The Project Gutenberg eBook ofEsclave... ou reine?

The Project Gutenberg eBook ofEsclave... ou reine?This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.Title: Esclave... ou reine?Author: DellyRelease date: February 18, 2009 [eBook #28114]Most recently updated: January 4, 2021Language: FrenchCredits: Produced by Daniel Fromont*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESCLAVE... OU REINE? ***

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Esclave... ou reine?Author: DellyRelease date: February 18, 2009 [eBook #28114]Most recently updated: January 4, 2021Language: FrenchCredits: Produced by Daniel Fromont

Title: Esclave... ou reine?

Author: Delly

Author: Delly

Release date: February 18, 2009 [eBook #28114]Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Daniel Fromont

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESCLAVE... OU REINE? ***

Produced by Daniel Fromont

[Transcriber's note: Delly (Marie Petitjean - de la Rosière) (1875-1947),Esclave… ou reine?(1910), édition de 1910]

PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-EDITEURS

8, RUE GARANCIERE — 6e

Tous droits réservés

Chassés par un vent du sud-ouest humide et tiède, les nuages couraient sur l'azur pâle en voilant à tout instant le soleil de novembre qui commençait à décliner. En ces moments-là, l'obscurité se faisait presque complète dans le petit cimetière bizarrement resserré entre l'église et le presbytère, deux constructions aussi vénérables, aussi croulantes l'une que l'autre. Le feuilles mortes exécutaient une danse folle dans les allées et sur les tombes, les saules agitaient leurs maigres branches dépouillées, les couronnes de perles cliquetaient contre les grilles dépeintes, le vent sifflait et gémissait, tel qu'une plainte de trépassé…

Et la grande tristesse de novembre, des souvenirs funèbres, de ces jours où l'âme des disparus semble flotter autour de nous, la grande tristesse des tombes sur laquelle l'espérance chrétienne seule jette une lueur réconfortante planait ici aujourd'hui dans toute son intensité.

La jeune fille qui apparaissait sous le petit porche donnant accès de l'église dans le cimetière devait ressentir puissamment cette impression, car une mélancolie indicible s'exprimait sur son visage, et des larmes vinrent à ses yeux — des yeux d'Orientale, immenses, magnifiques, dont le regard avait la douceur d'une caresse, et le charme exquis d'une candeur, d'une délicatesse d'âme qu'aucun souffle délétère n'était venu effleurer.

C'était une créature délicieuse. Son visage offrait le plus pur type circassien, bien que les traits n'en fussent pas encore complètement formés — car elle sortait à peine de l'adolescence, et sur ses épaules ses cheveux noirs, souples et légers, flottaient encore comme ceux d'une fillette.

Elle descendit les degrés de pierre couverts d'une moisissure verdâtre et s'engagea entre les tombes. Son allure était souple, gracieuse, un peu ondulante. La robe d'un gris pâle presque blanc, dont elle était vêtue, mettait une note discrètement claire dans la tristesse ambiante. Le vent la faisait flotter et soulevait sur le front blanc les frisons légers qui s'échappaient de la petite toque de velours bleu.

La jeune fille s'arrêta devant un mausolée de pierre, sur lequel étaient inscrits ces mots: "Famille de Subrans." Elle s'agenouilla et pria longuement. Puis, se relevant, elle fit quelques pas et tomba de nouveau à genoux devant une tombe couverte de chrysanthèmes blancs.

Au-dessous de la croix qui dominait cette sépulture était gravée cette épitaphe:

La jeune fille inclina un peu la tête et l'appuya sur ses petites mains jointes. Des larmes glissaient sur ses joues et tombaient sur les fleurs blanches.

— Gabriel, comme vous me manquez! murmura-t-elle.

Derrière elle, dans l'allée étroite, une femme en deuil s'avançait. Elle vint s'agenouiller près de la jeune fille et, entourant de son bras les épaules encore graciles, mit un long baiser sur le beau front qui se levait vers elle.

— Vous ne l'oubliez pas, chérie, petite Lise qu'il aimait tant! dit-elle d'une voix étouffée par les sanglots.

— L'oublier! Oh! madame!

Elle pleurait. Sur les fleurs blanches, les larmes de la mère se mêlaient à celles de l'amie d'enfance. Lise commença leDe profundis. Le répons sortit comme un souffle insaisissable des lèvres frémissantes de Mme des Forcils. Les yeux bleus pâlis par tant de larmes versées — elle était veuve et venait de perdre son dernier enfant — se fixaient sur la croix avec une expression de douleur résignée.

—Requiescant in pace!dit la voix tremblante de Lise.

Le bras de Mme des Forcils se serra un peu plus contre ses épaules.

— Lise, il doit être au ciel! Mon Gabriel était un saint!

— Oh! oui! dit Lise avec ferveur.

Elles demeuraient là, appuyées l'une contre l'autre, insouciantes du vent qui s'acharnait sur elles. Devant leurs yeux s'évoquaient la mince silhouette de Gabriel, son fin visage à la bouche souriante, ses yeux bleus sérieux et si doux, si gravement tendres, et qui, souvent, semblaient regarder quelque mystérieux et attirant au-delà.

Gabriel des Forcils avait été un de ces êtres exquis que Dieu envoie parfois sur la terre comme un reflet de la perfection angélique. "Je ne lui connais qu'un défaut, c'est de ne pas avoir de défauts", avait dit un jour le vieux curé de Péroulac, en manière de boutade. Fils respectueux et très tendre, chrétien admirable, sachant sacrifier de la meilleure grâce du monde la solitude où se plaisait son âme contemplative pour se faire tout à tous dans la vie active, il était adoré de tous: domestiques, paysans, pauvres qu'il secourait avec la plus délicate charité; relations de sa mère, maîtres et camarades de collège.

Lise de Subrans avait six ans, lorsque, pour la première fois, elle s'était trouvée en présence de Gabriel. Dès ce moment, sa petite âme avait été conquise par l'âme fervente de ce garçonnet dont les yeux semblaient refléter un peu de la lumière céleste. Chez elle, entre un père indifférent et une belle-mère appartenant de nom à la religion orthodoxe russe, mais n'en pratiquant en réalité aucune, Lise vivait en petite païenne, sauf une prière hâtive que lui faisait dire de temps à autre, Micheline, la jeune bonne périgourdine. Mais l'âme enfantine, chercheuse et réfléchie, avait une soif consciente de vérité et d'idéal, et elle s'était attachée aussitôt à ces deux êtres d'élite, Mme des Forcils et Gabriel, qui vivaient de l'une et de l'autre.

Pour Lise, Gabriel avait été le conseiller, le guide toujours écouté. C'était lui, l'adolescent moralement mûri avant l'âge et cependant demeuré pur comme le lis des champs, qui avait formé l'âme de cette petite Lise, — âme vibrante et délicate entre toutes, âme tendre, aisément mystique, mais un peu timide, se repliant sur elle-même devant le choc prévu et à laquelle il avait dit: "La force de Dieu est avec vous. Faites votre devoir et ne craignez rien!"

Au moment où il allait contempler en elle l'épanouissement de son oeuvre, Dieu l'avait rappelé à lui. Lise l'avait vu une dernière fois sur son lit de mort, et il était si calme, si angéliquement beau qu'elle n'avait pu que murmurer, en tombant à genoux:

— Gabriel, priez pour moi!

Ces mêmes paroles, elle les répétait toujours, instinctivement, près du tombeau de l'ami disparu, comme elle l'eût fait sur la sépulture d'un saint. Elle venait souvent ici, et, comme autrefois, lui confiait simplement ses petits soucis, ses réflexions sur tel fait, telle lecture, ses joies ou ses tristesses spirituelles. La voix douce et ferme ne lui répondait plus, mais une impression apaisante se faisait en elle, comme si l'âme angélique l'avait effleurée et miraculeusement fortifiée.

