pendant lesquels Laurent prépara plusieurs prétextes pour s'excuser, si par hasard Thérèse lui demandait compte de ce temps passé sans venir chez elle. Le quatrième jour, Laurent se sentit en proie à unspleenindicible. Les filles de joie et les femmes galantes lui donnaient des nausées; il ne retrouvait dans aucun de ses amis la bonté patiente et délicate de Thérèse pour remarquer son ennui, pour tâcher de l'en distraire, pour en chercher avec lui la cause et le remède, en un mot pour s'occuper de lui. Elle seule savait ce qu'il fallait lui dire, et paraissait comprendre que la destinée d'un artiste tel que lui n'était pas un fait de peu d'importance, et sur lequel un esprit élevé eût le droit de prononcer que, s'il était malheureux, c'était tant pis pour lui.
Il courut chez elle avec tant de hâte, qu'il oublia ce qu'il voulait lui dire pour s'excuser; mais Thérèse ne montra ni mécontentement ni surprise de son oubli, et le dispensa de mentir en ne lui faisant aucune question. Il en fut piqué, et s'aperçut qu'il était plus jaloux d'elle qu'auparavant.
—Elle aura vu son amant, pensa-t-il, elle m'aura oublié.
Cependant il ne fit rien paraître de son dépit, et veilla désormais sur lui-même avec un si grand soin, que Thérèse y fut trompée.
Plusieurs semaines s'écoulèrent pour lui dans une alternative de rage, de froideur et de tendresse. Rien au monde ne lui était si nécessaire et si bienfaisant que l'amitié de cette femme, rien ne lui était si amer et si blessant que de ne pouvoir prétendre à son amour. L'aveu qu'il avait exigé, loin de le guérir comme il s'en était flatté, avait irrité sa souffrance. C'était de la jalousie qu'il ne pouvait plus se dissimuler, puisqu'elle avait une cause avouée et certaine. Comment avait-il donc pu s'imaginer qu'aussitôt cette cause connue, il dédaignerait de vouloir lutter pour la détruire?
Et cependant il ne faisait aucun effort pour supplanter l'invisible et heureux rival. Sa fierté, excessive auprès de Thérèse, ne le lui permettait pas. Seul, il le haïssait, il le dénigrait en lui-même, attribuant tous les ridicules à ce fantôme, l'insultant et le provoquant dix fois par jour.
Et puis il se dégoûtait de souffrir, retournait à la débauche, s'oubliait lui-même un instant et retombait aussitôt dans de profondes tristesses, allait passer deux heures chez Thérèse, heureux de la voir, de respirer l'air qu'elle respirait et de la contredire pour avoir le plaisir d'entendre sa voix grondeuse et caressante.
Enfin il la détestait pour ne pas deviner ses tourments; il la méprisait pour rester fidèle à cet amant qui ne pouvait être qu'un homme médiocre, puisqu'elle n'éprouvait pas le besoin d'en parler; il la quittait en se jurant de rester longtemps sans la voir, et il y fût retourné une heure après s'il eût espéré être reçu.
Thérèse, qui un instant s'était aperçue de son amour, ne s'en doutait plus, tant il jouait bien son rôle. Elle aimait sincèrement ce malheureux enfant. Artiste enthousiaste sous son air calme et réfléchi: elle avait voué une sorte de culte, disait-elle,à ce qu'il eût pu être, et il lui en restait une pitié pleine de gâteries où se mêlait encore un vrai respect pour le génie souffrant et fourvoyé. Si elle eût été bien certaine de ne pouvoir éveiller en lui aucun mauvais désir, elle l'eût caressé comme un fils, et il y avait des moments où elle se reprenait parce qu'il lui venait sur les lèvres de le tutoyer.
Y avait-il de l'amour dans ce sentiment maternel? Il y en avait certainement, à l'insu de Thérèse; mais une femme vraiment chaste, et qui a vécu plus longtemps de travail que de passion, peut garder longtemps vis-à-vis d'elle-même le secret d'un amour dont elle a résolu de se défendre. Thérèse croyait être certaine de ne jamais songer à sa propre satisfaction dans cet attachement dont elle faisait tous les frais; du moment que Laurent trouvait du calme et du bien-être auprès d'elle, elle en trouvait elle-même à lui en donner. Elle savait bien qu'il était incapable d'aimer comme elle l'entendait; aussi avait-elle été blessée et effrayée du moment de fantaisie qu'il avait avoué. Cette crise passée, elle s'applaudissait d'avoir trouvé dans un mensonge innocent le moyen d'en prévenir le retour; et comme en toute occasion, dès qu'il se sentait ému, Laurent se hâtait de proclamer l'infranchissable barrière de glace de lamer Baltique, elle n'avait plus peur et s'habituait à vivre sans brûlure au milieu du feu.
Toutes ces souffrances et tous ces dangers des deux amis étaient cachés et comme couvés sous une habitude de gaieté railleuse, qui est comme la manière d'être, comme le cachet indélébile des artistes français. C'est une seconde nature que les étrangers du Nord nous reprochent beaucoup, et pour laquelle les graves Anglais surtout nous dédaignent passablement. C'est elle pourtant qui fait le charme des liaisons délicates, et qui nous préserve souvent de beaucoup de folies ou de sottises. Chercher le côté ridicule des choses, c'est en découvrir le côté faible et illogique. Se moquer des périls où l'âme se trouve engagée, c'est s'exercer à les braver, comme nos soldats qui vont au feu en riant et en chantant. Persifler un ami, c'est souvent le sauver d'une mollesse de l'âme dans laquelle notre pitié l'eût engagé à se complaire. Enfin, se persifler soi-même, c'est se préserver de la sotte ivresse de l'amour-propre exagéré. J'ai remarqué que les gens qui ne plaisantaient jamais étaient doués d'une vanité puérile et insupportable.
La gaieté de Laurent était éblouissante de couleur et d'esprit, comme son talent, et d'autant plus naturelle qu'elle était originale. Thérèse avait moins d'esprit que lui, en ce sens qu'elle était naturellement rêveuse et paresseuse à causer; mais elle avait précisément besoin de l'enjouement des autres: alors le sien se mettait peu à peu de la partie, et sa gaieté sans éclat n'était pas sans charme.
Il résultait donc de cette habitude de bonne humeur où l'on se maintenait, que l'amour, chapitre sur lequel Thérèse ne plaisantait jamais et n'aimait pas que l'on plaisantât devant elle, ne trouvait pas un mot à glisser, pas une note à faire entendre.
Un beau matin, le portrait de M. Palmer se trouva terminé, et Thérèse remit à Laurent, de la part de son ami, une jolie somme que le jeune homme lui promit de mettre en réserve pour le cas de maladie ou de dépense obligatoire imprévue.
Laurent s'était lié avec Palmer en faisant son portrait. Il l'avait trouvé ce qu'il était: droit, juste, généreux, intelligent et instruit. Palmer était un riche bourgeois dont la fortune patrimoniale provenait du commerce. Il avait fait le trafic lui-même et les voyages au long cours dans sa jeunesse. A trente ans, il avait eu le grand sens de se trouver assez riche et de vouloir vivre pour lui-même. Il ne voyageait donc plus que pour son plaisir, et, après avoir vu, disait-il, beaucoup de choses curieuses et de pays extraordinaires, il se plaisait à la vue des belles choses et à l'étude des pays véritablement intéressants par leur civilisation.
Sans être très-éclairé dans les arts, il y portait un sentiment assez sûr, et en toutes choses il avait des notions saines comme ses instincts. Son langage en français se ressentait de sa timidité, au point d'être presque inintelligible et risiblement incorrect au début d'un dialogue; mais, lorsqu'il se sentait à l'aise, on reconnaissait qu'il savait la langue, et qu'il ne lui manquait qu'une plus longue pratique ou plus de confiance pour la parler très-bien.
Laurent avait étudié cet homme avec beaucoup de trouble et de curiosité au commencement. Lorsqu'il lui fut démontré jusqu'à l'évidence qu'il n'était pas l'amant de mademoiselle Jacques, il l'apprécia et se prit pour lui d'une sorte d'amitié qui ressemblait de loin, il est vrai, à celle qu'il éprouvait pour Thérèse. Palmer était un philosophe tolérant, assez rigide pour lui-même et très-charitable pour les autres. Par les idées sinon par le caractère, il ressemblait à Thérèse, et se trouvait presque toujours d'accord avec elle sur tous les points. Par moments encore, Laurent se sentait jaloux de ce qu'il appelait musicalement leur imperturbableunisson, et, comme ce n'était plus qu'une jalousie intellectuelle, il n'osait s'en plaindre à Thérèse.
—Votre définition ne vaut rien, disait-elle. Palmer est trop calme et trop parfait pour moi. J'ai un peu plus de feu, et je chante un peu plus haut que lui. Je suis, relativement à lui, la note élevée de la tierce majeure.
