X

Le docteur Vaguédine et Hans Brenner, le précepteur, tous deux fort instruits, se mêlaient à la conversation, à laquelle aucune des trois femmes présentes n'aurait osé prendre part. Le prince Serge n'admettait pas qu'une intelligence féminine, sur laquelle il avait quelque droit, s'ingérât dans des questions de ce genre.

Cet ostracisme ne gênait pas Mme de Rühlberg, dont la médiocrité intellectuelle était faite pour réjouir son frère. Varvara, elle, demeurait fidèle à son habitude de tenir les paupières à demi closes, de telle sorte qu'on ignorait toujours ce qui se passait en elle. Mais Lise s'intéressait extrêmement à ces conversations. Sa vive intelligence, dont la culture avait été fort avancée par les soins du bon M. Babille, était capable d'apprécier de tels entretiens. Et elle y prenait un goût d'autant plus vif qu'elle était privée maintenant de toute nourriture intellectuelle.

Cet intérêt se lisait clairement dans ses grands yeux si expressifs. Un soir, où la conversation s'était poursuivie au salon, le docteur Vaguédine lui dit en souriant:

— Ces graves sujets ne paraissent pas vous ennuyer, princesse?

— Oh! pas du tout! J'y prends, au contraire, grand plaisir! répondit-elle sincèrement.

Un regard étincelant et irrité se dirigea vers elle. Le docteur se mordit les lèvres en se traitant secrètement de maladroit. Qu'avait-il besoin de faire remarquer cela devant le prince Ormanoff! Pourvu qu'il n'occasionnât pas de ce chef des ennuis nouveaux à cette pauvre petite princesse, coupable de prendre intérêt à une conversation intelligente, au lieu de bâiller discrètement derrière son mouchoir, comme la défunte princesse Olga, ou de somnoler comme Mme de Rühlberg!

Mais si le prince Serge était mécontent, il ne fit pas du moins éprouver les effets de cette contrariété à sa femme. Du reste, elle le voyait fort peu. Il était continuellement en chasse, soit seul, soit avec des hôtes qui venaient passer pour ce motif quelques jours à Kultow. Le soir seulement, tous se trouvaient réunis. Lise remplissait alors son rôle de maîtresse de maison avec une grâce exquise et une dignité à la fois souriante et grave que les invités du prince Ormanoff célébraient autant que sa beauté.

C'était maintenant presque toujours Mme de Rühlberg qui accompagnait sa belle-soeur dans ses promenades en traîneau ou à pied à travers le parc. Serge en avait exprimé le désir à Lydie, qui s'était inclinée aussitôt comme devant toutes les volontés de son frère. Celle-ci, du reste, ne lui paraissait pas désagréable. Lise était une compagne charmante, et la baronne avait une nature trop molle, trop insouciante, pour garder longtemps rancune à la jeune femme dont la révolte avait provoqué le départ de Cannes.

Quand elles s'en allaient à pied, Hermann et Sacha, les deux fils de Lydie, les accompagnaient, et fort souvent aussi les grands lévriers du prince, deux bêtes magnifiques qui s'étaient prises d'ardente affection pour Lise. Le babillage de Sacha distrayait la jeune femme beaucoup mieux que la conversation frivole et vide de Lydie. Parfois la tante et le neveu entreprenaient une partie de balle, et, dans ces moments-là, Lise se sentait encore très enfant, elle se reprenait à la vie.

Sa santé s'améliorait. Les lassitudes et les faiblesses se faisaient beaucoup plus rares, l'appétit revenait un peu. Mais le beau visage restait pâle, le cerne diminuait à peine autour des yeux noirs où, presque constamment, demeurait une sereine mélancolie.

Lise souffrait toujours. Elle soufrait du manque d'occupations, car elle n'avait à sa disposition que la broderie, qui la fatiguait très vite, et la musique, dont le docteur Vaguédine lui avait prescrit de ne pas abuser, plus quelques lectures insignifiantes et frivoles tirées de la bibliothèque de la défunte princesse et seules permises par Serge. Elle souffrait de sa situation étrange, du glacial despotisme de son mari, de l'absence d'affection, de la privation de toutes nouvelles de ceux qu'elle aimait, — car si des lettres étaient arrivées de Péroulac, elle n'en avait jamais eu connaissance.

Elle souffrait surtout du manque de secours religieux. Le prince n'était plus revenu sur la question qui avait amené l'exil de Lise. Il trouvait évidemment plus simple, au lieu de continuer la lutte avec une enfant rebelle, de laisser agir le temps en privant la jeune femme des pratiques de cette religion pour laquelle elle avait refusé d'embrasser la sienne. Sans doute espérait-il que la lassitude se ferait sentir, ou que la tiédeur préparerait les voies à l'indifférence. Alors, elle serait à sa discrétion, il pétrirait à son gré cette jeune âme autrefois intransigeante.

Mais Lise savait qu'elle n'était pas seule, que la force divine la soutiendrait dans cette lutte et lui donnerait le courage de résister victorieusement à l'implacable domination de Serge Ormanoff.

Même en l'absence du prince, la jeune femme sentait toujours peser lourdement ce despotisme, non seulement sur elle, mais encore sur tous les êtres qui peuplaient la demeure seigneuriale. Chez les Ormanoff, c'était une tradition de se faire craindre. Les punitions corporelles existaient même encore quelque peu à Kultow. L'autorité fermait les yeux, et les intéressés se gardaient de se plaindre, car, si le prince Serge aimait parfois les arguments frappants, il était par contre d'une extrême générosité et répandait sans compter l'or autour de lui, avec une sorte d'insouciance où semblait entrer beaucoup de mépris.

