VI

«Alors je me suis levé pour te joindre, ma pauvre Thérèse. Je voulais te demander grâce pour ma misère et te supplier de me préserver; mais je ne sais pendant combien de minutes ou de siècles j'aurais tourné sur moi-même sans pouvoir avancer, si tu n'étais enfin venue. Je t'ai reconnue tout de suite, Thérèse: je n'ai pas eu peur de toi, et je me suis senti délivré.

Il était difficile de savoir, quand Laurent parlait ainsi, s'il racontait une chose qu'il avait réellement éprouvée, ou s'il avait mêlé ensemble, dans son cerveau, une allégorie née de ses réflexions amères et une image entrevue dans un demi-sommeil. Il jura cependant à Thérèse qu'il ne s'était pas endormi sur l'herbe, et qu'il s'était toujours rendu compte du lieu où il était et du temps qui s'écoulait; mais cela même était difficile à constater. Thérèse l'avait perdu de vue, et, quant à elle, le temps lui avait semblé mortellement long.

Elle lui demanda s'il était sujet à ces hallucinations.

—Oui, dit-il, dans l'ivresse; mais je n'ai été ivre que d'amour depuis quinze jours que tu es à moi.

—Quinze jours! dit Thérèse étonnée.

—Non, moins que cela, reprit-il; ne me chicane pas sur les dates: tu vois bien que je n'ai pas encore ma tête. Marchons, cela me remettra tout à fait.

—Tu as besoin de repos pourtant: il faudrait penser à rentrer.

—Eh bien, que faisons-nous?

—Nous ne sommes pas dans la direction; nous tournons le dos à notre point de départ.

—Tu veux que je repasse par ce maudit rocher?

—Non, mais prenons à droite.

—C'est tout le contraire.

Thérèse insista, elle ne se trompait pas. Laurent n'en voulut pas démordre, et même il s'emporta et parla d'un ton irrité, comme s'il y eût eu là matière à dispute. Thérèse céda et le suivit où il voulut aller. Elle se sentait brisée d'émotion et de tristesse. Laurent venait de lui parler d'un ton qu'elle n'eût jamais voulu prendre avec Catherine, même quand la bonne vieille l'impatientait. Elle le lui pardonnait, parce qu'elle le sentait malade; mais cet état d'excitation douloureuse où elle le voyait l'effrayait d'autant plus.

Grâce à l'obstination de Laurent, ils se perdirent dans la forêt, marchèrent pendant quatre heures, et ne rentrèrent qu'au point du jour. La marche dans le sable fin et lourd de la forêt est très-pénible. Thérèse ne pouvait plus se traîner, et Laurent, que ce violent exercice ranimait, ne songeait point à ralentir le pas par égard pour elle. Il allait devant, prétendant toujours découvrir la bonne voie, lui demandant de temps à autre si elle était lasse, et ne devinant pas qu'en répondant: «Non,» elle voulait lui ôter le regret d'être cause de cette mésaventure.

Le lendemain, Laurent n'y songeait plus; il avait été pourtant rudement secoué par cette crise étrange; mais c'est le propre des tempéraments nerveux à l'excès de se remettre comme par magie. Thérèse eut même l'occasion de remarquer qu'au lendemain de ces épreuves terribles, c'est elle qui se trouvait brisée, tandis qu'il semblait avoir pris une force nouvelle.

Elle n'avait pas dormi, s'attendant à le voir envahi par quelque grave maladie; mais il prit un bain et se sentit très-dispos pour recommencer la promenade. Il paraissait avoir oublié combien cette veillée avait été fâcheuse pour la lune de miel. La triste impression s'effaça vite chez Thérèse. Revenue à Paris, elle crut que rien n'était changé entre eux; mais, le soir même, Laurent eut le caprice de faire la charge de Thérèse avec la sienne, errant tous deux au clair de lune dans la forêt, lui avec son air effaré et distrait, elle avec sa robe déchirée et le corps brisé de fatigue. Les artistes sont tellement habitués à faire la charge les uns des autres, que Thérèse s'amusa de la sienne; mais, bien qu'elle eût aussi de la facilité et de l'esprit au bout de son crayon, elle n'eût voulu pour rien au monde faire celle de Laurent, et, quand elle le vit esquisser dans un sens comique cette scène nocturne qui l'avait torturée, elle en eut du chagrin. Il lui semblait que certaines douleurs de l'âme ne peuvent jamais avoir de côté risible.

Laurent, au lieu de comprendre, tourna la chose avec plus d'ironie encore. Il écrivit sous sa figure:Perdu dans la forêt et dans l'esprit de sa maîtresse, et sous la figure de Thérèse:Le coeur aussi déchiré que la robe. La composition fut intitulée:Lune de miel dans un cimetière. Thérèse s'efforça de sourire; elle loua le dessin, qui, malgré sa bouffonnerie, sentait la main du maître, et ne fit aucune réflexion sur le triste choix du sujet. Elle eut tort, elle eût mieux fait, dès le commencement, d'exiger que Laurent ne laissât pas courir sa gaieté au hasard, en grosses bottes. Elle se laissa marcher sur les pieds parce qu'elle eut peur qu'il ne fût encore malade et pris de délire au milieu de sa lugubre plaisanterie.

Deux ou trois autres faits de ce genre l'ayant avertie, elle se demanda si la vie douce et réglée qu'elle voulait donner à son ami était réellement l'hygiène qui convenait à cette organisation exceptionnelle. Elle lui avait dit:

—Tu t'ennuieras quelquefois peut-être; mais l'ennui repose du vertige, et, quand la santé morale sera bien revenue, tu t'amuseras de peu et tu connaîtras la véritable gaieté.

Les choses tournaient en sens contraire. Laurent n'avouait pas son ennui, mais il lui était impossible de le supporter, et il l'exhalait en caprices amers et bizarres. Il s'était fait une vie de hauts et de bas perpétuels. Les brusques transitions de la rêverie à l'exaltation et de la nonchalance absolue aux excès bruyants étaient devenues un état normal dont il ne pouvait plus se passer. Le bonheur délicieusement savouré pendant quelques jours arrivait à l'irriter comme la vue de la mer par un calme plat.

—Tu es heureuse, disait-il à Thérèse, de te réveiller tous les matins avec le coeur à la même place. Moi, je perds le mien en dormant. C'est comme le bonnet de nuit que ma bonne me mettait quand j'étais enfant: elle le retrouvait tantôt à mes pieds, tantôt par terre.

Thérèse se dit que la sérénité ne pouvait venir tout d'un coup à cette âme troublée et qu'il fallait l'y habituer par degrés. Pour cela, il ne fallait pas l'empêcher de retourner quelquefois à la vie active: mais que faire pour que cette activité ne fût pas une souillure, un coup mortel porté à leur idéal? Thérèse ne pouvait pas être jalouse des maîtresses que Laurent avait eues; mais elle ne comprenait pas comment elle pourrait l'embrasser au front le lendemain d'une orgie. Il fallait donc, puisque le travail qu'il avait repris avec ardeur l'excitait au lieu de l'apaiser, chercher avec lui une issue à cette force. L'issue naturelle eût été l'enthousiasme de l'amour; mais c'était là encore une excitation après laquelle Laurent eût voulu escalader le troisième ciel: faute d'en avoir la puissance, il regardait du côté de l'enfer, et son cerveau, son visage même, en recevaient un reflet parfois diabolique.

Thérèse étudia ses goûts et ses fantaisies, et fut surprise de les trouver faciles à satisfaire. Laurent était avide de diversion et d'imprévu; il n'était pas nécessaire de le promener dans des enchantements irréalisables, il suffisait de le promener n'importe où, et de lui trouver un amusement auquel il ne s'attendît pas. Si, au lieu de lui donner à dîner chez elle, Thérèse lui annonçait, en mettant son chapeau, qu'ils allaient dîner ensemble chez un restaurateur, et si, au lieu de tel théâtre où elle l'avait prié de la conduire, elle lui demandait tout à coup de la mener à un spectacle tout différent, il était ravi de cette distraction inattendue et y prenait le plus grand plaisir, tandis qu'en se conformant à un plan quelconque tracé d'avance, il éprouvait un insurmontable malaise et le besoin de tout dénigrer. Thérèse le traita donc comme un enfant en convalescence à qui l'on ne refuse rien, et elle ne voulut faire aucune attention aux inconvénients qui en résultaient pour elle.

Le premier et le plus grave fut de compromettre sa réputation. On la disait et on la savait sage. Tout le monde n'était pas persuadé qu'elle n'eût pas eu d'autre amant que Laurent; en outre, une personne ayant répandu qu'elle l'avait vue en Italie autrefois avec le comte de ***, qui était marié en Amérique, elle passait pour avoir été entretenue par celui qu'elle avait bien réellement épousé, et on a vu que Thérèse aimait mieux supporter cette tache que de soulever une lutte scandaleuse contre le malheureux qu'elle avait aimé; mais on s'accordait à la regarder comme prudente et raisonnable.

—Elle garde les apparences, disait-on; il n'y a jamais eu de rivalités ni de scandale autour d'elle; tous ses amis la respectent et en disent du bien. C'est une femme de tête et qui ne cherche qu'à passer inaperçue; ce qui ajoute à son mérite.

