Les deux femmes étaient exténuées lorsque, au bout de dix jours, elles reprirent le chemin de Péroulac, sans que Lise, durant cette course continuelle de fournisseur en fournisseur, eût pu voir de Paris ce qu'elle désirait surtout connaître: les musées, les églises, les monuments historiques et les environs, tels que Versailles et Saint-Germain, dont les noms hantaient sa jeune intelligence où l'étude de l'histoire se trouvait toute fraîche encore.
Le prince Ormanoff était parti pour Pétersbourg, où l'appelaient quelques affaires. Il ne reparut à la Bourdonnaye que trois jours avant le mariage. Ce temps avait paru bien court à Lise, qui se sentait plus légère et plus elle-même en sachant loin, très loin ce fiancé pour lequel elle éprouvait une crainte insurmontable. Combien la date redoutée approchait vite!
— Oh! maman, n'y a-t-il pas moyen de faire autrement? murmura-t-elle en prenant congé de sa belle-mère, un soir où l'angoisse l'étreignait plus fortement.
Le visage blafard de Mme de Subrans se crispa un peu, tandis qu'elle répondait:
— Mais non, Lise, il n'y a aucune raison pour cela. Voyons, Serge est très bon pour toi. Sa nature est autoritaire, mais il t'aimera beaucoup si tu es gentille et bien soumise, comme il convient à ton âge.
— J'ai peur de lui, soupira Lise. Quand je pense qu'il va m'emmener si loin de vous!
C'était une pensée qui la faisait frissonner, tandis qu'au matin du jour redouté sa belle-mère, dont le visage était affreusement altéré, l'aidait à revêtir la longue robe de soie souple garnie d'admirables dentelles, exécutée d'après un dessin fait par le prince Ormanoff. Sur les épaules de la tremblante petite mariée, Mme de Subrans jeta un vêtement tout en renard blanc, d'un prix inestimable, que Serge avait rapporté de Pétersbourg… Et, à la sortie de l'église, bien des regards envieux couvrirent la jeune épousée ainsi royalement vêtue. Mais d'autres personnes hochèrent la tête en regardant la physionomie altière et fermée du prince Serge, et le beau visage de Lise, si pâle et si doux.
— C'est un mariage magnifique… mais sera-t-elle heureuse? songeait-on.
Et Mme des Forcils, revenue pour assister au mariage de sa petite amie, pleura et pria de toute son âme pendant la cérémonie; car, en rencontrant tout à l'heure au passage les beaux yeux qu'elle connaissait si bien, elle y avait lu une souffrance profonde et une douloureuse anxiété.
Une neige légère était tombée le matin et poudrait encore les arbres dépouillés du cimetière, les allées étroites, les tombes qui semblaient ainsi toutes parées, comme pour accueillir la nouvelle mariée qui venait d'ouvrir la vieille grille rouillée.
Après la seconde bénédiction nuptiale donnée par un pope dans le salon de Mme de Subrans, Lise, sur l'ordre du prince Ormanoff, était montée afin d'échanger sa robe blanche contre un costume de voyage. Et tandis qu'elle s'habillait en refoulant ses larmes, il lui était venu l'irrésistible désir d'aller prier encore une fois sur la tombe de Gabriel.
Le prince avait dit qu'ils ne partiraient que dans une heure. Elle avait le temps de courir jusqu'au cimetière et de revenir bien vite, avant qu'il s'en aperçût.
Maintenant, agenouillée, la tête entre ses mains, elle évoquait devant cette tombe l'angélique visage de Gabriel, et ses yeux graves et profonds qui avaient conquis à Dieu l'âme de la petite Lise. Que n'était-il là aujourd'hui pour encourager sa pauvre petite amie! Oh! si elle avait pu entendre sa chère voix, avant de s'en aller avec cet étranger, énigme vivante devant laquelle s'effarait son jeune coeur!
Elle étendit la main et cueillit un des chrysanthèmes blancs qui demeuraient encore fleuris, grâce au soin qu'en prenait la vieille servante de Mme des Forcils, tombée à peu près en enfance depuis la mort de Gabriel, "son petiot chéri".
— Je la garderai en souvenir de vous, mon ami Gabriel! murmura Lise en posant ses lèvres sur la fleur. Et vous qui êtes un saint, vous prierez pour votre pauvre Lise, vous la protégerez… Oh! mon Dieu, soyez ma force! Voyez comme je suis petite et faible…
Elle était si absorbée qu'un bruit de pas, d'ailleurs assourdi par la neige, ne lui avait pas fait lever les yeux, jusqu'à ce que l'arrivant se trouvât à quelques pas d'elle. Alors elle eut une exclamation étouffée en reconnaissant le prince Ormanoff.
— Que faites-vous ici?
La voix était dure, les yeux que rencontra le regard éperdu de Lise parurent à la jeune femme presque noirs.
— Je suis venue prier une dernière fois sur la tombe d'un ami, répondit-elle d'une voix un peu éteinte.
— Un ami? comment cela? Expliquez-vous.
Elle dit alors comment elle était entrée en relations avec Mme des Forcils et son fils, comment Gabriel et elle avaient sympathisé aussitôt, et quel chagrin lui avait causé sa mort. Elle tremblait, beaucoup moins à cause de la bise froide que du saisissement dû à l'apparition inopinée de son mari, et, oubliant de se relever, elle semblait agenouillée devant lui comme une pauvre petite agnelle devant quelque fauve sans pitié.
Il l'écoutait, impassible, et, quand elle eut fini, il dit seulement, d'un ton net et glacé:
— Il faudra oublier tout cela, Lise.
Un effarement passa dans le regard de la jeune femme.
— Oublier Gabriel! Oh! Serge!
— Il le faudra. Toute trace de votre existence antérieure doit disparaître de votre mémoire, car j'ai droit à toutes vos pensées, et j'entends les posséder toutes. Vous ne devez plus avoir qu'un but dans l'existence: c'est de m'obéir et de me plaire. Maintenant, levez-vous et suivez-moi.
Sa main ferme et pourtant étrangement souple se posa sur celle de Lise et la détacha sans violence de la grille à laquelle elle se crispait. La jeune femme se releva machinalement. Le regard aigu du prince se posa sur son autre main, fermée comme si elle retenait quelque chose.
— Qu'avez-vous là, Lise?
— Une fleur, murmura-t-elle.
— Quelle fleur?
Du geste, elle désigna les chrysanthèmes.
— Vous l'avez cueillie ici, vous l'emportiez comme souvenir?
Elle inclina affirmativement la tête. Sa gorge était tellement serrée qu'il lui semblait impossible de prononcer un mot.
— Donnez-moi cela!
Elle leva un regard d'angoisse sur le hautain visage de Serge.
— Pourquoi? balbutia-t-elle.
— Parce que je le veux. Donnez!
Mais elle serra plus fort la fleur entre ses doigts tremblants, et, instinctivement, essaya de reculer comme pour échapper à Serge.
Hélas! une poigne vigoureuse tenait sa frêle petite main! Qu'elle était peu de chose près de cet homme dans tout l'épanouissement de sa triomphante force masculine!
— Donnez, Lise! répéta-t-il.
Sa voix était froide, très calme, mais Lise frissonna sous le regard dur et troublant qui s'attachait sur elle.
La main de la jeune femme s'entr'ouvrit, laissant voir la fleur blanche. Mais elle ne la tendit pas à Serge. Ce fut lui qui la prit entre ses doigts gantés. Il la jeta à terre et appuya son talon dessus.
— Voilà ce que je fais des "fleurs du souvenir". Quand à une pareille résistance à ma volonté, je me dispense de la qualifier. Mais je vous engage à ne plus recommencer une scène de ce genre.
Il lui prit le bras, et, le serrant sous le sien, emmena la jeune femme vers la porte du cimetière.
Elle se laissait faire, incapable de résister. Mais son pauvre coeur bondissait de douleur et d'effroi, et des larmes s'amoncelaient sous ses paupières frémissantes.
Devant la porte attendait la superbe automobile du prince Ormanoff. Serge y fit monter sa femme, et s'assit près d'elle en jetant cet ordre au chauffeur:
— A toute vitesse!
Presque sans bruit, l'automobile s'éloigna, et, à peine hors du village, prit une allure folle.