Pourtant, ce maître exigeant et altier s'était attiré des dévouements passionnés. Outre Vassili et Stépanek, le cosaque du prince, qui se partageaient ses faveurs, il y avait à Kultow une créature qui baisait la trace de ses pas. C'était Madia, la vieille "niania", qui avait soigné le petit seigneur enfant, et qui vivait maintenant dans un coin du vieux château, heureuse pour bien des jours lorsque, rencontrant le prince dans les corridors, elle pouvait lui baiser la main et entendre sa voix brève lui dire:

— Bonjour, Madia. Comment vas-tu?

Lise connaissait maintenant cette femme, que Mme de Rühlberg lui avait présentée un jour. C'était une grande vieille osseuse, au teint jaune et aux yeux perçants. Elle s'était inclinée sur la main de Lise en murmurant:

— Que Dieu vous rende heureuse, ma belle princesse!

Depuis, quand la jeune femme rencontrait Madia, elle était toujours frappée de l'expression compatissante et douce de son regard, et du sourire qui entr'ouvrait sa bouche édentée.

— Ma tante, voulez-vous me permettre d'aller avec vous?

C'était Sacha qui adressait cette demande à Lise, en la rencontrant dans un corridor du château, toute prête pour faire une courte promenade dans le parc.

Elle répondit affirmativement, et bientôt tante et neveu s'engagèrent dans une allée.

Sacha bavardait. Il racontait qu'Ivan Borgueff, le sommelier, avait bu plus que de raison hier soir et qu'il disait toutes sortes de choses étranges. Lui, Sacha, avait entendu par hasard.

— Il racontait qu'il savait un secret qui pourrait faire jeter en prison une parente du prince Ormanoff. Mais celui-ci lui avait ordonné de se taire, et il obéissait. Pourtant, il savait très bien qui avait disjoint les marches de la vieille tour, pour que la jolie comtesse fît une chute terrible. Je suis resté un moment pour tâcher de savoir de qui il voulait parler. Mais il ne prononçait pas de nom… C'est égal, si mon oncle apprend cela, je crois qu'Ivan ne sera pas long à déguerpir!

Tour en causant, ils avaient fait une bonne petite traite. Lise dit tout à coup:

— C'est assez! il est temps de retourner. Nous sommes même allés trop loin, Sacha, car votre oncle nous avait bien défendu de nous éloigner, à cause des loups qui commencent à se rapprocher.

Ils rebroussèrent chemin. Devant eux, venant en sens inverse, s'avançait un homme portant la tenue des gardes forestiers du prince Ormanoff. Lorsqu'il fut à quelques pas de la princesse et de Sacha, il enleva son bonnet de fourrure.

— Qu'avez-vous? s'exclama Lise.

Le visage de l'homme était traversé de lignes rouges et gonflées et ses paupières meurtries semblaient avoir peine à se soulever.

— Ce n'est rien, Altesse. J'ai effrayé sans le vouloir le cheval du prince, qui a failli le désarçonner. Alors j'ai reçu quelques coups de cravache…

— Oh! pauvre homme! murmura Lise avec un geste d'horreur.

Dans les yeux bleus du garde, il y avait une résignation paisible, mais un pli amer et douloureux se dessinait au coin de ses lèvres.

— C'est dur tout de même, pour si peu, murmura-t-il.

— Cela vous fait beaucoup souffrir? demanda Lise en l'enveloppant de son doux regard compatissant.

— Assez, oui, Altesse. Mais je rentre tout de suite, ma femme va me mettre quelque chose dessus et ce sera vite fini.

— Est-ce que vous avez des enfants?…. Deux?… Si je le pouvais, j'irais les voir. J'aime beaucoup les enfants. J'essaierai, un de ces jours, si vous ne demeurez pas trop loin.

— Non, ce n'est pas très loin. Merci, Altesse, dit-il d'un ton ému.

Il s'éloigna et Lise se remit en marche. Une indignation douloureuse gonflait son coeur; Elle aurait voulu pouvoir, tout au moins, réparer quelque peu les impitoyables procédés de ce maître cruel. Mais elle n'était pas libre, elle n'avait pas d'argent à sa disposition, et, si elle voulait se rendre un jour chez ces pauvres gens, il lui faudrait demander une permission qui serait certainement refusée.

— Voilà mon oncle! dit tout à coup Sacha.

Lise eut un léger tressaillement. Il lui était affreusement pénible de le voir, tandis qu'elle était encore sous le coup de cette émotion indignée qu'elle ne pouvait lui exprimer.

Il s'avançait rapidement. Sans doute venait-il de descendre de cheval, car il avait encore sa cravache à la main. Du premier coup d'oeil, Lise et Sacha virent que sa physionomie était à l'orage. Et le petit garçon murmura craintivement:

— Surtout, il ne faut rien dire, ma tante! Nous serions battus aussi!

— Ne vous avais-je pas défendu de vous éloigner ainsi, Lise? fit froidement Serge en s'arrêtant près de sa femme.

— C'est vrai, Serge, j'ai eu tort. Nous l'avons fait sans y penser, je vous assure.

— Et que faisiez-vous arrêtée près de cet homme?

Les lèvres de Lise tremblèrent un peu.

— Je lui demandais ce qu'il avait au visage… Et il m'a dit… Oh!Serge!

Ses beaux yeux pleins de reproche et de tristesse se levaient vers lui. Et ils étaient si limpides qu'on pouvait y lire aussi toute l'horreur qui remplissait l'âme de Lise pour cet acte cruel.

Un éclair passa dans le regard de Serge.

— Je vous interdis de vous mêler de cela! dit-il durement. Je châtie qui il me plaît et comme il me plaît, sans permettre à quiconque de me blâmer. De plus, je ne souffrirai pas que vous témoigniez à ces gens de la sympathie ou de la pitié! C'est là encore une preuve de cette sensiblerie dont vous me semblez largement pourvue…. Va-t'en, Sacha… Non, attends. C'est toi, paraît-il, qui as cassé hier l'orchidée jaune, dans le jardin d'hiver?

