VIII

«—Consolez donc Thérèse, vous me rendrez service!»

—C'est vrai… c'est vrai! dit Laurent en joignant ses mains tremblantes, j'ai dit cela! Je l'avais oublié, je me le rappelle à présent!

—Ne l'oublie donc plus, dit Thérèse, qui se remit à lui parler avec douceur en le voyant apaisé, et sache, mon pauvre enfant, que l'amour est une fleur trop délicate pour se relever quand on l'a foulée aux pieds. N'y songe plus avec moi, cherche-le ailleurs, si cette triste expérience que tu en as faite t'ouvre les yeux et modifie ton caractère. Tu le trouveras le jour où tu en seras digne. Quant à moi, je ne pourrais plus supporter tes caresses, j'en serais avilie; mais ma tendresse de soeur et de mère te restera malgré toi et malgré tout. Ceci est autre chose, c'est de la pitié, je ne te le cache pas, et je te le dis précisément pour que tu ne songes plus à reconquérir un amour dont tu serais humilié aussi bien que moi-même. Si tu veux que cette amitié, qui t'offense maintenant, te redevienne douce, tu n'as qu'à la mériter. Jusqu'à présent, tu n'en as pas eu l'occasion. Voilà qu'elle se présente: profites-en, quitte-moi sans faiblesse et sans aigreur. Montre-moi la figure calme et attendrie d'un homme de coeur, au lieu de cette figure d'enfant qui pleure sans savoir pourquoi.

—Laisse-moi pleurer, Thérèse, dit Laurent en se mettant à genoux, laisse-moi laver ma faute dans mes larmes; laisse-moi adorer cette pitié sainte qui a survécu en toi à l'amour brisé. Elle ne m'humilie pas comme tu crois; je sens que j'en deviendrai digne. N'exige pas que je sois calme, tu sais bien que je ne peux jamais l'être; mais crois que je peux devenir bon. Ah! Thérèse, je t'ai connue trop tard! Pourquoi ne m'as-tu pas parlé plus tôt comme tu viens de le faire? Pourquoi viens-tu m'accabler de ta bonté et de ton dévouement, pauvre soeur de charité qui ne peux plus me rendre le bonheur? Mais, tu as raison, Thérèse, je méritais ce qui m'arrive, et tu me l'as fait enfin comprendre. La leçon me servira, je t'en réponds, et, si je peux jamais aimer une autre femme, je saurai comment il faut aimer. Je te devrai donc tout, ma soeur, le passé et l'avenir!

Laurent parlait encore avec effusion lorsque Palmer rentra. Il se jeta à son cou en l'appelant son frère et son sauveur, et il s'écria en lui montrant Thérèse:

—Ah! mon ami! vous rappelez-vous ce que vous me disiez à l'hôtel Meurice, la dernière fois que nous nous sommes vus à Paris? «Si vous ne croyez pas pouvoir la rendre heureuse, brûlez-vous la cervelle ce soir plutôt que de retourner chez elle!» J'aurais dû le faire, et je ne l'ai pas fait! Et, à présent, regardez-la, elle est plus changée que moi, la pauvre Thérèse! Elle a été brisée, et pourtant elle est venue m'arracher à la mort, quand elle aurait dû me maudire et m'abandonner!

Le repentir de Laurent était véritable; Palmer en fut vivement attendri. A mesure qu'il s'y livrait, l'artiste l'exprimait avec une éloquence persuasive, et, quand Palmer se retrouva seul avec Thérèse, il lui dit:

—Mon amie, ne croyez pas que j'aie souffert de votre sollicitude pour lui. J'ai bien compris! Vous vouliez guérir l'âme et le corps. Vous avez remporté la victoire. Il est sauvé; votre pauvre enfant! A présent, que voulez-vous faire?

—Le quitter pour toujours, répondit Thérèse, ou, du moins, ne le revoir qu'après des années. S'il retourne en France, je reste en Italie, et, s'il reste en Italie, je retourne en France. Ne vous ai-je pas dit que telle était ma résolution? C'est parce qu'elle est bien arrêtée que je retardais encore le moment des adieux. Je savais bien qu'il y aurait une crise inévitable, et je ne voulais pas le laisser sur cette crise-là, si elle était mauvaise.

—Y avez-vous bien songé, Thérèse? dit Palmer rêveur. Êtes-vous bien sûre de ne pas faiblir au dernier moment?

—J'en suis sûre.

—Cet homme-là me parait irrésistible dans la douleur. Il arracherait la pitié des entrailles d'une pierre, et pourtant, Thérèse, si vous lui cédez, vous êtes perdue, et lui avec vous. Si vous l'aimez encore, songez que vous ne pouvez le sauver qu'en le quittant!

—Je le sais, répondit Thérèse; mais que me dites-vous donc là, mon ami? Êtes-vous malade, vous aussi? Avez-vous oublié que ma parole vous était engagée?

Palmer lui baisa la main et sourit. La paix rentra dans son âme.

Laurent vint leur dire, le lendemain, qu'il voulait aller en Suisse pour achever de se rétablir. Le climat de l'Italie ne lui convenait pas: c'était la vérité. Les médecins lui conseillaient même de ne pas attendre les grandes chaleurs.

De toute façon il fut décidé que l'on se séparerait à Florence. Thérèse n'avait d'autre projet arrêté pour elle-même que d'aller où Laurent n'irait pas; mais, en le voyant si fatigué de la crise de la veille, elle dut lui promettre de passer à Florence encore une semaine, afin de l'empêcher de partir sans avoir recouvré les forces nécessaires.

Cette semaine fut peut-être la meilleure de la vie de Laurent. Généreux, cordial, confiant, sincère, il était entré dans un état de l'âme où il ne s'était jamais senti, même durant les premiers huit jours de son union avec Thérèse. La tendresse l'avait vaincu, pénétré, on peut dire envahi. Il ne quittait pas ses deux amis, se promenant avec eux en voiture auxCascines, aux heures où la foule n'y va pas, mangeant avec eux, se faisant une joie d'enfant d'aller dîner dans la campagne en donnant le bras à Thérèse alternativement avec Palmer, essayant ses forces en faisant un peu de gymnastique avec celui-ci, accompagnant Thérèse avec lui au théâtre, et se faisant tracer parDick le grand touristel'itinéraire de son voyage en Suisse. C'était une grande question de savoir s'il irait par Milan ou par Gênes. Il se décida enfin pour cette dernière voie, en prenant par Pise et Lucques, et en suivant ensuite le littoral par terre ou par mer, selon qu'il se sentirait fortifié ou affaibli par les premières journées du voyage.

Le jour du départ arriva. Laurent avait fait tous ses préparatifs avec une gaieté mélancolique. Étincelant de plaisanteries sur son costume, sur son bagage, sur la tournure hétéroclite qu'il allait avoir avec un certain manteau imperméable que Palmer l'avait forcé d'accepter et qui était alors une nouveauté dans le commerce, sur le baragouin français d'un domestique italien que Palmer lui avait choisi et qui était le meilleur homme du monde; acceptant avec reconnaissance et soumission toutes les prévisions et toutes les gâteries de Thérèse, il avait des larmes plein les yeux, tout en riant aux éclats.

La nuit qui précéda le dernier jour, il eut un léger accès de fièvre. Il en plaisanta. Le voiturin qui devait le conduire à petites journées était à la porte de l'hôtel. La matinée était fraîche. Thérèse s'inquiéta.

—Accompagnez-le jusqu'à la Spezzia, lui dit Palmer. C'est là qu'il doit s'embarquer, s'il ne supporte pas bien la voiture. C'est là que je vous rejoindrai le lendemain de son départ. Il vient de me tomber sur la tête une affaire indispensable qui me retient ici vingt-quatre heures.

Thérèse, surprise de cette résolution et de cette proposition, refusa de partir avec Laurent.

—Je vous en supplie, lui dit Palmer avec quelque vivacité; il m'est impossible d'aller avec vous!

—Fort bien, mon ami, mais il n'est pas nécessaire que j'aille avec lui.

—Si fait, reprit-il, il le faut.

Thérèse crut comprendre que Palmer jugeait cette épreuve nécessaire. Elle s'en étonna et s'en inquiéta.

—Pouvez-vous, lui dit-elle, me donner votre parole d'honneur que vous avez effectivement une affaire importante ici?

—Oui, répondit-il, je vous la donne.

—Eh bien, je reste.

—Non, il faut que vous partiez.

—Je ne comprends pas.

—Je m'expliquerai plus tard, mon amie. Je crois en vous comme en Dieu, vous le voyez bien; ayez confiance en moi. Partez.

Thérèse fit à la hâte un léger paquet qu'elle jeta dans le voiturin, et elle y monta auprès de Laurent, en criant à Palmer:

—J'ai votre parole d'honneur que vous venez me rejoindre dans vingt-quatre heures.

Palmer, forcé réellement de rester à Florence et d'en éloigner Thérèse, fut frappé d'un coup mortel en la voyant partir. Cependant le danger qu'il redoutait n'existait pas. La chaîne ne pouvait pas être renouée. Laurent ne songea même pas à émouvoir les sens de Thérèse; mais, certain de n'avoir pas perdu son coeur, il résolut de reprendre son estime. Il le résolut, disons-nous? Non, il ne fit aucun calcul, il éprouva tout naturellement le besoin de se relever aux yeux de cette femme qui avait grandi dans son esprit. S'il l'eût implorée en ce moment, elle lui eût résisté sans peine, elle l'eût peut-être méprisé. Il s'en garda bien, ou plutôt il n'y songea pas. Il fut trop bien inspiré pour commettre une pareille faute. Il prit de bonne foi et d'enthousiasme le rôle du coeur brisé, de l'enfant soumis et châtié, si bien qu'au bout du voyage, Thérèse se demandait si ce n'était pas lui la victime de ce fatal amour.