Elle se rencontrait ici avec Mme des Forcils, et c'était, pour la mère désolée, une consolation indicible de presser quelques instants sur son coeur celle que Gabriel avait aimée à la manière des anges — l'enfant timide, sérieuse et délicieusement tendre qui comprenait mieux que tout autre sa douleur et pleurait avec elle le disparu.

— Ne restez pas plus longtemps, ma chérie, dit-elle tout à coup. Il y a ici un véritable courant d'air, et vous êtes peu couverte. Allez, petite Lise, et merci.

Lise mit un baiser sur la joue flétrie, jeta un dernier regard sut la tombe et se leva. Elle sortit du cimetière, s'engagea dans une ruelle étroite qui directement menait dans la campagne. Une longue allée de chênes commençait à quelque distance. Tout au bout se dressait une gentilhommière quelque peu délabrée, mais d'assez bel air encore. Des armoiries presque effacées se voyaient au-dessus de la porte. Cette demeure avait été jadis le patrimoine des cadets de la famille de Subrans. Tandis qu'à la Révolution, leur château de Bozac, à quelques kilomètres de là, était pillé et démoli, la Bardonnaye restait en leur possession, et Jacques de Subrans, le père de Lise, avait été fort heureux de trouver le vieux logis pour venir y mourir, après avoir dissipé sa santé et sa fortune personnelle dans la grande vie parisienne.

Sa veuve y était demeurée et y élevait ses enfants avec l'aide d'un précepteur. Lise n'était que la belle-fille de Catherine de Subrans. Le vicomte Jacques avait épousé en premières noces la cousine de celle-ci, la jolie Xénia Zoubine, russe comme elle, qui était morte seize mois après son mariage d'un accident arrivé à l'époque de ses fiançailles et dont elle ne s'était jamais bien remise.

Lise, en rentrant cet après-midi-là, trouva se belle-mère dans le salon garni de vieux meubles fanés, où elle se tenait habituellement pour travailler. Entre les longs doigts blancs garnis de fort belles bagues, passait une grande partie des vêtements et du linge de la famille. Le personnel se trouvait restreint à la Bardonnaye, où l'on vivait sur le pied d'une stricte économie. Catherine Zoubine était, à l'époque de son mariage, une riche héritière, comme sa cousine Xénia. Mais, en ces dernières années, cette fortune, de même que celle venant à Lise de sa mère, avait été en partie anéantie au cours des troubles et des pillages de Russie. Ce qu'il en restait suffisait à faire vivre simplement la famille à la campagne, grâce au génie de femme d'intérieur que s'était découvert la vicomtesse après la ruine de son mari, — elle qui avait été élevée en grande dame intellectuelle et aurait plus facilement soutenu une thèse philosophique qu'exécuté une reprise ou confectionné des confitures.

A l'entrée de sa belle-fille, Mme de Subrans leva un peu son visage maigre, au teint blafard, dont la seule beauté avait toujours été les yeux bleus très grands, généralement froids, mais qui savaient se faire fort expressifs lorsqu'une émotion agitait Catherine.

— Tu as été bien longtemps, Lise!

— Je me suis arrêtée un peu au cimetière, maman.

— N'exagère pas ces visites, mon enfant. Avec ta nature un peu mystique et impressionnable, cela ne vaut rien. Je pense qu'il sera bon, l'année prochaine, de sortir quelque peu de notre existence de recluses, pour commencer à te faire connaître le monde.

Lise eut un geste de protestation.

— Oh! maman, je n'aurai que seize ans.

— Aussi n'est-il pas question d'une véritable présentation. Il s'agira simplement d'accepter quelques invitations des châtelains voisins… Tiens, il vient de m'en arriver une de Mme de Cérigny. Elle me demande fort aimablement d'assister à la chasse à courre qui se donnera chez eux la semaine prochaine. Cela t'intéresserait-il, Lise?

— Je ne sais, maman. Je n'ai pas idée… S'il faut voir tuer une pauvre bête, je vous avoue que je n'éprouverai qu'une impression pénible.

— Nous pourrons nous dispenser d'assister à ce dernier acte… Et, réflexion faite, je vais répondre à Mme de Cérigny par une acceptation.

Lise, qui s'était rapprochée de sa belle-mère, se pencha pour prendre sa main.

— Mais vous n'allez plus dans le monde, maman! Il ne faut pas que pour moi, qui n'y tiens guère, je vous assure, vous vous croyiez obligée d'y reparaître, au risque d'y retrouver peut-être des souvenirs douloureux.

— C'est mon devoir, Lise. Je ne puis t'enfermer ici, car un jour il faudra songer à ton établissement, et ce n'est pas dans notre solitude que les épouseurs viendront te chercher. Monte dans ta chambre, regarde ce qui te manque pour ta toilette, et, s'il le faut, nous irons à Périgueux demain.

Elle baissa de nouveau la tête sur son ouvrage. Jamais il n'avait existé chez elle d'expansion à l'égard de sa belle-fille, mais Lise avait toujours senti qu'elle veillait sur elle avec un dévouement qui existait à peine à ce degré pour ses propres enfants, très passionnément aimés pourtant, puisqu'elle n'avait pu encore se décider à se séparer d'eux, et, de même que Lise, les faisait instruire au logis.

La chasse s'achevait. Le cerf, forcé près du carrefour des Trois-Hêtres, gisait maintenant sans vie, et le premier piqueur présentait sur sa cape le pied de la victime à une grande dame anglaise que les Cérigny comptaient au nombre de leurs hôtes.

— Cela ne vaut pas vos chasses de l'Ukraine, prince? demanda Robert de Cérigny, fils aîné des châtelains, en s'adressant à celui des chasseurs que le hasard de la poursuite avait amené près de lui, au moment de l'hallali.

— Celle-ci m'a fort intéressé, je vous assure. La chasse, sous quelque forme que ce soit, est ma passion.

Celui qui parlait ainsi était un homme de vingt-huit à trente ans, dont la haute taille ne semblait pas exagérée en raison de l'harmonie de ses formes et de la souple élégance de toute sa personne. Une légère barbe blonde terminait son visage aux traits fermes, d'une singulière énergie. La bouche était dure, le front hautain, les gestes gracieux et souples, très slaves. Mais les yeux surtout frappaient aussitôt dans cette physionomie. De quelle couleur étaient-ils? Bleus? Oui, on l'aurait dit un moment. Puis, tout à coup, on les aurait déclarés verts, d'un étrange vert changeant, mystérieux et troublant. D'autres fois, on les avait vus noirs, — cela dans les très rares moments où, en public, le prince Ormanoff avait laissé paraître quelque irritation.

En tout cas, c'était un énigmatique regard, très froid, dédaigneux et sans douceur, mais fascinant par son étrangeté même et par l'intelligence rare qui s'y exprimait.

— Très chic, ce prince Ormanoff! Mais je doute que sa femme ait été heureuse! chuchota une jeune femme à l'oreille de sa voisine, une noble russe, relation d'hiver des châtelains, tandis que cavaliers et voitures se dirigeaient vers un grand pavillon de chasse où devait être servi le lunch.

— Mais détrompez-vous! Il était parfaitement bien avec elle, la comblait de bijoux et de toilettes, la menait constamment dans le monde et ne la quittait guère. Seulement il exigeait qu'elle n'eût pas d'autre volonté que la sienne, d'autres idées et d'autres goûts que les siens.

— Eh bien! si vous trouvez ça amusant!

— Cela dépend des caractères. Olga Serkine, qu'il avait épousée à seize ans, était une petite créature passive, très éprise de son mari, je crois, et complètement dominée par lui. Il me semble qu'elle n'a pas dû souffrir de ce despotisme.

— Etait-elle jolie?

— Admirable! Elle tenait d'une aïeule circassienne une beauté telle qu'on en rencontre bien peu de par le monde.

— Et comment est-elle morte?

— Je ne sais pas au juste… Un accident dans le domaine que le prince possède en Ukraine. Elle périt, et avec elle son unique enfant.

— Et le mari ne fut pas désespéré?