L'enfant devint pourpre et baissa la tête en murmurant:

— Oui, mon oncle.

— Mais c'est surtout ma faute, dit vivement Lise. J'avais manqué tomber, je me suis retenue à lui, qui a perdu à son tour l'équilibre et est tombé sur la fleur. Ne vous a-t-on pas raconté cela ainsi, Serge?

— Certainement. Mais il a toujours été interdit à Hermann et à Sacha d'entrer dans le jardin d'hiver…

— Il venait m'apporter mon mouchoir, que j'avais perdu dans le salon.Je l'ai gardé près de moi un petit moment, sans y penser, vraiment!

Il riposta d'un ton de froide ironie:

— De tout cela, il résulterait en bonne justice que vous aussi méritez une punition. Je vous en fais grâce cependant, Sacha l'aura à votre place… Rentre, Sacha, et préviens Yégor qu'il ait à te donner, ce soir, vingt coups de verge.

Sacha pâlit; mais, inclinant la tête, il s'éloigna sans protester.

Une exclamation d'effroi indigné avait jailli des lèvres de Lise:

— Serge, vous ne ferez pas cela!… Ce serait trop injuste!… et trop cruel!

— Vous n'avez pas à juger mes actes, dit-il froidement. Je ne vous le permettrai jamais, Lise.

En un mouvement presque inconscient, elle posa ses mains frémissantes sur le bras de son mari.

— Serge, ne faites pas cela! L'enfant est nerveux et délicat!… Et c'est ma faute, je vous le répète! Punissez-moi à sa place… Faites-moi châtier si vous le voulez. Je ne crains pas la souffrance… mais je ne puis supporter voir souffrir autrui!

Une supplication ardente s'échappait de ses yeux pleins de larmes. D'un geste presque violent, Serge secoua son bras pour en détacher les petits doigts crispés.

— Assez, Lise! Votre sensibilité est insupportable, il est bon qu'elle soit battue en brèche, je m'en aperçois. Rentrez maintenant… et n'oubliez pas que nous avons une partie de patinage cet après-midi.

Il s'éloigna dans une allée transversale. Aux oreilles de Lise parvint le sifflement de sa cravache frappant les branches dénudées des arbustes. Sans doute avait-il bonne envie d'infliger le même traitement à la jeune femme qui se permettait de le blâmer.

Elle revint machinalement vers le château. Son âme si douce se soulevait de colère et d'indignation, en même temps que de chagrin. Pauvre petit Sacha, un peu étourdi peut-être, mais si bon et si franc! Déjà, sa mère montrait ouvertement sa préférence pour Hermann, si lourd pourtant, si peu intelligent, mais sournois et flatteur. Il ne manquerait plus maintenant que son oncle, lui aussi, le prît en grippe!

Serait-ce parce que Lise lui témoignait de l'affection, et imaginait-il de la faire souffrir en tourmentant cet enfant!

Quel être odieux était donc ce prince Ormanoff?

Quand elle eut retiré ses vêtements de sortie, elle se dirigea vers l'étage supérieur. Dâcha lui avait appris que Madia était malade, et elle voulait aller la visiter. Ce devoir de charité la forcerait d'ailleurs à faire trêve à ses pénibles préoccupations et à l'angoisse que lui donnait la pensée du châtiment injuste préparé à Sacha.

— Que vous êtes bonne de venir me voir, ma douce princesse! dit la vieille niania en lui baisant les mains. Mais vous êtes bien pâle… et vous semblez triste. On dirait que vous avez pleuré.

La jeune femme ne répondit pas et essaya de sourire. Mais Madia hocha la tête.

— Non, vous ne pouvez pas… La princesse Olga souriait toujours, elle, devant "lui". Mais elle a pleuré quelquefois quand elle était seule. Pas très souvent, pourtant… Ce fut surtout après la naissance du petit Volodia. Elle aurait voulu s'occuper de lui comme font les autres mères. Mais chez les Ormanoff, l'enfant, quand c'est un fils, est soustrait aussitôt à l'influence maternelle. Elle avait la permission de le voir seulement une fois par jour. Quand il était malade, elle ne pouvait pas le soigner. Heureusement, sa nature n'était pas très sensible. Mais elle souffrait un peu quand même, car elle aimait bien son petit enfant, — pas au point, pourtant, de résister à son mari, car, lui, elle l'aimait plus que tout.

— Elle le craignait surtout, je pense! murmura amèrement Lise.

Aimer cet implacable tyran, ce coeur de marbre? Qui donc en aurait été capable?

— Oh! oui, elle le craignait! Cependant, il était bon pour elle… Pourquoi me regardez-vous comme cela, Altesse? Il était bon, je vous assure, et la princesse Olga n'a pas souffert comme vous pourriez le croire. Sa nature passive s'accommodait très bien de la soumission passive et du genre d'affection que lui accordait son mari. Elle n'aurait pas entrepris la moindre chose de son propre chef, elle cherchait toujours dans ses yeux une approbation. C'était un bon ménage, Altesse.

Pourquoi donc cette vieille femme lui racontait-elle tout cela? Qu'avait-elle besoin de savoir que la première femme avait été une parfaite esclave? Elle, Lise, n'avait aucune velléité de l'imiter! Elle était toujours prête pour la soumission due à l'époux, mais en conservant sa dignité de femme et sa liberté de conscience tout entière.

— Je vais vous dire au revoir, Madia. Il est temps que je m'habille pour le déjeuner.