Quand on la vit hors de chez elle au bras de Laurent, on commença à s'étonner, et le blâme fut d'autant plus sévère qu'elle s'en était préservée plus longtemps. Laurent était fort prisé des artistes, mais il comptait parmi eux un très-petit nombre d'amis. On lui savait mauvais gré de faire le gentilhomme avec les élégants d'une autre classe, et, de leur côté, les amis qu'il avait dans ce monde-là ne comprirent rien à sa conversion et n'y crurent pas. Donc, l'amour tendre et dévoué de Thérèse passa pour un caprice effréné. Une femme chaste eût-elle choisi pour amant, parmi les hommes sérieux qui l'entouraient, le seul qui eût mené une vie dissolue avec toutes les pires dévergondées de Paris? Et, pour ceux qui ne voulurent pas condamner Thérèse, la passion violente de Laurent ne parut être qu'une rouerie menée à bonne fin, et dont il était assez habile pour sedépêtrerquand il en serait las.

Ainsi de toutes parts mademoiselle Jacques fut déconsidérée pour le choix qu'elle venait de faire et qu'elle paraissait vouloir afficher.

Telle n'était pas, à coup sûr, l'intention de Thérèse; mais, avec Laurent, bien qu'il eût résolu de l'entourer de respect, il n'y avait guère moyen de cacher sa vie. Il ne pouvait renoncer au monde extérieur, et il fallait l'y laisser retourner pour s'y perdre, ou l'y suivre pour l'en préserver. Il était habitué à voir la foule et à en être vu. Quand il avait vécu un jour dans la retraite, il se croyait tombé dans une cave, et demandait à grands cris le gaz et le soleil.

Avec la déconsidération arriva bientôt pour Thérèse un autre sacrifice à faire: celui de la sécurité domestique. Jusque-là, elle avait gagné assez d'argent par son travail pour mener une vie aisée; mais ce n'était qu'à la condition d'avoir des habitudes réglées, beaucoup d'ordre dans ses dépenses et de suite dans ses occupations. L'imprévu qui charmait Laurent amena la gêne. Elle le lui cacha, en ne voulant pas lui refuser le sacrifice de ce précieux temps, qui est surtout le capital de l'artiste.

Mais tout ceci n'était que le cadre d'un tableau bien plus sombre sur lequel Thérèse jetait un voile si épais, que personne ne se doutait de son malheur, et que ses amis, scandalisés ou peinés de sa situation, s'éloignaient d'elle en disant:

—Elle est enivrée. Attendons qu'elle ouvre les yeux; cela viendra bien vite!

Cela était tout venu. Thérèse acquérait tous les jours la triste certitude que Laurent ne l'aimait déjà plus, ou qu'il l'aimait si mal, qu'il n'y avait dans leur union pas plus d'espoir de bonheur pour lui que pour elle. C'est en Italie que la certitude absolue en fut tout à fait acquise pour tous deux, et c'est leur voyage en Italie que nous allons raconter.

Il y avait longtemps que Laurent voulait voir l'Italie; c'était son rêve depuis l'enfance, et quelques travaux qu'il put vendre d'une manière inespérée le mirent enfin à même de le réaliser. Il offrit à Thérèse de l'emmener, en lui montrant avec orgueil sa petite fortune, et en lui jurant que, si elle ne voulait pas le suivre, il renoncerait à ce voyage. Thérèse savait bien qu'il n'y renoncerait pas sans regret et sans reproche. Aussi s'ingénia-t-elle à trouver de l'argent de son côté. Elle en vint à bout en engageant son travail futur; et ils partirent vers la fin de l'automne.

Laurent s'était fait de grandes illusions sur l'Italie, et croyait trouver le printemps en décembre dès qu'il apercevrait la Méditerranée. Il fallut en rabattre, et souffrir d'un froid très-âpre durant la traversée de Marseille à Gênes. Gênes lui plut extrêmement, et, comme il y avait beaucoup de peinture à voir, que c'était là, pour lui, le principal but du voyage, il consentit de bonne grâce à s'arrêter là un ou deux mois, et loua un appartement meublé.

Au bout de huit jours, Laurent avait tout vu, et Thérèse ne faisait que de commencer à s'installer pour peindre, car il faut dire qu'elle ne pouvait s'en dispenser. Pour avoir quelques billets de mille francs, elle avait dû s'engager envers un marchand de tableaux à lui rapporter plusieurs copies de portraits inédits qu'il voulait ensuite faire graver. La besogne n'était pas désagréable; en homme de goût, l'industriel avait désigné divers portraits de Van Dyck, un à Gênes, un autre à Florence, etc. Copier ce maître était une spécialité grâce à laquelle Thérèse avait formé son propre talent et gagné de quoi vivre avant de faire le portrait pour son compte; mais il lui fallait commencer par obtenir l'autorisation des propriétaires de ces chefs-d'oeuvre, et, quelque diligence qu'elle y mît, une semaine s'écoula avant qu'elle pût commencer la copie désignée à Gênes.

Laurent ne se sentait nullement disposé à copier quoi que ce fût. Il avait une individualité trop prononcée et trop ardente pour ce genre d'étude, il profitait autrement de la vue des grandes choses. C'était son droit. Pourtant plus d'un grand maître, trouvant l'occasion toute servie, l'eût peut-être mise à profit. Laurent n'avait pas encore vingt-cinq ans et pouvait encore apprendre. C'était l'avis de Thérèse, qui voyait là aussi l'occasion, pour lui, d'augmenter ses ressources pécuniaires. S'il eût daigné copier un Titien, qui était son maître de prédilection, nul doute que le même industriel à qui Thérèse avait affaire ne l'eût acquis ou fait acquérir par un amateur. Laurent trouva cette idée absurde. Tant qu'il avait quelque argent en poche, il ne concevait pas que l'on descendît des hauteurs de l'art jusqu'à songer au gain. Il laissa Thérèse absorbée devant son modèle, la raillant même un peu d'avance du Van Dyck qu'elle allait faire, et cherchant à la décourager de la tâche effrayante qu'elle osait entreprendre; puis il se mit à errer dans ville, assez soucieux de l'emploi de six semaines que Thérèse lui avait demandées pour mener son oeuvre à bonne fin. Certes, il n'y avait pas pour elle de temps à perdre avec des journées de décembre courtes et sombres, une installation de matériel qui ne lui présentait pas toutes les commodités de son atelier de Paris, un mauvais jour, une grande salle peu ou point chauffée, et des volées de badauds en voyage qui, sous prétexte de contempler le chef-d'oeuvre, se plaçaient devant elle ou l'importunaient de leurs réflexions plus ou moins saugrenues. Enrhumée, souffrante, attristée, effrayée surtout de l'ennui qu'elle voyait déjà creuser les yeux de Laurent, elle rentrait pour le trouver de mauvaise humeur, ou pour l'attendre jusqu'à ce que la faim le fît revenir. Deux jours ne se passèrent pas sans qu'il lui reprochât d'avoir accepté un travail abrutissant, et sans qu'il lui proposât d'y renoncer. N'avait-il pas de l'argent pour deux, et d'où venait donc que sa maîtresse refusait de le partager avec lui?

Thérèse tint bon; elle savait que l'argent ne durerait pas dans les mains de Laurent, et qu'il ne s'en trouverait peut-être plus pour revenir le jour où il serait las de l'Italie. Elle le supplia de la laisser travailler, et de travailler lui-même comme il l'entendrait, mais comme tout artiste peut et doit travailler quand il a son avenir à conquérir.

Il convint qu'elle avait raison et résolut de s'y mettre. Il déballa ses boîtes, trouva un local et fit plusieurs esquisses; mais, soit le changement d'air et d'habitudes, soit la vue trop récente de tant de chefs-d'oeuvre différents qui l'avaient vivement ému et qu'il lui fallait le temps de digérer en lui-même, il se sentit frappé d'impuissance momentanée, et tomba dans un de cesspleenscontre lesquels il ne savait pas réagir seul. Il lui eût fallu des émotions venant du dehors, une magnifique musique sortant du plafond, un cheval arabe entrant par le trou de la serrure, un chef-d'oeuvre littéraire inconnu sous la main, ou encore mieux, une bataille navale dans le port de Gênes, un tremblement de terre, n'importe quel événement, délicieux ou terrible, qui l'arrachât à lui-même, et sous l'impulsion duquel il se sentît exalté et renouvelé.

Tout à coup, au milieu de ses vagues et tumultueuses aspirations, une mauvaise pensée vint le trouver malgré lui.