— Désespéré, lui! Peut-être a-t-il éprouvé quelque émotion, — je veux du moins l'espérer, — mais j'ai ouï dire qu'il n'avait jamais eu à ce moment un autre visage que celui que vous lui voyez aujourd'hui. Certainement, il manque un organe à cet homme-là: c'est le coeur. Tous ceux qui l'ont connu sont unanimes à le dire.

— C'est dommage, car autrement il est remarquable. Je l'ai entendu causer, il est étonnamment intelligent et érudit. Croyez-vous qu'il songe à se remarier?

— Je l'ignore. Il lui faudrait en ce cas tomber sur une seconde Olga, car autrement, hum!… je crois que le ménage ne marcherait pas longtemps, avec une pareille nature. Malgré tout, il se trouverait quand même bien des femmes qui accepteraient sa demande, éblouies par son titre, sa haute position sociale, ses immenses richesses et cette existence de luxe raffiné qui est la sienne. J'avoue que, pour ma part, tout cela n'aurait pas compensé l'esclavage dans lequel était tenue la princesse Olga. L'âme rude des vieux Moscovites s'unit chez cet homme au despotisme oriental. Pour lui, — je le lui ai entendu déclarer un jour, — la femme est un être très inférieur, un joli objet que l'on pare pour le plaisir des yeux, que l'on place dans sa demeure comme on le ferait d'une belle statue ou d'une oeuvre d'art remarquable, et qui doit posséder toute la souplesse et l'humilité nécessaires pour plier sans un murmure sous la volonté et les caprices de son seigneur et maître. Mais ne lui parlez jamais, je ne dis pas des femmes savantes, — grands dieux! — mais simplement d'une femme bien instruite, quelque peu intellectuelle, ayant des idées personnelles, se prétendant non semblable à l'homme, mais différente, et son égale pourtant.

— Savez-vous qu'il est effrayant, votre compatriote, comtesse! Brr! ce n'est pas moi qui lui chercherai une seconde femme!… Les Cérigny l'ont connu à Cannes, n'est-ce pas?

— En effet. Il possède là-bas une merveilleuse villa où, du temps de la princesse Olga, il donnait des fêtes inoubliables. Il vit là avec sa soeur, la baronne de Rühlberg, veuve d'un diplomate allemand, les deux fils de celle-ci, plus une cousine pauvre, personnage terne qui fait partie du mobilier des différentes résidences du prince Ormanoff.

En causant ainsi, les deux amazones arrivaient près du pavillon de chasse, coquette bâtisse Louis XV autour de laquelle se groupaient les invités descendant de cheval ou de voiture. Le prince Ormanoff venait de mettre pied à terre, et, jetant la bride de son cheval à un piqueur très empressé, — on savait le noble étranger très généreux, — s'arrêtait un instant en promenant autour de lui un regard à la fois investigateur et indifférent.

Ce regard s'immobilisa tout à coup. Il venait de rencontrer, au milieu d'un groupe, la maigre silhouette de Mme de Subrans, et, près d'elle, le ravissant visage de sa belle-fille.

La vicomtesse et Lise étaient arrivées un peu en retard et avaient rejoint en forêt les autres équipages. On les regardait beaucoup, car depuis des années Mme de Subrans ne sortait plus et n'entretenait avec les châtelains du voisinage que des relations espacées. Mais, surtout, la beauté de Lise excitait l'intérêt et l'admiration.

— Est-ce que je rêve? — murmura la comtesse Soblowska à l'oreille de sa voisine. Je vois là une toute jeune fille qui ressemble extraordinairement à la défunte princesse Ormanoff.

— C'est Mlle de Subrans. Sa mère était russe, comme sa belle-mère, du reste. Je crois que leur nom était Zoubine.

— Zoubine? En effet, deux comtesses Zoubine, deux cousines, ont épousé successivement un Français… Mais alors, ces dames seraient cousines du prince Ormanoff?… Et, j'y pense, cette ressemblance s'explique! Olga Serkine était fille d'une Zoubine.

— Voyez, il se dirige vers elle. Une pareille ressemblance doit l'émotionner, cependant!

Mais le plus perspicace des observateurs n'aurait pu saisir aucune impression de ce genre sur le visage impassible du prince Ormanoff, tandis qu'il s'avançait vers Mme de Subrans.

La vicomtesse, en tournant la tête, l'aperçut tout à coup à quelques pas d'elle. Une teinte un peu verdâtre couvrit son visage, sur lequel courut un frémissement, et pendant quelques secondes une lueur d'effroi parut dans son regard.

— Vous ne vous attendiez pas à me rencontrer ici, Catherine Paulowna? dit-il en la saluant.

Elle balbutia:

— En effet, j'ignorais que vous fussiez en villégiature dans ce pays.

— Je suis depuis cinq jours l'hôte du marquis de Cérigny… Voulez-vous me présenter votre belle-fille?… Car je suppose que j'ai devant moi la fille de Xénia Zoubine?

Ses yeux s'abaissaient sur Lise, toute délicate et si exquise dans sa toilette de drap souple, d'un bleu doux. La jeune fille frémit sous ce regard étrange, indéfinissable, où n'existaient ni admiration ni douceur, mais seulement la satisfaction de l'homme qui a trouvé enfin l'objet rare longtemps cherché.

La teinte verdâtre s'accentua sur le visage de Catherine, tandis qu'elle répondait d'une voix presque éteinte:

— Oui, c'est la fille de Xénia… Lise, ton cousin, le prince SergeOrmanoff.

Le prince prit la petite main que Lise, glacée à sa vue, ne songeait pas à lui offrir et la porta à ses lèvres. Mais il s'inclinait à peine, et ce geste, chez lui, était accompli avec une telle hauteur, une si visible condescendance, qu'il perdait toute sa signification habituelle de courtoisie respectueuse ou affectueuse, selon les cas.

— J'ai beaucoup connu votre mère, ma cousine. Elle venait passer souvent les vacances à Kultow, mon domaine de l'Ukraine, alors que j'étais un très jeune garçon. Ce fut même là que furent célébrées ses fiançailles avec le vicomte de Subrans.

Et, sans attendre une réplique que Lise, complètement raidie par une étrange timidité, aurait eu grand'peine à trouver, il s'éloigna pour rejoindre M. de Cérigny qui discutait avec quelques-uns de ses hôtes sur les péripéties de la chasse.

— Maman, vous ne m'avez jamais parlé de ce cousin? murmura Lise.

Elle levait les yeux vers sa belle-mère. Et elle s'effraya à la vue de ce visage altéré.

— Qu'avez-vous? Etes-vous souffrante, maman?

— Oui, un peu… Mes palpitations me reprennent. Nous ferions mieux de rentrer, je crois.

Elles prirent hâtivement congé de Mme de Cérigny, qui les reconduisit à leur voiture en leur exprimant tous ses regrets. Le prince Ormanoff les regarda partir et les suivit quelques instants des yeux, tandis que l'équipage s'éloignait.

— Cette jeune fille — cette fillette plutôt — est déjà idéale! fit observer quelqu'un près de lui.

— C'est exact, dit-il froidement.

Et il se dirigea vers l'entrée du pavillon de chasse, suivi par de nombreux regards, car ce grand seigneur slave, de si haute mine et de physionomie si énigmatique, excitait la plus vive curiosité chez les invités du marquis de Cérigny.

Dans la voiture qui emportait les habitantes de la Bardonnaye vers leur demeure, Lise examinait avec un peu d'anxiété le visage de sa belle-mère. Mme de Subrans avait déjà eu quelques petites crises cardiaques, et le médecin avait prescrit d'éviter les fortes émotions.

Mais quelle émotion avait-elle pu éprouver aujourd'hui? Ce prince Ormanoff, dont elle n'avait jamais parlé à ses enfants, devait être presque un étranger pour elle… A moins qu'il ne lui rappelât quelques souvenirs pénibles. Lise savait que sa belle-mère avait perdu ses parents et un frère unique, alors qu'elle était déjà jeune fille. Peut-être Serge Ormanoff se trouvait-il présent au moment de ces malheurs, sur lesquels Catherine ne s'étendait pas en longs détails.