Lise, d'abord, n'y fit pas attention. Elle concentrait sa pensée sur cette pauvre fleur, qui gisait là-bas sur le sol neigeux, piétinée, méconnaissable, — la fleur de Gabriel, blanche et pure comme lui.
Et les larmes brûlantes glissaient, une à une, sur son visage pâle et désolé, sans qu'elle songeât à la défense qui lui avait été intimée naguère, sans qu'elle remarquât le regard d'impatience irritée qui se posait sur elle.
Mais tout à coup, elle sursauta, et ses yeux stupéfaits allèrent du paysage fuyant, inconnu d'elle, aux objets qu'elle remarquait seulement maintenant, posés sur la banquette de devant: la magnifique pelisse de zibeline que le prince avait voulu qu'elle emportât pour le voyage, et le sac — une merveille d'élégance raffinée — qu'il lui avait rapporté de Russie. Elle avait laissé ces deux objets dans sa chambre, comptant les prendre au retour du cimetière. Qui donc avait eu l'idée de les descendre et de les mettre dans la voiture sans l'attendre? Le sac n'était même pas fermé…
Elle leva vers son mari ses yeux encore gros de larmes, en murmurant timidement:
— Est-ce que… nous ne retournons pas tout de suite à la Bardonnaye,Serge?
— Ni tout de suite, ni plus tard, dit-il d'un ton sec.
Elle se redressa brusquement.
— Vous ne voulez pas dire que… que je vais partir sans les revoir, sans les embrasser? balbutia-t-elle.
— Parfaitement, c'est cela même. Ces adieux étaient inutiles et j'aurais encore eu à supporter la vue de ces larmes que vous fait verser une sensibilité réellement à fleur de peau. Vous pourrez écrire un mot à Mme de Subrans, une fois à Cannes, je vous y autorise.
Lise jeta un regard désespéré vers le paysage qui passait avec une vitesse vertigineuse.
— Mais ce n'est pas possible! Je ne peux pas m'en aller comme cela! dit-elle d'une voix étranglée. Je vous en prie, Serge, revenons!… Je ne serai pas longue, le temps seulement de les embrasser, de leur dire…
Il détourna les yeux des belles prunelles implorantes, et un pli de colère vint barrer son front.
— Taisez-vous, Lise, cessez ces supplications ridicules! Il me plaît d'agir ainsi, vous n'avez qu'à vous soumettre, — d'autant mieux que vous avez à vous faire pardonner votre révolte de tout à l'heure, pour laquelle il n'est pas mauvais que vous ayez une punition.
Les petites mains jointes retombèrent, les paupières s'abaissèrent sur les yeux noirs qui se remplissaient de nouveau de larmes. Lise s'enfonça davantage dans son coin, en appuyant sur ses mains tremblantes son visage glacé par l'émotion douloureuse. Elle savait maintenant qu'en cet époux qui avait ce matin, par la voix du prêtre, promis amour et protection à Lise de Subrans, elle ne trouverait qu'un maître despotique et impitoyable.
Son coeur battait à coups précipités, et à grand'peine, elle étouffait les sanglots qui l'étranglaient. Une vague de souffrance désespérée montait en elle… Oh! si cette automobile, dans sa course effrénée, pouvait se briser, et qu'elle, Lise, fût réduite en miettes! Là-haut, elle retrouverait Gabriel, elle serait loin de cet homme effrayant, qui lui interdisait jusqu'aux larmes!
Quelle allait donc être sa vie? Que deviendrait-elle s'il lui fallait trembler ainsi constamment devant lui?
Une prière éperdue montait à ses lèvres, vers le Dieu que Gabriel lui avait appris à connaître. Jamais, mieux qu'en cet instant, elle n'avait eu une telle conscience de sa propre faiblesse, en même temps que de la force toute-puissante qui, du haut du ciel, veillait sur elle et s'insufflait en sa jeune âme chancelante sous la douleur.
Peu à peu, la fatigue, la vue fuyante du paysage d'hiver, la tiédeur qui régnait dans la voiture, le subtil parfum d'Orient que le prince Ormanoff affectionnait, provoquaient chez la jeune femme une torpeur qui finit par se changer en sommeil. Serge, lui aussi, fermait les yeux. Mais il ne dormait pas, car sa main dégantée caressait fréquemment sa barbe blonde, en un geste qui lui était habituel dans ses moments de contrariété.
Un cahot rejeta tout à coup Lise contre son mari. Serge abaissa les yeux vers la tête délicate qui reposait maintenant contre son épaule. Lise ne s'était pas réveillée. Sur son visage se voyaient encore des traces de larmes. Mais elle était de ces femmes que les larmes n'enlaidissent pas, qu'elles ne rendent que plus touchantes. Un peu de fièvre empourprait ses joues, sur lesquelles ses longs cils sombres jetaient une ombre douce. Sa petite bouche gardait jusque dans le sommeil une contraction douloureuse, et un tout petit pli de souffrance se voyait sur son front blanc.
Pendant quelques secondes, Serge la contempla. Il se pencha tout à coup et ses lèvres effleurèrent les paupières closes. Mais il se redressa brusquement, le visage plus dur, le front contracté. Il prit à deux mains l'exquise petite tête, et doucement, en un mouvement presque imperceptible, il la reposa sur les coussins de la voiture, sans que la jeune femme se réveillât.
Alors, se détournant, il s'appuya à l'accoudoir de velours, en fixant vaguement sur le paysage neigeux son regard sombre et soucieux.
Sans une panne, sans un arrêt autre que celui nécessité par le dîner,vers sept heures, l'automobile du prince Ormanoff arrivait à la gare deLyon un quart d'heure avant le départ du rapide qui devait emmener àCannes les nouveaux époux.
Cette allure folle avait brisé et ahuri Lise, et ce fut presque comme une inconsciente qu'elle descendit de voiture et suivit son mari jusqu'au train, où les attendaient Vassili, le valet de chambre favori du prince, et Dâcha, la première femme de chambre de la défunte princesse Olga, qui passait maintenant au service de Lise.
Vaguement, la jeune princesse distingua une femme d'une cinquantaine d'années, maigre, au visage ridé, qui s'inclinait profondément pour lui baiser la main. Elle se laissa conduire au sleeping-car, déshabiller et coucher; elle répondit machinalement aux offres de service de Dâcha: "Merci, je n'ai plus besoin de rien, je voudrais essayer de dormir…" Mais quand elle fut seule, le sommeil ne vint pas et elle passa une nuit fiévreuse, pleine d'angoisse, en se remémorant les incidents de la journée écoulée, l'attitude glaciale dont ne s'était pas départi le prince durant le reste du voyage, — il l'avait traitée visiblement comme un enfant en pénitence, — et surtout cette scène du cimetière, si cruelle! Oh! quel homme était-il donc, celui qui lui ordonnait d'oublier les morts et l'enlevait aux vivants sans lui permettre un adieu!
Elle était si défaite le matin, que Dâcha lui demanda avec inquiétude si elle était malade… Et cette même question sortit des lèvres de Serge, lorsque, une fois coiffée et habillée, elle le rejoignit dans le wagon-salon, où Vassili avait préparé le thé.
— Très fatiguée, seulement, Serge. Je n'ai pas dormi une minute cette nuit.
Elle lui tendait la main, d'un joli geste timide et hésitant qu'il prit peut-être pour un geste de soumission, car sa physionomie si froide s'adoucit légèrement.
— A qui la faute, méchante enfant! Pourquoi n'avoir pas été plus raisonnable hier et m'avoir obligé à la sévérité? Je pardonne aujourd'hui, mais n'oubliez pas cette leçon, Lise.
Il la baisa au front et la fit asseoir près de lui, tandis que Vassili servait le thé. Pendant le reste du voyage, il reprit l'attitude de condescendance à la fois dédaigneuse et légèrement caressante qu'il avait eue en général au cours de ses fiançailles. Hier, Lise était l'enfant insoumise que l'on punit, aujourd'hui c'était l'enfant sage et repentante, envers laquelle un maître magnanime voulait bien montrer quelque indulgence.
Mais, tout en forçant ses lèvres au sourire, Lise demeurait au fond du coeur mortellement triste, et cette impression ne fut pas modifiée par le soleil radieux, par la vue de la végétation méridionale, par la traversée des luxueux quartiers de Cannes dans la voiture qui attendait le prince et sa femme à la gare.