—Quand je songe, se dit-il, qu'autrefois(c'est ainsi qu'il appelait le temps où il n'aimait pas Thérèse) la moindre folie suffisait pour me ranimer! J'ai aujourd'hui beaucoup de choses que je rêvais, de l'argent, c'est-à-dire six mois de loisir et de liberté, l'Italie sous les pieds, la mer à ma porte, autour de moi une maîtresse tendre comme une mère, en même temps qu'elle est un ami sérieux et intelligent; et tout cela ne suffit pas pour que mon âme revive! A qui la faute? Ce n'est pas la mienne, à coup sûr. Je n'avais pas été gâté, et il ne m'en fallait pas tant autrefois pour m'étourdir. Quand je pense que la moindre piquette me portait au cerveau tout aussi bien que le vin le plus généreux; que le moindre minois chiffonné, avec un regard provoquant et une toilette problématique, suffisait pour me mettre en gaieté et pour me persuader qu'une telle conquête faisait de moi un héros de la régence! Avais-je besoin d'un idéal comme Thérèse? Comment donc ai-je pu me persuader que la beauté morale et physique m'était nécessaire en amour? Je savais me contenter dumoins; donc, leplusdevait m'accabler, puisque le mieux est l'ennemi du bien. Et puis, d'ailleurs, y a-t-il une vraie beauté pour les sens? La véritable est celle qui plaît. Celle dont on est rassasié est comme si elle n'avait jamais été. Et puis encore il y a le plaisir du changement, et c'est peut-être là tout le secret de la vie. Changer, c'est se renouveler; pouvoir changer, c'est être libre. L'artiste est-il né pour l'esclavage, et n'est-ce pas l'esclavage que la fidélité gardée, ou seulement la foi promise?

Laurent se laissa envahir par ces vieux sophismes, toujours nouveaux pour les âmes en dérive. Il éprouva bientôt le besoin de les exprimer à quelqu'un, et ce quelqu'un fut Thérèse. Tant pis pour elle, puisque Laurent ne voyait qu'elle!

La causerie du soir commençait toujours à peu près de même:

—Quelle assommante ville que celle-ci!

Un soir, il ajouta:

—On doit s'y ennuyer en peinture. Je ne voudrais pas être le modèle que tu copies. Cette pauvre belle comtesse en robe noir et or, qui est là accrochée depuis deux cents ans, si ses doux yeux ne l'ont pas damnée, elle doit se damner dans le ciel de voir son image enfermée dans ce maussade pays.

—Et pourtant, répondit Thérèse, elle y a toujours le privilége de la beauté, le succès qui survit à la mort, et que la main d'un maître éternise. Toute desséchée qu'elle est au fond de sa tombe, elle a encore des amants; tous les jours, je vois des jeunes gens, insensibles d'ailleurs au mérite de la peinture, rester en extase devant cette beauté qui semble respirer et sourire avec un calme triomphant.

—Elle te ressemble, Thérèse, sais-tu cela? Elle a un peu du sphinx, et je ne m'étonne pas de ta passion pour son mystérieux sourire. On dit que les artistes créent toujours dans leur nature: il est tout simple que tu aies choisi les portraits de Van Dyck pour ton école d'apprentissage. Il faisait grand, mince, élégant et fier comme ta forme.

—Voilà des compliments! arrête-toi là, je vois que la moquerie va arriver.

—Non, je ne suis pas en train de rire. Tu sais bien que je ne ris plus, moi. Avec toi, il faut tout prendre au sérieux: je me conforme à l'ordonnance. Je dis seulement une chose triste. C'est que ta défunte comtesse doit être bien lasse d'être toujours belle de la même façon. Une idée, Thérèse! un rêve fantastique qui me vient de ce que tu disais tout à l'heure. Écoute.

«Un jeune homme, qui avait probablement des notions de sculpture, se prit d'un amour pour une statue de marbre couchée sur un tombeau. Il en devint fou, et ce pauvre fou souleva un jour la pierre pour voir ce qu'il restait de cette belle femme dans le sarcophage. Il y trouva… ce qu'il y devait trouver, l'imbécile! une momie! Alors la raison lui revint, et, embrassant ce squelette, il lui dit: «Je t'aime mieux ainsi; au moins, tu es quelque chose qui a vécu, tandis que j'étais épris d'une pierre qui n'a jamais eu conscience d'elle-même.»

—Je ne comprends pas, dit Thérèse.

—Ni moi non plus, répondit Laurent; mais peut-être qu'en amour la statue est ce qu'on édifie dans sa tête, et la momie, ce que l'on ramasse dans son coeur.

Un autre jour, il esquissa la figure et l'attitude de Thérèse, rêveuse et triste, dans un album qu'elle feuilleta ensuite, et où elle trouva une douzaine de croquis de femmes dont les poses impertinentes et les types effrontés la firent rougir. C'étaient les fantômes du passé qui avaient traversé la mémoire de Laurent et qui s'étaient collés, peut-être malgré lui, à ces feuilles blanches. Thérèse, sans rien dire, déchira celle où elle avait pris place dans cette mauvaise compagnie, la jeta au feu, ferma l'album et le remit sur la table; puis elle s'assit près du feu, étendit son pied sur son chenet et voulut parler d'autre chose.

Laurent ne répondit pas, mais il lui dit:

—Vous êtes trop orgueilleuse, ma chère! Si vous eussiez brûlé tous les feuillets qui vous déplaisent, pour ne laisser dans l'album que votre image, j'aurais compris, et je vous aurais dit: «Tu fais bien;» mais vous retirer de là en y laissant les autres signifie que vous ne me feriez jamais l'honneur de me disputer à personne.

—Je vous ai disputé à la débauche, répondit Thérèse; je ne vous disputerai jamais à aucune de ces vestales.

—Eh bien, c'est de l'orgueil, je le répète; ce n'est pas de l'amour. Moi, je vous ai disputée à la sagesse, et je vous disputerais à n'importe lequel de ses moines.

—Pourquoi me disputeriez-vous? Est-ce que vous n'êtes pas fatigué d'aimer la statue? est-ce que la momie n'est pas dans votre coeur?

—Ah! vous avez la mémoire des mots, vous!

Mon Dieu! qu'est-ce qu'un mot? On l'interprète comme on veut. Avec un mot, on fait pendre un innocent. Je vois qu'il faut prendre garde à ce que l'on dit avec vous; le plus prudent serait peut-être de ne jamais causer ensemble.

—En sommes-nous là, mon Dieu? dit Thérèse; fondant en larmes.

Ils en étaient là. C'est en vain que Laurent s'affligea de ses pleurs, et lui demanda pardon de les avoir fait couler: le mal recommença le lendemain.

—Que veux-tu donc que je devienne dans: cette détestable ville? lui dit-il. Tu veux que je travaille; je l'ai voulu aussi; mais je ne peux pas! Je ne suis pas né comme toi avec un petit ressort d'acier dans le cerveau, dont il ne faut que pousser le bouton pour que la volonté fonctionne. Je suis un créateur, moi! Grand ou petit, faible ou puissant c'est toujours un ressort qui n'obéit à rien et que met en jeu, quand il lui plait, le souffle de Dieu ou le vent qui passe. Je suis incapable de quoi que ce soit quand je m'ennuie ou me déplais quelque part.

—Comment est-il possible qu'un homme intelligent s'ennuie, dit Thérèse; à moins qu'il ne soit privé de jour, et d'air au fond d'un cachot? N'y a-t-il donc dans cette ville, qui t'avait ravi le premier jour, ni belles choses à voir, ni intéressantes promenades à faire aux environs; ni bons livres à consulter, ni personnes intelligentes à entretenir?

—J'ai des belles choses d'ici par-dessus les yeux; je n'aime pas à me promener seul; les meilleurs livres m'irritent lorsqu'ils me disent ce que je ne suis pas en train de croire. Quant aux relations à établir… j'ai des lettres de recommandation dont tu sais bien que je ne peux pas faire usage!

—Non, je ne sais pas cela; pourquoi?

—Parce que, naturellement, mes amis du monde m'ont adressé à des gens du monde: or, les gens du monde ne vivent pas entre quatre murs sans songer à se divertir; et, comme tu n'es pas du monde, Thérèse, comme tu ne peux pas m'y accompagner, il faudra donc que je te laisse seule!

—Dans le jour, puisque je suis forcée de travailler là-bas dans ce palais!

—Dans le jour, on se rend des visites et on fait des projets pour le soir. C'est le soir qu'on s'amuse en tout pays; ne le sais-tu pas?

—Eh bien, sors quelquefois le soir, puisqu'il le faut; va au bal, auxconversazioni: Ne joue pas, c'est tout ce que je te demande.

—Et c'est ce que je ne peux pas te promettre. Dans le monde, il faut se donner au jeu ou aux femmes.

—Ainsi tous les hommes du monde se ruinent au jeu ou se jettent dans la galanterie?

—Ceux qui ne font ni l'un ni l'autre s'ennuient dans le monde ou y sont ennuyeux. Je ne suis pas un causeur de salon, moi. Je ne suis pas encore assez creux pour me faire écouter sans rien dire. Voyons, Thérèse, veux-tu que je me jette dans le monde à nos risques et périls?

—Pas encore, dit Thérèse; patiente un peu. Hélas! je n'étais pas préparée à te perdre si tôt!

L'accent douloureux et le regard déchirant de Thérèse irritèrent Laurent plus que de coutume.

—Tu sais, lui dit-il, que tu me ramènes toujours à tes fins avec la moindre plainte, et tu abuses de ton pouvoir, ma pauvre Thérèse. Ne t'en repentiras-tu pas un jour, si tu me vois malade et exaspéré?

—Je m'en repens déjà, puisque je t'ennuie, répondit-elle. Fais donc ce que tu voudras!