— Oui, allez, ma princesse. Me voilà contente pour la journée, rien que de vous avoir vue. C'est du ciel que vous avez dans les yeux, ma belle princesse. Mais ne les faites pas pleurer, ne vous tourmentez pas… Ecoutez que je vous dise un secret. La vieille niania sait bien des choses, elle a vu et entendu… Le grand-père de notre prince était un homme terrible, jaloux comme plusieurs Turcs réunis, dur comme toutes les glaces de notre pays. Après avoir fait mourir sa femme de chagrin, il obligea ses filles à des mariages qui leur déplaisaient, et tourmenta son fils Vladimir parce que celui-ci, qui était bon et plus affectueux que ne le sont en général les Ormanoff, témoignait à sa femme une certaine considération. Le prince Vladimir mourut très jeune, et son père éleva lui-même le petit prince Serge. Il l'éleva selon ses idées, c'est-à-dire qu'il lui enseigna d'abord la dureté de coeur, l'orgueil de sa supériorité masculine, le mépris et l'asservissement de la femme. Sa pauvre mère n'avait la permission de le voir que de temps à autre, toujours en présence du grand-père, et elle ne pouvait lui donner aucune caresse. C'est ainsi que son orgueil naturel se développa, c'est ainsi que s'endurcit son coeur… son coeur qui était naturellement bon, et tendre même, Altesse!

Lise ne put retenir un geste et une parole de véhémente protestation.

— Oh! Madia!

Les petits yeux bleu pâle de la vieille femme clignotèrent, un sourire mystérieux entr'ouvrit ses lèvres.

— Il n'est pas mort, Altesse; il revivra… Oui, oui, je comprends, Votre Altesse me prend pour une folle. Mais je sais ce que je dis. Je le connais, mon beau prince. Il n'y a même que moi qui le connaisse, ici. Soyez courageuse, ma princesse; ayez patience, et vous verrez.

Les yeux de Madia brillaient, et Lise songea qu'elle devait avoir une forte fièvre pour divaguer ainsi.

Elle s'éloigna en disant qu'elle reviendrait la voir le lendemain. Comme elle atteignait la porte, elle entendit la vieille femme qui murmurait:

— Vous n'êtes pas la princesse Olga, vous… Oh! non!

Elle se détourna vivement.

— Pourquoi dites-vous cela? et de la même manière que Mlle Dougloff?

— Ah! elle vous l'a dit aussi? Oui, elle a dû s'en apercevoir aussitôt. Le prince ne lui adresse peut-être pas dix mots dans l'année, et pourtant elle le connaît presque aussi bien que moi. Sous ses paupières baissées, elle voit tout, elle devine tout. Ma douce petite princesse, elle sait certainement déjà un secret que vous ignorez encore, — un beau secret qui vous donnera le bonheur. Mais, à cause de cela, prenez garde! Elle haïssait déjà la princesse Olga, que sera-ce de vous!

— Pourquoi me haïrait-elle? s'écria Lise d'un ton stupéfait. Je ne lui ai jamais rien fait, je lui parle même chaque fois que je le peux, car je trouve fort triste que, parce qu'elle est une parente pauvre, on la laisse ainsi à l'écart.

— Et bien l'on fait! dit Madia en étendant la main. A la place du maître, je l'aurais depuis longtemps envoyée ailleurs. Voyez-vous, moi, j'ai une idée… Mais je ne peux pas le dire, parce que ce n'est rien qu'une idée… Pourquoi elle vous hait? Parce qu'elle est une louve, et vous, une agnelle du bon Dieu. Parce que, surtout… vous êtes la femme du prince Ormanoff. Défiez-vous d'elle… Et ne le craignez pas trop, lui. Croyez-en la vieille Madia, Altesse: quand vous aurez quelque chose à lui demander, faites-le hardiment, et vous obtiendrez tout.

Décidément, Madia avait une forte fièvre, ou bien son cerveau se dérangeait, — ce qui n'avait rien d'étonnant, vu son grand âge.

— Je tâcherai d'en parler au docteur Vaguédine, songea Lise en regagnant son appartement.

Il y avait en ce moment à Kultow deux hôtes: un diplomate autrichien, fanatique de chasse, et un parent éloigné du prince Ormanoff; le comte Michel Darowsky, capitaine aux gardes à cheval. Pendant le déjeuner, tous deux observèrent que la jeune princesse, à laquelle ils témoignaient une courtoisie empressée et une discrète admiration, avait un teint bien pâle ce matin et un cerne profond autour de ses beaux yeux, plus tristes que jamais. De même, il leur fut impossible de ne pas remarquer la mine sombre du prince Serge, et le pli dur qui barrait son front. La conversation se traînait, malgré les efforts de tous, et en particulier de Lydie qui secouait quelque peu son apathie en l'honneur de son cousin Michel. Le prince dédaignait aujourd'hui de s'y mêler autrement que pour prononcer quelques phrases laconiques, et cela seul suffisait pour jeter un froid sur tous les convives.

— Il a dû encore tourmenter cette merveilleuse petite princesse! murmura le diplomate à l'oreille du comte Darowsky tout en allumant un cigare, tandis que tous se réunissaient après le déjeuner dans le jardin d'hiver que des glaces sans tain séparaient du grand salon Louis XVI.

— Probablement! Il est odieux! Une si délicieuse créature, et si jeune, si touchante!… Tenez, regardez-moi cela. Elle nous a pourtant dit l'autre jour, devant lui, que fumer lui était désagréable!

Serge venait d'allumer une cigarette et la présentait à sa femme. Elle esquissa un geste de refus. Mais lui, tranquillement, la mit entre les petites lèvres roses. Et Lise n'osa l'enlever dans la crainte de quelque scène. Chaque fois que cette fantaisie avait pris à Serge, elle avait dû céder, se réservant la résistance pour des motifs plus graves. Mais quelque chose se révoltait toujours au fond d'elle-même lorsqu'elle devait se plier à ce caprice despotique.