Pendant ces trois jours de tête-à-tête, Thérèse se trouva heureuse auprès de Laurent. Elle voyait s'ouvrir une nouvelle ère de sentiments exquis, une route inexplorée, puisque, dans cette voie, elle avait jusque-là marché seule. Elle savourait la douceur d'aimer sans remords, sans inquiétude et sans combat, un être pâle et faible, qui n'était plus pour ainsi dire qu'une âme, et qu'elle s'imaginait retrouver dès cette vie, dans le paradis des pures essences, comme on rêve de se retrouver après la mort.

Et puis elle avait été profondément froissée et humiliée par lui, brouillée et irritée contre elle-même; cet amour, accepté avec tant de vaillance et de grandeur, lui avait laissé une flétrissure, comme eût fait un entraînement de pure galanterie. Il était venu un moment où elle s'était méprisée de s'être laissé si grossièrement tromper. Elle se sentait donc renaître, et elle se réconciliait avec le passé en voyant pousser sur ce tombeau de la passion ensevelie une fleur d'amitié enthousiaste plus belle que la passion, même dans ses meilleurs jours.

C'est le 10 mai qu'ils arrivèrent à la Spezzia, une petite ville pittoresque à demi génoise et à demi florentine, au fond d'une rade bleue et unie comme le plus beau ciel. Ce n'était pas encore la saison des bains de mer. Le pays était une solitude enchantée, le temps frais et délicieux. A la vue de cette belle eau tranquille, Laurent, que la voiture avait un peu fatigué, se décida pour le voyage par mer. On s'informa des moyens de transport; un petit bateau à vapeur partait pour Gênes deux fois par semaine. Thérèse fut contente que le jour du départ ne fût pas pour le soir même. C'étaient vingt-quatre heures de repos pour son malade. Elle lui fit retenir une cabine sur ce bateau pour le lendemain soir.

Laurent, tout affaibli qu'il se sentait encore, ne s'était jamais si bien porté. Il avait un sommeil et un appétit d'enfant. Cette douce langueur des premiers jours de la complète guérison jetait son âme dans un trouble délicieux. Le souvenir de sa vie passée s'effaçait comme un mauvais rêve. Il se sentait et se croyait transformé radicalement pour toujours. Dans ce renouvellement de sa vie, il n'avait plus la faculté de souffrir. Il quittait Thérèse avec une sorte de joie triomphante au milieu de ses larmes. Cette soumission aux arrêts de la destinée était à ses yeux une expiation volontaire dont elle devait lui tenir compte. Il ne l'avait pas provoquée, mais il l'acceptait au moment où il sentait le prix de ce qu'il avait méconnu. Il poussait ce besoin de s'immoler au point de lui dire qu'elle devait aimer Palmer, qu'il était le meilleur des amis et le plus grand des philosophes. Puis, il s'écriait tout à coup:

—Ne me dis rien, chère Thérèse! Ne me parle pas de lui! Je ne me sens pas encore assez fort pour t'entendre dire que tu l'aimes. Non, tais-toi! j'en mourrais!… Mais sache que je l'aime aussi! Que puis-je te dire de mieux?

Thérèse ne prononça pas une seule fois le nom de Palmer; et, dans les moments où Laurent, moins héroïque, la questionnait indirectement, elle lui répondait:

—Tais-toi. J'ai un secret que je te dirai plus tard, et qui n'est pas ce que tu crois. Tu ne pourrais pas le deviner, ne cherche pas.

Ils passèrent le dernier jour à parcourir en barque la rade de la Spezzia. Ils se faisaient mettre à terre de temps en temps pour cueillir sur les rives de belles plantes aromatiques qui croissent dans le sable et jusque dans les premiers remous du flot indolent et clair. L'ombrage est rare sur ces beaux rivages d'où s'élancent à pic des montagnes couvertes de buissons en fleur. La chaleur se faisant sentir, dès qu'ils apercevaient un groupe de pins, ils s'y faisaient conduire. Ils avaient apporté leur dîner, qu'ils mangèrent ainsi sur l'herbe, au milieu des touffes de lavande et de romarin. La journée passa comme un rêve, c'est-à-dire qu'elle fut courte comme un instant, et qu'elle résuma pourtant les plus douces émotions de deux existences.

Cependant le soleil baissait, et Laurent devenait triste. Il voyait de loin la fumée duFerruccio, le bateau à vapeur de la Spezzia, que l'on chauffait pour le départ, et ce nuage noir passait sur son âme. Thérèse vit qu'il fallait le distraire jusqu'au dernier moment, et elle demanda au batelier ce qu'il y avait encore à voir dans la baie.

—Il y a, répondit-il, l'île Palmaria et la carrière de marbreportor. Si vous voulez y aller, vous pourrez vous y embarquer. Le vapeur y passe pour prendre la mer, car il s'arrête en face, à Porto-Venere, pour recevoir des passagers ou des marchandises. Vous aurez tout le temps de gagner son bord. Je réponds de tout.

Les deux amis se firent conduire à l'île Palmaria.

C'est un bloc de marbre à pic sur la mer et qui s'abaisse en pente douce et fertile du côté du golfe: il y a de ce côté quelques habitations à mi-côte et deux villas sur le rivage. Cette île est plantée, comme une défense naturelle, à l'entrée du golfe; dont la passe est fort étroite entre l'île et le petit port jadis consacré à Vénus. De là le nom de Porto-Venere.

Rien dans l'affreuse bourgade ne justifie ce nom poétique, mais sa situation sur les rochers nus, battus de flots agités, car ce sont les premiers flots de la véritable mer qui s'engouffrent dans la passe, est des plus pittoresques. On ne saurait imaginer un décor plus frappant pour caractériser un nid de pirates. Les maisons, noires et misérables, rongées par l'air salin, s'échelonnent, démesurément hautes, sur le roc inégal. Pas une vitre qui ne soit brisée à ces petites fenêtres, qui semblent des yeux inquiets occupés à guetter une proie à l'horizon. Pas un mur qui ne soit dépouillé de son ciment, tombant en grandes plaques comme des voiles déchirées par la tempête. Pas une ligne d'aplomb dans ces constructions appuyées les unes contre les autres et près de crouler toutes ensemble. Tout cela monte jusqu'à l'extrémité du promontoire, où tout cesse brusquement, et que terminent un vieux fort tronqué et l'aiguille d'un petit clocher planté en vigie en face de l'immensité. Derrière ce tableau, qui forme un plan détaché sur les eaux marines, s'élèvent d'énormes rochers d'une teinte livide, dont la base, irisée par les reflets de la mer, semble plonger dans quelque chose d'indécis et d'impalpable comme la couleur du vide.

C'est de la carrière de marbre de l'île Palmaria, de l'autre côté de l'étroite passe, que Laurent et Thérèse contemplaient cet ensemble pittoresque. Le soleil couchant jetait sur les premiers plans un ton rougeâtre qui confondait en une seule masse, homogène d'aspect, les rochers, les vieux murs et les ruines, à ce point que tout, l'église même, semblait taillé dans le même bloc, tandis que les grands rochers du dernier plan baignaient dans une lumière d'un vert glauque.

Laurent fut frappé de ce spectacle, et, oubliant tout, il l'embrassa d'un regard de peintre où Thérèse vit rayonner, comme dans un miroir, tous les feux du ciel embrasé.

—Dieu merci! pensa-t-elle, voilà enfin l'artiste qui se réveille!

En effet, depuis sa maladie, Laurent n'avait pas eu une pensée pour son art.

La carrière n'offrant que l'intérêt d'un moment, celui de voir de gros blocs d'un beau marbre noir veiné de jaune d'or, Laurent voulut gravir la pente rapide de l'île pour regarder de haut la pleine mer, et il s'avança, sous un bois de pins assez peu praticable, jusqu'à une corniche de lichens où il se vit tout à coup comme perdu dans l'espace. Le rocher surplombait la mer, qui avait rongé sa base et qui s'y brisait avec un bruit formidable. Laurent, qui ne croyait pas cette côte si escarpée, fut saisi d'un tel vertige, que, sans Thérèse, qui l'avait suivi et qui le contraignit de glisser tout de son long en arrière, il se serait laissé tomber dans le gouffre.

En ce moment, elle le vit pris de terreur et l'oeil hagard, comme elle l'avait vu dans la forêt de ***

—Qu'est-ce donc? lui dit-elle. Voyons, est-ce encore un rêve?

—Non! non! s'écria-t-il en se relevant et en s'attachant à elle comme s'il eût cru se retenir à une force immuable; ce n'est plus le rêve, c'est la réalité! C'est la mer, l'affreuse mer qui va m'emporter tout à l'heure! c'est l'image de la vie où je vais retomber! c'est l'abîme qui va se creuser entre nous! c'est le bruit monotone, infatigable, odieux que j'allais écouter la nuit dans la rade de Gênes, et qui me hurlait le blasphème aux oreilles! c'est cette houle brutale que je m'exerçais à dompter dans une barque, et qui me portait fatalement vers un abîme plus profond et plus implacable encore que celui des eaux! Thérèse, Thérèse, sais-tu ce que tu fais en me jetant en proie à ce monstre qui est là, et qui ouvre déjà sa gueule hideuse pour dévorer ton pauvre enfant?

—Laurent! lui dit-elle en lui secouant le bras, Laurent, m'entends-tu?

Il parut s'éveiller dans un autre monde en reconnaissant la voix de Thérèse; car, en l'interpellant, il s'était cru seul; et il se retourna avec surprise en voyant que l'arbre auquel il se cramponnait n'était autre chose que le bras tremblant et fatigué de son amie.