—Ainsi tu m'abandonnes à ma destinée? Es-tu déjà lasse de lutter? Tiens, ma chère, c'est toi qui ne m'aimes plus!

—Au ton dont tu le dis, il semble que tu désires que cela soit!

Il répondit: «Non;» mais, un instant après, c'étaitouisous toutes les formes. Thérèse était trop sérieuse, trop fière, trop pudique. Elle ne voulait pas descendre avec lui des hauteurs de l'empyrée. Un mot leste lui semblait un outrage, un souvenir sans importance encourait sa censure. Elle était sobre en tout et ne comprenait rien aux appétits capricieux, aux fantaisies immodérées. Elle était la meilleure des deux, à coup sûr, et, s'il lui fallait des compliments, il était prêt à lui en faire; mais s'agissait-il de cela entre eux? La question n'était-elle pas de trouver le moyen de vivre ensemble? Autrefois, elle était plus gaie, elle avait étécoquetteavec lui, et elle ne voulait plus l'être; elle était maintenant comme un oiseau malade sur son bâton, les plumes ébouriffées, la tête dans les épaules et l'oeil éteint. Sa figure pâle et morne était quelquefois effrayante. Dans cette grande chambre sombre attristée des restes d'un vieux luxe, elle lui faisait l'effet d'un spectre. Par moments, il avait peur d'elle. Ne pouvait-elle remplir cet intérieur lugubre de chants bizarres et de joyeux éclats de rire?

—Voyons: que faire pour secouer cette mort qui glace les épaules?Mets-toi au piano, et joue-moi une valse. Je vais valser tout seul.Sais-tu valser, toi? Je parie que non! Tu ne sais rien que de triste!

—Tiens, dit Thérèse en se levant, partons demain, et advienne que pourra! Tu deviendrais fou ici. Ce sera peut-être pire ailleurs; mais j'irai jusqu'au bout de ma tâche.

Sur ce mot, Laurent s'emporta, c'était donc une tâche qu'elle s'était imposée? Elle accomplissait donc froidement un devoir? Peut-être avait-elle fait à la Vierge le voeu de lui consacrer son amant. Il ne lui manquait plus que d'être dévote!

Il prit son chapeau avec cet air de suprême dédain et de rupturebien trousséequi lui était propre. Il sortit sans dire où il allait. Il était dix heures du soir. Thérèse passa la nuit dans des angoisses effroyables. Il rentra au jour et s'enferma dans sa chambre en jetant les portes avec fracas. Elle n'osa se montrer dans la crainte de l'irriter et se retira sans bruit chez elle. C'était la première fois qu'ils s'endormaient sans se dire un mot d'affection ou de pardon.

Le lendemain, au lieu de retourner à son travail, elle fit ses paquets et prépara tout pour le départ. Lui s'éveilla à trois heures de l'après-midi, et lui demanda en riant à quoi elle songeait. I1 avait pris son parti, il avait retrouvé son assiette. Il s'était promené la nuit, seul au bord de la mer; il avait fait ses réflexions, il était calmé.

—Cette grosse mer grondeuse et rabâcheuse m'a impatienté, dit-il gaiement. J'ai fait d'abord de la poésie. Je me suis comparé à elle. J'ai eu envie de me jeter dans son beau sein verdâtre!… Et puis j'ai trouvé la vague monotone et ridicule de se plaindre toujours de ce qu'il y a des rochers sur la grève. Si elle n'a pas la force de les détruire, qu'elle se taise! Qu'elle fasse comme moi, qui ne veux plus me plaindre. Me voilà charmant ce matin; j'ai résolu de travailler, je reste. J'ai fait ma barbe avec soin; embrasse-moi, Thérèse, et ne parlons plus de la sotte soirée d'hier. Défaits ces paquets surtout, ôte ces malles, vite, que je ne les voie pas davantage! Elles ont l'air d'un reproche, et je n'en mérite plus.

Il y avait bien loin de cette prompte manière de se réconcilier avec lui-même au temps où un regard inquiet de Thérèse suffisait pour lui faire plier les deux genoux, et pourtant il n'y avait pas plus de trois mois.

Une surprise vint les distraire. M. Palmer, arrivé à Gênes le matin, vint leur demander à dîner. Laurent fut enchanté de cette diversion. Lui, toujours assez froid de manières avec les autres hommes, il sauta au cou de l'Américain en lui disant qu'il était l'envoyé du ciel. Palmer fut plus surpris que flatté de cet accueil chaleureux. Il lui avait suffi d'un coup d'oeil jeté sur Thérèse pour voir que ce n'était pas là l'expansion du bonheur. Cependant Laurent ne lui parla pas de son ennui, et Thérèse fut surprise de l'entendre faire l'éloge de la ville et du pays. Il déclara même que les femmes étaient charmantes. D'où les connaissait-il?

A huit heures, il demanda son pardessus et sortit. Palmer voulut se retirer aussi.

—Pourquoi, lui dit Laurent, ne restez-vous pas un peu plus longtemps avec Thérèse? Cela lui ferait plaisir. Nous sommes tout à fait seuls ici. Je sors pour une heure. Attendez-moi pour prendre le thé.

A onze heures, Laurent n'était pas rentré. Thérèse était fort abattue. Elle faisait de vains efforts pour cacher son désespoir. Elle n'était plus inquiète, elle se sentait perdue. Palmer vit tout et feignit de ne rien voir: il causa encore avec elle pour tâcher de la distraire; mais, comme Laurent n'arrivait pas, et qu'il n'était pas convenable de l'attendre passé minuit, il se retira en serrant la main de Thérèse. Malgré lui, il lui apprit dans ce serrement de main qu'il n'était pas dupe de son courage et qu'il ressentait l'étendue de son désastre.

Laurent arriva en ce moment et vit l'émotion de Thérèse. A peine fut-il seul avec elle, qu'il l'en railla sur un ton qui affectait de ne pas descendre à la jalousie.

—Voyons, lui dit-elle, ne me faites pas inutilement souffrir. Pensez-vous que Palmer me fasse la cour? Partons, je vous l'ai offert.

—Non, ma chère, je ne suis pas absurde à ce point. Du moment que vous avez une société et que vous me permettez de sortir un peu pour mon compte, tout est bien, et je me sens en train de travailler.

—Dieu le veuille! dit Thérèse. Je ferai, moi, ce que vous voudrez; mais, si vous vous réjouissez de la société qui m'est venue, ayez le bon goût de ne pas m'en parler comme vous venez de le faire, je ne saurais le souffrir.

—De quoi diable vous fâchez-vous? qu'ai-je donc dit de si blessant? Vous devenez d'une susceptibilité par trop ombrageuse, ma chère amie! Quel mal y aurait-il à ce que ce bon Palmer fût amoureux de vous?

—Il y en aurait à vous de me laisser seule avec lui, si vous pensiez ce que vous dites.

—Ah! il y aurait du mal… à vous abandonner au danger? Vous voyez bien que le danger existe, selon vous, et que je ne me trompais pas!

—Soit! alors passons nos soirées ensemble et ne recevons personne. Je le veux bien, moi. Est-ce convenu?

—Vous êtes bonne, ma chère Thérèse. Pardonnez-moi. Je resterai avec vous et nous verrons qui vous voudrez; ce sera le meilleur et le plus doux arrangement.

En effet, Laurent parut revenir à lui-même. Il entama une bonne étude dans son atelier et invita Thérèse à venir la voir. Quelques jours se passèrent sans orage. Palmer n'avait pas reparu; mais bientôt Laurent se lassa de cette vie réglée, et alla le chercher en lui reprochant d'abandonner ses amis. A peine fut-il arrivé pour passer la soirée avec eux, que Laurent trouva un prétexte pour sortir et resta dehors jusqu'à minuit.

Une semaine se passa ainsi, puis une seconde. Laurent donnait une soirée sur trois ou quatre à Thérèse, et quelle soirée! elle eût préféré la solitude.

Où allait-il? Elle ne l'a jamais su. Il ne paraissait pas dans le monde; le temps humide et froid ne permettait pas de penser qu'il se promenât en mer pour son plaisir. Cependant il montait souvent dans une barque, disait-il, et ses habits, en effet, sentaient le goudron. Il s'exerçait à ramer et prenait des leçons d'un pêcheur de la côte qu'il allait chercher dans la rade. Il prétendait se trouver bien, pour son travail du lendemain, d'une fatigue qui abattait l'excitation de ses nerfs. Thérèse n'osait plus aller le trouver dans son atelier. Il montrait du dépit lorsqu'elle désirait voir son travail. Il ne voulait pas de ses réflexions, lorsqu'il était en train de manifester son idée, et il ne voulait pas non plus de son silence, qui lui faisait l'effet d'un blâme. Elle ne devait voir son oeuvre que lorsqu'il la jugerait digne d'être vue. Autrefois il ne commençait rien sans lui exposer son idée; maintenant, il la traitait commeun public.