—Alors, moi, je ne suis qu'une fausse note, reprenait Laurent.
—Non, disait Thérèse, avec vous je me modifie et descends à former la tierce mineure.
—C'est qu'alors avec moi vous baissez d'un demi-ton?
—Et je me trouve d'un demi-intervalle plus rapprochée de vous que dePalmer.
Un jour, à la demande de Palmer, Laurent se rendit à l'hôtel Meurice, où demeurait celui-ci, pour s'assurer que le portrait était convenablement encadré et emballé. On posa le couvercle devant eux, et Palmer y écrivit lui-même avec un pinceau le nom et l'adresse de sa mère; puis, au moment où les commissionnaires enlevaient la caisse pour la faire partir, Palmer serra la main de l'artiste en lui disant:
—Je vous dois un grand plaisir que va avoir ma bonne mère, et je vous remercie encore. A présent, voulez-vous me permettre de causer avec vous? J'ai quelque chose à vous dire.
Ils passèrent dans un salon où Laurent vit plusieurs malles.
—Je pars demain pour l'Italie, lui dit l'Américain en lui offrant d'excellents cigares et une bougie, bien qu'il ne fumât pas lui-même, et je ne veux pas vous quitter sans vous entretenir d'une chose délicate, tellement délicate, que, si vous m'interrompez, je ne saurai plus trouver les mots convenables pour la dire en français.
—Je vous jure d'être muet comme la tombe, dit en souriant Laurent, étonné et assez inquiet de ce préambule.
Palmer reprit:
—Vous aimez mademoiselle Jacques, et je crois qu'elle vous aime. Peut-être êtes-vous son amant; si vous ne l'êtes pas, il est certain pour moi que vous le deviendrez. Oh! vous m'avez promis de ne rien dire. Ne dites rien, je ne vous demande rien. Je vous crois digne de l'honneur que je vous attribue; mais je crains que vous ne connaissiez pas assez Thérèse, et que vous ne sachiez pas assez que, si votre amour est une gloire pour elle, le sien en est une égale pour vous. Je crains cela à cause des questions que vous m'avez faites sur elle, et de certains propos que l'on a tenus, devant nous deux, sur son compte, et dont je vous ai vu plus ému que moi. C'est la preuve que vous ne savez rien; moi qui sais tout, je veux tout vous dire, afin que votre attachement pour mademoiselle Jacques soit fondé sur l'estime et le respect qu'elle mérite.
—Attendez, Palmer! s'écria Laurent, qui grillait d'entendre, mais qui fut pris d'un généreux scrupule. Est-ce avec la permission ou par l'ordre de mademoiselle Jacques que vous allez me raconter sa vie?
—Ni l'un ni l'autre, répondit Palmer. Jamais Thérèse ne vous racontera sa vie.
—Alors taisez-vous! Je ne veux savoir que ce qu'elle voudra que je sache.
—Bien, très-bien! répondit Palmer en lui serrant la main; mais si ce que j'ai à vous dire la justifie de tout soupçon?…
—Pourquoi le cache-t-elle, alors?
—Par générosité pour les autres.
—Eh bien, parlez, dit Laurent, qui n'y pouvait plus tenir.
—Je ne nommerai personne, reprit Palmer. Je vous dirai seulement que, dans une grande ville de France, il y avait un riche banquier qui séduisit une charmante fille, institutrice de sa propre fille. Il en eut une bâtarde, qui naquit, il y vingt-huit ans, le jour de Saint-Jacques au calendrier, et qui, inscrite à la municipalité comme née de parents inconnus, reçut pour tout nom de famille le nom de Jacques. Cette enfant, c'est Thérèse.
«L'institutrice fut dotée par le banquier et mariée cinq ans plus tard avec un de ses employés, honnête homme qui ne se doutait de rien, toute l'affaire ayant été tenue fort secrète. L'enfant était élevée à la campagne. Son père s'était chargé d'elle. Elle fut mise ensuite dans un couvent, où elle reçut une très-belle éducation, et fut traitée avec beaucoup de soin et d'amour. Sa mère la voyait assidûment dans les premières années; mais, quand elle fut mariée, le mari eut des soupçons, et, donnant la démission de son emploi chez le banquier, il emmena sa femme en Belgique, où il se créa des occupations, et fit fortune. La pauvre mère dut étouffer ses larmes et obéir.
«Cette femme vit toujours très-loin de sa fille: elle a d'autres enfants, elle a eu une conduite irréprochable depuis son mariage; mais elle n'a jamais été heureuse. Son mari, qui l'aime, la tient en chartre privée; et n'a pas cessé d'en être jaloux; ce qui pour elle est un châtiment mérité de sa faute et de son mensonge.
«Il semblerait que l'âge eût dû amener la confession de l'une et le pardon de l'autre. Il en eût été ainsi dans un roman; mais il n'y a rien de moins logique que la vie réelle, et ce ménage est troublé comme au premier jour, le mari amoureux, inquiet et rude, la femme repentante, mais muette et opprimée.
«Dans les circonstances difficiles où s'est trouvée Thérèse, elle n'a donc pu avoir ni l'appui, ni les conseils, ni les secours, ni les consolations de sa mère. Pourtant celle-ci l'aime d'autant plus qu'elle est forcée de la voir en secret, à la dérobée, quand elle réussit à venir passer seule un ou deux jours à Paris, comme cela lui est arrivé dernièrement. Encore n'est-ce que depuis quelques années qu'elle a pu inventer je ne sais quels prétextes et obtenir ces rares permissions. Thérèse adore sa mère, et n'avouera jamais rien qui puisse la compromettre. Voilà pourquoi vous ne lui entendez jamais souffrir un mot de blâme sur la conduite des autres femmes. Vous avez pu croire qu'elle réclamait ainsi tacitement l'indulgence pour elle-même. Il n'en est rien. Thérèse n'a rien à se faire pardonner; mais elle pardonne tout à sa mère: ceci est l'histoire de leurs relations.
«A présent, j'ai à vous raconter celle de la comtesse de…trois étoiles. C'est ainsi, je crois, que vous dites en français quand vous ne voulez pas nommer les gens. Cette comtesse, qui ne porta ni son titre, ni le nom de son mari, c'est encore Thérèse.
—Elle est donc mariée? elle n'est pas veuve?
—Patience! elle est mariée, et elle ne l'est pas. Vous allez voir.
«Thérèse avait quinze ans quand son père le banquier se trouva veuf et libre; car ses enfants légitimes étaient tous établis. C'était un excellent homme, et, malgré la faute que je vous ai racontée et que je n'excuse pas, il était impossible de ne pas l'aimer, tant il avait d'esprit et de générosité. J'ai été très-lié avec lui. Il m'avait confié l'histoire de la naissance de Thérèse, et il me mena à divers intervalles, en visite avec lui, au couvent où il l'avait mise. Elle était belle, instruite, aimable, sensible. Il eût souhaité, je crois, que je prisse la résolution de la lui demander en mariage; mais je n'avais pas le coeur libre à cette époque; autrement… Mais je ne pouvais y songer.
«Il me demanda alors des renseignements sur un jeune Portugais noble qui venait chez lui, qui avait de grandes propriétés à La Havane et qui était très-beau. J'avais rencontré ce Portugais à Paris, mais je ne le connaissais réellement pas, et je m'abstins de toute opinion sur son compte. Il était fort séduisant; mais, pour ma part, je ne me serais jamais fié à sa figure; c'était ce comte de *** avec qui Thérèse fut mariée un an plus tard.
«Je dus aller en Russie; quand je revins, le banquier était mort d'apoplexie foudroyante, et Thérèse était mariée, mariée avec cet inconnu, ce fou, je ne veux pas dire cet infâme, puisqu'il a pu être aimé d'elle, même après la découverte qu'elle fit de son crime: cet homme était déjà marié aux colonies, lorsqu'il eut l'audace inouïe de demander et d'épouser Thérèse.
«Ne me demandez pas comment le père de Thérèse, homme d'esprit et d'expérience, avait pu se laisser duper ainsi. Je vous répéterais ce que ma propre expérience m'a trop appris, à savoir que, dans ce monde, tout ce qui arrive est la moitié du temps le contraire de ce qui semblait devoir arriver.
«Le banquier avait, dans les derniers temps de sa vie, fait encore d'autres étourderies qui donneraient à penser que sa lucidité était déjà compromise. Il avait fait un legs à Thérèse au lieu de lui donner une dot de la main à la main. Ce legs se trouva nul devant les héritiers légitimes, et Thérèse, qui adorait son père, n'eût pas voulu plaider même avec des chances de succès. Elle se trouva donc ruinée précisément au moment où elle devenait mère, et, dans ce même temps, elle vit arriver chez elle une femme exaspérée qui réclamait ses droits et voulait faire un éclat; c'était la première, la seule légitime femme de son mari.