Cependant une exclamation admirative lui échappa à l'apparition de la merveille qu'était la villa Ormanoff.
— Ma demeure vous plaît, petite Lise? demanda Serge dont l'indéfinissable regard revenait sans cesse vers elle.
— Oh! beaucoup! que c'est beau!… Je n'aurais jamais pensé qu'il existât quelque chose de semblable!
— Vous êtes destinée à en être le plus charmant ornement, Lise.
Etait-ce un compliment? Rien, dans le ton froid ni dans la physionomie du prince, ne pouvait le lui faire croire. Il semblait plutôt lui tracer en quelques mots un programme.
La voiture s'arrêtait devant le double perron de marbre blanc, au pied duquel était rangée la domesticité, en très grande partie russe. Serge aida à descendre la jeune femme, qui jetait un regard effaré sur tous ces gens respectueusement courbés. Lui faudrait-il donc, en tant que maîtresse de maison, commander à tout ce monde?
Brièvement, Serge lui nomma l'intendant, la femme de charge, le majordome, les principaux de ces serviteurs dont le maître lui-même ne connaissait pas au juste le nombre, qui le suivaient dans tous ses déplacements et s'augmentaient encore d'autres unités durant ses séjours en Ukraine, par suite de l'éloignement du domaine et de l'immensité du château qui exigeait un personnel énorme.
Cette formalité accomplie, le prince et Lise pénétrèrent dans le vestibule dont les délicates colonnes de marbre blanc disparaissaient presque sous les fleurs, et de là dans un salon où se tenaient trois personnes: une jeune femme et deux garçonnets de dix à douze ans.
Serge avait parlé comme d'une chose sans importance de la présence chez lui de sa soeur et de ses neveux. Il n'avait jamais été question que Mme de Rühlberg vînt assister à son mariage. Son frère semblait la considérer en quantité très négligeable, et Lise savait par sa belle-mère qu'elle était insignifiante, très apathique et d'assez faible santé.
Tout cela en effet se lisait sur la physionomie de la belle femme blonde, un peu forte, au teint trop blanc et aux yeux bleus hésitants et sans expression, que Serge présenta en ces termes:
— M a soeur, Lydie Vladimirowna, baronne de Rühlberg.
Lydie offrit à sa belle-soeur une main garnie de bagues étincelantes, en prononçant, d'une voix lente, quelques paroles de bienvenue, très banales, auxquelles Lise, malgré son émotion, n'eut pas de peine à répondre. Puis les deux enfants baisèrent la main de leur oncle et de leur nouvelle tante. L'aîné, un gros garçon blond et flegmatique, ressemblait à sa mère. Mais le petit Sacha était un joli enfant brun, frêle et un peu pâle, aux yeux gris intelligents et vifs, qui se fixèrent avec une naïve admiration sur la jeune princesse.
— Venez vous reposer maintenant, Lise, dit le prince Ormanoff.
Comme elle se détournait pour obéir à cette invitation, elle se trouva en face d'une personne qui venait d'apparaître silencieusement, glissant sur l'épais tapis d'Orient. C'était une femme d'environ vingt-cinq ans, petite, maigre, légèrement contrefaite et vêtue d'une robe de soie noire toute unie. Une volumineuse chevelure d'un blond de lin, très souple et très soyeuse, couvrait sa tête, fort petite, et semblait l'obliger à la tenir penchée de côté. Le teint était blanc, couverte de taches de rousseur, les traits fins, bien formés, sauf le nez, trop mince. De longs cils blond-pâle se soulevèrent et Lise entrevit d'étranges prunelles jaunes, qui lui causèrent la plus désagréable impression.
— Ah! c'est vous, Varvara! dit la voix brève de Serge… Lise, VarvaraPetrowna Dougloff, ma cousine.
Lise lui tendit sa main, dans laquelle Varvara mit ses longs doigts aux ongles aigus, dont la vue rappela involontairement à la jeune femme les griffes d'un loup capturé un des hivers précédents aux environs de Péroulac. Elle remarqua en outre que Mlle Dougloff avait une attitude très humble, qu'elle tenait les yeux modestement baissés et qu'elle s'écarta aussitôt comme une ombre discrète, sans que son cousin parût songer à lui adresser un mot de plus.
Dâcha et Sonia, la seconde femme de chambre, attendaient leur jeune maîtresse dans l'appartement qui avait été celui de la première femme. Tentures et mobilier avaient été changés, mais ils étaient absolument semblables aux précédents. Le prince Ormanoff voulait sans doute que tout lui rappelât la défunte, autour de cette jeune femme qui était le vivant portrait d'Olga.
— Reposez-vous, Lise, tâchez de dormir, dit-il en prenant congé d'elle. Nous dînons à huit heures. En vous éveillant à sept, il vous restera un temps suffisant pour vous habiller.
Quand les caméristes l'eurent revêtue d'une robe d'intérieur, Lise s'étendit sur une chaise longue, dans le salon qui précédait sa chambre et qui était, comme celle-ci, une merveille du luxe le plus délicat. Pourtant, combien cette atmosphère raffinée semblait lourde à la jeune femme! Les chaînes d'or sont toujours des chaînes, et, déjà, elle sentait qu'elles l'enserraient impitoyablement.
Sa fatigue était telle qu'elle s'endormit presque aussitôt. Ce sommeil durait encore à sept heures, lorsque Dâcha entr'ouvrit doucement la porte pour informer sa jeune maîtresse qu'il était temps de songer à sa toilette.
— Pauvre petite princesse, elle repose encore! murmura-t-elle en s'adressant à Sonia qui se tenait derrière elle. Cela me fait de la peine de la réveiller. Elle était si fatiguée et si triste!… Tiens, regarde donc, Sonia, comme elle est jolie en dormant! Quel coeur faut-il avoir pour tourmenter une mignonne colombe comme cela?
Dâcha avait prononcé ces derniers mots dans un chuchotement, mais Sonia laissa échapper un geste d'effroi et un "chut" terrifié, en jetant un coup d'oeil autour d'elle.
— Marraine, soyez prudente! Si on vous entendait!…
Elle avança un peu la tête, et regarda à son tour la dormeuse. Lise reposait dans une attitude charmante, en appuyant sa tête sur le délicat petit bras blanc qui ressortait de la large manche de précieuse dentelle. Ses cheveux sombres tombaient en deux longues nattes sur la robe flottante, en soyeuse étoffe blanche, que couvraient presque des flots de dentelle. Sa physionomie fatiguée s'était détendue sous l'empire du repos, un peu de rose montait à son teint satiné, d'une blancheur nacrée. Peut-être faisait-elle en ce moment quelque doux rêve, car ses petites lèvres s'entr'ouvraient légèrement, comme pour un sourire.
— Elle est plus belle encore que la princesse Olga! chuchota Sonia d'un ton admiratif.
— C'est vrai. Mais elle souffrira davantage, dit Dâcha en hochant la tête.
— Pourquoi, marraine?
— Parce qu'elle doit avoir plus d'âme. On voit cela dans ses yeux… Non, Sonia, je n'ai pas le courage de la réveiller maintenant! Si elle fait un joli rêve, mieux vaut qu'elle le continue un peu, pauvre mignonne princesse. A sept heures et demie, nous aurons encore le temps de l'habiller, en nous dépêchant beaucoup.
Les deux femmes de chambre avaient disparu depuis un long moment, lorsqu'une porte s'ouvrit sans bruit, laissant apparaître le prince Ormanoff. Il était en tenue du soir, comme toujours pour le dîner, même en famille. Il s'arrêta à quelques pas de la chaise longue et, longuement, contempla Lise.
Il passa tout à coup la main sur son front et, tournant le dos, se mit à arpenter lentement le salon. Sur le tapis, son pas s'amortissait. De temps à autre, il jetait un coup d'oeil sur la dormeuse, et ses sourcils avaient un froncement d'impatience. Il s'arrêta enfin dans une embrasure de fenêtre et se mit battre une marche légère sur la vitre, en pétrissant de son talon le tapis — signe de forte irritation.
Dâcha entra pour voir si la jeune femme était enfin éveillée. Mais elle s'éloigna aussitôt sur un geste impératif du prince.
— Son Altesse n'a tout de même pas osé la réveiller! murmura-t-elle à l'oreille de Sonia. Elle dort comme une petite bienheureuse! Et lui attend… Il attend! Seigneur! il saura bien lui faire payer cette patience-là, qui est trop étonnante chez lui pour ne pas cacher quelque chose!