Deux ou trois fois il passa toute la nuit dehors. Thérèse ne s'habituait pas à l'inquiétude que lui causait le prolongement de ses absences. Elle l'eût exaspéré en ayant l'air de s'en apercevoir; mais on pense bien qu'elle le guettait et qu'elle cherchait à savoir la vérité. Il était impossible qu'elle le suivît elle-même la nuit dans une ville pleine de matelots et d'aventuriers de toute nation. Pour rien au monde, elle ne se fût abaissée à le faire suivre par quelqu'un. Elle entrait chez lui sans bruit et le regardait dormir. Il semblait accablé de fatigue. C'était peut-être, en effet, une lutte désespérée contre lui-même qu'il avait entreprise pour éteindre, par l'exercice physique, l'excès de sa pensée.

Une nuit, elle remarqua que ses habits étaient fangeux et déchirés comme s'il eût eu à soutenir une lutte matérielle, ou comme s'il eût fait une chute. Effrayée, elle s'approcha de lui et vit du sang sur son oreiller; il avait une légère entaille au front. Il dormait si profondément, qu'elle espéra ne pas l'éveiller en lui découvrant un peu la poitrine pour voir s'il n'avait pas d'autre blessure; mais il s'éveilla et entra dans une colère qui fut pour elle le coup de grâce. Elle voulait s'enfuir, il la retint de force, passa une robe de chambre, ferma la porte, et, marchant avec agitation dans l'appartement, qu'éclairait faiblement une petite lampe de nuit, il exhala enfin toute la souffrance amassée dans son âme.

—C'en est assez, lui dit-il; soyons francs vis-à-vis l'un de l'autre. Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes jamais aimés! Nous nous sommes trompés l'un l'autre; vous avez voulu avoir un amant; peut-être n'étais-je ni le premier ni le second, n'importe! il vous fallait un serviteur, un esclave; vous avez cru que mon malheureux caractère, mes dettes, mon ennui, ma lassitude d'une vie d'excès, mes illusions sur l'amour vrai, me mettraient à votre discrétion, et que je ne pourrais jamais me reprendre. Pour mener à bonne fin une si périlleuse entreprise, il vous eût fallu à vous-même un plus heureux caractère, plus de patience, plus de souplesse, et surtout plus d'esprit! Vous n'avez pas d'esprit du tout, Thérèse, soit dit sans vous offenser. Vous êtes tout d'une pièce, monotone, têtue et vaine à l'excès de votre prétendue modération, qui n'est que la philosophie des gens à vue courte et à facultés bornées. Quant à moi, je suis un fou, un inconstant, un ingrat, tout ce qu'il vous plaira; mais je suis sincère, je ne fais pas de calculs, je me livre sans arrière-pensée: c'est pourquoi je me reprends de même. Ma liberté morale est chose sacrée, et je ne permets à personne de s'en emparer. Je vous l'avais confiée et non donnée, c'était à vous d'en faire bon usage et de savoir me rendre heureux. Oh! n'essayez pas de dire que vous ne vouliez pas de moi! Je connais ces manèges de la modestie et ces évolutions de la conscience des femmes. Le jour où vous m'avez cédé, j'ai compris que vous pensiez bien m'avoir conquis, et que toutes ces feintes résistances, ces larmes de détresse et ces pardons toujours accordés à mes prétentions n'étaient que l'art vulgaire de tendre une ligne et d'y faire mordre le pauvre poisson ébloui par la mouche artificielle. Je vous ai trompée, Thérèse, en feignant d'être la dupe de cette mouche: c'était mon droit. Vous vouliez des adorations pour vous rendre; je vous les ai prodiguées sans effort et sans hypocrisie; vous êtes belle, et je vous désirais! Mais une femme n'est qu'une femme, et la dernière de toutes nous donne autant de volupté que la plus grande reine. Vous avez eu la simplicité de l'ignorer, et, à présent, il faut rentrer en vous-même. Il faut savoir que la monotonie ne me convient pas, il faut me laisser à mes instincts, qui ne sont pas toujours sublimes, mais que je ne peux pas détruire sans me détruire avec eux… Où est le mal, et pourquoi nous arracherions-nous les cheveux? Nous nous sommes associés et nous nous quittons, voilà tout. Il n'est pas besoin de nous haïr et de nous décrier pour cela. Vengez-vous en comblant les voeux de ce pauvre Palmer, que vous faites languir; je serai content de sa joie, et nous resterons tous trois les meilleurs amis du monde. Vous retrouverez vos grâces d'autrefois, que vous avez perdues, et l'éclat de vos beaux yeux, qui s'usent et se ternissent à veiller pour espionner mes démarches. Je redeviendrai, moi, le bon camarade que j'étais; et nous oublierons ce cauchemar que nous traversons ensemble… Est-ce convenu? Vous ne répondez pas? C'est de la haine que vous voulez? Prenez-y garde! je n'ai jamais haï, mais je peux tout apprendre, j'ai de la facilité, moi, vous savez! Tenez, je me suis colleté ce soir avec un matelot ivre qui était deux fois grand et fort comme moi; je l'ai roué de coups, et je n'ai reçu qu'une égratignure. Prenez garde que je ne sois aussi vigoureux dans l'occasion au moral qu'au physique, et que, dans une lutte d'aversion et de vengeance, je n'écrase le diable en personne sans lui laisser un de mes cheveux entre les griffes!

Laurent, pâle, amer, tour à tour ironique et furieux, les cheveux en désordre, la chemise déchirée et le front ensanglanté, était si effrayant à voir et à entendre, que Thérèse sentit tout son amour se changer en dégoût. Elle était si désespérée de la vie en cet instant, qu'elle ne songea pas seulement à avoir peur. Muette et immobile sur le fauteuil où elle s'était assise, elle laissait couler ce torrent de blasphèmes, et, tout en se disant que cet insensé était capable de la tuer, elle attendait avec un dédain glacial et une indifférence absolue le paroxysme de son accès.

Il se tut quand il n'eut plus la force de parler. Alors elle se leva et sortit sans lui avoir répondu une syllabe et sans jeter sur lui un regard.

Laurent valait mieux que ses paroles; il ne pensait pas un mot de tout ce qu'il avait dit d'atroce à Thérèse durant cette affreuse nuit. Il le pensait dans ce moment-là, ou plutôt il parlait sans en avoir conscience. Il ne se rappela rien quand il eut dormi dessus, et, si on le lui eût rappelé, il eût tout désavoué.

Mais il y avait une chose vraie, c'est que, pour le moment, il était las de l'amour élevé, et aspirait de tout son être aux funestes enivrements du passé. C'était le châtiment de la mauvaise voie qu'il avait prise en entrant dans la vie, châtiment bien cruel sans doute, et dont on conçoit qu'il se plaignit avec énergie, lui qui n'avait rien prémédité et qui s'était jeté en riant dans un abîme d'où il croyait pouvoir aisément sortir quand il voudrait. Mais l'amour est régi par un code qui semble reposer, comme les codes sociaux, sur cette terrible formule:Nul n'est censé ignorer la loi!Tant pis pour ceux qui l'ignorent en effet! Que l'enfant se jette dans les griffes de la panthère, croyant pouvoir la caresser: la panthère ne tiendra compte de cette innocence; elle dévorera l'enfant, parce qu'il ne dépend pas d'elle de l'épargner. Ainsi des poisons, ainsi de la foudre, ainsi du vice, agents aveugles de la loi fatale que l'homme doitconnaîtreousubir.

Il ne resta dans la mémoire de Laurent, au lendemain de cette crise, que la conscience d'avoir eu avec Thérèse une explication décisive, et le vague souvenir de l'avoir vue résignée.

—Tout est peut-être pour le mieux, pensa-t-il en la retrouvant aussi calme qu'il l'avait quittée.

Il fut pourtant effrayé de sa pâleur.

—Ce n'est rien, lui dit-elle tranquillement; ce rhume me fatigue beaucoup, mais ce n'est qu'un rhume. Cela doit faire son temps.

—Eh bien, Thérèse, lui dit-il, qu'y a-t-il d'établi dans nos rapports, à présent? Y avez-vous réfléchi? C'est vous qui déciderez. Devons-nous nous quitter avec dépit ou rester ensemble sur le pied de l'amitié commeautrefois?

—Je n'ai aucun dépit, répondit-elle; restons amis. Demeurez ici si vous vous y plaisez. Moi, j'achève mon travail, et je retourne en France dans quinze jours.

—Mais, d'ici à quinze jours dois-je aller demeurer dans une autre maison? ne craignez-vous pas qu'on n'en jase?

—Faites ce que vous jugerez à propos. Nous avons ici nos appartements indépendants l'un de l'autre; le salon seul est commun: je n'en ai aucun besoin; je vous le cède.

—Non, c'est moi qui vous prie de le garder. Vous ne m'entendrez pas aller et venir; je n'y mettrai jamais les pieds, si vous me le défendez.

—Je ne vous défends rien, répondit Thérèse, sinon de croire un seul instant que votre maîtresse puisse vous pardonner. Quant à votre amie, elle est au-dessus d'une certaine sphère de désillusions. Elle espère encore pouvoir vous être utile, et vous la retrouverez toujours quand vous aurez besoin d'affection.

Elle lui tendit la main et s'en alla travailler.