«Thérèse eut un courage peu ordinaire: elle calma cette malheureuse et obtint d'elle qu'elle ne ferait aucun procès; elle obtint du comte qu'il reprendrait sa femme et partirait avec elle pour La Havane. A cause de la naissance de Thérèse et du secret dont son père avait voulu environner les témoignages de sa tendresse, son mariage avait eu lieu à huis clos, à l'étranger, et c'est aussi à l'étranger que le jeune couple avait vécu depuis ce temps. Cette vie même avait été fort mystérieuse. Le comte, craignant à coup sûr d'être démasqué s'il reparaissait dans le monde, faisait croire à Thérèse qu'il avait la passion de la solitude avec elle, et la jeune femme confiante, éprise et romanesque, trouvait tout naturel que son mari voyageât avec elle sous un faux nom pour se dispenser de voir des indifférents.
«Lorsque Thérèse découvrit l'horreur de sa situation, il n'était donc pas impossible que tout fût enseveli dans le silence. Elle consulta un légiste discret, et, ayant bien acquis la certitude que son mariage était nul, mais qu'il fallait pourtant un jugement pour le rompre, si elle voulait jamais user de sa liberté, elle prit à l'instant même un parti irrévocable, celui de n'être ni libre ni mariée, plutôt que de souiller le père de son enfant par un scandale et une condamnation infamante. L'enfant devenait de toute façon un bâtard; mais mieux valait qu'il n'eût pas de nom et qu'il ignorât à jamais sa naissance que d'avoir à réclamer un nom taré en déshonorant son père.
«Thérèse aimait encore ce malheureux! elle me l'a avoué, et lui-même, il l'aimait d'une diabolique passion. Il y eut des luttes déchirantes, des scènes sans nom, où Thérèse se débattit avec une énergie au-dessus de son âge, je ne veux pas dire de son sexe; une femme, quand elle est héroïque, ne l'est pas à demi.
«Enfin elle l'emporta; elle garda son enfant, chassa de ses bras le coupable et le vit partir avec sa rivale, qui, bien que dévorée de jalousie, fut vaincue par sa magnanimité jusqu'à lui baiser les pieds en la quittant.
«Thérèse changea de pays et de nom, se fit passer pour veuve, résolue à se faire oublier du peu de personnes qui l'avaient connue, et se mit à vivre pour son enfant avec un douloureux enthousiasme. Cet enfant lui était si cher, qu'elle pensait pouvoir se consoler de tout avec lui; mais ce dernier bonheur ne devait pas durer longtemps.
«Comme le comte avait de la fortune et qu'il n'avait pas d'enfant de sa première femme, Thérèse avait dû accepter, à la prière même de celle-ci, une pension raisonnable pour être en mesure d'élever convenablement son fils; mais à peine le comte eut-il reconduit sa femme à La Havane, qu'il l'abandonna de nouveau, s'échappa, revint en Europe et alla se jeter aux pieds de Thérèse, la suppliant de fuir avec lui et avec son enfant à l'autre extrémité du monde.
«Thérèse fut inexorable: elle avait réfléchi et prié. Son âme s'était affermie, elle n'aimait plus le comte. Précisément à cause de son fils, elle ne voulait pas qu'un tel homme devînt le maître de sa vie. Elle avait perdu le droit d'être heureuse, mais non pas celui de se respecter elle-même: elle le repoussa sans reproches, mais sans faiblesse. Le comte la menaça de la laisser sans ressources: elle répondit qu'elle n'avait pas peur de travailler pour vivre.
«Ce misérable fou s'avisa alors d'un moyen exécrable, soit pour mettre Thérèse à sa discrétion, soit pour se venger de sa résistance. Il enleva l'enfant et disparut. Thérèse courut après lui; mais il avait si bien pris ses mesures, qu'elle fit fausse route et ne le rejoignit pas. C'est alors que je la rencontrai en Angleterre; mourant de désespoir et de fatigue dans une auberge, presque folle, et si dévastée par le malheur, que j'hésitai à la reconnaître.
«J'obtins d'elle qu'elle se reposerait et me laisserait agir. Mes recherches eurent un succès déplorable. Le comte était repassé en Amérique. L'enfant y était mort de fatigue en arrivant.
«Quand il me fallut porter à cette malheureuse l'épouvantable nouvelle, je fus épouvanté moi-même du calme qu'elle montra. On eût dit pendant huit jours d'une morte qui marchait. Enfin elle pleura, et je vis qu'elle était sauvée. J'étais forcé de la quitter; elle me dit qu'elle voulait se fixer où elle était. J'étais inquiet de son dénûment; elle me trompa en me disant que sa mère ne la laissait manquer de rien. J'ai su plus tard que sa pauvre mère en eût été bien empêchée: elle ne disposait pas d'un centime dans son ménage sans en rendre compte. D'ailleurs, elle ignorait tous les malheurs de sa fille. Thérèse, qui lui écrivait en secret, les lui avait cachés pour ne pas la désespérer.
«Thérèse vécut en Angleterre en donnant des leçons de français, de dessin et de musique; car elle avait des talents, qu'elle eut le courage d'exercer pour n'avoir à accepter la pitié de personne.
«Au bout d'un an, elle revint en France et se fixa à Paris, où elle n'était jamais venue, et où personne ne la connaissait. Elle n'avait alors que vingt ans, elle avait été mariée à seize. Elle n'était plus du tout jolie, et il a fallu huit années de repos et de résignation pour lui rendre sa santé et sa douce gaieté d'autrefois.
«Je ne l'ai revue pendant tout ce temps qu'à de rares intervalles, puisque je voyage toujours; mais je l'ai toujours retrouvée digne et fière, travaillant avec un courage invincible et cachant sa pauvreté sous un miracle d'ordre et de propreté, ne se plaignant jamais ni de Dieu ni de personne, ne voulant pas parler du passé, caressant quelquefois les enfants en secret et les quittant dès qu'on la regarde, dans la crainte sans doute qu'on ne la voie émue.
«Voilà trois ans que je ne l'avais vue, et, quand je suis venu vous demander de faire mon portrait, je cherchais précisément son adresse, que j'allais vous demander quand vous m'avez parlé d'elle. Arrivé la veille, je ne savais pas encore qu'elle eût enfin du succès, de l'aisance et de la célébrité. C'est en la retrouvant ainsi que j'ai compris que cette âme si longtemps brisée pouvait encore vivre, aimer… souffrir ou être heureuse. Tâchez qu'elle le soit, mon cher Laurent, elle l'a bien gagné! Et, si vous n'êtes point sûr de ne pas la faire souffrir, brûlez-vous la cervelle ce soir plutôt que de retourner chez elle. Voilà tout ce que j'avais à vous dire.
—Attendez, dit Laurent très-ému: ce comte de *** est-il toujours vivant?
—Malheureusement, oui. Ces hommes qui font le désespoir des autres se portent toujours bien et échappent à tous les dangers. Ils ne donnent même jamais leur démission; car celui-ci a eu dernièrement la présomption de m'envoyer pour Thérèse une lettre que je lui ai remise sous vos yeux, et dont elle fait le cas que cela mérite.
Laurent avait songé à épouser Thérèse en écoutant le récit de M. Palmer. Ce récit l'avait bouleversé. Les inflexions monotones, l'accent prononcé, et quelques bizarres inversions de Palmer que nous avons jugé inutile de reproduire, lui avaient donné, dans l'imagination vive de son auditeur, je ne sais quoi d'étrange et de terrible comme la destinée de Thérèse. Cette fille sans parents, cette mère sans enfant, cette femme sans mari, n'était-elle pas vouée à un malheur exceptionnel? Quelles tristes notions n'avait-elle pas dû garder de l'amour et de la vie! Le sphinx reparaissait devant les yeux éblouis de Laurent. Thérèse dévoilée lui paraissait plus mystérieuse que jamais: s'était-elle jamais consolée, ou pouvait-elle l'être un seul instant?
Il embrassa Palmer avec effusion, lui jura qu'il aimait Thérèse, et que, s'il parvenait jamais à être aimé d'elle, il se rappellerait à toutes les heures de sa vie l'heure qui venait de s'écouler et le récit qu'il venait d'entendre. Puis, lui ayant promis de ne pas faire semblant de savoir l'histoire de mademoiselle Jacques, il rentra chez lui et écrivit:
«Thérèse, ne croyez pas un mot de tout ce que je vous dis depuis deux mois. Ne croyez pas non plus ce que je vous ai dit, quand vous avez eu peur de me voir amoureux de vous. Je ne suis pas amoureux, ce n'est pas cela: je vous aime éperdument. C'est absurde, c'est insensé, c'est misérable; mais, moi qui croyais ne devoir et ne pouvoir jamais dire ou écrire à une femme ce mot-là:Je vous aime!je le trouve encore trop froid et trop retenu aujourd'hui de moi à vous. Je ne peux plus vivre avec ce secret qui m'étouffe, et que vous ne voulez pas deviner. J'ai voulu cent fois vous quitter, m'en aller au bout du monde, vous oublier. Au bout d'une heure, je suis à votre porte et bien souvent, la nuit, dévoré de jalousie, et presque furieux contre moi-même, je demande à Dieu de me délivrer de mon mal en faisant arriver cet amant inconnu auquel je ne crois pas, et que vous avez inventé pour me dégoûter de songer à vous. Montrez-moi cet homme dans vos bras, ou aimez-moi, Thérèse! Faute de cette solution, je n'en vois qu'une troisième, c'est que je me tue pour en finir… C'est lâche et stupide, cette menace banale et rebattue par tous les amants désespérés; mais est-ce ma faute s'il y a des désespoirs qui font jeter le même cri à tous ceux qui les subissent, et suis-je fou parce que j'arrive à être un homme comme les autres?