Huit heures sonnèrent, et Lise dormait toujours. Sous le talon de Serge, un grand creux s'était formé dans la laine blanche du tapis semé de fleurs rosées.
— C'est ridicule! murmura-t-il tout à coup.
D'un pas résolu, il s'avança vers la chaise longue. Sa main se posa sur l'épaule de la jeune femme…
— Lise! appela-t-il.
Un sursaut la secoua. Ses paupières se soulevèrent et ses grands yeux apparurent, un peu vagues d'abord, puis effrayés en reconnaissant celui qui était là.
— Vous oubliez l'heure, dit froidement Serge.
Elle se redressa vivement sur la chaise longue.
— C'est vrai?… Est-il très tard?
— Huit heures viennent de sonner.
— Huit heures! dit-elle d'un ton d'effroi. Pourquoi ne m'a-t-on pas réveillée? Pardonnez-moi, Serge, mais…
— Laissons cela et allez vite vous faire habiller. Pour ce premier jour j'accepte d'attendre. Mais ce n'est pas mon habitude, Lise.
Les femmes de chambre firent des prodiges de célérité et bientôt la jeune femme vint rejoindre son mari. Dans cette toilette du soir, d'un blanc crémeux, Lise, avec son visage reposé par le sommeil, était idéalement belle.
Serge l'enveloppa d'un long regard, et un sourire vint à ses lèvres en rencontrant les yeux, un peu inquiets, qui se levaient vers lui. Il prit la petite main tremblante et la posa sur son bras.
— C'est très bien ainsi, Lise. Je ferai de vous la plus charmante des princesses et la plus parfaite des épouses.
Pendant le dîner, servi avec tous les raffinements imaginables, la conversation fut languissante. Le prince parlait peu, sa soeur également. Quant à Varvara, elle n'ouvrait pas la bouche et personne ne paraissait songer à lui adresser la parole. Toujours vêtue de la même robe noire montante, qui formait un sombre contraste avec les toilettes du soir que portaient Lise et Mme de Rühlberg, elle semblait un personnage très terne et gardait une attitude tout à fait effacée. Une fois seulement, Lise rencontra son regard, et ces yeux bizarres lui firent une impression si singulière qu'elle vit avec plaisir les longues paupières de Varvara demeurer retombantes tout le reste de la soirée.
L'air léger, tiède, parfumé, venait caresser le visage rosé de Lise, assise près de son mari dans la voiture qui les emportait vers l'église. La veille, comme elle s'apprêtait à s'informer près de Serge de l'heure à laquelle elle pourrait remplir son devoir dominical, lui-même avait pris les devants en la prévenant qu'elle eût à se tenir prête pour venir avec lui à la messe.
Il lui avait paru étonnant qu'un homme comme lui se donnât la peine d'accompagner à un office d'une religion autre que la sienne la jeune femme qu'il traitait si visiblement en créature inférieure. Mais elle en avait éprouvé une joie réelle, de même que de le voir pour elle un peu moins raide, presque aimable par instants, durant cette première journée à la villa Ormanoff. Il lui avait fait faire en voiture une longue promenade à travers Cannes, en s'arrêtant chez un joaillier où il avait choisi, sans consulter le goût de Lise, un bracelet qu'il avait attaché lui-même au poignet de la jeune femme. C'était une souple et large chaîne d'or ornée de diamants et d'admirables rubis. Ce bijou superbe semblait lourd sur le délicat poignet, et Lise, à qui il ne plaisait pas, l'avait mis ce matin à contrecoeur, dans la crainte seulement de froisser son mari si elle s'en abstenait.
De même qu'à l'arrivée à la gare, de même qu'au cours de la promenade de la veille, on regardait beaucoup Lise des voitures que croisait celle du prince Ormanoff. L'admiration se lisait sur tous les visages. Et une lueur d'orgueilleuse satisfaction venait éclairer la froide physionomie de Serge, qui jetait de temps à autre un coup d'oeil indéfinissable sur la délicieuse créature assise à ses côtés.
La voiture s'arrêta devant l'église toute blanche qui s'élevait au milieu de la verdure d'un jardin. Lise remarqua avec surprise les deux clochers surmontés de bulbes et les nombreuses croix grecques qui se répétaient partout. Comme cette église était différente de celles qu'elle avait vues jusqu'ici!
De luxueux équipages s'arrêtaient, des hommes de haute mine, des femmes au type slave, richement vêtues, en descendaient. Comme eux, Serge et Lise pénétrèrent dans une nef éclairée par le jour tombant d'une coupole. L'oeil de Lise fut tout d'abord attiré vers le fond par de grandes portes en bois précieux et des rideaux cramoisis. Puis ils distinguèrent, sur les murs blancs, d'immenses images d'or et d'argent.
Que cette église était singulière!… Et comme l'attitude des fidèles différait de celle à laquelle était accoutumée Lise! Ils n'avaient pas de livres et de plaçaient au hasard, sans s'agenouiller ni s'asseoir. Sans cesse, ils faisaient d'amples signes de croix, mais au vif étonnement de Lise, ils touchaient l'épaule droite avant la gauche. Il y en avait qui se prosternaient et frappaient de leur front le tapis épais qui couvrait le sol, puis ils recommençaient à se signer en tournant la tête vers les images rutilantes.
Dans un banc placé à droite du sanctuaire, plusieurs personnes apparurent — de hauts personnages sans doute, car une porte spéciale leur avait livré passage.
Des chants commençaient, très graves, en langue russe, les portes du sanctuaire glissèrent sans bruit. Un prêtre apparut — un prêtre âgé, à la longue barbe blanche, qui parut à Lise très différent de tous ceux qu'elle avait vus jusqu'ici, par le type de physionomie et par la forme de ses vêtements sacerdotaux éblouissants d'or.
Et bien plus étrange encore était sa façon d'officier. Lise ne s'y reconnaissait plus du tout. Puis, comme les chantres, ce prêtre employait la langue russe.
Elle leva vers son mari un regard interrogateur et stupéfait. Serge, debout, croisait les bras sur sa poitrine. Lui ne faisait pas de signes de croix, et il avait l'attitude hautaine et indifférente d'un homme qui accomplit une indispensable formalité de son rang.
Il ne parut pas voir le regard de lise. Et la jeune femme, un peu ahurie, continua à suivre des yeux ces rites inconnus. Elle sentait une vague angoisse l'envahir, à tel point qu'elle était incapable d'apprécier la beauté des chants, d'une simplicité mélancolique et grandiose, à travers laquelle passaient tout à coup des sonorités sauvages.
Un singulier énervement la prenait, il lui venait une hâte fébrile de quitter cette église, de savoir… Quoi?…
L'office se terminait. Le prince Ormanoff et sa femme sortirent un peu avant les autres fidèles. Ils montèrent dans la voiture, qui les emmena le long du boulevard Alexandre-III.
Lise leva les yeux vers son mari, qui s'accoudait nonchalamment aux soyeux coussins dont le vert doux s'harmonisait si bien avec le teint délicat, les cheveux noirs et la robe beige de la jeune princesse.
— Cette église… c'est une église catholique? demanda-t-elle d'une voix un peu étouffée par la sourde inquiétude qui la serrait au coeur.
— Une église catholique? Mais vous avez bien dû voir que non. C'est "notre" église, l'église orthodoxe russe.
Les yeux de la jeune femme se dilatèrent soudainement, une pâleur intense couvrit son beau visage…
— Notre église! Mais je suis catholique!
— Vous l'étiez, voulez-vous dire. Maintenant, il convient que vous n'ayez d'autre religion que celle de votre mari… Mme de Subrans ne vous avait donc pas fait part de ma volonté à ce sujet?
— Elle m'avait laissé entendre, au contraire, que je serais libre de pratiquer ma religion, dit Lise d'une voix éteinte.
Serge eut un méprisant plissement de lèvres.
— C'est un tort. Il était inutile de vous tromper ainsi. Pour ma part, je ne vous en ai jamais parlé, d'abord parce que je croyais que Catherine s'en était chargée, et ensuite parce que je considère la chose comme de peu d'importance. Une certaine religiosité ne dépare pas une femme, lui est même assez utile au point de vue moral, mais elle existe aussi bien dans notre religion que dans le catholicisme. Il faudra vous habituer désormais à prier selon nos rites, Lise.