—Pardon! pardon! lui dit-il, c'est un dernier accès, ce n'est rien.Partons!

Et il descendit précipitamment le versant qu'il avait monté avec elle.

Le Ferruccioarrivait à toute vapeur du fond de la Spezzia.

—Mon Dieu, le voilà! dit-il. Qu'il va vite! s'il pouvait sombrer avant d'être ici!

—Laurent! reprit Thérèse d'un ton sévère.

—Oui, oui, ne crains rien, mon amie, me voilà tranquille. Ne sais-tu pas qu'à présent il suffit d'un regard de toi pour que j'obéisse avec joie? Allons, la barque! Allons, c'en est fait! Je suis calme, je suis content! Donne-moi ta main, Thérèse. Tu vois, je ne t'ai pas demandé un seul baiser depuis trois jours de tête-à-tête! Je ne te demande que cette main loyale. Souviens-toi du jour où tu m'as dit: «N'oublie jamais qu'avant d'être ta maîtresse, j'ai été ton amie!» Eh bien, voilà ce que tu souhaitais, je ne te suis plus rien, mais je suis à toi pour la vie!…

Il s'élança dans la barque, croyant que Thérèse resterait sur le rivage de l'île, et que cette barque reviendrait la prendre quand il serait remonté à bord duFerruccio; mais elle sauta auprès de lui. Elle voulait s'assurer, disait-elle, que le domestique qui devait accompagner Laurent, et qui s'était embarqué avec les paquets à la Spezzia, n'avait rien oublié de ce qui était nécessaire à son maître pour le voyage.

Elle profita donc du temps d'arrêt que faisait le petitsteamerdevant Porto-Venere, pour monter à bord avec Laurent. Vicentino, le domestique en question, les y attendait. On se souvient que c'était un homme de confiance choisi par M. Palmer. Thérèse le prit à l'écart.

—Vous avez la bourse de votre maître? lui dit-elle. Je sais qu'il vous a chargé de veiller à tous les frais du voyage. Combien vous a-t-il confié?

—Deux centslireflorentines, signora; mais je pense qu'il a sur lui son portefeuille.

Thérèse avait examiné les poches des habits de Laurent pendant qu'il dormait. Elle avait trouvé le portefeuille, elle le savait à peu près vide. Laurent avait dépensé beaucoup à Florence; les frais de sa maladie avaient été très-considérables. Il avait remis à Palmer le reste de sa petite fortune, en le chargeant de faire ses comptes, et il ne les avait pas regardés. En fait de dépense, Laurent était un véritable enfant, qui ne savait encore le prix de rien à l'étranger, pas même la valeur des monnaies des diverses provinces. Ce qu'il avait confié à Vicentino lui paraissait devoir durer longtemps, et il n'y avait pas de quoi gagner la frontière pour un homme qui n'avait pas la moindre notion de prévoyance.

Thérèse remit à Vicentino tout ce qu'elle possédait en ce moment en Italie, et même sans garder ce qui lui était nécessaire pour elle-même pendant quelques jours; car, en voyant Laurent s'approcher, elle n'eut pas le temps de reprendre quelques pièces d'or dans le rouleau qu'elle glissa précipitamment au domestique, en lui disant:

—Voilà ce qu'il avait dans ses poches; il est fort distrait, il aime mieux que vous vous en chargiez.

Et elle se retourna vers l'artiste pour lui donner une dernière poignée de main. Elle le trompait sans remords cette fois. Elle l'avait vu irrité et désespéré lorsqu'elle avait autrefois voulu payer ses dettes; maintenant, elle n'était plus pour lui qu'une mère, elle avait le droit d'agir comme elle le faisait.

Laurent n'avait rien vu.

—Encore un moment, Thérèse! lui dit-il d'une voix étranglée par les larmes. On sonnera une cloche pour avertir ceux qui ne sont pas du voyage de descendre à leurs barques.

Elle passa son bras sous le sien et alla voir sa cabine, qui était assez commode pour dormir, mais qui sentait le poisson d'une manière révoltante. Thérèse chercha son flacon pour le lui laisser; mais elle l'avait perdu sur le rocher de Palmaria.

—De quoi vous inquiétez-vous? lui dit-il, attendri de toutes ses gâteries. Donnez-moi une de ces lavandes sauvages que nous avons cueillies ensemble là-bas, dans les sables.

Thérèse avait mis ces fleurs dans le corsage de sa robe; c'était comme un gage d'amour à lui laisser. Elle trouva quelque chose d'indélicat ou tout au moins d'équivoque dans cette idée, et son instinct de femme s'y refusa; mais, comme elle se penchait sur la bande dusteamer, elle vit, dans une des barques d'attente attachées à l'escale, un enfant qui présentait aux passagers de gros bouquets de violettes. Elle chercha dans sa poche une dernière pièce de monnaie qu'elle y trouva avec joie et qu'elle jeta au petit marchand, pendant que celui-ci lui lançait son plus beau bouquet par-dessus le bord; elle le reçut adroitement et le répandit dans la cabine de Laurent, qui comprit la suprême pudeur de son amie, mais qui ne sut jamais que ces violettes étaient payées avec la seule et dernière obole de Thérèse.

Un jeune homme dont les habits de voyage et la tournure aristocratique contrastaient avec ceux des passagers, presque tous marchands d'huile d'olive ou petits négociants côtiers, passa auprès de Laurent, et, l'ayant regardé, lui dit:

—Tiens! c'est vous!

Ils se serrèrent la main avec cette parfaite froideur de geste et de physionomie qui est le cachet des gens du bon ton. C'était pourtant un de ces anciens compagnons de plaisir que Laurent avait appelés, en parlant d'eux à Thérèse dans ses jours d'ennui, ses meilleurs, ses seuls amis. Il ajoutait dans ces moments-là: «Les gens de ma classe!» car il n'avait jamais de dépit contre Thérèse sans se rappeler qu'il était gentilhomme.

Mais Laurent était bien amendé, et, au lieu de se réjouir de cette rencontre, il donna intérieurement au diable ce témoin importun de son dernier adieu à Thérèse. M. de Vérac, c'était le nom de l'ancien ami, connaissait Thérèse pour lui avoir été présenté par Laurent à Paris, et, l'ayant respectueusement saluée, il lui dit qu'il avait bien bonne chance de rencontrer sur ce pauvre petitFerrucciodeux compagnons de voyage comme elle et Laurent.

—Mais je ne suis pas des vôtres, répondit-elle; je reste ici, moi.

—Comment, ici? Où? A Porto-Venere?

—En Italie.

—Bah! alors Fauvel va faire vos commissions à Gênes, et il revient demain?

—Non! dit Laurent impatienté de cette curiosité, qui lui parut indiscrète: je vais en Suisse, et mademoiselle Jacques n'y va pas. Cela vous étonne? Eh bien, sachez que mademoiselle Jacques me quitte, et que j'en ai beaucoup de chagrin. Comprenez-vous?

—Non! dit Vérac en souriant; mais je ne suis pas forcé…

—Si fait; il faut comprendre ce qui est, reprit Laurent avec une vivacité un peu altière; j'ai mérité ce qui m'arrive, et je m'y soumets, parce que mademoiselle Jacques, sans tenir compte de mes torts, a daigné être une soeur et une mère pour moi dans une maladie mortelle que je viens de faire; donc, je lui dois autant de reconnaissance que de respect et d'amitié.

Vérac fut très-surpris de ce qu'il entendait. C'était une histoire qui pour lui ne ressemblait à rien. Il s'éloigna par discrétion, après avoir dit à Thérèse que rien de beau ne l'étonnait de sa part; mais il observa du coin de l'oeil les adieux des deux amis. Thérèse, debout sur l'escale, pressée et poussée par les indigènes qui s'embrassaient tumultueusement et bruyamment au son de la cloche du départ, donna un baiser maternel au front de Laurent. Ils pleuraient tous deux; puis elle descendit dans la barque, et se fit aborder à l'informe et sombre escalier de roches plates qui donnait entrée à la bourgade de Porto-Venere.

Laurent s'étonna de la voir prendre cette direction au lieu de retourner à la Spezzia:

—Ah! pensa-t-il en fondant en larmes, Palmer est là sans doute qui l'attend!

Mais, au bout de dix minutes, commele Ferruccio, après avoir pris la mer avec quelque effort, tournait en face du promontoire, Laurent, en jetant une dernière fois les yeux vers ce triste rocher, vit, sur la plate-forme du vieux fort ruiné, une silhouette dont le soleil dorait encore la tête et les cheveux agités par le vent: c'était la chevelure blonde de Thérèse et sa forme adorée. Elle était seule. Laurent lui tendit les bras avec transport; puis il joignit les mains en signe de repentir, et ses lèvres murmurèrent deux mots que la brise emporta:

—Pardon! pardon!

M. de Vérac regardait Laurent avec stupeur, et Laurent, l'homme le plus chatouilleux de la terre à l'endroit du ridicule, ne se souciait pas du regard de son ancien compagnon de débauche. Il mettait même une sorte d'orgueil à le braver en ce moment.

Quand la côte eût disparu dans la brume du soir, Laurent se trouva assis sur un banc auprès de Vérac.

—Ah çà! lui dit celui-ci, contez-moi donc cette étrange aventure! Vous m'en avez trop dit pour me laisser en si beau chemin: tous vos amis de Paris je pourrais dire tout Paris, puisque vous êtes un homme célèbre, va me demander quel dénoûment a eu votre liaison avec mademoiselle Jacques, qui est trop en vue aussi pour ne pas exciter la curiosité. Que répondrai-je?

—Que vous m'avez vu fort triste et fort sot. Ce que je vous ai dit se résume en trois paroles. Faut-il vous les redire?

—C'est donc vous qui l'avez abandonnée le premier? J'aime mieux cela pour vous!