«De quoi m'a servi tout ce que j'ai inventé pour m'en défendre et pour rendre mon pauvre individu aussi inoffensif qu'il voulait être libre?
«Avez-vous quelque chose à me reprocher vis-à-vis de vous, Thérèse? Suis-je un fat, un roué, moi qui ne me piquais que de m'abrutir pour vous donner confiance dans mon amitié? Mais pourquoi voulez-vous que je meure sans avoir aimé, vous qui seule pouvez me faire connaître l'amour, et qui le savez bien? Vous avez dans l'âme un trésor, et vous souriez à côté d'un malheureux qui meurt de faim et de soif. Vous lui jetez une petite pièce de monnaie de temps en temps; cela s'appelle pour vous l'amitié; ce n'est pas même de la pitié, car vous devez bien savoir que la goutte d'eau augmente la soif.
«Et pourquoi ne m'aimez-vous pas? Vous avez peut-être aimé déjà quelqu'un qui ne me valait pas. Je ne vaux pas grand'chose, c'est vrai, mais j'aime, et n'est-ce pas tout?
«Vous n'y croirez pas, vous direz encore que je me trompe, comme l'autre fois! Non, vous ne pourrez pas le dire, à moins de mentir à Dieu et à vous-même. Vous voyez bien que mon tourment me maîtrise, et que j'arrive à faire une déclaration ridicule, moi qui ne crains rien tant au monde que d'être raillé par vous!
«Thérèse, ne me croyez pas corrompu. Vous savez bien que le fond de mon âme n'a jamais été souillé, et que, de l'abîme où je m'étais jeté, j'ai toujours, malgré moi, crié vers le ciel. Vous savez bien qu'auprès de vous je suis chaste comme un petit enfant, et vous n'avez pas craint quelquefois de prendre ma tête dans vos mains, comme si vous alliez m'embrasser au front. Et vous disiez: «Mauvaise tête! tu mériterais d'être brisée.» Et pourtant, au lieu de l'écraser comme la tête d'un serpent, vous tâchiez d'y faire entrer le souffle pur et brûlant de votre esprit. Eh bien, vous n'avez que trop réussi; et, à présent que vous avez allumé le feu sur l'autel, vous vous détournez et vous me dites: «Confiez-en la garde à une autre! Mariez-vous, aimez une belle jeune fille bien douce et bien dévouée; ayez des enfants, de l'ambition pour eux, de l'ordre, du bonheur domestique, que sais-je? tout, excepté moi!»
«Et moi, Thérèse, c'est vous que j'aime avec passion, et non pas moi-même. Depuis que je vous connais, vous travaillez à me faire croire au bonheur et à m'en donner le goût. Ce n'est pas votre faute si je ne suis pas devenu égoïste, comme un enfant gâté. Eh bien, je vaux mieux que cela. Je ne demande pas si votre amour serait pour moi le bonheur. Je sais seulement qu'il serait la vie, et que, bonne ou mauvaise, c'est cette vie-là ou la mort qu'il me faut.»
Thérèse fut profondément affligée de cette lettre. Elle en fut frappée comme d'un coup de foudre. Son amour ressemblait si peu à celui de Laurent, qu'elle s'imaginait ne pas l'aimer d'amour, surtout en relisant les expressions dont il se servait. Il n'y avait pas d'ivresse dans le coeur de Thérèse, ou, s'il y en avait, elle y était entrée goutte à goutte, si lentement, qu'elle ne s'en apercevait pas et se croyait aussi maîtresse d'elle-même que le premier jour. Le mot de passion la révoltait.
—Des passions, à moi! se disait-elle. Il croit donc que je ne sais pas ce que c'est, et que je veux retourner à ce breuvage empoisonné! Que lui ai-je fait, moi qui lui ai donné tant de tendresse et de soins, pour qu'il me propose, en guise de remercîment, le désespoir, la fièvre et la mort?… Après tout, pensait-elle, ce n'est pas sa faute, à ce malheureux esprit! Il ne sait ce qu'il veut, ni ce qu'il demande. Il cherche l'amour comme la pierre philosophale, à laquelle on s'efforce d'autant plus de croire qu'on ne peut la saisir. Il croit que je l'ai, et que je m'amuse à la lui refuser! Dans tout ce qu'il pense, il y a toujours un peu de délire. Comment le calmer et le détacher d'une fantaisie qui arrive à le rendre malheureux?
«C'est ma faute, il a quelque raison de le dire. En voulant l'éloigner de la débauche, je l'ai trop habitué à un attachement honnête; mais il est homme et il trouve notre affection incomplète. Pourquoi m'a-t-il trompée? pourquoi m'a-t-il fait croire qu'il était tranquille auprès de moi? Que ferai-je, moi, pour réparer la niaiserie de mon inexpérience? Je n'ai pas été assez de mon sexe dans le sens de la présomption. Je n'ai pas su qu'une femme, si tiède et si lasse qu'elle soit de la vie, peut toujours troubler la cervelle d'un homme. J'aurais dû me croire séduisante et dangereuse comme il me l'avait dit une fois, et deviner qu'il ne se démentait sur ce point que pour me tranquilliser. C'est donc un mal, ce ne peut donc être un tort que de ne pas avoir les instincts de la coquetterie?
Et puis Thérèse, fouillant dans ses souvenirs, se rappelait avoir eu ces instincts de réserve et de méfiance pour se préserver des désirs d'autres hommes qui ne lui plaisaient pas: avec Laurent, elle ne les avait pas eus, parce qu'elle l'estimait dans son amitié pour elle, parce qu'elle ne pouvait pas croire qu'il chercherait à la tromper, et aussi, il faut bien le dire, parce qu'elle l'aimait plus que tout autre. Seule, dans son atelier, elle allait et venait, en proie à un malaise douloureux, tantôt regardant cette fatale lettre qu'elle avait posée sur une table comme n'en sachant que faire, et ne se décidant ni à la rouvrir ni à la détruire, tantôt regardant son travail interrompu sur le chevalet. Elle travaillait justement avec entrain et plaisir au moment où on lui avait apporté cette lettre, c'est-à-dire ce doute, ce trouble, ces étonnements et ces craintes. C'était comme un mirage qui faisait revenir sur son horizon nu et paisible tous les spectres de ses anciens malheurs. Chaque mot écrit sur ce papier était comme un chant de mort déjà entendu dans le passé, comme une prophétie de malheurs nouveaux.
Elle essaya de se rasséréner en se remettant à peindre. C'était pour elle le grand remède à toutes les petites agitations de la vie extérieure: mais il fut impuissant ce jour-là: l'effroi que cette passion lui inspirait l'atteignait dans le sanctuaire le plus pur et le plus intime de sa vie présente.
—Deux bonheurs troublés ou détruits, se dit-elle en jetant son pinceau et en regardant la lettre: le travail et l'amitié.
Elle passa le reste de la journée sans rien résoudre. Elle ne voyait qu'un point net dans son esprit, la résolution de dire non; mais elle voulait que ce fût non, et ne tenait pas à le signifier au plus vite avec cette rudesse ombrageuse des femmes qui craignent de succomber, si elles ne se hâtent de barricader la porte. La manière de dire cenonsans appel, qui ne devait laisser aucune espérance, et qui pourtant ne devait pas mettre un fer rouge sur le doux souvenir de l'amitié, était pour elle un problème difficile et amer. Ce souvenir-là, c'était son propre amour; quand on a un mort chéri à ensevelir, on ne se décide pas sans douleur à lui jeter un drap blanc sur la face, et à le pousser dans la fosse commune. On voudrait l'embaumer dans une tombe choisie que l'on regarderait de temps en temps, en priant pour l'âme de celui qu'elle renferme.
Elle arriva à la nuit sans avoir trouvé d'expédient pour se refuser sans trop faire souffrir. Catherine, qui la vit mal dîner, lui demanda avec inquiétude si elle était malade.
—Non, répondit-elle, je suis préoccupée.
—Ah! vous travaillez trop, reprit la bonne vieille, vous ne pensez pas à vivre.