Laurent ne la comprit pas. Tant d'empire sur elle-même était une chose qu'il ne pouvait s'expliquer, lui qui ne connaissait pas le courage passif et les résolutions muettes. Il crut qu'elle comptait reprendre son empire sur lui et qu'elle voulait le ramener à l'amour par l'amitié. Il se promit d'être invulnérable à toute faiblesse, et, pour être plus sûr de lui-même, il résolut de prendre quelqu'un à témoin de la rupture consommée. Il alla trouver Palmer, lui confia la malheureuse histoire de son amour et ajouta:

—Si vous aimez Thérèse comme je le crois, mon cher ami, faites que Thérèse vous aime. Je ne peux pas en être jaloux, bien au contraire. Comme je l'ai rendue assez malheureuse et que vous serez excellent pour elle, j'en suis certain, vous m'ôterez par là un remords que je ne tiens pas à conserver.

Laurent fut surpris du silence de Palmer.

—Est-ce que je vous offense en vous parlant comme je fais? lui dit-il. Telle n'est pas mon intention. J'ai de l'amitié pour vous, de l'estime, et même du respect, si vous voulez. Si vous blâmez ma conduite dans tout ceci, dites-le-moi; cela vaudra mieux que cet air d'indifférence ou de dédain.

—Je ne suis indifférent ni aux chagrins de Thérèse ni aux vôtres, répondit Palmer. Seulement, je vous épargne des conseils ou des reproches qui viendraient trop tard. Je vous ai crus faits l'un pour l'autre; je suis persuadé, à présent, que le plus grand bonheur et le seul que vous puissiez vous donner l'un à l'autre, c'est de vous quitter. Quant à mes sentiments personnels pour Thérèse, je ne vous reconnais pas le droit de m'interroger, et quant à ceux que, selon vous, je pourrais parvenir à lui inspirer, c'est, après ce que vous venez de me dire, une supposition que vous n'avez plus le droit d'émettre devant moi, encore moins devant elle.

—C'est juste, reprit Laurent d'un air dégagé, et j'entends fort bien ce que parler veut dire. Je vois que, maintenant, je serai de trop ici, et je crois que je ferai aussi bien de m'en aller pour ne gêner personne.

Il partit, en effet, après de froids adieux à Thérèse, et s'en alla tout droit à Florence avec l'intention de se jeter dans le monde ou dans le travail, selon son caprice. Il éprouvait une douceur souveraine à se dire:

—Je ferai ce qui me passera par la tête sans que personne en souffre ou s'en inquiète. Le pire des supplices quand on n'est pas plus méchant que je ne le suis, c'est d'être fatalement entraîné à voir une victime. Allons, je suis libre enfin, et le mal que je pourrai faire ne retombera que sur moi!

Sans doute, Thérèse eut le tort de ne pas lui laisser voir combien était profonde la blessure qu'il lui avait faite. Elle eut trop de courage et de fierté. Puisqu'elle avait entrepris cette cure d'un malade désespéré, elle eût dû ne pas reculer devant les grands remèdes et les opérations cruelles. Il eût fallu faire saigner abondamment ce coeur en délire, l'accabler de reproches, lui rendre injure pour injure et douleur pour douleur. En voyant le mal qu'il avait fait, Laurent se serait peut-être rendu justice à lui-même. Peut-être la honte et le repentir eussent-ils sauvé son âme du crime d'y tuer l'amour de sang-froid.

Mais, après trois mois d'inutiles efforts, Thérèse était rebutée. Devait-elle donc tant de dévouement à un homme qu'elle n'avait jamais désiré asservir, qui s'était imposé à elle malgré sa douleur et ses tristes prévisions, qui s'était attaché à ses pas comme un enfant abandonné pour lui crier: «Emmène-moi, garde-moi, ou je vais mourir là, au bord du chemin?…»

Et cet enfant la maudissait d'avoir cédé à ses cris et à ses pleurs. Il l'accusait d'avoir profité de sa faiblesse pour l'enlever aux plaisirs de la liberté. Il s'éloignait d'elle, respirant à pleine poitrine, et disant: «Enfin, enfin!»

—Puisqu'il est incurable, pensa-t-elle, à quoi bon le faire souffrir? N'ai-je pas vu que je ne pouvais rien? Ne m'a-t-il pas dit et presque prouvé, hélas! que j'étouffais son génie en voulant détruire sa fièvre? Quand je croyais être venue à bout de le dégoûter des excès, n'ai-je pas vu qu'il en était plus avide? Quand je lui ai dit: «Retourne au monde,» il a craint ma jalousie, et il s'est jeté dans la débauche mystérieuse et grossière; il est revenu ivre, avec les habits déchirés et du sang sur la figure!

Le jour du départ de Laurent, Palmer dit à Thérèse:

—Eh bien, mon amie, que voulez-vous faire? Dois-je courir après lui?

—Non, certes! répondit-elle.

—Je le ramènerais peut-être!

—J'en serais désolée.

—Vous ne l'aimez donc plus?

—Non, plus du tout.

Il y eut un silence; après quoi, Palmer rêveur reprit:

—Thérèse, j'ai une nouvelle très-grave à vous annoncer. J'hésite, parce que je crains de vous causer une grande émotion de plus, et vous n'êtes guère disposée…

—Je vous demande pardon, mon ami. Je suis horriblement triste mais je suis absolument calme et préparée à tout.

—Eh bien, Thérèse, apprenez que vous êtes libre: le comte de *** n'est plus.

—Je le savais, répondit Thérèse. Il y a huit jours que je le sais.

—Et vous ne l'avez pas dit à Laurent?

—Non.

—Pourquoi?

—Parce qu'à l'instant même il se fût fait en lui une réaction quelconque. Vous savez comme l'imprévu le bouleverse et le passionne. De deux choses l'une: ou il eût imaginé qu'en lui faisant part de ma nouvelle situation, je voulais l'épouser, et l'effroi d'un lien avec moi eût exaspéré son aversion, ou il se fût tourné, tout à coup de lui-même vers l'idée du mariage, dans un de ces paroxysmes de dévouement qui s'emparent de lui, et qui durent… juste un quart d'heure, pour faire place à un profond désespoir ou à une colère insensée. Le malheureux est assez coupable envers moi; il n'était pas nécessaire de jeter un appât nouveau à sa fantaisie et un motif de plus à son parjure.

—Vous ne l'estimez donc plus?

—Je ne dis pas cela, mon cher Palmer. Je le plains et ne l'accuse pas. Peut-être une autre femme le rendra-t-elle heureux et bon. Moi, je n'ai pu faire, ni l'un ni l'autre. Il y a probablement de ma faute autant que de la sienne. Quoi qu'il en soit, il est bien prouvé pour moi que nous ne devions pas et que nous ne devons plus chercher à nous aimer.

—Et maintenant, Thérèse, ne songerez-vous pas à tirer avantage de la liberté qui vous est rendue?

—Quel avantage puis-je en tirer?

—Vous pouvez vous remarier et connaître les joies de la famille.

—Mon cher Dick, j'ai aimé deux fois dans ma vie, et vous voyez où j'en suis. Il n'est pas dans ma destinée d'être heureuse. Il est trop tard pour chercher ce qui m'a fui. J'ai trente ans.

—C'est parce que vous avez trente ans que vous ne pouvez vous passer d'amour. Vous venez de subir l'entraînement de la passion, et c'est précisément l'âge où les femmes ne peuvent s'y soustraire. C'est parce que vous avez souffert, c'est parce que vous avez été mal aimée que l'inextinguible soif du bonheur va se réveiller en vous et vous conduire peut-être, de déceptions en déceptions, dans des abîmes plus profonds que celui d'où vous sortez.

—J'espère que non.

—Oui, sans doute, vous espérez; mais vous vous trompez, Thérèse. Il faut tout craindre de votre âge, de votre sensibilité surexcitée et du calme trompeur où vous plonge un moment d'abattement et de lassitude. L'amour vous cherchera, n'en doutez pas, et, à peine rendue à la liberté, vous allez être poursuivie et obsédée. Votre isolement tenait autrefois en respect les espérances de ceux qui vous entouraient; mais, à présent que Laurent vous a peut-être fait descendre dans leur estime, tous ceux qui se tenaient pour vos amis vont vouloir être vos amants. Vous inspirerez des passions violentes, et il s'en trouvera d'assez habiles pour vous persuader. Enfin…

—Enfin, Palmer, vous me jugez perdue parce que je suis malheureuse! Voilà qui est fort cruel, et vous me faites vivement sentir combien je suis déchue!

Thérèse mit ses mains sur sa figure et pleura amèrement.

Palmer la laissa pleurer; voyant que les larmes lui étaient nécessaires, il avait provoqué à dessein ce déchirement. Quand il la vit apaisée, il se mit à genoux devant elle.