Mme de Subrans, levant tout à coup les yeux, rencontra le regard inquiet de Lise.

— Ne te tourmente pas, mon enfant, dit-elle de la même voix éteinte qu'elle avait tout à l'heure en répondant au prince. Ce ne sera rien. Je n'étais déjà pas très bien ce matin, j'aurais dû m'abstenir…

— Mais oui, maman! Pourquoi ne m'avez-vous rien dit? Il aurait été bien plus raisonnable de rester tranquillement à la maison.

— Certainement, si j'avais pu prévoir…

Ses mains maigres frémirent, et un tremblement agita ses lèvres.

Lise ne s'en aperçut pas, et se rassura en voyant qu'à l'arrivée au logis Mme de Subrans avait presque repris sa mine habituelle, sauf un cerne assez prononcé autour des yeux.

Un clair soleil d'automne inondait la grande pièce assez nue que l'on dénommait salle d'étude à la Bardonnaye. Le crâne poli de M. Babille, le précepteur, en était tout illuminé et brillait du plus vif éclat. Mais le brave homme n'en avait cure. Tout en humant délicatement, de temps à autre, une prise de tabac, il mettait tous ses soins dans la correction d'une version latine que venait de terminer Lise, "la plus intelligente petite cervelle féminine que j'aie jamais connue," déclarait-il volontiers orgueilleusement.

Car il était fier de l'aînée de ses élèves, le bon M. Babille! Certes, Albéric, un garçon de douze ans, turbulent et entêté, et sa soeur Anouchka ne manquaient pas d'intelligence, mais ils ne possédaient pas la vive compréhension de Lise, son ardeur au travail, et, non plus, cette délicate bonté qui avait toujours empêché la charmante Lise de s'unir aux gamineries qu'ils imaginaient envers le précepteur, dont les petites manies et les petits ridicules excitaient leur verve parfois inconsciemment méchante.

En ce moment, Albéric, penché vers Anouchka, lui montrait le crâne éblouissant. La petite fille éclata de rire. M. Babille leva un peu les yeux, murmura un "chut" plein d'indulgence, puis se remit à sa correction.

Mais Lise regarda ses cadets d'un air sévère, et, aussitôt, ils se remirent au travail. Cette soeur aînée, si belle, si douce, exerçait sur eux un véritable ascendant et, pour rien au monde, ils n'auraient voulu faire pleurer "leur Lise", comme ils l'appelaient en leurs moments de câlinerie.

— Mademoiselle Lise, ceci est absolument parfait! s'écria d'un ton de triomphe M. Babille en élevant entre ses doigts, brunis par le contact du tabac, la feuille couverte de la charmante écriture de Lise. A la bonne heure, voilà une élève qui me fait honneur! Ah! quand vous aurez travaillé encore deux ans, quelle jolie instruction vous aurez!

Un coup de sonnette l'interrompit. Lise se leva vivement en donnant un petit coup sur son tablier de percale rose un peu fripé.

— Il faut que j'aille ouvrir, Micheline et Josette sont en course.

Elle sortit dans le vestibule et se dirigea vers la porte, qu'elle ouvrit au moment où retentissait un second coup de sonnette, sec et impatient.

Elle eut un sursaut et un involontaire mouvement de recul en voyant devant elle le prince Ormanoff.

Il se découvrit en demandant:

— Pourrais-je voir Mme de Subrans, ma cousine?

— Mais oui, je pense… Voulez-vous entrer, prince?

Il ne protesta pas contre l'appellation cérémonieuse, mais enveloppa d'un regard dominateur la jeune créature toute rougissante et gênée devant lui.

Elle le précéda jusqu'à la porte du salon, qu'elle ouvrit en disant:

— Je vais prévenir ma mère.

Il se détourna un peu, la regarda de nouveau d'un air singulier…

— Vous l'appelez votre mère? Est-ce elle qui l'a exigé?

— Non, c'est moi qui lui ai toujours donné ce nom, puisqu'elle m'a élevée, répliqua-t-elle, très surprise.

— Ah! oui, au fait! dit-il entre ses dents.

Tandis qu'il pénétrait dans le salon, mieux meublé que l'autre, où l'on introduisait les étrangers, Lise entra dans la pièce voisine et s'approcha de sa belle-mère occupée à ses raccommodages.

— Maman, le prince Ormanoff vous demande.

L'ouvrage s'échappa des mains de Mme de Subrans, et son visage revêtit la même teinte bizarre que la veille, au moment où son parent s'était approché d'elle. Mais, sans prononcer un mot, elle se leva et, ouvrant la porte de communication, entra dans le salon.

Le prince, qui se tenait debout au milieu de la pièce, la laissa s'avancer vers lui. Son regard aigu semblait fouiller jusqu'au fond de l'âme de cette femme, qui se raidissait visiblement pour ne pas baisser les yeux.

— Voici longtemps que nous ne nous étions vus, Catherine Paulowna, dit-il d'un ton de calme froideur.

Pas plus que la veille, ils ne se tendaient la main, et qui eût vu l'un en face de l'autre ces deux cousins, aurait eu conscience qu'une barrière mystérieuse les séparait.

— En effet, Serge… Je ne me doutais pas que… que vous viendriez ici, chez moi…

Sa voix était rauque et ses yeux se détournaient un peu comme pour fuir le regard de ces prunelles vertes.

— Aussi n'est-ce pas pour vous que j'y viens, Catherine. Je n'ai pas perdu mon habitude d'autrefois d'aller droit au fait, surtout avec les femmes, qui aiment, en général, à s'égarer dans mille petites circonlocutions plus ou moins hypocrites. Voici donc ce que je désire: la fille de ma cousine Xénia ressemble d'une façon extraordinaire à Olga, ma défunte femme. Pour ce motif, j'ai l'intention de faire de cette enfant la princesse Ormanoff.

Mme de Subrans recula de plusieurs pas, en fixant sur lui des yeux dilatés par la stupéfaction.

— Vous voulez… épouser Lise! Une enfant, comme vous dites, car elle n'a pas seize ans!

— C'est précisément pour cela. A cet âge, je la formerai à mon gré, ainsi que j'ai fait naguère d'Olga.

Et comme Mme de Subrans demeurait sans parole, en le regardant d'un air ahuri, il ajouta d'un ton sec:

— On croirait vraiment que je vous dis la chose la plus extraordinaire du monde!

— Mais, Serge… songez que vous ne la connaissez pas.

— Elle ressemble à Olga; elle sera pour le moins aussi belle qu'elle, et elle est assez jeune pour être encore malléable. Cela me suffit. L'intelligence m'est indifférente, et quant au caractère, quel qu'il soit, je saurai le transformer selon mes goûts.

— Alors… elle serait peut-être malheureuse? balbutia Mme de Subrans.

Il eut un ironique plissement de lèvres.

— Une femme est-elle jamais malheureuse quand son mari l'entoure de luxe, la comble de toilettes et de bijoux, la conduit dans les fêtes les plus brillantes?

— Cela ne suffirait pas à Lise, peut-être. Elle est très sérieuse et très pieuse.

Les sourcils du prince se rapprochèrent.

— Pieuse? A quelle religion appartient-elle?

— Elle est catholique.

— Cela n'a pas d'importance. Une femme ne doit avoir d'autre religion que celle de son mari, et, dès qu'elle sera devenue la princesse Ormanoff, Lise suivra le culte orthodoxe.

Le regard effaré de Mme de Subrans se posa sur l'impassible visage deSerge.

— Vous… vous l'obligeriez à quitter sa religion? balbutia-t-elle.

— Parfaitement. Pour mon compte, je n'ai point de croyances, mais mes traditions de famille et de race m'imposent la pratique apparente de la religion de mon pays. Il en doit en être de même pour ma femme.