Thérèse leva un doigt; c'était un geste que Catherine connaissait et qui voulait dire: «Ne parle pas de cela.»
L'heure où Thérèse recevait le petit nombre de ses amis n'était, depuis quelque temps, mise à profit que par Laurent. Bien que la porte restât ouverte à qui voulait venir, il venait seul, soit que les autres fussent absents (c'était la saison d'aller ou de rester à la campagne), soit qu'ils eussent senti chez Thérèse une certaine préoccupation, un désir involontaire et mal déguisé de causer exclusivement avec M. de Fauvel.
C'était à huit heures que Laurent arrivait, et Thérèse regarda la pendule en se disant:
—Je n'ai pas répondu; aujourd'hui, il ne viendra pas.
Il se fit dans son coeur un vide affreux, quand elle ajouta;
—Il ne faut pas qu'il revienne jamais.
Comment passer cette éternelle soirée qu'elle avait l'habitude d'employer à causer avec son jeune ami, tout en faisant de légers croquis ou quelque ouvrage de femme pendant qu'il fumait, nonchalamment étendu sur les coussins du divan? Elle songea à se soustraire à l'ennui en allant trouver une amie qu'elle avait au faubourg Saint-Germain, et avec qui elle allait quelquefois au spectacle; mais cette personne se couchait de bonne heure, et il serait trop tard quand Thérèse arriverait. La course était si longue et les fiacres allaient si lentement dans ce temps-là! D'ailleurs, il fallait s'habiller, et Thérèse, qui vivait en pantoufles, comme les artistes qui travaillent avec ardeur et ne souffrent rien qui les gêne, était paresseuse à se mettre en tenue de visite. Mettre un châle et un voile, envoyer chercher un remise et se faire promener au pas dans les allées désertes du bois de Boulogne? Thérèse s'était promenée ainsi quelquefois avec Laurent, lorsque la soirée étouffante leur donnait le besoin de chercher un peu de fraîcheur sous les arbres. C'étaient des promenades qui l'eussent beaucoup compromise avec tout autre; mais Laurent lui gardait religieusement le secret de sa confiance; et ils se plaisaient tous deux à l'excentricité de ces mystérieux tête-à-tête qui ne cachaient aucun mystère. Elle se les rappela comme s'ils étaient déjà loin et se dit en soupirant, à l'idée qu'ils ne reviendraient plus:
—C'était le bon temps! Tout cela ne pourrait recommencer pour lui qui souffre, et pour moi qui ne l'ignore plus.
A neuf heures, elle essaya enfin de répondre à Laurent, lorsqu'un coup de sonnette la fit tressaillir. C'était lui! Elle se leva pour dire à Catherine de répondre qu'elle était sortie. Catherine entra: ce n'était qu'une lettre de lui. Thérèse regretta involontairement que ce ne fût pas lui-même.
Il n'y avait dans la lettre que ce peu de mots:
«Adieu, Thérèse, vous ne m'aimez pas, et, moi, je vous aime comme un enfant!»
Ces deux lignes firent trembler Thérèse de la tête aux pieds. La seule passion qu'elle n'eût jamais travaillé à éteindre dans son coeur, c'était l'amour maternel. Cette plaie-là, bien que fermée en apparence, était toujours saignante comme l'amour inassouvi.
—Comme un enfant; répétait-elle en serrant la lettre dans ses mains agitées de je ne sais quel frisson. Il m'aime comme un enfant! Qu'est-ce qu'il dit là, mon Dieu! sait-il le mal qu'il me fait?Adieu!Mon fils savait déjà direadieu!mais il ne me l'a pas crié quand on l'a emporté. Je l'aurais entendu! et je ne l'entendrai jamais plus.
Thérèse était surexcitée, et, son émotion s'emparant du plus douloureux des prétextes, elle fondit en larmes.
—Vous m'avez appelée? lui dit Catherine en rentrant. Mais, mon Dieu! qu'est-ce que vous avez donc? Vous voilà dans les pleurs comme autrefois!
—Rien, rien, laisse-moi, répondit Thérèse. Si quelqu'un vient pour me voir, tu diras que je suis au spectacle. Je veux être seule. Je suis malade.
Catherine sortit, mais par le jardin. Elle avait vu Laurent marcher à pas furtifs le long de la haie.
—Ne boudez pas comme cela, lui dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ma maîtresse pleure; mais ça doit être votre faute, vous lui faites des peines. Elle ne veut pas vous voir. Venez lui demander pardon!
Catherine, malgré tout son respect et son dévouement pour Thérèse, était persuadée que Laurent était son amant.
—Elle pleure? s'écria-t-il. Oh! mon Dieu! pourquoi pleure-t-elle?
Et il traversa d'un bond le petit jardin pour aller tomber aux pieds deThérèse, qui sanglotait dans le salon, la tête dans ses mains.
Laurent eût été transporté de joie de la voir ainsi s'il eût été le roué que parfois il voulait paraître; mais le fond de son coeur était admirablement bon, et Thérèse avait sur lui l'influence secrète de le ramener à sa véritable nature. Les larmes dont elle était baignée lui firent donc une peine réelle et profonde. Il la supplia à genoux d'oublier encore cette folie de sa part et d'apaiser la crise par sa douceur et sa raison.
—Je ne veux que ce que vous voudrez, lui dit-il, et, puisque vous pleurez notre amitié défunte, je jure de la faire revivre plutôt que de vous causer un chagrin nouveau. Mais, tenez, ma douce et bonne Thérèse, ma soeur chérie, agissons franchement, car je ne me sens plus la force de vous tromper! ayez, vous, le courage d'accepter mon amour comme une triste découverte que vous avez faite, et comme un mal dont vous voulez bien me guérir par la patience et la pitié. J'y ferai tous mes efforts, je vous en fais le serment! Je ne vous demanderai pas seulement un baiser, et je crois qu'il ne m'en coûtera pas tant que vous pourriez le craindre, car je ne sais pas encore si mes sens sont en jeu dans tout ceci. Non, en vérité, je ne le crois pas. Comment cela pourrait-il être après la vie que j'ai menée et que je suis libre de mener encore? C'est une soif de l'âme que j'éprouve; pourquoi vous effrayerait-elle? Donnez-moi peu de votre coeur et prenez tout le mien. Acceptez d'être aimée de moi, et ne me dites plus que c'est pour vous un outrage, car mon désespoir, c'est de voir que vous me méprisez trop pour me permettre que, même en rêve, j'aspire à vous… Cela me rabaisse tant à mes propres yeux, que cela me donne envie de tuer ce malheureux qui vous répugne moralement. Relevez-moi plutôt du bourbier où j'étais tombé, en me disant d'expier ma mauvaise vie et de devenir digne de vous. Oui, laissez-moi une espérance! si faible qu'elle soit, elle fera de moi un autre homme. Vous verrez, vous verrez, Thérèse! La seule idée de travailler pour vous paraître meilleur me donne déjà de la force, je le sens; ne me l'ôtez pas. Que vais-je devenir si vous me repoussez? Je vais redescendre tous les degrés que j'ai montés depuis que je vous connais. Tout le fruit de notre sainte amitié sera perdu pour moi. Vous aurez essayé de guérir un malade, et vous aurez fait un mort! Et vous-même alors, si grande et si bonne, serez-vous contente de votre oeuvre, ne vous reprocherez-vous pas de ne l'avoir point menée à meilleure fin? Soyez pour moi une soeur de charité qui ne se borne pas à panser un blessé, mais qui s'efforce de réconcilier son âme avec le ciel. Voyons, Thérèse, ne me retirez pas vos mains loyales, ne détournez pas votre tête, si belle dans la douleur. Je ne quitterai pas vos genoux que vous ne m'ayez, sinon permis, du moins pardonné de vous aimer!
Thérèse dut accepter cette effusion comme sérieuse, car Laurent était de bonne foi. Le repousser avec défiance eût été un aveu de la tendresse trop vive qu'elle avait pour lui; une femme qui montre de la peur est déjà vaincue. Aussi se montra-t-elle brave, et peut-être le fut-elle sincèrement, car elle se croyait encore assez forte. Et, d'ailleurs, elle n'était pas mal inspirée par sa faiblesse même. Rompre en ce moment, c'eût été provoquer de terribles émotions qu'il valait mieux apaiser, sauf à détendre doucement le lien avec adresse et prudence. Ce pouvait être l'affaire de quelques jours. Laurent était si mobile et passait si brusquement d'un extrême à l'autre!
Ils se calmèrent donc tous les deux, s'aidant l'un l'autre à oublier l'orage, et même s'efforçant d'en rire, afin de se rassurer mutuellement sur l'avenir; mais, quoi qu'ils fissent, leur situation était essentiellement modifiée, et l'intimité avait fait un pas de géant. La crainte de se perdre les avait rapprochés, et, tout en se jurant que rien n'était changé entre eux quant à l'amitié, il y avait dans toutes leurs paroles et dans toutes leurs idées une langueur de l'âme, une sorte de fatigue attendrie qui était déjà l'abandon de l'amour!