—Thérèse, lui dit-il, je vous ai fait beaucoup de peine, mais vous devez absoudre mon intention. Thérèse, je vous aime, je vous ai toujours aimée, non avec une passion aveugle, mais avec toute la foi et tout le dévouement dont je suis capable. Je vois plus que jamais en vous une noble existence gâtée et brisée par la faute des autres. Vous êtes déchue aux yeux du monde en effet, mais non aux miens. Au contraire, votre tendresse pour Laurent m'a prouvé que vous étiez femme, et je vous aime mieux ainsi qu'armée de pied en cap contre toutes les faiblesses humaines, comme je me le persuadais auparavant. Écoutez-moi, Thérèse. Je suis un philosophe, moi, c'est-à-dire que je consulte la raison et la tolérance plus que les préjugés du monde et les subtilités romanesques du sentiment. Dussiez-vous devenir la proie des plus funestes égarements, je ne cesserai pas de vous aimer et de vous estimer, parce que vous êtes de ces femmes qui ne peuvent être égarées que par le coeur. Mais pourquoi faut-il que vous tombiez dans ces désastres? Il est bien certain pour moi que, si vous rencontriez dès aujourd'hui un coeur dévoué, tranquille et fidèle, exempt de ces maladies de l'âme qui font quelquefois les grands artistes et souvent les mauvais époux, un père, un frère, un ami, un mari enfin, vous seriez, vous, à jamais préservée des dangers et des malheurs de l'avenir. Eh bien, Thérèse, j'ose dire que je suis cet homme-là. Je n'ai rien de brillant pour vous éblouir, mais j'ai le coeur solide pour vous aimer. J'ai une confiance absolue en vous. Du moment que vous serez heureuse, vous serez reconnaissante, et, reconnaissante, vous serez fidèle et à jamais réhabilitée. Dites oui, Thérèse, consentez à m'épouser, et consentez-y tout de suite, sans effroi, sans scrupule, sans fausse délicatesse, sans méfiance de vous-même. Je vous donne ma vie et ne vous demande que de croire en moi. Je me sens assez fort pour ne pas souffrir des larmes que l'ingratitude d'un autre vous a fait verser encore. Je ne vous reprocherai jamais le passé, et je me charge de vous faire l'avenir si doux et si sûr, que jamais le vent d'orage ne viendra vous arracher de mon sein.

Palmer parla longtemps ainsi avec une abondance de coeur que Thérèse ne lui connaissait pas. Elle essaya de se défendre de sa confiance; mais cette résistance était, suivant Palmer, un reste de maladie morale qu'elle devait combattre en elle-même. Elle sentait que Palmer disait la vérité, mais elle sentait aussi qu'il voulait assumer sur lui une tâche effrayante.

—Non, lui disait-elle, ce n'est pas moi-même que je crains. Je ne peux plus aimer Laurent et je ne l'aime plus; mais le monde, mais votre mère, votre patrie, votre considération, l'honneur de votre nom? Je suis déchue, vous l'avez dit, et je le sens. Ah! Palmer, ne me pressez pas ainsi! Je suis trop épouvantée de ce que vous voulez affronter pour moi!

Le lendemain et les jours suivants, Palmer insista, avec énergie. Il ne laissa pas respirer Thérèse. Du matin au soir, seul avec elle, il multiplia les forces de sa volonté pour la convaincre. Palmer était un homme de coeur et de premier mouvement; nous verrons plus tard si Thérèse eut raison d'hésiter. Ce qui l'inquiétait, c'était la précipitation avec laquelle Palmer agissait et voulait la forcer d'agir en s'engageant à lui par une promesse.

—Vous craignez mes réflexions, lui disait-elle: vous n'avez donc pas en moi la confiance dont vous vous vantez.

—Je crois en votre parole, répondait-il. La preuve c'est que je vous la demande; mais je ne suis pas forcé de croire que vous m'aimez, puisque vous ne répondez pas sur ce fait, et vous avez raison. Vous ne savez pas encore quel nom donner à votre amitié. Quant à moi, je sais que c'est de l'amour que j'éprouve, et je ne suis pas de ceux qui hésitent à voir clair en eux-mêmes? L'amour est en moi très-logique. Il veut fortement. Il s'oppose donc aux mauvaises chances que vous pouvez lui faire courir en vous jetant dans des réflexions et des rêveries où, malade comme vous voilà, vous ne verrez peut-être pas bien vos véritables intérêts.

Thérèse se sentait presque blessée quand Palmer lui parlait de ses intérêts à elle. Elle voyait trop d'abnégation chez Palmer, et ne pouvait souffrir qu'il la crût capable de l'accepter sans vouloir y répondre. Tout à coup, elle eut honte d'elle-même dans ce combat de générosité, où Palmer se livrait tout entier sans exiger autre chose que de faire accepter son nom, sa fortune, sa protection et l'affection de sa vie entière. Il donnait tout, et, pour toute récompense, il la priait de songer à elle-même.

L'espoir revint donc au coeur de Thérèse, Cet homme qu'elle avait toujours cru positif, et qui affectait encore naïvement de l'être, se révélait à elle sous un aspect si imprévu, que son esprit en était frappé et comme ranimé au milieu de son agonie. C'était comme un rayon de soleil au sein d'une nuit qu'elle avait jugé devoir être éternelle. Au moment où, injuste et désespérée, elle allait maudire l'amour, il la forçait de croire à l'amour et de regarder son désastre comme un accident dont le ciel voulait la dédommager. Palmer, d'une beauté froide et régulière, se transfigurait à chaque instant sous le regard étonné, incertain et attendri de la femme aimée. Sa timidité, qui donnait à ses premières ouvertures quelque chose de rude, faisait place à l'expansion, et, pour s'exprimer avec moins de poésie que Laurent, il n'en arrivait que mieux à la persuasion.

Thérèse découvrit l'enthousiasme sous cette écorce un peu âpre de l'obstination, et elle ne put s'empêcher de sourire avec attendrissement en voyant la passion avec laquelle il prétendait poursuivre froidement le dessein de la sauver. Elle se sentit touchée et se laissa arracher la promesse qu'il exigeait.

Tout à coup, elle reçut une lettre d'une écriture inconnue, tant elle était altérée. Elle eut même peine à déchiffrer la signature. Elle parvint cependant, avec l'aide de Palmer, à lire ces mots:

«J'ai joué, j'ai perdu; j'ai eu une maîtresse, elle m'a trompé, je l'ai tuée. J'ai pris du poison. Je me meurs. Adieu, Thérèse.

—Partons! dit Palmer.

—O mon ami, je vous aime! répondit Thérèse en se jetant dans ses bras. Je sens maintenant combien vous êtes digne d'être aimé.

Ils partirent à l'instant même. En une nuit, ils arrivèrent par mer à Livourne, et, le soir, ils étaient à Florence. Ils trouvèrent Laurent dans une auberge, non pas mourant, mais dans un accès de fièvre cérébrale si violent, que quatre hommes ne pouvaient le tenir. En voyant Thérèse, il la reconnut, et s'attacha à elle en lui criant qu'on voulait l'enterrer vivant. Il la tenait si fort, qu'elle tomba par terre, étouffée. Palmer dut l'emporter de la chambre évanouie; mais elle y revint au bout d'un instant, et, avec une persévérance qui tenait du prodige, elle passa vingt jours et vingt nuits au chevet de cet homme qu'elle n'aimait plus. Il ne la reconnaissait guère que pour l'accabler d'injures grossières, et, dès qu'elle s'éloignait un instant, il la rappelait en disant que sans elle il allait mourir.

Il n'avait heureusement ni tué aucune femme, ni pris aucun poison, ni peut-être perdu son argent au jeu, ni rien fait de ce qu'il avait écrit à Thérèse dans l'invasion du délire et de la maladie. Il ne se rappela jamais cette lettre, dont elle eût craint de lui parler; il était assez effrayé du dérangement de sa raison, quand il lui arrivait d'en avoir conscience. Il eut encore bien d'autres rêves sinistres, tant que dura sa fièvre. Il s'imagina tantôt que Thérèse lui versait du poison, tantôt que Palmer lui mettait des menottes. La plus fréquente et la plus cruelle de ses hallucinations consistait à voir une grande épingle d'or que Thérèse détachait de sa chevelure et lui enfonçait lentement dans le crâne. Elle avait, en effet, une telle épingle pour retenir ses cheveux, à la mode italienne. Elle l'ôta, mais il continua à la voir et à la sentir.

Comme il semblait le plus souvent que sa présence l'exaspérât, Thérèse se plaçait ordinairement derrière son lit, avec le rideau entre eux; mais, aussitôt qu'il était question de le faire boire, il s'emportait et protestait qu'il ne prendrait rien que de la main de Thérèse.

—Elle seule a le droit de me tuer, disait-il; je lui ai fait tant de mal! Elle me hait, qu'elle se venge! Ne la vois-je pas à toute heure, sur le pied de mon lit, dans les bras de son nouvel amant? Allons, Thérèse, venez donc, j'ai soif: versez-moi le poison.

Thérèse lui versait le calme et le sommeil. Après plusieurs jours d'une exaspération à laquelle les médecins ne croyaient pas qu'il pût résister, et qu'ils notèrent comme un fait anomal, Laurent se calma subitement, et resta inerte, brisé, continuellement assoupi, mais sauvé.

Il était si faible, qu'il fallait le nourrir sans qu'il en eût conscience, et le nourrir à doses si minimes pour que son estomac n'eût pas le moindre travail de digestion à faire, que Thérèse jugea ne devoir pas le quitter un instant. Palmer essaya de lui faire prendre du repos en lui donnant sa parole d'honneur de la remplacer auprès du malade; mais elle refusa, sentant bien que les forces humaines n'étaient pas à l'abri de la surprise du sommeil, et que, puisqu'un miracle se faisait en elle pour l'avertir de chaque minute où elle devait porter la cuiller aux lèvres du malade, sans que jamais elle fût vaincue par la fatigue, c'était elle, non pas un autre, que Dieu avait chargée de sauver cette existence fragile.