— Serge, elle ne voudra jamais! Renoncez à cette idée, c'est impossible! L'enfant ne serait pas heureuse, d'ailleurs…

Une lueur irritée passa dans les yeux de Serge, qui, en ce moment, semblèrent presque noirs.

— Pour qui me prenez-vous, Catherine? Quelqu'un aurait-il inventé que j'avais rendu Olga malheureuse?… elle qui avant de rendre le dernier soupir, me baisait les mains en murmurant: "Serge, vous m'avez donné du bonheur!" Jamais elle n'a eu un souhait à formuler, car je la devançais toujours. J'agirai avec Lise comme j'ai agi envers elle. J'entends demeurer toujours le maître absolu; mais, en retour, je donne à ma femme toutes les satisfactions convenant à une cervelle féminine. Que pourrait-elle demander de plus?

— Que vous l'aimiez autrement, peut-être, murmura Mme de Subrans.

Une sorte de demi-sourire ironique glissa sur les lèvres de Serge.

— Et que je sois son humble serviteur, comme tant de nigauds le sont à l'égard des femmes? J'ai un tout autre respect de ma supériorité masculine, et, avant toute chose, j'entends être obéi, sans discussion.

— Et vous dites qu'elle sera heureuse!

Le prince eut un mouvement d'impatience.

— Oui, elle le sera, parce que je saurai lui enlever toute ridicule sensibilité, si elle en a! Olga était douce, aimable, caressante, mais jamais je n'ai souffert de voir une larme dans ses yeux, ni un pli sur son front. Elle s'y était très vite accoutumée, et me montrait toujours un visage serein et souriant. Si je ne l'avais dirigée ainsi dès les premiers jours de notre union, j'aurais risqué de voir apparaître des pleurs, des bouderies, des caprices, — tout ce que je hais.

— Alors, votre femme n'avait même pas le droit de pleurer?

— Je me suis conduit de telle sorte envers elle qu'elle n'a jamais eu aucun motif raisonnable de verser des larmes, dit-il froidement.

Pendant quelques secondes, Mme de Subrans demeura bouche close, ahurie par cette déclaration faite du ton le plus sérieux.

— Serge, ce n'est pas possible! murmura-t-elle enfin. Lise est trop jeune; elle est de santé délicate…

— Elle aura chez moi tous les soins nécessaires, ne craignez rien. Jene tiens aucunement à avoir une femme malade. Mais réellement,Catherine, j'admire votre sollicitude pour la fille de cette pauvreXénia!

Une singulière ironie se glissait dans l'accent du prince, dont le regard aigu ne quittait pas le visage de Catherine qui se couvrait d'une pâleur effrayante.

— Il est vrai que je la soigne de mon mieux, dit-elle d'une voix étouffée, et je voudrais qu'elle fût heureuse.

— Elle le sera par moi.

— Non, Serge, non! D'abord, elle ne voudra jamais changer de religion…

Les sourcils du prince se froncèrent.

— Comptez-vous donc pour quelque chose la volonté d'une enfant?D'ailleurs, à cet âge, une forme quelconque de religion importe peu.

Mme de Subrans joignit les mains.

— Ne me demandez pas cela, Serge! Je ne puis faire le malheur de cette pauvre petite…

— En vérité, voilà qui est très flatteur pour moi! dit-il d'un ton d'irritation mordante. A propos, est-il exact que Xénia soit morte des suites de cet accident singulier dont elle faillit périr naguère à Kultow?

Un affolement passa dans le regard de Mme de Subrans. Sa main saisit le dossier d'une chaise et s'y cramponna…

— Je… je ne sais… balbutia-t-elle en détournant les yeux.

— On me l'a dit… Savez-vous qu'Ivan Borgueff est toujours fort et alerte et qu'il a conservé une mémoire extraordinaire, surtout pour les faits un peu anciens, — tels, par exemple, que votre séjour et celui de Xénia à Kultow?

Elle tremblait des pieds à la tête, et ses yeux fuyaient toujours le regard étincelant, telle une bête traquée sous les prunelles du dompteur.

— Il est très bavard, ma volonté seule enchaîne sa langue. C'est heureux pour vous, Catherine, car le jour où je lui dirais: "Peu importe, Ivan, parle à ta guise", il aurait peut-être le mauvais goût de faire des révélations sensationnelles, qui seraient plutôt désagréables pour vos enfants, n'est-il pas vrai, Catherine Paulowna?

Cette fois, elle le regarda, en élevant les bras dans un geste de supplication.

— Serge, par pitié!… N'est-ce pas assez du remords qui me ronge?J'ai fait mon possible pour rendre Lise heureuse…

— Mais en la trompant odieusement. Et ne pensez-vous pas qu'elle sera plus à sa place près de moi, qui suis un honnête homme, que sous le toit de la femme qui a tué sa mère?

Un gémissement s'échappa de la poitrine de Mme de Subrans.

— Serge!… oh! je vous en prie! bégaya-t-elle.

Il continua impassiblement:

— Cette raison seule me ferait un devoir d'enlever d'ici cette jeune fille. Vous allez donc lui faire part de ma demande, et demain nous serons fiancés.

Cette fois elle ne protesta pas. Elle était domptée par l'arme mystérieuse qui rendait Serge tout-puissant sur elle.

— Je lui parlerai, dit-elle d'une voix rauque.

— Ce sera raisonnable, car si elle ne devenait pas ma femme, je me croirais tenu de lui faire connaître certaines choses qui rendraient impossible pour elle un plus long séjour ici. Mais du moment où elle sera la princesse Ormanoff, peu importe, vous garderez votre secret, et vos enfants n'auront pas le déplaisir de…

— Je lui parlerai, Serge, répéta-t-elle.

Et ses doigts se crispèrent si fortement au dossier de la chaise que les ongles s'enfoncèrent dans le bois.

— C'est bien. Comme je ne tiens en aucune façon à éterniser les fiançailles, vous vous arrangerez de façon que le mariage puisse être célébré dans un mois. Il le sera d'abord à l'église catholique, — c'est une concession que je veux bien faire, puisque, jusqu'ici, Lise a pratiqué cette religion qui est celle de ce pays et qui était celle de son père. Puis, un de nos prêtres viendra bénir ici notre union selon nos rites.

— Et… si elle refuse absolument, sur ce point-là? murmura Mme deSubrans.

Il eut un impatient mouvement d'épaules:

— Une enfant! comment peut-elle avoir une opinion arrêtée sur telle ou telle religion? Cela ne signifie rien du tout, Catherine. Elle s'y fera sans difficulté, d'autant plus qu'elle m'a paru fort timide.

— Oui, elle est timide et très douce. C'est une nature charmante.

— Tant mieux! Elle me semble réaliser, de toutes façons, mon idéal. A demain, Catherine.

Sans plus lui tendre la main qu'à l'arrivée, il se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, elle le rejoignit tout à coup.

— Vous… vous ne la ferez pas trop souffrir, Serge? dit-elle d'un ton de supplication.

Il eut un mouvement irrité.

— Prétendez-vous vous moquer de moi, Catherine? Je n'ai aucune idée de passer pour un Barbe-Bleue, sachez-le. Olga a été heureuse près de moi, Lise le sera de même… Et rappelez-vous que, de toutes façons, cette enfant ne restera pas ici maintenant. Vous n'avez pas dû oublier, n'est-ce pas? que la devise des princes Ormanoff est: "Périsse la terre entière, et l'honneur même des miens, pourvu que ma volonté s'accomplisse?"

Elle courba la tête sans répondre, et il sortit du salon.

Alors elle s'affaissa sur un siège et enfouit son visage entre ses mains.