—Oui, je vous entends, c'est un ridicule que d'être trahi, c'est une gloire que d'avoir pris les devants. C'est comme cela que je raisonnais autrefois avec vous, c'était notre code; mais j'ai tout à fait changé de notions sur tout cela depuis que j'ai aimé. J'ai trahi, j'ai été quitté, j'en suis au désespoir: donc, nos anciennes théories n'avaient pas le sens commun. Trouvez dans cette science de la vie que nous avons pratiquée ensemble un argument qui me débarrasse de mon regret et de ma souffrance, et je dirai que vous avez raison.

—Je ne chercherai pas d'arguments, mon cher, la souffrance ne se raisonne pas. Je vous plains, puisque vous voilà malheureux; seulement, je me demande s'il existe une femme qui mérite d'être tant pleurée, et si mademoiselle Jacques n'eût pas mieux fait de vous pardonner une infidélité que de vous renvoyer désolé comme vous voilà. Pour une mère, je la trouve dure et vindicative!

—C'est que vous ne savez pas combien j'ai été coupable et absurde. Une infidélité! elle me l'eût pardonnée, j'en suis sûr; mais des injures, des reproches… pis que cela, Vérac! je lui ai dit le mot qu'une femme qui se respecte ne peut pas oublier:Vous m'ennuyez!

—Oui, le mot est dur, surtout quand il est vrai. Mais s'il ne l'était pas? si c'était un simple moment d'humeur?

—Non! c'était de la lassitude morale. Je n'aimais plus! Ou, tenez, c'était pis; je n'ai jamais pu l'aimer quand elle était à moi. Retenez cela, Vérac, riez si bon vous semble, mais retenez-le pour votre gouverne. Il est fort possible qu'un beau matin vous vous réveilliez harassé de faux plaisirs et violemment épris d'une femme honnête. Cela peut vous arriver tout comme à moi, car je ne vous crois pas plus débauché que je ne l'ai été. Eh bien, quand vous aurez vaincu la résistance de cette femme, il vous arrivera probablement ce qui m'est arrivé: c'est qu'ayant pris la funeste habitude de faire l'amour avec des femmes que l'on méprise, vous soyez condamné à retomber dans ces besoins de liberté farouche dont l'amour élevé a horreur. Alors vous vous sentirez comme un animal sauvage dompté par un enfant et toujours prêt à le dévorer pour rompre sa chaîne. Et, un jour que vous aurez tué le faible gardien, vous vous enfuirez tout seul, rugissant de joie et secouant la crinière; mais alors… alors les bêtes du désert vous feront peur, et, pour avoir connu la cage, vous n'aimerez plus la liberté. Si peu et si mal que votre coeur eût accepté le lien, il le regrettera dès qu'il l'aura brisé, et il se trouvera saisi de l'horreur de la solitude, sans pouvoir faire un choix entre l'amour et le libertinage. C'est là un mal que vous ne connaissez pas encore. Que Dieu vous préserve de le connaître! Et, en attendant, moquez-vous comme je faisais, moi! Cela n'empêchera pas votre jour de venir, si la débauche n'a pas encore fait de vous un cadavre!

M. de Vérac laissa couler en souriant ce torrent d'idéal qu'il écoutait comme une cavatine bien chantée au Théâtre-Italien. Laurent était sincère à coup sûr; mais peut-être son auditeur avait-il raison de ne pas attacher trop d'importance à son désespoir.

Quand Thérèse eut perdu de vuele Ferruccio, il faisait nuit. Elle avait renvoyé la barque qu'elle avait prise le matin et payée d'avance à la Spezzia. Au moment où le batelier l'avait ramenée du bateau à vapeur à Porto-Venere, elle avait remarqué qu'il était ivre; elle avait craint de revenir seule avec cet homme, et, comptant trouver quelque autre barque sur cette côte, elle l'avait congédié.

Mais, quand elle songea au retour, elle s'avisa du dénûment absolu où elle se trouvait. Rien n'était plus simple pourtant que de retourner à l'hôtel dela Croix de Malte, à la Spezzia, où elle était descendue la veille avec Laurent, d'y faire payer le bateau qui l'y conduirait, et d'attendre là l'arrivée de Palmer; mais cette idée de n'avoir pas une obole et d'être forcée de devoir à Palmer son déjeuner du lendemain lui causa une répugnance, puérile peut-être, mais insurmontable, dans les termes où elle se trouvait avec lui. A cette répugnance se joignait une inquiétude assez vive sur les causes de sa conduite avec elle. Elle avait remarqué la tristesse déchirante de son regard lorsqu'elle était partie de Florence. Elle ne pouvait s'empêcher de croire qu'un obstacle à leur mariage s'était élevé tout à coup, et elle voyait dans ce mariage tant d'inconvénients réels pour Palmer, qu'elle jugeait ne devoir pas essayer de lutter contre l'obstacle, de quelque part qu'il pût venir. Thérèse obéit à une solution toute d'instinct, qui était de rester jusqu'à nouvel ordre à Porto-Venere. Elle avait, dans le petit paquet qu'elle avait pris à tout hasard avec elle, de quoi passer, n'importe où, quatre ou cinq jours. En fait de bijoux, elle avait une montre et une chaîne d'or; c'était un gage qu'elle pouvait laisser jusqu'à ce qu'elle eût reçu l'argent de son travail, qui devait être arrivé à Gênes sous forme de mandat sur un banquier. Elle avait chargé Vicentino de prendre ses lettres à la poste restante de Gênes et de les lui envoyer à la Spezzia.

Il s'agissait de passer la nuit quelque part, et l'aspect de Porto-Venere n'était pas engageant. Ces hautes maisons qui plongent, du côté de la passe de mer, jusqu'au bord de l'eau, sont, dans l'intérieur de la ville, tellement de niveau avec le sommet du rocher, qu'il faut se baisser en plusieurs endroits pour passer sous l'auvent de leurs toits, projetés jusque vers le milieu de la rue. Cette rue étroite et rapide, toute pavée en dalles brutes, était encombrée d'enfants, de poules et de grands vases de cuivre placés sous les angles irréguliers formés par les toits, à l'effet de recevoir l'eau de pluie durant la nuit. Ces vases sont le thermomètre de la localité: l'eau douce y est si rare, qu'aussitôt qu'un nuage paraît dans la direction du vent, les ménagères s'empressent de placer tous les récipients possibles devant leur porte, afin de ne rien perdre du bienfait que le ciel leur envoie.

En passant devant ces portes béantes, Thérèse avisa un intérieur qui lui parut plus propre que les autres, et d'où s'exhalait une odeur d'huile un peu moins acre. Il y avait sur le seuil une pauvre femme dont la figure douce et honnête lui inspira confiance, et justement cette femme la prévint en lui parlant italien ou quelque chose d'approchant. Thérèse put donc s'entendre avec cette bonne femme, qui lui demandait d'un air obligeant si elle cherchait quelqu'un. Elle entra, regarda le local, et demanda si l'on pouvait disposer d'une chambre pour la nuit.

—Oui, certainement, d'une chambre meilleure que celle-ci, et où vous serez plus tranquille que dans l'auberge, où vous entendriez les mariniers chanter toute la nuit! Mais je ne suis pas aubergiste, et, si vous ne voulez pas que j'aie des querelles, vous direz tout haut demain dans la rue que vous me connaissiez avant de venir ici.

—Soit, dit Thérèse, montrez-moi cette chambre.

—On lui fit monter quelques marches, et elle se trouva dans une pièce vaste et misérable d'où l'oeil embrassait un immense panorama sur la mer et sur le golfe; elle prit cette chambre en amitié à première vue, sans trop savoir pourquoi, si ce n'est qu'elle lui fit l'effet d'un refuge contre des liens qu'elle ne voulait pas être forcée d'accepter. C'est de là qu'elle écrivit le lendemain à sa mère:

«Ma chère bien-aimée, me voilà tranquille depuis douze heures et en pleine possession de mon libre arbitre pour… je ne sais combien de jours ou d'années! Tout a été remis en question en moi-même, et vous allez être juge de la situation.

«Ce fatal amour qui vous effrayait tant n'est pas renoué et ne le sera pas. Sur ce point, soyez en paix. J'ai suivi mon malade, et je l'ai embarqué hier au soir. Si je n'ai pas sauvé sa pauvre âme, et je n'ose guère m'en flatter, du moins je l'ai amendée, et j'y ai fait entrer pour quelques instants la douceur de l'amitié. Si j'avais voulu l'en croire, il était pour jamais guéri de ses orages; mais je voyais bien, à ses contradictions et à ses retours vers moi, qu'il y avait encore en lui ce qui fait le fond de sa nature, et ce que je ne saurais bien définir qu'en l'appelant l'amour de ce qui n'est pas.

«Hélas! oui, cet enfant voudrait avoir pour maîtresse quelque chose comme la Vénus de Milo, animée du souffle de ma patronne sainte Thérèse, ou plutôt il faudrait que la même femme fut aujourd'hui Sapho et demain Jeanne d'Arc. Malheur à moi d'avoir pu croire qu'après m'avoir ornée dans son imagination de tous les attributs de la Divinité, il n'ouvrirait pas les yeux le lendemain! Il faut que, sans m'en douter, je sois bien vaine, pour avoir pu accepter la tâche d'inspirer un culte! Mais non, je ne l'étais pas, je vous le jure! Je ne songeais pas à moi; le jour où je me suis laissé porter sur cet autel, je lui disais: «Puisqu'il faut absolument que tu m'adores au lieu de m'aimer, ce qui me vaudrait bien mieux, adore-moi, hélas! sauf à me briser demain!»

«Il m'a brisée! mais de quoi puis-je me plaindre? Je l'avais prévu, et je m'y étais soumise d'avance.