Il parut à la jeune femme que tout tournait autour d'elle. Pendant quelques secondes, elle demeura sans voix, crispant machinalement ses doigts gantés de blanc sur le manche de son ombrelle.
— Il n'est pas possible que vous me demandiez cela? murmura-t-elle enfin d'un ton d'angoisse. On ne change pas ainsi de religion. La mienne renferme toute la vérité, j'y tiens plus qu'à tout au monde…
Une lueur passa dans les yeux de Serge; sa main, un peu dure, se posa sur le poignet de Lise…
— Plus qu'à tout au monde? Sachez, Lise, que vous ne devez tenir à rien, sinon à me contenter, en tout et toujours… Mais ce n'est pas le moment d'une conversation de ce genre… ajouta-t-il d'un ton impératif en désignant les voitures et les piétons qui les croisaient.
Ils demeurèrent silencieux jusqu'à la villa. Dans l'âme de Lise s'agitait une anxiété atroce. Serge allait certainement lui demander raison de sa résistance, et elle s'apprêtait à lutter avec énergie, si elle ne pouvait le convaincre autrement.
Mais le prince paraissait avoir complètement oublié l'incident. Il se montra seulement, pendant les jours qui suivirent, un peu plus despote encore que de coutume, — sans doute pour bien pénétrer sa jeune femme de l'inutilité d'une révolte. Même lorsqu'elle était hors de sa présence, Lise sentait peser lourdement sur elle cette volonté tyrannique, qui s'exerçait sur les plus petits détails. La chaîne d'or que Serge lui avait attachée au poignet était vraiment symbolique: la princesse Ormanoff était une esclave, et le maître revendiquait jusqu'à la domination de sa conscience et de toute son âme.
Elle savait aussi maintenant quel rôle lui était dévolu près de cet étrange époux. Serge Ormanoff était un dilettante qui voulait voir autour de lui la beauté sous toutes ses formes. Parmi les raffinements de luxe et d'élégance exquise dont il s'entourait, l'un des principaux consistait dans la présence d'une jeune femme, très belle, aux mouvements souples, d'une grâce idéale, et dont les toilettes étaient un poème d'art délicat. Celles-ci devaient toujours s'harmoniser parfaitement avec le cadre dans lequel la jeune princesse était appelée à se trouver, à telle ou telle heure de la journée, et il était arrivé deux fois qu'elle avait dû changer de robe, celle dont Dâcha l'avait revêtue, d'après les instructions du prince pourtant, ayant choqué par un détail quelconque l'oeil d'esthète de Serge.
Elle n'était pour lui qu'un ornement de sa demeure, un plaisir pour ses yeux et pour son cerveau de grand seigneur artiste, comme les merveilles d'art qui remplissaient sa villa, comme les fleurs sans prix de ses jardins, comme les équipages dont la beauté n'avait pas d'égale dans cette luxueuse ville de Cannes elle-même.
Si inexpérimentée qu'elle fût, Lise était trop profondément intelligente, et de coeur trop délicat, pour ne pas avoir saisi au bout de quelques jours seulement cette particulière conception du rôle que la princesse Ormanoff devait tenir ici, et pour ne pas, surtout, en éprouver une souffrance secrète, mais intense. Ce rôle d'objet de luxe, de statue parée pour la représentation, qui aurait peut-être suffi à une nature ordinaire, révoltait déjà la jeune âme sérieuse, tendre et si réellement chrétienne de Lise.
Mais elle n'osait en laisser rien paraître. Serge lui inspirait une crainte telle qu'en entendant seulement son pas souple et ferme elle se sentait toujours agitée d'un frisson d'effroi.
C'était qu'il était pour elle, même dans ses meilleurs moments, une énigme redoutable. C'est qu'il était aussi le maître absolu et qu'elle se sentait toute petite, sans défense devant lui.
Elle comprit toute l'étendue de la domination qui pesait sur elle, quelques jours après son arrivée.
C'était une fin d'après-midi. Elle brodait dans le salon blanc et or qui avait les préférences de Serge. Le petit Sacha, la voyant seule, était venu s'asseoir près d'elle et causait gaiement. C'était un joli enfant, très vif, très ouvert. Seul de la famille, il inspirait à première vue à Lise une réelle sympathie.
Le prince Ormanoff entra tout à coup, il tenait deux lettres à la main. Du premier coup d'oeil, Lise reconnut celle qu'elle avait écrite le matin même à sa petite soeur Anouchka, et une adressée à Mme des Forcils, avec qui elle n'avait pu échanger qu'un mot hâtif après la cérémonie nuptiale. Elle les avait remises à Dâcha afin qu'elle les fît jeter à la poste.
Sur un geste de son oncle, Sacha s'éclipsa. Lise, inquiète, leva un regard interrogateur vers son mari.
— Voilà une correspondance que je confisque, Lise, dit-il froidement.
Une rougeur d'émotion monta au visage de la jeune femme.
— Pourquoi donc?
— Parce que j'en autorise aucune. Tous ces rapports d'amitié doivent cesser, je croyais vous l'avoir fait comprendre. Il faut désormais que vous soyez toute à moi.
D'un geste machinal, Lise appuya ses mains sur son coeur qu'elle sentait bondir dans sa poitrine.
— Vous ne voulez pas que… que j'écrive à ma soeur? dit-elle d'une voix étouffée.
— Ni à votre soeur, ni à votre belle-mère, ni à personne… Cela soit dit une fois pour toutes. Maintenant, très chère, jouez-moi donc une rêverie de Schumann. J'ai envie de musique, ce soir.
Elle se leva, mais, au lieu de s'avancer vers le piano, elle posa sa main sur le bras de son mari.
— Ce n'est pas possible! Vous ne pouvez me défendre cela, Serge! Mme de Subrans a été pour moi comme une mère, j'aime Albéric et Anouchka…
D'un geste doux — les gestes du prince Ormanoff l'étaient d'ailleurs presque toujours — Serge détacha la petite main tremblante et la garda quelques secondes dans la sienne.
— Obéissez-moi sans chercher à comprendre mes raisons, Lise. Je veux qu'il en soit ainsi, cela doit vous suffire. Allez vite vous asseoir au piano, car je vois des larmes prêtes à paraître, et la musique aura peut-être le don de les refouler.
— Serge!
Elle le regardait avec supplication. Une contraction d'impatience passa sur le visage du prince, dont les yeux se détournèrent légèrement.
— C'est assez, Lise. La question est réglée maintenant.
Elle comprit qu'en effet il était inutile d'insister. Baissant la tête, elle alla s'asseoir devant le piano et commença le morceau demandé. Elle jouait machinalement, tout entière à la souffrance et à l'indignation qui gonflaient son coeur. Ainsi, il voulait la séquestrer en quelque sorte, la tenir dans le plus étroit esclavage! Il prétendait lui interdire jusqu'au souvenir même de sa famille, de la femme qui lui avait servi de mère!
Mme de Subrans ignorait-elle le véritable caractère de son cousin? Oui, certainement, car sans cela elle ne lui aurait pas accordé la main de cette enfant qu'elle aimait, la vouant ainsi à la souffrance pour toute sa vie. Et pourtant, s'il était vrai qu'elle connaissait la volonté de Serge de lui faire changer de religion, elle l'avait trompée sur ce point. Avec une profonde angoisse, Lise se demandait si sa belle-mère n'avait pas abusé de sa confiance et de son inexpérience pour lui faire contracter ce mariage… Mais dans quel but?
Serge s'était assis à quelque distance, de façon à avoir devant lui l'admirable profil éclairé par la douce lueur des lampes électriques. Il pouvait discerner le tremblement des petites lèvres roses retenant à grand'peine les sanglots qui montaient à la gorge de Lise, et le battement fébrile des longs cils noirs sur sa joue pâlie. Peut-être son âme de dilettante trouvait-elle un charme particulier à la façon infiniment triste, presque douloureuse, dont Lise interprétait cette rêverie.
En laissant s'éteindre sous ses doigts la dernière note, la jeune femme tourna un peu la tête et s'aperçut que le prince avait disparu.
Alors elle se réfugia dans un angle de la pièce, sur un petit canapé, et, mettant son visage entre ses mains, elle pleura sans contrainte.