— C'est affreux!… affreux!… murmura-t-elle. Pauvre petite Lise, dois-je donc te sacrifier? Oui, car je sais trop bien qu'il mettra sa mesure à exécution. Alors mes enfants seraient déshonorés… Et Lise, elle-même, serait si malheureuse, en apprenant que… Oh! quelle torture que ce poids que je traîne! gémit-elle en se tordant les mains. Pourquoi faut-il que cet homme soit venu y ajouter encore!… Il est vrai que, peut-être, Lise sera près de lui plus heureuse que je ne le crois. Charmante comme elle l'est, il l'aimera, si froid que soit son coeur. Elle l'amènera à des idées moins intransigeantes…

Elle essayait ainsi de se rassurer, de se persuader même que Lise trouverait le bonheur dans cette union. Après tout, il était vrai qu'elle avait entendu dire qu'Olga semblait très heureuse, et qu'elle aimait beaucoup son mari. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour Lise?

— Je vais lui parler… Il y a bien la question de religion, mais elle s'arrangera avec lui. Après tout, il ne cache pas qu'il est indifférent et ne tient à la sienne que par tradition. Dès lors, il se laissera fléchir, si elle sait s'y prendre.

Elle se leva, ouvrit la porte et appela:

— Lise!

Puis elle entra dans la pièce voisine et s'assit à sa place habituelle, mais en tournant le dos au jour, car elle avait conscience de l'altération de son visage.

— Vous m'avez appelée, maman? dit Lise en s'avançant d'un pas léger.

— Oui, mon enfant. Assieds-toi ici, et écoute-moi… Je vais droit au but. Le prince Ormanoff, voyant en toi le vivant portrait de sa première femme, ta cousine et la sienne, te demande en mariage.

Lise eut un sursaut de stupéfaction en fixant sur sa belle-mère ses beaux yeux effarés.

— Oh! maman… C'est une plaisanterie! A mon âge!

— Olga n'avait pas seize ans quand Serge l'a épousée.

— Oh! non, non!… dites-lui non, maman! s'écria spontanément Lise avec un petit frisson d'effroi. Lui qui me fait si peur!

Les mains de Mme de Subrans eurent un frémissement.

— C'est un enfantillage de ta part, Lise. Serge est un homme de haute valeur, et, de toutes façons, ce sera pour toi un mariage magnifique. Les princes Ormanoff sont de vieille race souveraine et les tsars, en leur enlevant cette souveraineté, leur ont laissé de nombreux privilèges ainsi que des biens immenses. Tu seras entourée de luxe, tu auras toutes les satisfactions imaginables. Serge te conduira dans le monde, il te fera voyager… Tu seras heureuse, tu verras, mon enfant.

Elle parlait d'un ton monotone, comme si elle récitait une leçon longuement apprise, et en détournant les yeux du regard stupéfait et effrayé de Lise.

— Maman!… mais je ne veux pas! C'est impossible, voyons, maman! On ne se marie pas à mon âge!

La surprise avait d'abord dominé chez elle, mais maintenant c'était la terreur en comprenant que, réellement, cette chose inconcevable était sérieuse.

— Mais si, Lise! Ne m'oblige pas à te répéter les mêmes choses, mon enfant! Je suis si lasse!

Lise se pencha un peu pour essayer de voir le visage de sa belle-mère.

— C'est vrai, vous semblez bien fatiguée, maman! Qu'avez-vous?

— Ce coeur, toujours, dit Mme de Subrans d'une voix un peu haletante. Il me faudrait du calme… et ce n'est pas aujourd'hui que j'en aurai… surtout si tu te montres récalcitrante, Lise.

— Maman, est-ce possible que vous vouliez cela? s'écria Lise avec angoisse. Je ne connais pas ce prince Ormanoff…

— Mais moi, je le connais; je sais qu'il a rendu sa première femme heureuse. Certes, il est d'apparence très froide, mais que signifie cela? Les belles protestations, les douces paroles ne cachent souvent que des pièges. De plus, vu ta jeunesse, il ne sera pas mauvais pour toi d'avoir un mari sérieux, qui saura te diriger… Ne prends pas cet air navré, Lise! Ne croirait-on pas que je te condamne au supplice?

Lise tordit machinalement ses petites mains.

— Il me fait peur!… Et puis, jamais encore je n'avais pensé que je puisse me marier. Cela me semblait si, si lointain! Je me considérais toujours comme une enfant… Et, tout d'un coup, vous venez me dire qu'il faut que je devienne la femme de cet étranger, qui m'emmènera où il voudra, loin d'ici, loin de vous tous! Oh! maman! dites-lui non, ne pensez plus à cela, je vous en prie!

Mme de Subrans abaissa un peu ses paupières, comme si la vue du doux regard implorant lui était insoutenable.

— Tu es folle, Lise! Certes, tu n'avais aucune raison jusqu'ici de penser au mariage; mais, du moment où une occasion inespérée se présente, il importe de ne pas la laisser échapper.

— Mais, maman, je sui sûre que le prince Ormanoff n'est pas catholique!

— Non, naturellement. Mais tu seras mariée d'abord selon le rite de ta religion, ainsi qu'il est habituel pour les unions mixtes.

— Je ne puis épouser qu'un catholique! s'écria Lise avec un geste de protestation.

— Que tu es ridiculement exagérée, ma pauvre enfant! Ta mère et moi étions-nous catholiques? Cela a-t-il empêché que je vous laisse suivre à tous trois la religion de votre père?

— Mais… lui… voudrait-il? murmura Lise.

Les paupières de Catherine battirent un peu.

— C'est lui-même qui m'a dit que votre mariage serait béni à l'église catholique, répondit-elle d'une voix sourde. Tu verras qu'il n'est pas si terrible qu'il en a l'air. Avec de l'adresse, qui sait? tu en feras peut-être ce que tu voudras, petite Lise!

Elle essayait de sourire, mais si elle n'avait pas été placée à contre-jour, la jeune fille aurait vu avec surprise quel douloureux rictus tordait ses lèvres — ses lèvres menteuses qui trompaient une enfant innocente.

Lise cacha son visage entre ses mains.

— Est-ce possible!… est-ce possible que, tout d'un coup, je doive me décider!… Mais je puis réfléchir quelques jours, maman, demander conseil?

Le visage de Catherine se contracta. Demander conseil!… à son confesseur, sans doute? Qui sait si ce prêtre ne viendrait pas se mettre à la traverse! Il fallait, à tout prix, arracher à l'enfant une promesse.

— Réfléchir! Lise, le prince veut une réponse ce soir. Comprends-tu, il retrouve en toi sa première femme qu'il a beaucoup aimée, et depuis qu'il t'a vue, il ne vit plus, dans la crainte d'un refus. Pense donc, Lise, ce sera une charité de consoler ce veuf, de lui rappeler Olga…

Les mots sortaient avec peine des lèvres desséchées. A bout de force,Mme de Subrans laissa tomber sa tête sur le dossier du fauteuil.

— Maman, maman! dit Lise avec angoisse.

Catherine était évanouie. La jeune fille appela Albéric, l'envoya chercher le médecin, puis essaya de faire revenir à elle sa belle-mère. Mais la syncope durait encore quand arriva le docteur Mourier.

— Est-elle donc plus malade, docteur? demanda Lise lorsque, Mme de Subrans ayant repris ses sens, le médecin s'éloigna après avoir écrit quelques prescriptions.

— Un peu plus, oui… Il faudrait lui éviter les grandes contrariétés, les trop fortes émotions. A-t-elle eu quelque chose de ce genre aujourd'hui?

— Oui, peut-être, murmura Lise en rougissant.

— C'est cela. Elle a besoin d'une grande tranquillité d'esprit, je ne vous le cache pas, mademoiselle Lise. A ce prix, elle peut vivre des années avec cette maladie.

Lise, en revenant vers la chambre de sa belle-mère, se sentait toute troublée. Etait-ce donc sa résistance à ce mariage qui avait occasionné cette secousse dont, visiblement, le docteur se montrait inquiet? Alors, si un malheur survenait, si Albéric et Anouchka devenaient orphelins, ce serait elle, Lise, qui en serait la cause?…

— Que faire, mon Dieu?… que faire? murmura-t-elle éperdument.