«Pourtant j'ai été faible, indignée et infortunée, quand cet affreux moment est venu; mais le courage a repris le dessus, et Dieu m'a permis de guérir plus vite que je n'espérais.

«Maintenant, c'est de Palmer qu'il faut que je vous parle. Vous voulez que je l'épouse, il le veut; et moi aussi, je l'ai voulu! le veux-je encore? Que vous dirais-je, ma bien-aimée? Il me vient encore des scrupules et des craintes. Il y a peut-être de sa faute. Il n'a pas pu ou il n'a pas voulu passer avec moi les derniers moments que j'ai passés avec Laurent: il m'a laissée seule avec lui trois jours, trois jours que je savais être et qui ont été sans danger pour moi; mais lui, Palmer, le savait-il et pouvait-il en répondre? ou, ce qui serait pis, s'est-il dit qu'il fallait savoir à quoi s'en tenir? Il y a eu là, de sa part, je ne sais quel désintéressement romanesque ou quelle discrétion exagérée qui ne peut partir que d'un bon sentiment chez un tel homme, mais qui m'a cependant donné à réfléchir.

«Je vous ai écrit ce qui se passait entre nous; il semblait qu'il se fût fait un devoir sacré de me réhabiliter, par le mariage, des affronts que je venais de subir. J'ai senti, moi, l'enthousiasme de la reconnaissance et les attendrissements de l'admiration. J'ai dit oui, j'ai promis d'être sa femme, et encore aujourd'hui je sens que je l'aime autant que je puis désormais aimer.

«Cependant aujourd'hui j'hésite, parce qu'il me semble qu'il se repent. Est-ce que je rêve? Je n'en sais rien; mais pourquoi n'a-t-il pas pu me suivre ici? Quand j'ai appris la terrible maladie de mon pauvre Laurent, il n'a pas attendu que je lui dise: «Je pars pour Florence;» il m'a dit: «Nous partons!» Les vingt nuits que j'ai passées au chevet de Laurent, il les a passées dans la chambre voisine, et il ne m'a jamais dit: «Vous vous tuez!» mais seulement: «Reposez-vous un peu afin de pouvoir continuer.» Jamais je n'ai vu en lui l'ombre de la jalousie. Il semblait qu'à ses yeux je n'en pusse jamais trop faire pour sauver ce fils ingrat que nous avions comme adopté à nous deux. Il sentait bien, ce noble coeur, que sa confiance et sa générosité augmentaient mon amour pour lui, et je lui savais un gré infini de le comprendre. Par là, il me relevait à mes propres yeux, et il me rendait fière de lui appartenir.

«Eh bien donc, pourquoi ce caprice ou cette impossibilité au dernier moment? Un obstacle imprévu? Avec la volonté dont je le sais doué, je ne crois guère aux obstacles; il semble plutôt qu'il ait voulu m'éprouver. Cela m'humilie, je l'avoue. Hélas! je suis devenue affreusement susceptible depuis que je suis déchue! N'est-ce pas dans l'ordre? lui qui comprenait tout, pourquoi n'a-t-il pas compris cela?

«Ou bien peut-être a-t-il fait un retour sur lui-même et s'est-il dit enfin tout ce que je lui disais dans le principe pour l'empêcher de songer à moi: qu'y aurait-il là d'étonnant? J'avais toujours connu Palmer pour un homme prudent et raisonnable. En découvrant en lui des trésors d'enthousiasme et de foi, j'ai été bien surprise. Ne pourrait-il pas être un de ces caractères qui s'exaltent en voyant souffrir, et qui se mettent à aimer passionnément les victimes? C'est un instinct naturel aux gens forts, c'est la sublime pitié des coeurs heureux et purs! Il y a eu des moments où je me disais cela pour me réconcilier avec moi-même, quand j'aimais Laurent, puisque c'est sa souffrance, avant tout et plus que tout, qui m'avait attachée à lui!

«Tout ce que je vous dis là, chère bien-aimée, je n'oserais pourtant le dire à Richard Palmer, s'il était là! Je craindrais que mes doutes ne lui fissent un chagrin affreux, et me voilà bien embarrassée, car ces doutes, je les ai malgré moi, et j'ai peur, sinon pour aujourd'hui, du moins pour demain. Ne va-t-il pas se couvrir de ridicule en épousant une femme qu'il aime, dit-il, depuis dix ans, à qui il n'en a jamais dit le premier mot, et qu'il se décide à attaquer le jour où il la trouve sanglante et brisée sous les pieds d'un autre homme?

«Je suis ici dans un affreux et magnifique petit port de mer où j'attends assez passivement le mot de ma destinée. Peut-être Palmer est-il à la Spezzia, à trois lieues d'ici. C'est là que nous nous étions donné rendez-vous. Et moi, comme une boudeuse, ou plutôt comme une peureuse, je ne peux pas me décider à aller lui dire: «Me voilà!» Non, non! s'il doute de moi, rien n'est plus possible entre nous! J'ai pardonné à l'autre cinq ou six outrages par jour. À celui-ci je ne pourrais passer l'ombre d'un soupçon. Est-ce de l'injustice? Non! il me faut désormais un amour sublime ou rien! Ai-je donc cherché le sien? Il me l'a imposé en me disant: «Ce sera le ciel!»L'autrem'avait bien dit que ce serait peut-être l'enfer qu'il m'apportait! Il ne m'a pas trompée. Eh bien, il ne faut pas que Palmer me trompe en se trompant lui-même; car, après cette nouvelle erreur, il ne me resterait plus qu'à nier tout, à me dire que, comme Laurent, j'ai à jamais perdu par ma faute le droit de croire, et je ne sais pas si avec cette certitude-là je supporterais la vie, moi!

«Pardon, ma bien-aimée, mes agitations vous font du mal, j'en suis sûre, bien que vous disiez qu'il vous les faut! N'ayez du moins pas d'inquiétude pour ma santé; je me porte à merveille, j'ai sous les yeux la plus belle mer, et sur la tête le plus beau ciel qui se puissent imaginer. Je ne manque de rien, je suis chez de braves gens, et peut-être demain vous écrirai-je que mes incertitudes sont évanouies. Aimez toujours votre Thérèse, qui vous adore.»

Palmer était, en effet, à la Spezzia depuis la veille. Il était arrivé à dessein juste une heure après le départ duFerruccio. Ne trouvant pas Thérèse àla Croix de Malte, et apprenant qu'elle avait dû embarquer Laurent à l'entrée du golfe, il attendit son retour. Il vit revenir seul à neuf heures le batelier qu'elle avait pris le matin, et qui appartenait à l'hôtel. Le brave garçon n'était pas sujet à s'enivrer. Il avait étésurprispar une bouteille de Chypre que Laurent, après avoir dîné sur l'herbe avec Thérèse, lui avait donnée, et qu'il avait bue pendant la station des deux amis à l'île de Palmaria, si bien qu'il se souvenait assez bien d'avoir conduit lesignoreet lasignoraà bord duFerruccio, mais nullement d'avoir conduit ensuite lasignoraà Porto-Venere.

Si Palmer l'eût interrogé avec calme, il eût bientôt découvert que les idées du barcarolle n'étaient pas très-nettes sur le dernier point; mais Palmer, avec son air grave et impassible, était très-irritable et très-passionné. Il crut que Thérèse était partie avec Laurent, partie en rougissant, et sans oser ou sans vouloir lui faire l'aveu de la vérité. Il se le tint pour dit, et rentra à l'hôtel, où il passa une nuit terrible.

Ce n'est pas l'histoire de Richard Palmer que nous nous sommes proposé d'écrire. Nous avons intitulé notre récitElle el lui, c'est-à-dire Thérèse et Laurent. Nous ne dirons donc de Palmer que ce qu'il est nécessaire d'en dire pour faire comprendre les événements auxquels il se trouva mêlé, et nous pensons que son caractère sera suffisamment expliqué par sa conduite. Hâtons-nous de dire seulement en trois mots que Richard était aussi ardent que romanesque, qu'il avait beaucoup d'orgueil, l'orgueil du bien et du beau, mais que la force de son caractère n'était pas toujours à la hauteur de l'idée qu'il s'en était faite, et qu'en voulant s'élever sans cesse au-dessus de la nature humaine, il caressait un rêve généreux, mais peut-être irréalisable en amour.

Il se leva de bonne heure et se promena au bord du golfe, en proie à des pensées de suicide, dont le détourna cependant une sorte de mépris pour Thérèse; puis la fatigue d'une nuit d'agitations reprit ses droits et lui donna les conseils de la raison. Thérèse était femme, et il n'eût pas dû la soumettre à une épreuve dangereuse. Eh bien, puisqu'il en était ainsi, puisque Thérèse, placée si haut dans son estime, avait été vaincue par une passion déplorable après des promesses sacrées, il ne fallait plus croire à aucune femme, et aucune femme ne méritait le sacrifice de la vie d'un galant homme. Palmer en était là, lorsqu'il vit aborder près du lieu où il se trouvait un élégant canot noir, monté par un officier de marine. Les huit rameurs qui faisaient rapidement glisser la longue et mince embarcation sur le flot tranquille relevèrent leurs rames blanches en signe de respect avec une précision militaire; l'officier mit pied à terre et se dirigea vers Richard, qu'il avait reconnu de loin.

C'était le capitaine Lawson, commandant la frégate américainel'Union, en station depuis un an dans le golfe. On sait que les puissances maritimes envoient stationner, pour plusieurs mois ou plusieurs années, des navires destinés à protéger leurs relations commerciales dans les différents parages du globe.

Lawson était l'ami d'enfance de Palmer, qui avait donné à Thérèse une lettre de recommandation pour lui, dans le cas où elle voudrait visiter le navire en parcourant la rade.