Aujourd'hui, il ne prolongea pas son ennui. A peine lui-même avait-il tiré quelques bouffées de sa cigarette qu'il se leva, en disant que l'heure était venue de s'habiller pour le patinage. Aussitôt chacun s'ébranla. Lise et lui sortirent les derniers du salon et montèrent ensemble l'escalier.

Au premier étage, Serge se dirigea vers son appartement. Lise demeura un moment immobile, indécise, le coeur battant. Il lui venait l'idée folle, mais irrésistible, de lui demander encore la grâce de Sacha.

Folle, oui, après la façon dont il l'avait traitée ce matin, après l'attitude qu'il avait eue pendant le repas. Mieux vaudrait supplier ces murs de pierre que cet homme impitoyable.

Et pourtant, pourtant!… Les étranges paroles de Madia bourdonnaient à ses oreilles…

Elle s'élança tout à coup et rejoignit le prince comme il ouvrait la porte de son appartement.

— Serge, pardonnez-moi!… mais je voudrais vous supplier encore pourSacha!

Elle ne recula pas devant la lueur irritée du regard, ni devant le geste de colère…

— Voulez-vous donc me pousser à bout, Lise? Faut-il, pour vous contenter, que je fasse doubler la punition?

— Serge!… Oh! ne soyez pas cruel! Accordez-moi sa grâce, je vous en prie! Tenez! je vous la demande à genoux!

Elle se laissait glisser à terre, en levant vers lui ses mains jointes et ses grands yeux implorants et douloureux.

Il se baissa vivement, lui prit les mains et la releva.

— Assez! assez! Lise! Je vous l'accorde… je vous accorde tout! Mais allez-vous-en! Vous me rendez fou!

Repoussant doucement la jeune femme, il entra chez lui, en fermant la porte avec violence.

Elle resta pendant quelques minutes abasourdie, tout autant de sa victoire que des étranges manières de Serge. Puis elle revint bien vite chez elle et fit appeler Sacha pour lui donner l'heureuse nouvelle.

— Oh! ma tante, vous avez osé!… Ce n'est pas ma tante Olga qui aurait fait cela! Mais jamais je n'aurais cru que mon oncle céderait!… Merci, ma tante Lise, ma jolie tante!

Tout émue de sa reconnaissance, elle l'embrassa et le renvoya. Puis, le coeur plus léger, elle se laissa habiller par Dâcha. Celle-ci la revêtit d'une robe de drap blanc qui découvrait ses petits pieds, et du vêtement de renard blanc qu'elle portait le jour de son mariage. Une toque semblable, ornée d'une aigrette, fut posée sur ses cheveux. Et ce fut en toute vérité que le comte Darowsky put murmurer d'un ton d'enthousiasme contenu, en l'aidant à monter en traîneau:

— Vous êtes la reine des neiges, princesse!

Au dernier moment, Vassili était venu prévenir que le prince Ormanoff ne pouvait accompagner ses hôtes aujourd'hui. Ce brusque changement d'idées étonna quelque peu, étant donné que c'était lui-même qui avait parlé aujourd'hui de patinage et avait pressé pour qu'on s'habillât.

— Capricieux comme une jolie femme, notre hôte! dit Michel Darowsky à l'Autrichien, assis dans le même traîneau que lui.

— Oui, il l'est même pour deux, car je suis bien certain que la princesse Ormanoff n'a pas ce défaut-là.

— Elle! Oh! c'est une sainte! on le voit dans ses yeux… Une sainte et une martyre, peut-être!

— Mon cher comte, un conseil: ne laissez pas trop paraître votre chevaleresque admiration. Le prince Ormanoff est ombrageux comme un Oriental.

— Je ne l'ignore pas. Mais, en vérité, personne ne pourrait s'offenser de l'admiration respectueuse qu'inspire la princesse Lise!

— On ne sait jamais, avec un homme de cette trempe! Il suffirait qu'une lubie lui traversât l'esprit.

Le lieu choisi était un lac de grande étendue, enchâssé dans des forêts de sapins couvertes de neige. Sur le bord se dressait un chalet du plus pur style norvégien, où des domestiques tenaient à la disposition des hôtes du prince Ormanoff des grogs chauds, du thé et des pâtisseries.

Quand Lise eut chaussé ses patins, le comte Michel lui offrit sa main et tous deux s'élancèrent sur la glace. La jeune princesse, si souple et si légère, patinait à ravir. Pour un instant, elle oubliait sa tristesse et se laissait aller au plaisir de glisser sur cette glace superbe, dans ce décor immaculé qu'éclairaient de pâles rayons de soleil.

Une forme masculine se dressa tout à coup près d'elle.

— A mon tour de vous servir de cavalier, Lise, dit la voix du princeOrmanoff.

Elle eut un sursaut de surprise et serait tombée si le comte ne l'avait retenue.

— Serge!… Je croyais que vous ne deviez pas venir!

— On ne sait jamais, avec moi… Michel, allez donc délivrer cette pauvre Lydie qui n'ose lâcher le piètre patineur qu'est le comte Berkerheim. Ce sera oeuvre de charité.

Le comte Darowsky eut un léger froncement de sourcils. Le ton sardonique de son cousin laissait supposer une intention blessante. Il retint pourtant le mot un peu vif qui lui venait aux lèvres, et, s'inclinant devant Lise, il se dirigea vers l'endroit où évoluaient Mme de Rühlberg et le diplomate autrichien.

Serge prit la main de sa femme, et tous deux s'élancèrent sur la glace. Lise put constater aussitôt qu'il était un incomparable patineur. Entraînée par lui, elle accomplissait de véritables prouesses… Et il l'emmenait loin, très loin, jusqu'à l'extrémité du lac, comme s'il eût souhaité soustraire à tous les yeux la délicieuse reine des neiges.