Catherine, en apportant le thé, acheva de les remettre ensemble, comme elle disait, par ses naïves et maternelles préoccupations.
—Vous feriez mieux, dit-elle, à Thérèse, de manger une aile de poulet que de vous creuser l'estomac avec ce thé!—Savez-vous, dit-elle à Laurent en lui montrant sa maîtresse, qu'elle n'a pas touché à son dîner?
—Eh bien, vite qu'elle soupe! s'écria Laurent. Ne dites pas non, Thérèse, il le faut! Qu'est-ce que je deviendrais donc, moi, si vous tombiez malade?
Et, comme Thérèse refusait de manger, car elle n'avait réellement pas faim, il prétendit, sur un signe de Catherine, qui le poussait à insister, avoir faim lui-même, et cela était vrai, car il avait oublié de dîner. Dès lors Thérèse se fit un plaisir de lui donner à souper, et ils mangèrent ensemble pour la première fois; ce qui, dans la vie solitaire et modeste de Thérèse, n'était pas un fait insignifiant. Manger tête à tête surtout est une grande source d'intimité. C'est la satisfaction en commun d'un besoin de l'être matériel, et, quand on y cherche un sens plus élevé, c'est une communion comme le mot l'indique.
Laurent, dont les idées prenaient volontiers un tour poétique au milieu même de la plaisanterie, se compara en riant à l'enfant prodigue, pour qui Catherine s'empressait du tuer le veau gras. Ce veau gras, qui se présentait sous la forme d'un mince poulet, prêta naturellement à la gaieté des deux amis. C'était si peu pour l'appétit du jeune homme, que Thérèse s'en tourmenta. Le quartier n'offrait guère de ressources, et Laurent ne voulut pas que la vieille Catherine s'en mît en peine. On déterra au fond d'une armoire un énorme pot de gelée de goyaves. C'était un présent de Palmer que Thérèse n'avait pas songé à entamer, et que Laurent entama profondément, tout en parlant avec effusion de cet excellent Dick, dont il avait eu la sottise d'être jaloux, et que désormais il aimait de tout son coeur.
—Vous voyez, Thérèse, dit-il, comme le chagrin rend injuste! Croyez-moi, il faut gâter les enfants. Il n'y a de bons que ceux qui sont traités par la douceur. Donnez-moi donc beaucoup de goyaves, et toujours! La rigueur n'est pas seulement un fiel amer, c'est un poison mortel!
Quand vint le thé, Laurent s'aperçut qu'il avait dévoré en égoïste, et que Thérèse, en faisant semblant de manger, n'avait rien mangé du tout. Il se reprocha son inattention et s'en confessa; puis, renvoyant Catherine, il voulut lui-même faire le thé et servir Thérèse. C'était la première fois de sa vie qu'il se faisait le serviteur de quelqu'un, et il y trouva un plaisir délicat dont il éprouva naïvement la surprise.
—A présent, dit-il à Thérèse en lui présentant sa tasse à genoux, je comprends qu'on puisse être domestique et aimer son état. Il ne s'agit que d'aimer son maître.
De la part de certaines gens, les moindres attentions ont un prix extrême. Laurent avait dans les manières, et même dans l'attitude du corps, une certaine roideur dont il ne se départait même pas avec les femmes du monde. Il les servait avec la froideur cérémonieuse de l'étiquette. Avec Thérèse, qui faisait les honneurs de son petit intérieur en bonne femme et en artiste enjouée, il avait toujours été prévenu et choyé sans avoir à rendre la pareille. Il y eût eu manque de goût et de savoir-vivre à se faire l'homme de la maison. Tout à coup, à la suite de ces pleurs et de ces effusions mutuelles, Laurent, sans qu'il s'en rendît compte, se trouvait investi d'un droit qui ne lui appartenait pas, mais dont il s'emparait d'inspiration, sans que Thérèse, surprise et attendrie, pût s'y opposer. Il semblait qu'il fût chez lui, et qu'il eût conquis le privilége de soigner la dame du logis, en bon frère ou en vieux ami. Et Thérèse, sans songer au danger de cette prise de possession, le regardait faire avec de grands yeux étonnés, se demandant si jusque-là elle ne s'était pas radicalement trompée en prenant cet enfant tendre et dévoué pour un homme hautain et sombre.
Cependant Thérèse réfléchit durant la nuit; mais, le lendemain matin, Laurent qui, sans rien préméditer, ne voulait pas la laisser respirer, car il ne respirait plus lui-même, lui envoya des fleurs magnifiques, des friandises exotiques et un billet si tendre, si doux et si respectueux, qu'elle ne put se défendre d'en être touchée. Il se disait le plus heureux des hommes, il ne désirait rien de plus que son pardon, et, du moment qu'il l'avait obtenu, il était le roi du monde. Il acceptait toutes les privations, toutes les rigueurs, pourvu qu'il ne fût pas privé de voir et d'entendre son amie. Cela seul était au-dessus de ses forces; tout le reste n'était rien. Il savait bien que Thérèse ne pouvait pas avoir d'amour pour lui, ce qui ne l'empêchait pas, dix lignes plus bas, de dire: «Notre saint amour n'est-il pas indissoluble?»
Et ainsi disant le pour et le contre, le vrai et le faux cent fois le jour, avec une candeur dont, à coup sûr, il était dupe lui-même, entourant Thérèse de soins exquis, travaillant de tout son coeur à lui donner confiance dans la chasteté de leurs relations, et à chaque instant lui parlant avec exaltation de son culte pour elle, puis cherchant à la distraire quand il la voyait inquiète, à l'égayer quand il la voyait triste, à l'attendrir sur lui-même quand il la voyait sévère, il l'amena insensiblement à n'avoir pas d'autre volonté et d'autre existence que les siennes.
Rien n'est périlleux comme ces intimités où l'on s'est promis de ne pas s'attaquer mutuellement, quand l'un des deux n'inspire pas à l'autre une secrète répulsion physique. Les artistes, en raison de leur vie indépendante et de leurs occupations, qui les obligent souvent d'abandonner le convenu social, sont plus exposés à ces dangers que ceux qui vivent dans le réglé et dans le positif. On doit donc leur pardonner des entraînements plus soudains et des impressions plus fiévreuses. L'opinion sent qu'elle le doit, car elle est généralement plus indulgente pour ceux qui errent forcément dans la tempête que pour ceux que berce un calme plat. Et puis le monde exige des artistes le feu de l'inspiration, et il faut bien que ce feu qui déborde pour les plaisirs et les enthousiasmes du public arrive à les consumer eux-mêmes. On les plaint alors, et le bon bourgeois, qui, en apprenant leurs désastres et leurs catastrophes, rentre le soir dans le sein de sa famille, dit à sa brave et douce compagne:
—Tu sais, cette pauvre fille qui chantait si bien, elle est morte de chagrin. Et ce fameux poète qui disait de si belles choses, il s'est suicidé. C'est grand dommage, ma femme… Tous ces gens-là finissent mal. C'est nous, les simples, qui sommes les gens heureux…
Et le bon bourgeois a raison.
Thérèse avait pourtant vécu longtemps, sinon en bonne bourgeoise, car pour cela il faut une famille, et Dieu la lui avait refusée, du moins en laborieuse ouvrière, travaillant dès le matin, et ne s'enivrant pas de plaisir ou de langueur à la fin de sa journée. Elle avait de continuelles aspirations à la vie domestique et réglée; elle aimait l'ordre, et, loin d'afficher le mépris puéril que certains artistes prodiguaient à ce qu'ils appelaient dans ce temps-là la gent épicière, elle regrettait amèrement de n'avoir pas été mariée dans ce milieu médiocre et sûr, où, au lieu de talent et de renommée, elle eût trouvé l'affection et la sécurité. Mais on ne choisit pas son destin, puisque les fous et les ambitieux ne sont pas les seuls imprudents que la destinée foudroie.