Palmer pensa que Lawson allait lui parler d'elle, mais il n'en fut rien. Il n'avait reçu aucune lettre, il n'avait vu personne venant de sa part. Il l'emmena déjeuner à son bord et Richard se laissa faire.L'Unionquittait la station à la fin du printemps; Palmer caressa l'idée de profiter de l'occasion pour retourner en Amérique. Tout lui semblait rompu entre Thérèse et lui; pourtant il résolut de rester à la Spezzia, la vue de la mer ayant toujours eu sur lui une influence fortifiante dans les moments difficiles de sa vie.

Il y était depuis trois jours, habitant le navire américain beaucoup plus que l'hôtel dela Croix de Malte, s'efforçant de reprendre goût aux études sur la navigation, qui avaient rempli la majeure partie de sa vie, lorsqu'un jeune enseigne raconta un matin à déjeuner, moitié riant, moitié soupirant, qu'il était tombé amoureux depuis la veille, et que l'objet de sa passion était un problème sur lequel il voudrait avoir l'avis d'un homme du monde comme M. Palmer.

C'était une femme qui paraissait avoir de vingt-cinq à trente ans. Il ne l'avait vue qu'à une fenêtre où elle était assise, faisant de la dentelle. La grosse dentelle de coton est l'ouvrage des femmes du peuple sur toute la côte génoise. C'était autrefois une branche de commerce que les métiers ont minée, mais qui sert encore d'occupation et de petit profit aux femmes et aux filles du littoral. Donc, celle dont le jeune enseigne était épris appartenait à la classe des artisanes, non-seulement par ce genre de travail, mais encore par la pauvreté du gîte où il l'avait aperçue. Cependant la coupe de sa robe noire et la distinction de ses traits lui causaient du doute. Elle avait des cheveux ondés qui n'étaient ni bruns ni blonds, des yeux rêveurs, un teint pâle. Elle avait très-bien vu que, de l'auberge où il s'était réfugié contre la pluie, le jeune officier la contemplait avec curiosité. Elle n'avait daigné ni l'encourager, ni se soustraire à ses regards. Elle lui avait offert l'image désespérante de l'indifférence personnifiée.

Le jeune marin raconta encore qu'il avait interrogé l'aubergiste de Porto Venere. Celle-ci lui avait répondu que l'étrangère était là depuis trois jours, chez une vieille femme de l'endroit qui la faisait passer pour sa nièce et qui mentait probablement, car c'était une vieille intrigante qui louait une mauvaise chambre au détriment de l'auberge attitrée et patentée, et qui se mêlait d'attirer et de nourrir les voyageurs apparemment, mais qui devait les nourrir bien mal, car elle n'avait rien, et, pour ce, méritait le mépris des gens établis et des voyageurs qui se respectent.

En raison de ce discours, le jeune enseigne n'avait rien eu de plus pressé que d'aller chez la vieille et de lui demander à loger pour un de ses amis qu'il attendait, espérant, à la faveur de cette histoire, la faire causer et savoir quelque chose sur le compte de cette inconnue; mais la vieille avait été impénétrable et même incorruptible.

Le portrait que le marin faisait de cette jeune inconnue éveilla l'attention de Palmer. Ce pouvait être celui de Thérèse; mais que faisait-elle et pourquoi se cachait-elle à Porto-Venere? Sans doute, elle n'y était pas seule; Laurent devait être caché dans quelque autre coin. Palmer agita en lui-même la question de savoir s'il s'en irait en Chine pour n'être pas témoin de son malheur. Pourtant il prit le parti le plus raisonnable, qui était de savoir à quoi s'en tenir.

Il se fit conduire aussitôt à Porto-Venere et n'eut pas de peine à y découvrir Thérèse, logée et occupée ainsi qu'on le lui avait raconté. L'explication fut vive et franche. Tous deux étaient trop sincères pour se bouder; aussi tous deux s'avouèrent-ils qu'ils avaient eu beaucoup d'humeur l'un contre l'autre, Palmer pour n'avoir pas été averti par Thérèse du lieu de sa retraite, Thérèse pour n'avoir pas été mieux cherchée et plus tôt retrouvée par Palmer.

—Mon amie, dit celui-ci, vous semblez me reprocher surtout de vous avoir comme abandonnée à un danger. Ce danger, moi, je n'y croyais pas!

—Vous aviez raison, et je vous en remercie. Alors pourquoi étiez-vous triste et comme désespéré en me voyant partir? et comment se fait-il qu'en arrivant ici, vous n'ayez pas su découvrir où j'étais dès le premier jour? Vous avez donc supposé que j'étais partie, et qu'il était inutile de me chercher?

—Écoutez-moi, dit Palmer éludant la question, et vous verrez que j'ai eu, depuis quelques jours, bien des amertumes qui ont pu me faire perdre la tête. Vous comprendrez aussi pourquoi, vous ayant connue toute jeune, et pouvant prétendre à vous épouser, j'ai passé à côté d'un bonheur dont le regret et le rêve ne m'ont jamais quitté. J'étais dès lors l'amant d'une femme qui s'est jouée de moi de mille manières. Je me croyais, je me suis cru, pendant dix ans, en devoir de la relever et de la protéger. Enfin elle a mis le comble à son ingratitude et à sa perfidie, et j'ai pu l'abandonner, l'oublier, et disposer de moi-même. Eh bien, cette femme que je croyais en Angleterre, je l'ai retrouvée à Florence au moment où Laurent devait partir. Abandonnée d'un nouvel amant qui m'avait succédé, elle voulait et comptait me reprendre: tant de fois déjà elle m'avait trouvé généreux ou faible! Elle m'écrivait une lettre de menaces, et, feignant une jalousie absurde, elle prétendait venir vous insulter en ma présence. Je la savais femme à ne reculer devant aucun scandale, et je ne voulais, pour rien au monde, que vous fussiez seulement témoin de ses fureurs. Je ne pus la décider à ne pas se montrer, qu'en lui promettant d'avoir une explication avec elle le jour même. Elle demeurait précisément dans l'hôtel où nous logions auprès de notre malade, et, quand le voiturin qui devait emmener Laurent arriva devant la porte, elle était là, résolue à faire un esclandre. Son thème odieux et ridicule était de crier, devant tous les gens de l'hôtel et de la rue, que je partageais ma nouvelle maîtresse avec Laurent de Fauvel. Voilà pourquoi je vous fis partir avec lui, et pourquoi je restai, afin d'en finir avec cette folle sans vous compromettre, et sans vous exposer à la voir ou à l'entendre. A présent, ne dites plus que j'ai voulu vous soumettre à une épreuve en vous laissant, seule avec Laurent. J'ai assez souffert de cela, mon Dieu, ne m'accusez pas! Et, quand je vous ai crue partie avec lui, toutes les furies de l'enfer se sont mises après moi.

—Et voilà ce que je vous reproche, dit Thérèse.

—Ah! que voulez-vous! s'écria Palmer, j'ai été si odieusement trompé dans ma vie! Cette misérable femme avait remué en moi tout un monde d'amertume et de mépris.

—Et ce mépris a rejailli sur moi?

—Oh! ne dites pas cela, Thérèse,

—Moi aussi pourtant, reprit-elle, j'ai été bien trompée, et je croyais en vous quand même.

—Ne parlons plus de cela, mon amie, je regrette d'avoir été forcé de vous confier mon passé. Vous allez croire qu'il peut réagir sur mon avenir, et que, comme Laurent, je vous ferai payer les trahisons dont j'ai été abreuvé. Voyons, voyons, ma chère Thérèse, chassons ces tristes pensées. Vous êtes ici dans un endroit à donner lespleen. La barque nous attend; venez vous établir à la Spezzia.

—Non, dit Thérèse, je reste ici, moi.

—Comment? qu'est-ce donc? du dépit entre nous?

—Non, non, mon cher Dick, reprit-elle en lui tendant la main: avec vous, je n’en veux jamais avoir. Oh ! faites, je vous en supplie, que notre affection soit un idéal de sincérité, car j'y veux, quant à moi, faire tout ce qui est possible à une âme croyante; mais je ne vous savais pas jaloux, vous l'avez été et vous en convenez. Eh bien, sachez qu'il n'est pas en mon pouvoir de ne pas souffrir cruellement de cette jalousie. C'est tellement le contraire de ce que vous m'aviez promis, que je me demande où nous allons maintenant, et pourquoi il faut qu'au sortir d'un enfer, j'entre dans un purgatoire, moi qui n'aspirais qu'au repos et à la solitude.