Pourtant, Serge pouvait revenir d'un moment à l'autre. Mais Lise était à un de ces moments de découragement, d'amère tristesse où tout importe peu, où rien ne semble pire que ce que l'on endure.
Quand, au bout de quelque temps, ses doigts s'écartèrent, laissant voir son visage couvert de larmes, elle eut un sursaut d'effroi. Deux grands yeux jaunes la regardaient. Varvara Dougloff était devant elle.
— Il ne faut pas pleurer, dit une voix lente et terne. Olga ne pleurait jamais.
Lise se redressa, et un éclair de fierté et de révolte brilla dans ses yeux.
— Je ne suis pas Olga!
Les cils pâles s'abaissèrent un peu, tandis que Varvara murmurait d'un ton étrange:
— C'est vrai, vous n'êtes pas Olga.
Le même soir, Serge apprit à sa femme que la grande-duchesse, cousine du tsar, qui avait vu la nouvelle princesse Ormanoff à l'église le dimanche précédent, venait de lui faire connaître son désir que la jeune femme lui fût présentée le lendemain.
Un véritable émoi s'empara de lise à cette perspective. C'était la première fois qu'elle allait paraître dans le monde et qu'elle se trouverait en présence de si hauts personnages. Sa timidité s'effrayait, surtout à l'idée que ces débuts auraient lieu sous l'oeil impitoyable du prince Ormanoff.
Combien, en effet, ils lui eussent paru moins difficiles si elle avait pu les accomplir sous l'égide d'un mentor indulgent et affectueux!
Serge régla dans ses moindres détails la toilette que devait porter sa femme pour cette réunion relativement intime. Et le soir, quand Dâcha et Sonia eurent fini d'habiller leur jeune maîtresse, il vint donner le coup d'oeil du critique suprême.
Cette fois, il ne trouva rien à dire. Lise était idéale dans cette robe en crêpe de Chine d'un rose pâle, tombant en longs plis souples autour de sa taille délicate. L'ouverture échancrée du corsage laissait apparaître son cou d'une blancheur neigeuse, sur lequel courait un fil de perles d'une grosseur rare. Dans les cheveux noirs coiffés un peu bas brillait une étoile de rubis énormes — la pierre préférée du prince Ormanoff, qui en possédait une collection sans rivale.
Serge enveloppa la jeune femme d'un long regard investigateur et dit laconiquement:
— C'est très bien.
— Vraiment, on aurait cru que Son Altesse n'était pas satisfaite? chuchota Sonia quand le prince et sa femme furent sortis de l'appartement. Il avait un air singulier en disant cela. Pourtant, on ne peut rêver quelque chose de plus ravissant que notre princesse, ce soir surtout! Jamais la princesse Olga n'a été ainsi, et cependant, le prince ne se montrait pas aussi froid pour elle. Il est vrai qu'elle était autrement caressante, et autrement souple que celle-ci! Vous rappelez-vous, marraine, de quel air humble elle lui disait, en appuyant timidement sa tête sur son épaule: "Suis-je bien ainsi, mon cher seigneur?" Il n'avait pas de raison d'être raide, alors. Pourquoi se fâcher devant une jeune femme toujours sereine, toujours souriante, toujours soumise? Mais la princesse Lise est triste, et il y a de la résistance dans ses yeux.
— Malheureusement pour elle! soupira Dâcha en se baissant pour ramasser un petit soulier qui eût excité la jalousie de Cendrillon.
Lise eut ce soir-là un immense succès d'admiration et de sympathie. La grande-duchesse la combla de marques de bienveillance; le grand-duc l'entretint un long moment et lui adressa quelques délicats compliments qui firent monter une vive rougeur à ses joues, ce qui la rendit plus jolie encore. A l'envi, tous les invités des princes célébrèrent sa grâce, sa candide et si exquise réserve, et déclarèrent le plus heureux des hommes le prince Ormanoff dont l'impassible visage ne laissait rien deviner des sentiments que pouvait lui inspirer le succès de sa femme. De l'avis de tous, et en particulier du grand-duc et la grande-duchesse qui avaient causé un peu plus longuement avec elle, la nouvelle princesse était, de toutes façons, et malgré sa très grande jeunesse, supérieure à Olga, pour l'intelligence en particulier.
Dans le coupé qui le ramenait avec Lise vers leur demeure, Serge demeura un moment silencieux, regardant la jeune femme, qui fermait un peu les yeux, car cette veillée inaccoutumée la fatiguait et elle sentait le sommeil l'envahir.
— Racontez-moi donc ce que vous a dit le grand-duc, ma chère, dit-il tout à coup.
Une teinte pourpre monta aux joues de Lise. Sa modestie s'émouvait à l'idée de répéter ces paroles flatteuses.
— Voyons! j'attends, dit-il en voyant qu'elle restait silencieuse.
Lise, confuse, s'exécuta pourtant, car elle savait maintenant qu'on ne résistait jamais aux exigences de Serge Ormanoff.
— Cela vous a fait plaisir?
Il se penchait un peu et plongeait son regard dans celui de la jeune femme.
— Oh! pas du tout! dit-elle spontanément.
Ses grands yeux limpides et graves ne se baissaient pas sous le regard impératif, bien que la jeune femme dût s'avouer qu'il ne lui avait jamais paru plus énigmatique, plus troublant que ce soir.
— C'est bien, dit-il tranquillement. Laissez-moi toujours lire dans vos yeux comme ce soir, Lise, et ne me cachez jamais rien.
Elle sentit qu'un bras entourait doucement son cou, que des lèvres effleuraient ses cheveux et se posaient sur sa tempe. Son regard, un peu effacé par la stupéfaction, rencontra des yeux tout à coup très bleus, tels qu'elle ne les avait jamais vus…
— Je suis content de vous, Lise, dit une voix adoucie.
Pendant quelques secondes, elle demeura presque inconsciente, la parole coupée par la surprise et l'émotion. Puis, tout à coup, une pensée s'éleva en elle: c'était le moment d'adresser la demande pour laquelle, depuis plusieurs jours, elle guettait en vain l'occasion favorable.
Mais la voiture arrivait devant la villa d'Ormanoff; Serge retirait son bras et écartait la tête charmant qui s'appuyait la seconde d'auparavant sur son épaule. Et en le regardant, Lise constata avec un serrement de coeur que sa physionomie n'avait jamais été plus froidement altière.
Non, ce n'était pas encore le moment de régler avec lui cette question religieuse, au sujet de laquelle il n'avait plus ouvert la bouche. Cependant le dimanche revenait dans deux jours, et Lise voulait remplir son devoir de catholique.
Après avoir longuement réfléchi le samedi, elle s'arrêta à ceci: elle se rendrait à une messe matinale, dans une église qu'elle avait aperçue très proche de la villa; elle tâcherait de s'informer près d'un prêtre de la ligne de conduite qu'il lui faudrait suivre, puis elle rentrerait pour affronter l'assaut, qu'elle prévoyait terrible.
A cette seule pensée, un frisson la secouait. Elle ne savait de quoi était capable ce sphinx effrayant qu'était le prince Ormanoff. Mais elle était résolue, malgré tout, à accomplir son devoir.
Ce fut en tremblant et en priant qu'elle s'habilla hâtivement, le dimanche matin, et sortit à sept heures de la villa. Les domestiques, qui commençaient le nettoyage, la regardèrent passer avec un ahurissement indicible. L'un d'eux murmura même:
— Je pense qu'elle est un peu folle, la pauvre princesse! Je ne voudrais pas me trouver à sa place, tout à l'heure!
En quelques minutes, Lise était à l'église. Un prêtre âgé entrait précisément au confessionnal. Lise lui ouvrit son âme, le mit au courant de sa situation et reçut l'assurance qu'elle devait, coûte que coûte, résister aux prétentions de l'époux qui voulait lui imposer une apostasie.
Quand elle eut entendu la messe et reçu avec une évangélique ferveur le pain des forts, elle revint vers la villa Ormanoff, — sa prison. Dans sa chambre, Dâcha l'attendait, effarée et désolée.
— Madame!… Oh! Altesse! s'écria-t-elle en joignant les mains. Que va-t-il arriver?… Seigneur! Seigneur!
— Ne vous inquiétez pas, Dâcha. Il n'arrivera jamais rien que Dieu n'ait permis.