Thérèse n'eut pas de faiblesse pour Laurent dans le sens moqueur et libertin que l'on attribue à ce mot en amour. Ce fut par un acte de sa volonté, après des nuits de méditation douloureuse, qu'elle lui dit:
—Je veux ce que tu veux, parce que nous en sommes venus à ce point où la faute à commettre est l'inévitable réparation d'une série de fautes commises. J'ai été coupable envers toi, en n'ayant pas la prudence égoïste de te fuir; il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même, en restant ta compagne et ta consolation, au prix de mon repos et de ma fierté… Écoute, ajouta-t-elle en tenant sa main dans les siennes avec toute la force dont elle était capable, ne me retire jamais cette main-là et, quelque chose qui arrive, garde assez d'honneur et de courage pour ne pas oublier qu'avant d'être ta maîtresse, j'ai ététon ami. Je me le suis dit dès le premier jour de ta passion: nous nous aimions trop bien ainsi pour ne pas nous aimer plus mal autrement; mais ce bonheur-là ne pouvait pas durer pour moi, puisque tu ne le partages plus, et que, dans cette liaison, mêlée pour toi de peines et de joies, la souffrance a pris le dessus. Je te demande seulement, si tu viens à te lasser de mon amour comme te voilà lassé de mon amitié, de te rappeler que ce n'est pas un instant de délire qui m'a jetée dans tes bras, mais un élan de mon coeur et un sentiment plus tendre et plus durable que l'ivresse de la volupté. Je ne suis pas supérieure aux autres femmes, et je ne m'arroge pas le droit de me croire invulnérable; mais je t'aime si ardemment et si saintement, que je n'aurais jamais failli avec toi, si tu avais dû être sauvé par ma force. Après avoir cru que cette force t'était bonne, qu'elle t'apprenait à découvrir la tienne et à te purifier d'un mauvais passé, te voilà persuadé du contraire, à tel point qu'aujourd'hui c'est le contraire, en effet qui arrive: tu deviens amer, et il semble, si je résiste, que tu sois prêt à me haïr et à retourner à la débauche, en blasphémant même notre pauvre amitié. Eh bien, j'offre à Dieu pour toi le sacrifice de ma vie. Si je dois souffrir de ton caractère ou de ton passé, soit. Je serai assez payée si je te préserve du suicide que tu étais en train d'accomplir quand je t'ai connu. Si je n'y parviens pas, du moins je l'aurai tenté, et Dieu me pardonnera un dévouement inutile, lui qui sait combien il est sincère!
Laurent fut admirable d'enthousiasme, de reconnaissance et de foi dans les premiers jours de cette union. Il s'était élevé au-dessus de lui-même, il avait des élans religieux, il bénissait sa chère maîtresse de lui avoir fait connaître enfin l'amour vrai, chaste et noble, qu'il avait tant rêvé, et dont il s'était cru à jamais déshérité par sa faute. Elle le retrempait, disait-il, dans les eaux de son baptême, elle effaçait en lui jusqu'au souvenir de ses mauvais jours. C'était une adoration, une extase, un culte.
Thérèse y crut naïvement. Elle s'abandonna à la joie d'avoir donné toute cette félicité et rendu toute cette grandeur à une âme d'élite. Elle oublia toutes ses appréhensions et en sourit comme de rêves creux qu'elle avait pris pour des raisons. Ils s'en moquèrent ensemble; ils se reprochèrent de s'être méconnus et de ne s'être pas jetés au cou l'un de l'autre dès le premier jour, tant ils étaient faits pour se comprendre, se chérir et s'apprécier. Il ne fut plus question de prudence et de sermons. Thérèse était rajeunie de dix ans. C'était un enfant plus enfant que Laurent lui-même; elle ne savait quoi imaginer pour lui arranger une existence où il ne sentirait pas le pli d'une feuille de rose.
Pauvre Thérèse! son ivresse ne dura pas huit jours entiers.
D'où vient cet effroyable châtiment infligé à ceux qui ont abusé des forces de la jeunesse, et qui consiste à les rendre incapables de goûter la douceur d'une vie harmonieuse et logique? Est-il bien criminel, le jeune homme qui se trouve lancé sans frein dans le monde avec d'immenses aspirations, et qui se croit capable d'éteindre tous les fantômes qui passent, tous les enivrements qui l'appellent? Son péché est-il autre chose que l'ignorance, et a-t-il pu apprendre dans son berceau que l'exercice de la vie doit être un éternel combat contre soi-même? Il en est vraiment qui sont à plaindre, et qu'il est difficile de condamner, à qui ont peut-être manqué un guide, une mère prudente, un ami sérieux, une première maîtresse sincère. Le vertige les a saisis dès leurs premiers pas; la corruption s'est jetée sur eux comme sur une proie pour faire des brutes de ceux qui avaient plus de sens que d'âme, pour faire des insensés de ceux qui se débattaient, comme Laurent, entre la fange de la réalité et l'idéal de leurs rêves.
Voilà ce que disait Thérèse pour continuer à aimer cette âme souffrante, et pourquoi elle endura les blessures que nous allons raconter.
Le septième jour de leur bonheur fut irrévocablement le dernier. Ce chiffre néfaste ne sortit jamais de la mémoire de Thérèse. Des circonstances fortuites avaient concouru à prolonger cette éternité de joies pendant toute une semaine; personne d'intime n'était venu voir Thérèse, elle n'avait pas de travail trop pressé; Laurent promettait de se remettre à l'ouvrage dès qu'il pourrait reprendre possession de son atelier, envahi par des ouvriers à qui il en avait confié la réparation. La chaleur était écrasante à Paris; il fit à Thérèse la proposition d'aller passer quarante-huit heures à la campagne, dans les bois. C'était le septième jour.
Ils partirent en bateau, et arrivèrent le soir dans un hôtel, d'où, après le dîner, ils sortirent pour courir la forêt par un clair de lune magnifique. Ils avaient loué des chevaux et un guide, lequel les ennuya bientôt par son baragouin prétentieux. Ils avaient fait deux lieues et se trouvaient au pied d'une masse de rochers que Laurent connaissait. Il proposa de renvoyer les chevaux et le guide, et de revenir à pied, quand même il serait un peu tard.
—Je ne sais pas pourquoi, lui dit Thérèse, nous ne passerions pas toute la nuit dans la forêt: il n'y a ni loups ni voleurs. Restons ici tant que tu voudras, et ne revenons jamais, si bon te semble.
Ils restèrent seuls, et c'est alors que se passa une scène bizarre, presque fantastique, mais qu'il faut raconter telle qu'elle est arrivée. Ils étaient montés sur le haut du rocher et s'étaient assis sur la mousse épaisse desséchée par l'été. Laurent regardait le ciel splendide où la lune effaçait la clarté des étoiles. Deux ou trois des plus grosses brillaient seules au-dessus de l'horizon. Renversé sur le dos, Laurent les contemplait.
—Je voudrais bien savoir, dit-il, le nom de celle qui est à peu près au-dessus de ma tête; elle a l'air de me regarder.
—C'est Véga, répondit Thérèse.
—Tu sais donc le nom de toutes les étoiles, toi, savante?
—A peu près. Ce n'est pas difficile, et, en un quart d'heure, tu en sauras autant que moi, quand tu voudras.
—Non, merci; j'aime mieux décidément ne pas savoir: j'aime mieux leur donner des noms à ma fantaisie.
—Et tu as raison.
—J'aime mieux me promener au hasard dans ces lignes tracées là-haut et faire des combinaisons de groupes à mon idée que de marcher dans le caprice des autres. Après tout, peut-être ai-je tort, Thérèse! Tu aimes les sentiers frayés, toi, n'est-ce pas?
—Ils sont meilleurs aux pauvres pieds. Je n'ai pas, comme toi, des bottes de sept lieues!
—Moqueuse! tu sais bien que tu es plus forte et meilleure marcheuse que moi!
—C'est tout simple, je n'ai pas d'ailes pour m'envoler.
—Avise-toi d'en avoir pour me laisser là! Mais ne parlons pas de nous quitter: ce mot-là ferait pleuvoir!
—Eh! qui donc y songe? Ne le répète pas, ton affreux mot!
—Non, non! n'y songeons pas, n'y songeons pas! s'écria-t-il en se levant brusquement.
—Qu'as-tu et où vas-tu? lui dit-elle.
—Je ne sais pas, répondit-il. Ah! si! à propos… Il y a par là un écho extraordinaire, et, la dernière fois que j'y suis venu avec la petite… tu ne tiens pas à savoir son nom, n'est-ce pas? j'ai pris grand plaisir à l'entendre d'ici, pendant qu'elle chantait là-bas sur le tertre qui est vis-à-vis de nous.
Thérèse ne répondit rien. Il s'aperçut que ce souvenir intempestif d'une de ses mauvaises connaissances n'était pas délicat à jeter au milieu d'une romantique veillée avec la reine de son coeur. Pourquoi cela lui était-il revenu? comment le nom quelconque de la vierge folle lui était-il arrivé au bord des lèvres? Il fut mortifié de cette maladresse; mais, au lieu de s'en accuser naïvement et de la faire oublier par des torrents de tendres paroles qu'il savait bien tirer de son âme quand la passion l'inspirait, il n'en voulut pas avoir le démenti, et demanda à Thérèse si elle voulait chanter pour lui.
—Je ne pourrais pas, lui répondit-elle avec douceur. Il y a longtemps que je n'étais montée à cheval, je me sens un peu oppressée.
—Si ce n'est qu'un peu, faites un effort, Thérèse, cela me fera tant de plaisir!
Thérèse était trop fière pour avoir du dépit, elle n'avait que du chagrin.Elle détourna la tête et feignit de tousser.