«Ces nouveaux tourments qui semblent se préparer, ce n'est pas pour moi seule que je les redoute; s'il était possible qu'en amour l'un des deux fût heureux quand l'autre souffre, la route du dévouement serait toute tracée et facile à suivre; mais il n'en est pas ainsi, vous le voyez bien: je ne puis avoir un instant de douleur que vous ne le ressentiez. Me voilà donc entraînée à gâter votre vie, moi qui voulais rendre la mienne inoffensive, et je commence à faire un malheureux! Non, Palmer, croyez-moi; nous pensions nous connaître, et nous ne nous connaissions pas. Ce qui m'avait charmé en vous, c'est une disposition d'esprit que vous n'avez déjà plus, la confiance. Ne comprenez-vous pas qu'avilie comme je l'étais il me fallait cela pour vous aimer, et rien autre chose? Si je subissais maintenant votre affection avec des taches et des faiblesses, avec des doutes et des orages, ne seriez-vous pas en droit de vous dire que je fais un calcul en vous épousant? Oh! ne dites pas que cette idée ne vous viendra jamais; elle vous viendra malgré vous. Je sais trop comment d'un soupçon on passe à un autre, et quelle pente rapide nous emporte d'un premier désenchantement à un dégoût injurieux! Or, moi, tenez, j'en ai assez bu, de ce fiel! je n'en veux plus, et je ne m'en fais pas accroire, je ne suis plus capable de subir ce que j'ai subi; je vous l'ai dit dès le premier jour, et, si vous l'avez oublié, moi, je m'en souviens. Éloignons donc cette idée de mariage, ajouta-t-elle, et restons amis. Je reprends provisoirement ma parole, jusqu'à ce que je puisse compter sur votre estime, telle que je croyais la posséder. Si vous ne voulez pas vous soumettre à une épreuve, quittons-nous tout de suite. Quant à moi, je vous jure que je ne veux rien vous devoir, pas même le plus léger service, dans la position où je suis. Cette position, je veux vous la dire, car il faut que vous compreniez ma volonté. Je me trouve ici logée et nourrie sur parole, car je n'ai absolument rien, j'ai tout confié à Vicentino pour les frais du voyage de Laurent; mais il se trouve que je sais faire de la dentelle plus vite et mieux que les femmes du pays, et, en attendant que je reçoive de Gênes l'argent qui m'est dû, je peux gagner ici, au jour le jour, de quoi, sinon récompenser, du moins défrayer ma bonne hôtesse de la très-frugale nourriture qu'elle me fournit. Je n'éprouve ni humiliations, ni souffrance de cet état de choses, et il faut qu'il dure jusqu'à ce que mon argent arrive. Je verrai alors quel parti j'ai à prendre. Jusque-là, retournez à la Spezzia, et venez me voir quand vous voudrez; je ferai de la dentelle, tout en causant avec vous.

Palmer dut se soumettre, et il se soumit de bonne grâce. Il espérait regagner la confiance de Thérèse, et il sentait bien l'avoir ébranlée par sa faute.

Quelques jours après, Thérèse reçut une lettre de Genève. Laurent s'y accusait par écrit de tout ce dont il s'était accusé en paroles, comme s'il eût voulu consacrer ainsi le témoignage de son repentir.

«Non, disait-il, je n'ai pas su te mériter. J'ai été indigne d'un amour si généreux, si pur et si désintéressé. J'ai lassé ta patience, ô ma soeur, ô ma mère! Les anges aussi se fussent lassés de moi! Ah! Thérèse, à mesure que je reviens à la santé et à la vie, mes souvenirs s'éclaircissent, et je regarde dans mon passé comme dans un miroir qui me montre le spectre d'un homme que j'ai connu, mais que je ne comprends plus. A coup sûr, ce malheureux était en démence; ne penses-tu pas, Thérèse, que, marchant vers cette épouvantable maladie physique dont tu m'as sauvé par miracle, j'ai pu, trois et quatre mois d'avance, être sous le coup d'une maladie morale qui m'ôtait la conscience de mes paroles et de mes actions? Oh! si cela était, n'aurais-tu pas dû me pardonner?… Mais ce que je dis là, hélas! n'a pas le sens commun. Qu'est-ce que le mal, sinon une maladie morale? Celui qui tue son père ne pourrait-il pas invoquer la même excuse que moi? Le bien, le mal, voici la première fois que cette notion me tourmente. Avant de te connaître, et de te faire souffrir, ma pauvre bien-aimée, je n'y avais jamais songé. Le mal était pour moi un monstre de bas étage, la bête apocalyptique qui souille de ses embrassements hideux le rebut des hommes dans les bas-fonds infects de la société; le mal! pouvait-il approcher de moi, l'homme de la vie élégante, le beau de Paris, le noble fils des Muses! Ah! imbécile que j'étais, je me figurais donc, parce que j'avais la barbe parfumée et les mains bien gantées, que mes caresses purifiaient la grande prostituée des nations, l'orgie, ma fiancée, qui m'avait lié à elle d'une chaîne aussi noble que celle qui lie les forçats dans les bagnes? Et je t'ai immolée, ma pauvre douce maîtresse, à mon brutal égoïsme, et, après cela, j'ai relevé la tête en disant: «C'était mon droit, elle m'appartenait; rien ne saurait être mal de ce que j'ai le droit de faire!» Ah! malheureux, malheureux que je suis! j'ai été criminel; et je ne m'en suis pas douté! Il m'a fallu, pour le comprendre, te perdre, toi mon seul bien, le seul être qui m'eût jamais aimé et qui fût capable d'aimer l'enfant ingrat et insensé que j'étais! C'est seulement quand j'ai vu mon ange-gardien se voiler la face et reprendre son vol vers les cieux, que j'ai compris que j'étais à jamais seul et abandonné sur la terre!»

Une longue partie de cette première lettre était écrite sur un ton d'exaltation dont la sincérité se trouvait confirmée par des détails de réalité et un brusque changement de ton, caractéristique chez Laurent.

«Croirais-tu qu'en arrivant à Genève, la première chose que j'aie faite avant de songer à t'écrire, c'est d'aller acheter un gilet? Oui, un gilet d'été, fort joli, ma foi, et très-bien coupé, que j'ai trouvé chez un tailleur français, rencontre agréable pour un voyageur pressé de quitter cette ville d'horlogers et de naturalistes? Me voilà donc courant les rues de Genève, enchanté de mon gilet neuf, et m'arrêtant devant la boutique d'un libraire où une certaine édition de Byron, reliée avec un grand goût, me paraissait une tentation irrésistible. Que lire en voyage? Je ne peux pas souffrir les livres de voyage précisément, à moins qu'ils ne parlent de pays où je ne pourrai jamais aller. J'aime mieux les poëtes, qui vous promènent dans le monde de leurs rêves, et je me suis payé cette édition. Et puis j'ai suivi au hasard une très-jolie fille court vêtue qui passait devant moi, et dont la cheville me paraissait un chef-d'oeuvre d'emmanchement. Je l'ai suivie en pensant beaucoup plus à mon gilet qu'à elle. Tout à coup elle a pris à droite, et moi à gauche sans m'en apercevoir, et je me suis trouvé de retour à mon hôtel, où, en voulant serrer mon livre de nouveau dans ma malle, j'ai retrouvé les violettes doubles que tu avais semées dans ma cabine duFerruccioau moment de nos adieux. Je les avais ramassées une à une avec soin, et je les gardais comme une relique; mais voilà qu'elles m'ont fait pleurer comme une gouttière, et, en regardant mon gilet neuf, qui avait été le principal événement de ma matinée, je me suis dit:

«—Voilà pourtant l'enfant que cette pauvre femme a aimé!»

Ailleurs, il disait:

«Tu m'as fait promettre de soigner ma santé, en me disant: «Puisque c'est moi qui te l'ai rendue, elle m'appartient un peu, et j'ai le droit de te défendre de la perdre.» Hélas! ma Thérèse, que veux-tu donc que j'en fasse, de cette maudite santé qui commence à m'enivrer comme le vin nouveau? Le printemps fleurit, et c'est la saison d'aimer, je le veux bien; mais dépend-il de moi d'aimer? Tu n'as pu m'inspirer le véritable amour, toi, et tu crois que je rencontrerai une femme capable de faire le miracle que tu n'as pas fait? Où la trouverai-je, cette magicienne? Dans le monde? Non, certes: il n'y a là que des femmes qui ne veulent rien risquer ou rien sacrifier. Elles ont bien raison certainement, et tu pourrais leur dire, ma pauvre amie, que ceux à qui l'on se sacrifie ne le méritent guère; mais moi, ce n'est pas ma faute si je ne peux pas plus me résoudre à partager avec un mari qu'avec un amant. Aimer une demoiselle? l'épouser alors? Oh! pour le coup, Thérèse, tu ne peux pas penser à cela sans rire… ou sans trembler. Moi, enchaîné de par la loi, quand je ne peux pas seulement l'être par ma propre volonté!

«J'ai eu jadis un ami qui aimait une grisette et qui se croyait heureux. J'ai fait la cour à cette fidèle amante, et je l'ai eue pour une perruche verte que son amant ne voulait pas lui donner. Elle disait naïvement: «Dame! c'est sa faute, àlui; que ne me donnait-il cette perruche!» Et, depuis ce jour-là, je me suis promis de ne jamais aimer une femme entretenue, c'est-à-dire un être qui a envie de tout ce que son amant ne lui donne pas.

«Alors, en fait de maîtresse, je ne vois plus qu'une aventurière, comme on en rencontre sur les chemins, et qui sont toutes nées princesses, mais qui ont eudes malheurs. Trop de malheurs, merci! Je ne suis pas assez riche pour combler les abîmes de ces passés-là.—Une actrice en renom? Cela m'a tenté souvent; mais il faudrait que ma maîtresse renonçât au public, et c'est là un amant que je ne me sens pas la force de remplacer. Non, non, Thérèse, je ne peux pas aimer, moi! Je demande trop, et je demande ce que je ne sais pas rendre; donc, il faudra bien que je retourne à mon ancienne vie. J'aime mieux cela, parce que ton image ne sera jamais souillée en moi par une comparaison possible. Pourquoi ma vie ne s'arrangerait-elle pas ainsi: des femmes pour les sens et une maîtresse pour mon âme? Il ne dépend ni de toi, ni de moi, Thérèse, que tu ne sois pas cette maîtresse, cet idéal rêvé, perdu, pleuré, et rêvé plus que jamais. Tu ne peux t'en offenser, je ne t'en dirai jamais rien. Je t'aimerai dans le secret de ma pensée sans que personne le sache, et sans qu'aucune autre femme puisse jamais dire: «Je l'ai remplacée, cette Thérèse.»