Elle se sentait très lasse, mais n'osait lui demander de s'arrêter.Pourtant sa vue se brouillait, et tout à coup, un vertige la saisit.

— Serge!… je tombe!

L'élan était donné, il fallut toute l'adresse du prince pour s'arrêter presque aussitôt. D'un mouvement instinctif, Lise, défaillante, s'appuyait contre sa poitrine, se retenait à son cou… Et, pour la première fois de sa vie, elle était en proie à une hallucination: elle sentait des baisers sur son visage, elle entendait une voix anxieuse qui murmurait: "Lise!… ma Lise!" Pendant quelques secondes elle ressentit une impression de repos, de tranquille et confiant bien-être. Puis, tout se noya dans l'ombre, elle perdit complètement connaissance.

Quand elle revint à elle, elle se trouvait dans le chalet, étendue sur un divan. Vers elle se penchait Mme de Rühlberg, un flacon de sels à la main… Et un peu plus loin le prince Serge se tenait debout, les bras croisés, avec son visage rigide des plus mauvais jours.

— Là, c'est fini, dit Lydie d'un ton de soulagement. Un verre de thé bien chaud, maintenant, et vous serez tout à fait remise.

— Vous allez la ramener à Kultow, Lydie. Mais tant que vous ne serez pas parvenue à dompter ces ridicules faiblesses, Lise, vous vous abstiendrez de patinage.

Et, tournant les talons, le prince Ormanoff sortit du chalet.

— Il est très mécontent! chuchota Mme de Rühlberg. Songez donc, il a été obligé de vous ramener dans ses bras depuis l'extrémité du lac! Si fort qu'il soit, et si peu que vous pesiez, c'était difficile quand même. Puis, pour un homme vigoureux et plein de vie comme lui, il est irritant d'avoir une femme qui se pâme pour un rien et qui gêne toutes les parties.

C'était la première fois que Lydie prononçait de semblables paroles. Elle, si apathique en général, était aujourd'hui visiblement furieuse d'avoir à quitter le patinage.

Le pâle visage de Lise se couvrit de rougeur.

— Je ne veux gêner personne! dit-elle vivement. Je retournerai seule àKultow, et désormais, je vous laisserai faire vos parties en paix!Allez, allez, Lydie. Quand je me sentirai un peu moins faible, Thadéem'aidera à gagner le traîneau.

— Et Serge me fera une scène terrible. Merci bien! J'aime encore mieux me priver du plaisir que je me promettais pour une bonne heure encore. Mais je me demande pourquoi, au lieu de vous renvoyer tout de suite, Serge ne vous laisse pas tranquillement ici. On dirait qu'il a hâte de se débarrasser de vous!

Lise ne répliqua rien et abaissa ses paupières sur ses yeux fatigués. Elle se sentait en ce moment si lasse et si faible qu'il lui semblait voir la mort toute proche. Quelle délivrance! Et personne ne la pleurerait, sauf peut-être Sacha, ses femmes de chambre et la vieille Madia. Le prince Ormanoff serait le premier à se réjouir de cette solution, puisqu'il devait juger impossible maintenant de pétrir à son gré cette jeune rebelle, et qu'il ne pouvait supporter une femme malade — même lorsqu'elle ne l'était devenue que par sa faute.

Le comte Darowsky quitta Kultow le surlendemain. Lydie avait en vain déployé pour lui toutes ses grâces. Un mariage avec ce parent jeune, riche et distingué lui souriait beaucoup, d'autant mieux qu'il lui aurait permis d'échapper à la lourde tutelle de son frère. Mais Michel n'avait paru rien comprendre. Il avait perdu, quelques années auparavant, une jeune femme très aimée et ne songeait aucunement à la remplacer à son foyer, où sa mère élevait les deux petits enfants qui étaient sa seule consolation.

Lydie n'ignorait aucunement ces détails. Mais elle se persuada — ou on lui persuada — que cette indifférence de son cousin était due surtout à la présence de Lise. Près de cette incomparable beauté, les plus jolies femmes ne paraissaient plus rien. De là, une sourde rancune envers la jeune princesse — rancune qui se manifestait par de petites piques, de petites méchancetés sournoises, des froideurs inexpliquées.

Mme de Rühlberg avait, en outre, un autre motif de ressentiment. Elle s'irritait secrètement de la préférence de sa belle-soeur pour Sacha, et Hermann, jaloux, l'excitait en dessous. Le précepteur, lui aussi, avait pris en grippe Sacha, dont la franchise déplaisait à son âme tortueuse, et le punissait à propos de tout et de rien. Le pauvre enfant, entre sa mère, son frère et Hans Brunner, était loin d'être heureux. Il venait conter ses chagrins à Lise, qui le consolait avec de douces paroles. Elle ne pouvait pas autre chose. Elle-même était l'objet d'une hostilité latente, qu'elle sentait s'épaississant autour d'elle et qui augmentait la tristesse dont saignait son coeur. Il n'était pas jusqu'à l'obséquieuse et sournoise admiration du précepteur qui ne vînt encore augmenter ses ennuis.

Et le seul être qui eût pu délivrer Lise et Sacha de ces persécutions sourdes se renfermait dans une indifférence altière, dans une froideur écrasante, au retour de la chasse à laquelle il consacrait maintenant toutes ses journées, s'y adonnant avec une sorte de passion furieuse — à tel point, disaient les gardes qui l'accompagnaient, qu'il risquait à tout moment sa vie.

Toujours effacée, toujours silencieuse, Varvara Dougloff glissait comme une ombre dans la princière demeure. Nul ne s'inquiétait de ce qu'elle faisait, comment elle vivait. Lise seule avait voulu essayer de s'intéresser à elle. Mais elle s'était heurtée à une porte close. Varvara gardait jalousement le secret de son âme derrière ses paupières baissées.