C'était elle en effet, et elle la sauva.

Si la médecine, quelque éclairée qu'elle soit, est insuffisante dans des cas désespérés, c'est bien souvent parce que le traitement est presque impossible à observer d'une manière absolue. On ne sait pas assez ce qu'une minute de besoin ou une minute de plénitude peut apporter de perturbation dans une vie chancelante; et le miracle qui manque au salut du moribond, c'est souvent le calme, la ténacité et la ponctualité chez ceux qui le soignent.

Enfin, un matin, Laurent s'éveilla comme d'une léthargie, parut surpris de voir Thérèse à sa droite et Palmer à sa gauche, leur tendit une main à chacun, et leur demanda où il était et d'où il venait.

On le trompa longtemps sur la durée et l'intensité de son mal, car il s'affecta beaucoup en se voyant si maigre et si faible. La première fois qu'il se regarda dans une glace, il se fit peur. Dans les premiers jours de sa convalescence, il demanda Thérèse. On lui répondit qu'elle dormait. Il en fut très-surpris.

—Elle est donc devenue Italienne, dit-il, qu'elle dort dans le jour?

Thérèse dormit vingt-quatre heures de suite. La nature reprit ses droits dès que l'inquiétude fut dissipée.

Peu à peu Laurent apprit à quel point elle s'était dévouée à lui, et il vit sur sa figure les traces de tant de fatigues succédant à tant de douleurs. Comme il était encore trop faible pour s'occuper, Thérèse s'installa près de lui, tantôt lui faisant la lecture, tantôt jouant aux cartes pour l'amuser, tantôt le menant promener en voiture. Palmer était toujours avec eux.

Les forces revenaient à Laurent avec une rapidité aussi extraordinaire que son organisation. Son cerveau cependant n'était pas toujours bien lucide. Un jour, il dit à Thérèse avec humeur, dans un moment où il se trouvait seul avec elle:

—Ah ça! quand donc ce bon Palmer nous fera-t-il le plaisir de s'en aller?

Thérèse vit qu'il y avait une lacune dans sa mémoire, et ne répondit pas.Il fit alors un travail sur lui-même et ajouta:

—Vous me trouvez ingrat, mon amie, de parler ainsi d'un homme qui s'est dévoué à moi presque autant que vous-même; mais enfin je ne suis pas assez vain ou assez simple pour ne pas comprendre que c'est pour ne pas vous quitter qu'il s'est enfermé un mois dans la chambre d'un malade fort désagréable. Voyons, Thérèse, peux-tu me jurer que c'est à cause de moi seul?

Thérèse fut blessée de cette question à bout portant, et de cetuqu'elle croyait à jamais retranché de leur intimité. Elle secoua la tête, et tâcha de parler d'autre chose. Laurent céda tristement; mais il y revint le lendemain; et, comme Thérèse, le voyant assez fort pour se passer d'elle, se disposait à partir, il lui dit avec une surprise réelle:

—Mais où donc allons-nous, Thérèse? Est-ce que nous ne sommes pas bien ici?

Il fallait s'expliquer, car il insistait.

—Mon enfant, lui dit Thérèse, vous restez ici: les médecins disent qu'il vous faut encore une semaine ou deux avant de pouvoir faire un voyage quelconque sans danger de rechute. Moi, je retourne en France, puisque j'ai fini mon travail à Gênes, et que mon intention n'est pas, quant à présent, de voir le reste de l'Italie.

—Fort bien, Thérèse, tu es libre; mais, si tu veux retourner en France, je suis libre de le vouloir aussi. Ne peux-tu m'attendre huit jours? Je suis sûr qu'il ne m'en faut pas davantage pour être en état de voyager.

Il mettait tant de candeur dans l'oubli de ses torts, et il était si enfant dans ce moment-là, que Thérèse retint une larme près de couler au souvenir de cette adoption, autrefois si tendre, qu'elle était forcée d'abdiquer.

Elle se remit à le tutoyer sans en avoir conscience, et lui dit, avec le plus de douceur et de ménagement possible, qu'il fallait se quitter pour quelque temps.

—Et pourquoi donc se quitter? s'écria Laurent, est-ce que nous ne nous aimons plus?

—Cela serait impossible, reprit-elle; nous aurons toujours de l'amitié l'un pour l'autre; mais nous nous sommes fait mutuellement beaucoup de peine, et ta santé n'en pourrait supporter davantage à présent. Laissons passer le temps nécessaire pour que tout soit oublié.

—Mais j'ai oublié, moi! s'écria Laurent avec une bonne foi attendrissante à force d'être ingénue. Je ne me souviens d'aucun mal que tu m'aies fait! Tu as toujours été un ange pour moi, et, puisque tu es un ange, tu ne peux pas garder de ressentiment. Il faut me pardonner tout et m'emmener, Thérèse! Si tu me laisses ici, j'y périrai d'ennui!

Et, comme Thérèse montrait une fermeté à laquelle il ne s'attendait pas, il prit de l'humeur et lui dit qu'elle avait tort de feindre une sévérité que démentait toute sa conduite.

—Je comprends bien ce que tu veux, lui dit-il. Tu exiges que je me repente, que j'expie mes torts. Eh bien, ne vois-tu pas que je les déteste, et ne les ai-je pas assez expiés en devenant fou pendant huit ou dix jours? Tu veux des larmes et des serments comme autrefois? A quoi bon? tu n'y croirais plus. C'est ma conduite à venir qu'il faut juger, et tu vois que je ne crains pas l'avenir, puisque je m'attache à toi. Voyons, ma Thérèse, toi aussi, tu es un enfant, et tu sais bien que souvent je t'ai appelée comme cela, quand je te voyais faire semblant de bouder. Penses-tu pouvoir me persuader que tu ne m'aimes plus, quand tu viens de passer, enfermée ici, un mois sur lequel tu as été vingt nuits et vingt jours sans te coucher, et presque sans sortir de ma chambre? Ne vois-je pas, à tes beaux yeux cerclés de bleu, que tu serais morte à la peine, s'il eût fallu en passer davantage? On ne fait pas de pareilles choses pour un homme que l'on n'aime plus!

Thérèse n'osait prononcer le mot fatal. Elle espérait que Palmer viendrait rompre ce tête-à-tête, et qu'elle pourrait éviter une scène dangereuse au convalescent. Ce fut impossible, il se mit en travers de la porte pour l'empêcher de sortir, tomba à ses pieds et s'y roula avec désespoir.

—Mon Dieu! lui dit-elle, est-il possible que tu me croies assez cruelle, assez fantasque pour te refuser un mot que je pourrais te dire? Mais je ne le peux pas, ce mot ne serait plus la vérité. L'amour est fini entre nous.

Laurent se releva avec rage. Il ne comprenait pas qu'il eût pu tuer cet amour auquel il avait prétendu de pas croire.

—C'est donc Palmer? s'écria-t-il en brisant une théière avec laquelle il s'était machinalement versé de la tisane; c'est donc lui? Dites, je le veux, je veux la vérité! J'en mourrai, je le sais, mais je ne veux pas être trompé!

—Trompé! dit Thérèse en lui prenant les mains pour l'empêcher de se les déchirer avec ses ongles; trompé! de quel mot vous servez-vous là? Est-ce que je vous appartiens? est-ce que, depuis la première nuit que vous avez passée dehors à Gênes, après m'avoir dit que j'étais votre supplice et votre bourreau, nous n'avons pas été étrangers l'un à l'autre? est-ce qu'il n'y a pas de cela quatre mois et plus? et croyez-vous que ce temps, passé sans retour de votre part, n'ait pas suffi à me rendre maîtresse de moi-même?

Et, comme elle vit que Laurent, au lieu de s'exaspérer de sa franchise, se calmait et l'écoutait avec une curiosité avide, elle continua:

—Si vous ne comprenez pas le sentiment qui m'a ramenée à votre lit d'agonie et qui m'a retenue jusqu'à ce jour auprès de vous pour achever votre guérison par des soins maternels, c'est que vous n'avez jamais rien compris à mon coeur. Ce coeur-là, Laurent, dit-elle en frappant sa poitrine, n'est ni si fier ni si ardent peut-être que le vôtre; mais, vous l'avez dit vous-même souvent autrefois, il reste toujours à la même place. Ce qu'il a aimé, il ne peut pas cesser de l'aimer; mais, ne vous y trompez pas, ce n'est pas de l'amour comme vous l'entendez, comme vous m'en avez inspiré, et comme vous avez la folie d'en attendre encore. Ni mes sens ni ma tête ne vous appartiennent plus. J'ai repris ma personne et ma volonté; ma confiance et mon enthousiasme ne peuvent plus vous revenir. J'en peux disposer pour qui les mérite, pour Palmer si bon me semble, et vous n'auriez pas une objection à faire, vous qui avez été le trouver un matin pour lui dire:


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