»Mon amie, il faut que tu m'accordes une faveur que tu m'as refusée pendant ces derniers jours si doux et si chers que nous avons passés ensemble: c'est de me parler de Palmer. Tu as cru que cela me ferait encore du mal. Eh bien, tu t'es trompée. Cela m'aurait tué lorsque pour la première fois je t'ai questionnée avec emportement sur son compte: j'étais encore malade et un peu fou; mais, quand la raison m'est revenue, quand tu m'as laissé deviner lesecretque tu n'étais pas forcée de me confier, j'ai senti, au milieu de ma douleur, qu'en acceptant ton bonheur je réparais toutes mes fautes. J'ai examiné attentivement votre manière d'être ensemble: j'ai vu qu'il t'aimait passionnément et qu'il me témoignait pourtant la tendresse d'un père. Cela, vois-tu, Thérèse, m'a bouleversé. Je n'avais pas l'idée de cette générosité, de cette grandeur dans l'amour. Heureux Palmer! comme il est sûr de toi, lui! comme il te comprend, comme il te mérite par conséquent! Cela m'a rappelé le temps où je te disais: «Aimez Palmer, vous me ferez bien plaisir!» Ah! quel odieux sentiment j'avais alors dans l'âme! Je voulais être délivré de ton amour, qui m'accablait de remords, et pourtant, si alors tu m'avais répondu: «Eh bien, je l'aime!…» je t'aurais tuée?

«Et lui, ce bon grand coeur, il t'aimait déjà, et il n'a pas craint de se consacrer à toi au moment où peut-être tu m'aimais encore! Moi, en pareille circonstance, je n'aurais jamais osé me risquer. J'avais une trop belle dose de cet orgueil que nous portons si fièrement, nous autres hommes du monde, et qui a été si bien inventé par les sots pour nous empêcher de vouloir conquérir le bonheur à nos risques et périls, ou de savoir seulement le ressaisir quand il nous échappe.

»Oui, je veux me confesser jusqu'au bout, ma pauvre amie. Quand je te disais:Aimez Palmer, je croyais quelquefois que tu l'aimais déjà, et c'est là ce qui achevait de m'éloigner de toi. Il y a eu, dans les derniers temps, bien des heures où j'ai été prêt à me jeter à tes pieds; j'étais arrêté par cette idée: «Il est trop tard, elle en aime un autre. Je l'ai voulu, mais elle n'eût pas dû le vouloir. Donc, elle est indigne de moi!»

«Voilà comme je raisonnais dans ma folie, et pourtant, j'en suis sûr à présent, si j'étais revenu à toi sincèrement, quand même tu aurais commencé à aimer Dick, tu me l'aurais sacrifié. Tu aurais recommencé ce martyre que je t'imposais. Allons, j'ai bien fait, n'est-ce pas, de m'enfuir? Je le sentais en te quittant! Oui, Thérèse, c'est là ce qui m'a donné la force de me sauver à Florence sans te dire un seul mot. Je sentais que je t'assassinais jour par jour, et que je n'avais plus d'autre manière de réparer mes torts que de te laisser seule auprès d'un homme qui t'aimait véritablement.

«C'est encore là ce qui a soutenu mon courage à la Spezzia, durant cette journée où j'aurais encore pu tenter d'obtenir ma grâce; mais cette détestable pensée ne m'est pas venue; je t'en fais le serment, mon amie. Je ne sais pas si tu avais dit à ce batelier de ne pas nous perdre de vue; mais c'était bien inutile, va! Je me serais jeté dans la mer plutôt que de vouloir trahir la confiance que Palmer me témoignait en nous laissant ensemble.

«Dis-le-lui donc, à lui, que je t'aime véritablement, autant que je puis aimer. Dis-lui que c'est à lui, autant qu'à toi, que je dois de m'être condamné et exécuté comme j'ai fait. J'ai bien souffert, mon Dieu, pour accomplir ce suicide du vieil homme! Mais je suis fier de moi-même à présent. Tous mes anciens amis jugeraient que j'ai été un sot ou un lâche de ne pas tâcher de tuer mon rival en duel, sauf à abandonner ensuite, en lui crachant au visage, la femme qui m'avait trahi! Oui, Thérèse, c'est ainsi que, moi-même, j'eusse probablement jugé chez un autre la conduite que j'ai pourtant tenue vis-à-vis de toi et de Palmer avec autant de résolution que de joie. C'est que je ne suis pas une brute, Dieu merci! je ne vaux rien; mais je comprends le peu que je vaux, et je me rends justice. «Parle-moi donc de Palmer et ne crains pas que j'en souffre; loin de là, ce sera ma consolation dans mes heures de spleen. Ce sera ma force aussi: car ton pauvre enfant est encore bien faible, et, quand il se met à penser à ce qu'il eût pu être et à ce qu'il est maintenant pour toi, sa tête s'égare encore. Mais dis-moi que tu es heureuse et je me dirai avec orgueil: «J'aurais pu troubler, disputer et peut-être détruire ce bonheur: je ne l'ai pas fait. Il est donc un peu mon ouvrage, et j'ai droit maintenant à l'amitié de Thérèse.»

Thérèse répondit avec tendresse à son pauvre enfant. C'est sous ce titre qu'il était désormais enseveli et comme embaumé dans le sanctuaire du passé… Thérèse aimait Palmer, du moins elle voulait ou croyait l'aimer. Il ne lui semblait pas qu'elle pût jamais regretter le temps où, tous les matins, elle s'éveillait, disait-elle, en regardant si la maison n'allait pas lui tomber sur la tête.

Et pourtant quelque chose lui manquait, et je ne sais quelle tristesse s'était emparée d'elle depuis qu'elle habitait ce livide rocher de Porto-Venere. C'était comme un détachement de la vie qui, par moment, n'était pas sans charme pour elle; mais c'était quelque chose de morne et d'abattu qui n'était pas dans son caractère et qu'elle ne s'expliquait pas à elle-même.

Il lui fut impossible de faire ce que Laurent lui demandait à propos de Palmer: elle lui en fit brièvement le plus grand éloge et lui dit de sa part les choses les plus affectueuses; mais elle ne put se résoudre à le prendre pour confident de leur intimité. Elle répugnait à faire part de sa véritable situation, c'est-à-dire à confier des engagements sur lesquels elle ne s'était pas dit à elle-même son dernier mot. Et, quand même elle eût été fixée, n'eût-il pas été trop tôt pour dire à Laurent: «Vous souffrez encore, tant pis pour vous! moi, je me marie!»

L'argent qu'elle attendait n'arriva qu'au bout de quinze jours. Elle fit de la dentelle pendant quinze jours avec une persévérance qui désolait Palmer. Lorsqu'elle se vit enfin à la tête de quelques billets de banque, elle paya largement sa bonne hôtesse et se permit de sortir avec Palmer pour se promener autour du golfe; mais elle désira rester à Porto-Venere encore quelque temps, sans trop pouvoir expliquer pourquoi elle tenait à cette morne et misérable résidence.

Il est des situations morales qui se sentent mieux qu'elles ne se définissent. C'est avec sa mère que Thérèse venait à bout, dans ses lettres, de s'épancher.

«Je suis encore ici, lui écrivait-elle au mois de juillet, en dépit d'une chaleur dévorante. Je me suis attachée comme un coquillage à ce rocher où jamais un arbre n'a pu songer à pousser, mais où soufflent des brises énergiques et vivifiantes. Ce climat est dur mais sain, et la vue continuelle de la mer, que je ne pouvais souffrir autrefois, m'est devenue en quelque sorte nécessaire. Le pays que j'ai derrière moi, et qu'en moins de deux heures je peux gagner en barque, était ravissant au printemps. En s'enfonçant dans les terres au fond du golfe, à deux ou trois lieues de la côte, on découvre les sites les plus étranges. Il y a une certaine région de terrains déchirés par je ne sais quels anciens tremblements de terre, qui présente les accidents les plus bizarres. C'est une suite de collines de sable rouge recouvertes de pins et de bruyères, s'échelonnant les unes sur les autres, et offrant sur leurs crêtes d'assez larges voies naturelles qui tout à coup tombent à pic dans les abîmes et vous laissent fort embarrassé de continuer. Si l'on revient sur ses pas et que l'on se trompe dans le dédale des petits sentiers battus par les pieds des troupeaux, on arrive à d'autres abîmes, et nous sommes restés quelquefois, Palmer et moi, des heures entières sur ces sommets boisés, sans retrouver le chemin qui nous y avait amenés. De là, on plonge sur une immensité de pays cultivé, coupé de place en place avec une sorte de régularité par ces accidents étranges, et au delà de cette immensité se déploie l'immensité bleue de la mer. De ce côté-là, il semble que l'horizon n'ait pas de limites. Du côté du nord et de l'est, ce sont les Alpes Maritimes, dont les crêtes, hardiment dessinées, étaient encore couvertes de neige quand je suis arrivée ici. «Mais il n'est plus question de ces savanes de cistes en fleurs et de ces arbres de bruyère blanche qui répandaient un parfum si frais et si fin aux premiers jours de mai. C'était alors un paradis terrestre: ces bois étaient pleins de faux ébéniers, d'arbres de Judée, de genêts odorants et de cytises étincelant comme de l'or au milieu des noirs buissons de myrte. A présent, tout est brûlé, les pins exhalent une odeur acre, les champs de lupin, si fleuris et si parfumés naguère, n'offrent plus que des tiges coupées, noires comme si le feu y avait passé; les moissons enlevées, la terre fume au soleil de midi, et il faut se lever de grand matin pour se promener sans souffrir. Or, comme il faut d'ici quatre heures au moins, tant en barque que sur les pieds, pour gagner la partie boisée du pays, le retour n'est pas agréable, et toutes les hauteurs qui entourent immédiatement le golfe, magnifiques de formes et d'aspect, sont si nues, que c'est encore à Porto-Venere et dans l'île Palmaria que l'on peut respirer le mieux.


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