Par Lydie, Lise savait qu'elle était la fille d'une cousine des Ormanoff, qui avait épousé malgré leur désapprobation un jeune homme de petite noblesse, lequel l'avait laissée veuve et sans ressources au bout de six ans de mariage. Elle avait végété avec sa fille jusqu'au jour où, apprenant la mort du prince Cyrille, grand-père de Serge, elle était venue solliciter le secours de celui-ci, espérant trouver chez le très jeune homme qu'il était alors un peu moins de dureté que chez l'aïeul. Serge ignorait la compassion, mais il était généreux par nature. La veuve et sa fille avaient obtenu l'autorisation de demeurer à Kultow, — mais elles avaient fort bien compris qu'elles n'y seraient tolérées qu'à la condition de se faire oublier. C'était de là sans doute que datait l'attitude effacée de Varvara, et son allure d'ombre, glissante et terne.

La mère était morte il y avait maintenant deux ou trois ans, mais Varvara avait continué à mener la même existence silencieuse, suivant Lydie qui elle-même évoluait docilement dans l'orbe du prince Ormanoff, ayant autour d'elle un reflet du luxe qui régnait dans les résidences princières, et ne laissant jamais rien paraître des sentiments qui pouvaient agiter son âme, — reconnaissance, ou bien aigreur, envie peut-être.

Lise, si bonne et si délicate, pensait qu'elle devait souffrir de cette situation de parasite. Plus d'une fois, elle avait songé qu'à la place de Varvara, jeune et paraissant bien portante, elle aurait préféré travailler pour sauvegarder sa dignité et son indépendance. Que pouvait-elle faire, toujours seule chez elle? A quoi occupait-elle ses longues journées? Lydie, questionnée un jour à ce sujet par sa belle-soeur, avait levé les épaules en répondant:

— Je vous avoue que je n'en sais rien! Cette pauvre fille est tellement insignifiante!

Lise ne la jugeait pas du tout ainsi. Au fond, elle était obligée de s'avouer que Varvara lui inspirait une sorte d'antipathie instinctive, tout à fait irraisonnée. Mais par le fait même de ce sentiment qu'elle se reprochait, elle se croyait tenue à se montrer meilleure à son égard.

Ce fut guidée par ce motif qu'un jour, ayant appris au déjeuner que Mlle Dougloff était malade, — il régnait en ce moment à Kultow un vent de grippe, — Lise se dirigea vers son appartement situé dans une partie éloignée du château.

Elle s'arrêta, indécise, devant une porte entr'ouverte. Une voix sourdement irritée demanda:

— Est-ce vous enfin, Nadia?

Alors elle poussa la porte et entra en disant:

— Non, Varvara, c'est moi, Lise.

Dans l'ombre projetée par les lourds rideaux du lit, elle vit se dresser la tête blonde de Varvara.

— Vous!… vous! dit une voix étouffée.

Lise s'avança jusqu'au lit. Du premier coup d'oeil, elle vit que Varvara était en proie à la fièvre, car elle était fort rouge, et ses yeux, ses étranges yeux jaunes luisaient.

— Je viens vous voir, Varvara. J'ai su tout à l'heure que vous étiez malade.

— Ce n'est rien! interrompit brusquement Varvara. Je regrette que vous vous soyez dérangée. Vous risquez que je vous communique cette maladie. Olga avait un tout autre soin de sa santé. Je suppose que si le prince Ormanoff vous savait ici, vous passeriez un mauvais moment. Mais, naturellement, vous ne lui avez pas demandé la permission?

— Cela me regarde! dit sèchement Lise, blessée par ce bizarre accueil et ce ton ironique.

— Evidemment! Mais je ne me soucie pas du tout que mon cousin m'accuse de vous avoir retenue ici. Ainsi donc, tout en vous remerciant beaucoup, je vous demanderai de vous retirer. J'ai l'air d'être malhonnête, mais c'est dans votre intérêt, je vous assure, princesse.

Ses paupières étaient retombées sur ses yeux, et elle parlait maintenant d'un ton très doux, un peu chantant.

Lise l'enveloppa d'un regard perplexe… Et ce regard fit ensuite le tour de la chambre, très vaste, bien meublée, mais fort en désordre. Dans une bibliothèque s'alignaient des livres en nombre considérable, et d'autres étaient posés sur une table auprès de la malade, à côté d'une carafe et d'un verre vide.

— Je crois que vous exagérez, Varvara. Vous n'avez rien de très contagieux… Etes-vous bien soignée, au moins?

— Bien soignée! Mais je suis abandonnée par cette Nadia, qui perd la tête depuis qu'elle est fiancée au fils d'Ivan Borgueff! Je suis sûre que la coquine a coupé les fils électriques, de telle sorte que j'ai beau sonner, resonner, personne ne bouge. Quand elle se décidera à apparaître, elle me dira que la sonnette était détraquée. En attendant, je n'ai plus une goutte d'eau et la soif me dévore. Mais Varvara Dougloff est si peu de chose! A quoi lui servirait de se plaindre?

— Mais si, il faut vous plaindre! Je vais en parler à Natacha. En attendant, je vous enverrai Sonia, qui est une très bonne fille, fort adroite et serviable.

Varvara eut un petit plissement de lèvres ironique.

— Natacha et les autres ne tiennent compte que des observations et des ordres du prince Ormanoff. Tout ce que vous direz sera lettre morte.

Un peu de rougeur monta aux joues de Lise. C'était vrai, elle n'était rien dans cette demeure, où tout gravitait autour de la volonté du maître.

Elle quitta Varvara sous une impression désagréable. Décidément, elle ne lui était pas sympathique! Mais cela n'empêchait pas qu'elle ne lui vînt charitablement en aide.