Le calme, la douce sérénité de la jeune femme parurent stupéfier Dâcha, en la réduisant au silence. Sans mot dire, elle revêtit sa maîtresse d'une vaporeuse robe d'intérieur, toute rose, qui seyait mieux que tout autre à la beauté de Lise. Ne fallait-il pas tout faire pour adoucir la terrible colère qui éclaterait tout à l'heure?
Mais en vaquant à sa tâche, Dâcha demandait quelle mystérieuse influence amenait dans le regard de lise ce rayonnement céleste.
La jeune princesse congédia Dâcha et, s'asseyant dans son salon, se mit à prier. De temps à autre, un frisson impossible à réprimer la secouait. La veille, Serge s'était montré précisément plus froid et plus fantasque que jamais, presque dur même à certains instants. Avait-il eu l'intuition de la révolte qui se préparait?
Elle tressaillit tout à coup, en serrant nerveusement ses mains l'une contre l'autre. Une porte s'ouvrait, laissant apparaître le prince Ormanoff.
Il n'y avait aucune expression inusitée sur sa physionomie. Seuls, les yeux, d'un vert sombre, presque noirs, annonçaient l'orage.
Il s'avança vers Lise, et, lui saisissant le poignet, l'obligea à se lever.
— Où avez-vous été ce matin? interrogea-t-il.
— A la messe, Serge.
Par un héroïque effort de volonté, elle réussissait à réprimer le tremblement de sa voix, à soutenir sans bravade, mais avec une calme énergie, ce regard, si terrible pourtant.
— Où?
— A l'église, tout près d'ici.
— Vous avez osé me braver ainsi? Savez-vous comment mes ancêtres traitaient les épouses insoumises? Ils les faisaient fouetter jusqu'à ce qu'elles crient grâce et obéissent à leurs volontés.
Lise frémit, mais ses beaux yeux rayonnèrent.
— Vous pouvez faire de moi ce qu'il vous plaira, je suis trop faible pour me défendre, mais je souffrirai tout plutôt que de commettre une faute. Au reste, je suis prête à vous obéir en tout ce qui n'offense pas la loi divine. Vous ne pouvez exiger davantage.
Les doigts de Serge s'enfoncèrent dans le frêle poignet, à l'endroit où il se trouvait entouré par la chaîne d'or, et Lise retint un gémissement de douleur en sentant les minces chaînons pénétrer dans sa chair.
— J'exige tout. J'exige votre âme tout entière. Je suis votre maître et votre guide, j'ai droit à votre obéissance absolue, sans réserve. Vous allez me demander pardon pour votre inqualifiable équipée de ce matin, et, tout à l'heure, vous m'accompagnerez à notre église.
— Jamais, Serge. Je suis catholique, et je le resterai.
Une lueur terrifiante s'alluma dans le regard de Serge. Ses doigts, devenus incroyablement durs, broyèrent le poignet de Lise, et, cette fois, la douleur fut telle que la jeune femme pâlit jusqu'aux lèvres, en laissant échapper un gémissement.
Il devint blême et la lâcha aussitôt.
— Jamais je ne me suis heurté à pareille révolte, dit-il d'une voix sourde. Vous m'obligez à des actes tout à fait en dehors de mes habitudes. Vous allez vous habiller et vous me rejoindrez en bas pour m'accompagner, comme je vous l'ai dit. Alors, je pardonnerai, peut-être.
Et, sans attendre la réponse, il tourna les talons et sortit du salon.
Lise se laissa tomber sur un fauteuil. Ses nerfs, raidis sous l'effort de la résistance morale, se détendirent, et les larmes se mirent à couler, lourdes et brûlantes.
Des élancements se faisaient sentir à son poignet meurtri. Elle enleva le bracelet, non sans une plus forte douleur, car la dure pression avait enfoncé profondément les chaînons dans la peau si tendre. Elle passa dessus de l'eau fraîche et remit aussitôt la chaîne d'or. Il ne fallait pas que personne vît ces traces de brutalité du prince Ormanoff.
Le laps de temps fixé par Serge s'écoula. Lise entendit le roulement de la voiture qui s'éloignait. Il s'en allait seul à l'église.
Maintenant, qu'allait-il advenir d'elle? Comment punirait-il la révoltée? Lise le saurait bientôt, sans doute.
— Mon Dieu! Défendez-moi! je me remets entre vos mains! dit-elle en un élan de confiance éperdue.
Bien qu'elle se sentît brisée par les terribles émotions de cette matinée et par l'appréhension de l'avenir, elle descendit comme de coutume pour le déjeuner. Le prince ne parut pas s'apercevoir de sa présence; Mme de Rühlberg ne lui adressa que quelques mots, d'un air gêné, et Varvara baissa encore plus que de coutume le nez vers son assiette.
Lise passa l'après-midi dans son appartement, essayant de combattre par la prière l'angoisse qui la serrait au coeur. Au dîner, elle eut un soulagement en constatant l'absence de Serge, retenu chez le grand-duc, avec lequel il s'était rencontré l'après-midi.
Le repas terminé, Lise remonta aussitôt chez elle. Elle y trouva ses femmes de chambre, affairées autour des armoires, transportant des malles… Dâcha lui apprit que le prince avait donné l'ordre de passer la nuit à faire ses bagages et ceux de la princesse, tous deux partant le lendemain matin pour Kultow avec leurs serviteurs particuliers.
Kultow!… Le domaine immense où le prince Ormanoff régnait en quasi-souverain; la demeure ancestrale perdue dans la solitude neigeuse de la steppe. C'était l'exil, c'était la tyrannie impitoyable s'abattant sans obstacle sur la jeune épouse révoltée et sans défense, dont les plaintes seraient étouffées plus facilement là-bas.
Un moment, Lise chancela de terreur devant la perspective entrevue.Mais elle se ressaisit aussitôt, et tandis qu'elle implorait duSeigneur la force nécessaire, il lui sembla entendre la douce voix deGabriel qui répétait, comme autrefois: "La force de Dieu est avec vous.Faites votre devoir et ne craignez rien."
Le prince Ormanoff et sa femme arrivèrent à Kultow à la nuit. Durant tout le voyage, Serge n'avait adressé à la jeune femme que les paroles absolument indispensables. A sa suite, elle pénétra dans l'immense demeure d'aspect féodal, dont l'intérieur, éclairé à profusion par l'électricité, était décoré avec une somptuosité extraordinaire et toutes les recherches du confort moderne le plus exigeant.
— Voilà votre appartement, Lise, dit le prince en s'arrêtant au premier étage. Jusqu'à nouvel ordre, vous n'en sortirez pas et vous y prendrez vos repas.
Lise eut un frémissement, mais ne protesta pas. Inclinant légèrement la tête pour prendre congé de son mari, elle entra dans cet appartement qui allait être sa prison — pour toujours sans doute.
Jusqu'à nouvel ordre… Cela voulait dire jusqu'à ce qu'elle se soumît sans réserve aux exigences du prince Ormanoff. Cette sentence équivalait donc pour elle à la réclusion perpétuelle, jusqu'à la mort.
Elle eut un court instant de désespoir, après lequel son habituel recours vers Dieu lui rendit le repos… Et les jours commencèrent à couler, interminables, dans l'atmosphère tiède entretenue par les calorifères et les doubles fenêtres. Lise n'avait pour s'occuper que quelques broderies. Les livres et la musique lui faisaient défaut. Elle manquait d'air et s'étiolait, perdant complètement l'appétit, se sentant devenir très faible et constatant dans la glace sa pâleur extrême et le cercle noir qui entourait ses yeux.
— Peut-être mourrai-je bientôt, songea-t-elle.
Et cette pensée lui fut très douce. C'était le seul moyen d'échapper à Serge Ormanoff, c'était la délivrance et le bonheur en Dieu, le seul réel et immuable.
Elle n'avait plus revu son mari. Par Dâcha, elle savait qu'il passait ses journées à la chasse. Elle avait appris aussi l'arrivée de Mme de Rühlberg et de ses enfants, ainsi que de Varvara. La baronne était, paraît-il, d'humeur morose, car elle regrettait amèrement les plaisirs et le climat de Cannes. Mais elle n'en laissait rien paraître devant son frère, de qui elle tenait les fort beaux revenus dont elle et ses fils jouissaient, M. de Rühlberg étant mort après avoir complètement ruiné femme et enfants.