En l'entendant entrer, Madame de Subrans tourna vers elle son visage défait.

— Tu vois, enfant, en quel état précaire est ma santé, dit-elle d'une voix étouffée. Un jour ou l'autre, je puis m'en aller dans une crise, dans une syncope. Tu resterais sans proche parenté… Tandis que, mariée, tu n'aurais besoin de personne, et je partirais plus tranquille pour toi…

La main brûlante de Lise se posa sur celle de sa belle-mère, qui tremblait convulsivement.

— Vraiment, si j'acceptais ce mariage, vous seriez satisfaite, maman?

Un oui presque imperceptible passa entre les lèvres de Catherine.

— En ce cas, puisque vous pensez que c'est un bien pour moi, j'épouserai le prince Ormanoff, dit Lise d'une vois un peu éteinte.

En même temps elle se penchait, offrant son front aux lèvres de sa belle-mère.

Catherine eut un geste pour la repousser, mais, se raidissant, elle donna un baiser à l'enfant qu'elle venait de sacrifier aux exigences impitoyables de Serge Ormanoff.

— Va, Lise, dit-elle d'un ton affaibli. Laisse-moi, j'ai besoin de me reposer. Et ce soir, j'écrirai un mot à Serge.

Lise sortit du salon et, gravissant rapidement l'escalier, entra dans sa chambre, une grande pièce simplement meublée qu'elle entretenait elle-même avec beaucoup de soin. Elle se jeta à genoux devant son crucifix et, prenant sa tête à deux mains, se mit à pleurer.

— Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible!… Je ne pourrai jamais! j'ai trop peur!… Oh! Gabriel, priez pour moi! dites, cher Gabriel, priez pour votre petite Lise!

La Providence a des voies impénétrables qui confondent les prévisions de la sagesse humaine. Comme Lise, le lendemain matin, s'en allait au presbytère pour parler au curé de Péroulac, elle apprit que le vieux prêtre, frappé d'apoplexie cette nuit même, était à l'agonie.

Ainsi, celui qui aurait pu éclairer la pauvre petite conscience inexpérimentée manquait tout à coup. Lise n'avait même pas la ressource d'aller prendre conseil près de Mme des Forcils. La mère de Gabriel se trouvait pour un mois à Bordeaux, chez sa soeur malade.

Lise attendit donc, avec une secrète terreur, la visite annoncée de l'étranger qui allait devenir son fiancé. Elle essayait de se rassurer en se disant que Mme de Subrans paraissait connaître Serge Ormanoff et qu'elle ne l'engagerait pas à un mariage qui ne lui paraîtrait pas présenter de suffisantes garanties. Elle avait une très grande confiance en sa belle-mère, qu'elle savait très sérieuse et qui lui avait toujours témoigné du dévouement et de la sollicitude. De plus, Lise, petite âme humble, défiante d'elle-même et consciente de son inexpérience, — qui était réellement encore sur beaucoup de points celle d'une enfant, par suite de l'existence retirée qu'elle menait et de la méthode d'éducation aucunement moderne en usage à la Bardonnaye, — estimait que la docilité à un jugement plus mûr faisait partie de ses devoirs.

Elle n'avait donc aucune velléité de se révolter contre ce mariage presque imposé par sa belle-mère. Pourtant quand, dans l'après-midi, elle entendit l'automobile du prince Ormanoff s'arrêter devant la maison, elle devint toute pâle et regarda d'un air éperdu Mme de Subrans.

Catherine détourna les yeux de ces merveilleuses prunelles si éloquentes, semblables à celles de la gazelle du désert, lorsque, traquée, elle implore le chasseur impitoyable. Elle avait la physionomie d'une personne qui sort d'une grave maladie et, quand le prince fut introduit, tout son corps eut un long frisson.

— Voilà votre fiancée, Serge, dit-elle d'un accent un peu rauque, en désignant la jeune fille qui s'était avancée machinalement, mais baissait les yeux pour retarder le moment où il faudrait rencontrer ce regard qui lui avait causé une impression d'effroi.

— C'est fort bien, dit la voix brève de Serge. J'en suis heureux, Lise… Mais levez donc les yeux, je vous prie. Olga me laissait toujours lire jusqu'au fond de son regard, je désire que vous agissiez de même.

Elle obéit, et ses grands yeux timides et apeurés se posèrent sur la froide physionomie de son fiancé. Pendant quelques secondes, il parut contempler avec une sorte de satisfaction altière la délicate créature tremblante devant lui. Puis l'étrange nuance verte de ses yeux changea, se fit presque bleue, tandis que sa main se posait sur la sombre chevelure de Lise, en un geste qui était peut-être une caresse, mais qui avait beaucoup plus l'apparence d'une prise de possession.

— Vous n'êtes encore qu'une enfant, Lise. Vous serez, je l'espère, très soumise et tout ira fort bien… Vous semblez souffrante, Catherine? Ne vous croyez pas obligée de vous fatiguer à demeurer ici. Je serais désolé de gêner qui que ce fût, pendant ce temps de fiançailles que nous rendrons très bref, n'est-ce pas?

Mme de Subrans ne protesta pas. De fait, elle n'en pouvait plus. Puis, ne valait-il pas mieux laisser seuls les fiancés? Peut6être ainsi une étincelle jaillirait-elle ente eux.

Cependant, un tel événement ne semblait pas devoir se produire. Le prince Ormanoff avait avancé à Lise un fauteuil et avait pris place près d'elle. Avec sa haute taille, il semblait la dominer et l'écraser. Posant sa longue main fine sur l'épaule de la jeune fille, il se mit à l'interroger sur son existence, sur ses occupations, sur ses études. Comme elle répondait d'une voix étranglée par l'émotion, il l'interrompit…

— Avez-vous peur de moi, Lise? demanda-t-il d'un ton presque doux.

Elle murmura en rougissant:

— Un peu, oui. Pardonnez-moi…

— Cela ne me déplaît pas, à condition que cette crainte ne vous paralyse pas et ne vous enlève pas l'usage de la voix. J'ai l'intention de vous rendre très heureuse, pourvu que vous soyez docile à la direction que je vous donnerai.

— Je ferai ce que vous voudrez, dit-elle doucement.

Elle se rappelait tout à coup les conseils de l'Apôtre sur la soumission requise de l'épouse envers l'époux, et songeait qu'elle, si jeune, avait plus que d'autres besoin de s'y conformer.

Serge continua son interrogatoire. Il eut un hochement de tête satisfait en apprenant qu'elle parlait couramment le russe et l'allemand, mais fronça le sourcil au seul mot de latin.

— Vous me ferez le plaisir d'oublier cela, dit-il froidement. Rien ne donne davantage à une femme un air de pédantisme, — ce que je déteste le plus au monde. Du reste, votre instruction me paraît en voie d'être poussée trop loin. Heureusement, il est temps encore d'endiguer.

— Vous… vous ne me permettrez plus de travailler? balbutia-t-elle.

— Ah! certes non! Salir vos doigts à des écrivasseries inutiles à votre sexe, fatiguer vos beaux yeux à des études ridicules! Ce n'est pas moi qui autoriserai jamais cela, Lise!

Des larmes qu'elle ne put retenir vinrent aux yeux de la jeune fille.

Serge eut un mouvement d'irritation, et il parut à Lise que sa main s'appesantissait lourdement sur son épaule.

— Ecoutez-moi, et que ceci soit dit une fois pour toutes: accoutumez-vous à ne plus pleurer à propos de tout et de rien, comme le font si volontiers les femmes, car rien n'est plus insupportable.

Elle courba la tête et essaya de refouler ses larmes. Mais elles augmentaient au contraire, et glissaient lentement sur ses joues et jusque sur le corsage de voile blanc qu'elle avait revêtu aujourd'hui en l'honneur de ses fiançailles.

Une lueur d'émotion, presque imperceptible, parut un instant dans le regard du prince. Il eut un mouvement pour se pencher vers Lise. Mais, se ravisant, il s'enfonça dans son fauteuil en disant d'un ton calme:

— Quand vous serez plus raisonnable, nous causerons, petite fille trop impressionnable.