—Allons, dit-il en riant, vous n'êtes qu'une faible femme! Et puis vous ne croyez pas à mon écho, je vois cela. Je veux vous le faire entendre. Restez ici. Je grimpe là-haut, moi. Vous n'avez pas peur, j'espère, de rester seule cinq minutes?
—Non, répondit tristement Thérèse, je n'ai pas du tout peur.
Pour grimper sur l'autre rocher, il fallait descendre le petit ravin qui le séparait de celui où ils étaient; mais ce ravin était plus creux qu'il ne le paraissait. Quand Laurent, après en avoir descendu la moitié, vit le chemin qui lui restait à faire, il s'arrêta, craignant de laisser Thérèse seule si longtemps, et, criant vers elle, il lui demanda si elle ne l'avait pas rappelé.
—Non, pas du tout! lui cria-t-elle à son tour, ne voulant pas contrarier sa fantaisie.
Il est impossible d'expliquer ce qui se passa dans la tête de Laurent; il prit cepas du toutpour une dureté, et se remit à descendre, mais moins vite et en rêvant.
—Je l'ai blessée, dit-il, et la voilà qui me boude, comme du temps où nous jouions au frère et à la soeur. Est-ce qu'elle va encore avoir de ces humeurs-là, à présent qu'elle est ma maîtresse? Mais pourquoi l'ai-je blessée? J'ai eu tort assurément, mais c'est sans le vouloir. Il est bien impossible qu'il ne me revienne pas quelque bribe de mon passé dans la mémoire. Sera-ce donc chaque fois un outrage pour elle et une mortification pour moi? Que lui importe mon passé, puisqu'elle m'a accepté comme cela? J'ai eu tort pourtant! oui, j'ai eu tort; mais ne lui arrivera-t-il jamais à elle-même de me parler de ce drôle qu'elle a aimé et dont elle s'est crue la femme? Malgré elle, Thérèse se souviendra auprès de moi des jours qu'elle a vécu sans moi, et lui en ferai-je un crime?
Laurent se répondit aussitôt à lui-même:
—Oh! mais oui, cela me serait insupportable! Donc, j'ai eu grand tort, et j'aurais dû lui en demander pardon tout de suite.
Mais déjà il était arrivé à ce moment de fatigue morale où l'âme est rassasiée d'enthousiasme, où l'être farouche et faible que nous sommes tous plus ou moins a besoin de reprendre possession de lui-même.
—Encore s'accuser; encore promettre, encore persuader, encore s'attendrir? Eh quoi! se dit-il, ne peut-elle être heureuse et confiante huit jours entiers? C'est ma faute, je le veux bien; mais il y a encore plus de la sienne à faire de si peu une si grosse affaire et à me gâter cette belle nuit de poésie que je m'étais arrangée avec elle dans un des plus beaux endroits du monde. J'y suis déjà venu avec des libertins et des filles, c'est vrai; mais dans quel coin des environs de Paris l'aurais-je conduite où je n'aurais pas retrouvé ces fâcheux souvenirs? A coup sûr, ils ne m'enivrent guère, et il y a presque de la cruauté à me les reprocher…
En répondant ainsi dans son coeur aux reproches que Thérèse lui adressait probablement dans le sien, il arriva au fond de la vallée, où il se sentit troublé et fatigué comme à la suite d'une querelle, et se jeta sur l'herbe dans un mouvement de lassitude et de dépit. Il y avait sept jours entiers qu'il ne s'était appartenu; il subissait le besoin de se reconquérir et de se croire seul et indompté un instant.
De son côté Thérèse était navrée et effrayée en même temps. Pourquoi le motse quitteravait-il été jeté par lui tout à coup comme un cri aigre au milieu de cet air tranquille qu'ils respiraient ensemble? à quel propos? en quoi l'avait-elle provoqué? Elle cherchait en vain. Laurent lui-même n'eût pu le lui expliquer. Tout ce qui avait suivi était grossièrement cruel, et combien il devait être irrité pour l'avoir dit, cet homme d'une éducation exquise! Mais d'où lui venait cette colère? portait-il en lui un serpent qui le mordait au coeur et lui arrachait des paroles d'égarement et de malédiction?
Elle l'avait suivi des yeux sur la pente du rocher jusqu'à ce qu'il fût entré dans l'ombre épaisse du ravin. Elle ne le voyait plus et s'étonnait du temps qu'il lui fallait pour reparaître sur le versant de l'autre monticule. Elle fut prise d'effroi, il pouvait être tombé dans quelque précipice. Ses regards interrogeaient en vain la profondeur du terrain herbu, hérissé de grosses roches sombres. Elle se levait pour essayer de l'appeler, lorsqu'un cri d'inexprimable détresse monta jusqu'à elle, un cri rauque, affreux, désespéré, qui lui fit dresser les cheveux sur la tête.
Elle s'élança comme une flèche dans la direction de la voix. S'il y eût eu, en effet, un abîme, elle s'y fût précipitée sans réflexion; mais ce n'était qu'une pente rapide où elle glissa plusieurs fois sur la mousse et déchira sa robe aux buissons. Rien ne l'arrêta; elle arriva, sans savoir comment, auprès de Laurent, qu'elle trouva debout, hagard, agité d'un tremblement convulsif.
—Ah! te voilà, lui dit-il en lui saisissant le bras. Tu as bien fait de venir! j'y serais mort!
Et, comme don Juan après la réponse de la statue, il ajouta d'une voix âpre et brusque:Sortons d'ici!
Il l'entraîna sur le chemin, marchant à l'aventure et ne pouvant rendre compte de ce qui lui était arrivé.
Au bout d'un quart d'heure, il se calma enfin, et s'assit avec elle dans une clairière. Ils ne savaient où ils étaient; le sol était semé de roches plates qui ressemblaient à des tombes, et entre lesquelles poussaient au hasard des genévriers qu'on eût pu prendre, la nuit, pour des cyprès.
—Mon Dieu! dit tout à coup Laurent, nous sommes donc dans un cimetière?Pourquoi m'amènes-tu ici?
—Ce n'est, répondit-elle, qu'un endroit inculte. Nous en avons traversé beaucoup de pareils ce soir. S'il te déplaît, ne nous y arrêtons pas, rentrons sous les grands arbres.
—Non, restons ici, reprit-il. Puisque le hasard ou la destinée me jette dans ces idées de mort, autant vaut les braver et en épuiser l'horreur. Cela a son charme comme toute autre chose, n'est-ce pas, Thérèse? Tout ce qui ébranle fortement l'imagination est une jouissance plus ou moins âpre. Quand une tête doit tomber sur l'échafaud, la foule va regarder, et c'est tout naturel. Il n'y a pas que les émotions douces qui nous fassent vivre: il nous en faut d'épouvantables pour nous faire sentir l'intensité de la vie.
Il parla encore ainsi, comme au hasard, pendant quelques instants. Thérèse n'osait l'interroger et s'efforçait de le distraire; elle voyait bien qu'il venait d'avoir un accès de délire. Enfin il se remit assez pour vouloir et pouvoir le raconter.
Il avait eu une hallucination. Couché sur l'herbe, dans le ravin, sa tête s'était troublée. Il avait entendu l'écho chanter tout seul, et ce chant, c'était un refrain obscène. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour se rendre compte du phénomène, il avait vu passer devant lui, sur la bruyère, un homme qui courait, pâle, les vêtements déchirés, et les cheveux au vent.
—Je l'ai si bien vu, dit-il, que j'ai eu le temps de raisonner et de me dire que c'était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des voleurs, et même j'ai cherché ma canne pour aller à son secours; mais la canne s'était perdue dans l'herbe, et cet homme avançait toujours vers moi. Quand il a été tout près, j'ai vu qu'il était ivre, et non pas poursuivi. Il a passé en me jetant un regard hébété, hideux, et en me faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors j'ai eu peur, et je me suis jeté la face contre terre, car cet homme … c'était moi!
«Oui, c'était mon spectre, Thérèse! Ne sois pas effrayée, ne me crois pas fou, c'était une vision. Je l'ai bien compris en me retrouvant seul dans l'obscurité. Je n'aurais pas pu distinguer les traits d'une figure humaine, je n'avais vu celle-là que dans mon imagination; mais qu'elle était nette, horrible, effrayante! C'était moi avec vingt ans de plus, des traits creusés par la débauche ou la maladie, des yeux effarés, une bouche abrutie, et, malgré tout cet effacement de mon être, il y avait dans ce fantôme un reste de vigueur pour insulter et défier l'être que je suis à présent. Je me suis dit alors: «O mon Dieu! est-ce donc là ce que je serai dans mon âge mûr?… J'ai eu ce soir de mauvais souvenirs que j'ai exprimés malgré moi; c'est que je porte toujours en moi ce vieil homme dont je me croyais délivré? Le spectre de la débauche ne veut pas lâcher sa proie, et, jusque dans les bras de Thérèse, il viendra me railler et me crier:Il est trop tard!»