Mais pas plus Lydie que Varvara n'apparurent chez la prisonnière. Celle-ci ne voyait que ses femmes de chambre, qui multipliaient pour elle le dévouement et les petits soins; car, déjà, la délicieuse nature de la jeune princesse, sa bonté angélique avaient conquis entièrement ces coeurs, tandis que son courage et sa patience les remplissaient d'admiration.
— Une enfant comme elle! disait Dâcha en levant les bras au ciel. Quand on pense que la princesse Olga, après cinq ans de mariage, tremblait encore au seul froncement de ses sourcils! Ah! bien! il aurait pu lui dire d'abandonner tout, de ne plus croire en Dieu, elle lui aurait obéi, c'est sûr! Mais celle-ci! Voilà une femme au moins, et non pas une serve toujours courbée sous le regard du maître!
— N'empêche qu'elle n'y résistera pas longtemps, pauvre belle petite princesse! murmurait Sonia en hochant tristement la tête.
De fait, le quinzième jour de cette réclusion, Dâcha s'effraya en constatant l'altération du visage de Lise. Et quand, dans l'après-midi, elle la vit glisser inanimée entre ses bras, prise de syncope, elle décida qu'il lui fallait prévenir le prince.
Précisément, ce jour-là, elle savait par Vassili qu'il était rentré en meilleure disposition que de coutume, à la suite d'une chasse à l'ours semée de péripéties, et au cours de laquelle il avait failli périr. C'était le bon moment pour lui faire cette communication, qui ramènerait sa pensée sur la prisonnière objet de son ressentiment, — et le ressentiment d'un Ormanoff était tout autre chose que celui du commun des mortels, surtout lorsque l'orgueil, si effrayant chez les hommes de cette famille, se trouvait en jeu.
Elle s'arrangea pour le rencontrer ce soir-là, comme il sortait de son appartement à l'heure du dîner, et, en tremblant un peu, — car les vieux serviteurs eux-mêmes n'étaient jamais très à l'aise sous le regard troublant du prince Serge, — elle dit que la jeune princesse était malade.
— Sérieusement? interrogea-t-il, sans qu'un muscle de son visage bougeât.
— Elle s'est évanouie cet après-midi, Altesse. Et elle ne mange plus, elle a une mine!…
— C'est bien.
Et, la congédiant du geste, il se dirigea vers l'escalier.
"Pourvu qu'il la fasse soigner! songea Dâcha. S'il avait l'idée de la laisser s'en aller comme cela!… Non, non, c'est trop affreux, ce que je pense là!"
Elle se reprocha davantage encore son soupçon en introduisant le lendemain matin chez sa jeune maîtresse le docteur Vaguédine, le médecin attaché à Kultow, envoyé par le prince Ormanoff pour donner à sa femme les soins nécessaires.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, grisonnant, de mine douce et sympathique. Il interrogea paternellement Lise et lui déclara qu'elle était seulement anémique, qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter…
— Oh! je ne m'inquiète pas! dit-elle avec un pâle et mélancolique sourire. Je ne crains pas la mort, au contraire!
Le médecin enveloppa d'un regard de compassion navrée la délicieuse créature qui prononçait ces paroles avec tant de calme et une si visible sincérité. Elle n'était encore qu'une enfant, et déjà la mort lui apparaissait le seul bien désirable.
En sortant de chez la jeune femme, le docteur Vaguédine se rendit chez le prince Ormanoff. Il le trouva dans son cabinet de travail, parcourant les journaux.
— Eh bien? interrogea Serge d'un ton bref.
— La princesse est extrêmement affaiblie par une anémie très sérieuse, mais encore très susceptible de guérison. Les nerfs aussi ont besoin d'être soignés. Il lui faudrait, outre une nourriture très fortifiante, de l'air, beaucoup d'air, des promenades et de la distraction sans fatigue.
Un autre mot, "de l'affection", était sur les lèvres du médecin. Mais il ne le prononça pas. Ce mot-là ne pouvait être compris du prince Ormanoff.
— C'est tout? demanda Serge, qui l'avait écouté en frappant sur son bureau de petits coups secs avec le coupe-papier qu'il tenait à la main.
— J'ai prescrit à la princesse quelques médicaments… Mais je dois dire qu'un obstacle sérieux me paraît se dresser devant la guérison. La malade ne la désire pas; elle semble complètement résignée à la mort… On croirait même qu'elle la souhaite.
Un imperceptible tressaillement courut sur le visage de Serge.
— C'est bien, j'aviserai, dit-il d'un ton laconique.
Ce même jour, vers deux heures, Dâcha entra toute joyeuse chez sa maîtresse. Le prince faisait prévenir sa femme qu'elle eût à s'habiller promptement pour faire avec lui une promenade en traîneau.
Cette nouvelle stupéfia Lise, sans lui causer aucun plaisir. Sans doute, son tyran imaginait quelque nouveau genre de persécution. Puis, dans l'état de fatigue où elle se trouvait, elle ne désirait que le repos.
Pourtant elle se laissa habiller et envelopper de fourrures, puis elle descendit pour rejoindre le prince, qui l'attendait dans le jardin d'hiver. Son coeur battait à grands coups précipités, à l'idée de se retrouver en face de lui, et elle dut faire appel à toute son énergie pour réprimer l'étourdissement qui la saisissait en pénétrant dans la serre superbe qui était une des merveilles de Kultow.
Il se leva à son entrée. Et comme l'angoisse obscurcissait ses yeux, elle ne vit pas l'expression étrange — mélange de douleur et de colère — qui traversait le regard de Serge, ni la pâleur qui couvrait son visage, ni le geste ébauché pour tendre les bras vers elle…
Elle ne vit, quelques secondes plus tard, qu'un homme très froid, qui lui présentait son bras, sans la regarder, en disant d'un ton calme et bref:
— Appuyez-vous sur moi, Lise, si vous vous sentez un peu faible.
Il la conduisait jusqu'au traîneau, l'y installa en la couvrant de fourrures et s'assit près d'elle. Puis l'équipage s'éloigna dans les allées neigeuses du parc, sous les rayons du soleil pâle qui éclairait le délicat visage émacié par la réclusion, et surtout par la souffrance morale.
Lise se sentait revivre en aspirant l'air froid et sec. Un peu de rose venait à ses joues trop blanches. Le prince ne parlait pas, sauf pour lui demander de temps à autre si elle n'avait pas froid, ou si elle ne se sentait pas fatiguée. Seulement, lorsque les fourrures glissaient un peu, il les ramenait avec soin autour d'elle.
Mais au retour, en descendant du traîneau, elle eut un vertige et serait tombée si les bras de Serge n'avaient été là pour la recevoir.
— Vite, le médecin! dit-il aux domestiques accourus au son des clochettes du traîneau.
Mais elle se redressait déjà.
— Ce n'est rien… un simple étourdissement. Le médecin est tout à fait inutile, murmura-t-elle.
Les bras qui la retenaient s'écartèrent, mais Serge garda sa main dans la sienne, et la conduisit jusqu'à son appartement où il la remit aux soins de Dâcha, en enjoignant à celle-ci de servir immédiatement à la jeune princesse du thé très chaud.
— Désormais, vous descendrez pour les repas, ajouta-t-il en s'adressant à Lise. Mais aujourd'hui, en raison de ce malaise, vous pourrez demeurer encore chez vous.
Son ton glacé enlevait à ses actes et à ses paroles toute apparence de sollicitude. La compassion était certainement étrangère à ce changement de régime. Lise pensa qu'il craignait de voir sa victime lui échapper trop tôt, et se décidait pour ce motif à la soigner quelque peu.
Le lendemain, elle s'assit à table en face de son mari, dans la salle à manger aux proportions énormes, et où, sur des dressoirs d'ébène, s'étalaient d'incomparables pièces d'orfèvrerie. Il y avait là, outre la baronne, Varvara et les deux petits garçons, le précepteur de ceux-ci, un jeune Allemand à la barbe roussâtre et aux yeux fuyants, le docteur Vaguédine et le bibliothécaire de Kultow, un gros petite homme chauve qui semblait perpétuellement dans les nuages, sauf lorsqu'il s'agissait de causer livres et littérature. Alors, son regard terne s'animait, sa langue, qui paraissait généralement embarrassée, se déliait comme par miracle, et il donnait fort bien la réplique au lettré très fin qu'était le prince Ormanoff.