Il sortit de sa poche un étui d'or délicatement ciselé et, l'ouvrant, y prit une cigarette. Bientôt une mince spirale de fumée s'éleva et une odeur de fin tabac flotta dans la pièce.

Du coin de l'oeil, Serge observait sa fiancée. Elle tenait toujours la tête baissée, mais les pleurs séchaient sur ses joues un peu empourprées.

— Lise!

Elle leva ses yeux, encore embués de larmes, et regarda successivement, d'un air interloqué, l'étui qui lui était présenté et le visage du prince Ormanoff.

— Vous ne fumez pas?

— Oh! non! dit-elle d'un ton effaré.

— C'est cependant chose fréquente dans notre pays, et il faudra vous y accoutumer, car il me plaît de voir parfois une cigarette entre de jolies lèvres.

Elle semblait si absolument abasourdie, et suffoquée même, qu'un léger sourire vint aux lèvres de Serge.

— Cela paraît vous étonner prodigieusement, petite Lise? Il est vrai que ma cousine Catherine ne fumait jamais, mais votre mère, en revanche, était une fervente de la cigarette.

Lise dit timidement:

— Vous avez beaucoup connu maman… prince?

— Appelez-moi Serge. Oui, je l'ai vue pendant plusieurs années, durant mes séjours à Moscou et à Pétersbourg. J'étais très jeune, alors. Elle vint aussi une année, à Kultow, avec sa cousine Catherine. Déjà elle était fiancée au vicomte de Subrans… Donnez-moi votre main, Lise. J'ai pu trouver à Périgueux une fort jolie bague, en attendant que je vous en choisisse une autre à Paris.

Il glissa au petit doigt frémissant le cercle d'or orné d'un rubis et de brillants; puis, gardant sa main entre les siennes, et la caressant comme celle d'un enfant bien sage, il se mit à lui décrire Cannes, les fêtes qui s'y donnaient, les relations qui étaient les siennes — le tout avec la condescendance d'un homme sérieux qui veut bien s'occuper à amuser une petite fille.

Cette attitude ne varia aucunement par la suite. Lise était constamment traitée en enfant. Parfois, sans motif apparent, il lui montrait une froideur sévère, et la tremblante petite fiancée, tout éperdue, cherchait en vain ce qu'elle avait pu dire ou faire contre son gré. Déjà elle sentait s'appesantir sur elle une inflexible volonté. Serge la considérait comme lui appartenant et parlait en maître.

— Lise, venez avec moi dans le jardin… Gardez votre coiffure d'enfant, je préfère cela pour le moment… Je vous emmène en automobile à Périgueux…

Tout cela du ton péremptoire d'un homme accoutumé à voir tout plier devant sa volonté.

Mme de Subrans avait cependant essayé d'objecter que cette promenade à deux n'était pas conforme aux usages français, mais il avait répondu simplement par un ironique sourire, et, les deux jours suivants, avait emmené Lise un peu plus loin encore.

Catherine courbait la tête. Le prince Ormanoff lui avait trop bien fait comprendre qu'elle, moins que tout autre, pouvait se targuer de droits sur sa belle-fille.

Un matin, en arrivant à la Bardonnaye, Serge trouva sa fiancée occupée à repriser du linge. C'était une tâche qu'elle assumait souvent pour aider sa belle-mère, et elle le faisait de grand coeur, car l'empressement à soulager autrui ou à lui faire plaisir était un des traits de sa belle petite nature.

— A quoi travaillez-vous là? dit sèchement de prince. Voulez-vous bien me laisser cela!

Et, prenant la serviette des mains de Lise tout abasourdie, il la jeta au loin sur une chaise.

— Je ne veux pas que vous vous abîmiez les doigts à des horreurs pareilles, ajouta-t-il. Seules, quelques broderies délicates seront tolérées par moi.

La pauvre Lise se trouvait complètement désemparée. Etait-ce donc vraiment une existence oisive et inutile qui lui était préparée, à elle si laborieuse, et qui aimait tant le travail sous toutes ses formes? Seule, la musique semblait trouver grâce devant Serge Ormanoff, — et encore ne permettait-il pas une musique trop savante qui ne convenait pas à une cervelle féminine, avait-il déclaré avec son habituelle hauteur dédaigneuse.

Six jours après les fiançailles, Mme de Subrans, Lise et le prince partirent pour Paris. Serge avait décidé qu'il fallait y aller commander le trousseau et les toilettes de la future princesse. Catherine et sa belle-fille descendirent dans un hôtel de la rive gauche, où, chaque jour, une des voitures du prince Ormanoff vint les chercher pour les conduire dans les magasins les plus renommés. C'était Serge lui-même qui choisissait les toilettes, chapeaux, fourrures. Il lui imposait son goût — qui était, du reste, très sûr, car il avait le sens très vif de la beauté — à la petite fiancée craintive, un peu ahurie, elle qui n'avait jamais été plus loin que Périgueux, et ignorait toutes les recherches du luxe et de la vanité qui s'étalaient devant elle. Son avis n'était jamais demandé. Quand Serge avait décidé, tout était dit, il ne restait qu'à s'incliner.

Pourtant, un jour, Lise s'insurgea. Elle avait été avec sa belle-mère essayer des toilettes de bal chez un des plus célèbres couturiers parisiens. Mais, quand elle vit le décolletage assez prononcé qui avait été fait, elle rougit et dit vivement:

— Jamais je ne porterai cela! Il faudra faire monter ce corsage plus haut, madame.

La première s'exclama:

— Mais ce n'est rien, cela, mademoiselle! C'est un décolletage modéré. Vous avez des épaules délicieuses, bien qu'un peu frêles encore, il faut les montrer, légèrement, tout au moins.

— Non, je ne le veux pas, dit Lise d'un ton ferme. Vous changerez ce corsage, je vous prie.

— Mon enfant, n'exagère pas! murmura à son oreille Mme de Subrans pour qui une semblable délicatesse d'âme demeurait incompréhensible, car, jeune fille, elle avait été follement mondaine. Songe d'ailleurs que Serge sera très mécontent.

— Je lui en parlerai moi-même. Mais jamais je ne porterai cela, dit résolument Lise.

Lui en parler! C'était facile à dire, mais autrement difficile à faire! Pourtant, telle était l'énergie latente dans l'âme de Lise qu'elle n'hésita pas, le soir de ce jour, à aborder la question à la fin du dîner, pris dans le petit salon d'un restaurant à la mode où le prince avait conduit sa fiancée et Mme de Subrans.

Dès les premiers mots, Serge fronça les sourcils.

— Qu'est-ce que cela? Vous avez décidé ce changement de votre propre autorité?

— Mais non, vous le voyez, Serge, puisque je vous en parle.

Ses lèvres tremblaient un peu, et elle était délicieusement touchante ainsi, avec ses beaux yeux craintifs, timidement levés vers lui.

Les sourcils blonds se détendirent, Serge leva légèrement les épaules…

— Folle petite fille! Je veux bien être indulgent pour cette fois, d'autant plus que vos femmes de chambre auront vite fait de remettre les choses en état quand il le faudra… Mes compliments sur l'éducation sérieuse que vous lui avez donnée, Catherine! ajouta-t-il avec une imperceptible ironie, en se tournant vers sa cousine.

Il traitait généralement Mme de Subrans en quantité négligeable, ne lui témoignant qu'une stricte politesse et paraissant la considérer à peu près uniquement comme le chaperon de Lise. Catherine, nature cependant autoritaire, se soumettait passivement à toutes ses volontés, traînant Lise de magasin en magasin, malgré son état de fatigue que l'air de Paris augmentait encore, et suivant aveuglément ses instructions au sujet des achats à faire pour la jeune fiancée. Serge, par le secret qu'il détenait, la gardait complètement en sa puissance.


Back to IndexNext