Après avoir envoyé Sonia porter du thé à la malade, elle fit appeler la femme de charge. Elle put se convaincre aussitôt que Varvara avait deviné juste. Sous la politesse obséquieuse de Natacha, elle se heurta à la tranquille inertie d'une femme qui sait n'avoir aucun compte à rendre en dehors de la seule autorité existante. Pas plus qu'à la défunte princesse, le prince Ormanoff n'avait délégué à sa seconde femme le moindre pouvoir. Dans la demeure conjugale, Lise semblait une invitée — ou bien encore une plante précieuse que l'on soigne parce que le maître semble y tenir, mais qui n'est considérée par tous qu'au point de vue de son rôle décoratif.

Olga avait pu ne pas souffrir de cette situation, mais il n'en était pas de même de Lise, dont la nature délicate et fière ressentait profondément toutes ces blessures.

Quand Natacha se fut retirée, après avoir dit du bout des lèvres qu'elle allait parler à Nadia, Lise s'habilla et descendit pour faire avec Sacha une promenade en traîneau. Il était maintenant son habituel compagnon. Depuis l'incident du patinage, Lydie s'abstenait souvent de sortir avec sa belle-soeur. Serge, s'absentant quotidiennement, n'en savait rien, et elle était bien certaine que Lise, dont elle devait, bon gré mal gré, reconnaître la discrète bonté, ne lui en parlerait jamais.

Ce jour-là, la tante et le neveu firent prolonger un peu la promenade. Au retour, en descendant du traîneau, ils virent dès l'entrée une animation inaccoutumée… Et Mme de Rühlberg, surgissant tout à coup, leva les bras au ciel.

— Serge l'a échappé belle! A peine étiez-vous partie qu'on l'a ramené à peu près inanimé, le bras et l'épaule gauche labourés par les griffes d'un ours. Le docteur Vaguédine assure qu'il n'y a rien d'atteint gravement. Il a refusé de se mettre au lit — un Ormanoff n'arrive à cette extrémité qu'en face de la mort, et encore pas toujours. Il s'est installé dans son cabinet de travail, en défendant que personne vienne le voir… Il paraît qu'il s'en est fallu de rien que l'ours ne l'étouffât. Heureusement il a réussi à lui enfoncer dans le coeur son couteau de chasse.

Une émotion sincère s'emparait de Lise. A défaut d'une affection qu'elle ne pouvait éprouver pour son mari, son âme était trop profondément chrétienne et trop délicatement bonne pour ne pas compatir même à la souffrance de l'homme qui la tenait sous son impitoyable despotisme.

Après avoir demandé à sa belle-soeur quelques détails, elle remonta chez elle. Tandis qu'elle se déshabillait, elle songea avec mélancolie à son étrange situation. D'elle-même, elle ne pouvait se rendre près de son mari blessé et lui offrir ses soins. Il l'obligeait à l'inutilité, réduisant son rôle d'épouse à celui d'un objet de luxe que son caprice du moment ignorait, ou tyrannisait.

Tristement pensive, elle s'attardait dans sa chambre, le front appuyé à la vitre d'une des fenêtres derrière laquelle, entre les doubles châssis, s'épanouissaient des fleurs rares. Mais Dâcha entra tout à coup et l'informa que le prince Ormanoff la faisait demander.

Elle tressaillit légèrement. Etait-il donc plus malade?

Elle se dirigea d'un pas rapide vers son appartement. Dans la grande galerie garnie d'inappréciables oeuvres d'art et de souvenirs de famille qui le précédait, Stépanek, le cosaque, se tenait en permanence. Il ouvrit silencieusement le battant d'une porte et Lise entra dans une pièce encore inconnue d'elle — une pièce très vaste, tendue d'un admirable cuir de Cordoue, éclairée par des baies garnies de vitraux anciens. Les raffinements du luxe moderne se mêlaient ici à un faste tout oriental, sur lequel de superbes peaux d'ours noirs et blancs venaient jeter une note sauvage. Dans l'atmosphère chaude flottait une étrange senteur faite du parfum préféré du maître de céans, des émanations du cuir de Russie, de l'odeur des fines cigarettes turques, des exhalaisons enivrantes s'échappant des gerbes de fleurs répandues partout.

Serge était assis près de son bureau, et appuyait son front sur sa main. A ses pieds étaient couchés Ali et Fricka, ses lévriers, qui se levèrent, s'élancèrent vers la jeune femme et se mirent à bondit autour d'elle, quêtant des caresses.

Elle les écarta doucement et s'avança vers son mari qui n'avait pas bougé, mais tournait vers elle son regard.

— Vous n'étiez pas curieuse de venir voir ce que maître Bruin avait fait de moi, Lise? dit-il d'un ton froid, légèrement sarcastique.

— Votre soeur m'avait dit que vous ne vouliez voir personne, balbutia-t-elle en rougissant sous cette parole qui semblait un reproche.

— Alors vous vous êtes crue englobée avec les autres dans cette interdiction? Oubliez-vous que vous êtes ma femme et qu'à ce titre vous me devez vos soins?

— Mais je ne demande pas mieux! dit-elle spontanément. Je suis toute prête, Serge…

— Merci, l'intention me suffit… Ah! si, tenez, puisque vous êtes là, donnez-moi donc de la quinine. Je sens que la fièvre augmente. Vous en trouverez là, sur ce meuble. Le docteur a tout préparé.

— Souffrez-vous beaucoup? demanda timidement Lise tout en se dirigeant vers le meuble désigné.

— Beaucoup, oui. Mais j'ai la force nécessaire pour supporter cela.Les Ormanoff n'ont jamais craint la douleur physique.

Tandis qu'il avalait le médicament préparé par elle, Lise constata que son visage était profondément altéré et que des frémissements de souffrance y passaient. Mais le regard conservait toujours toute son énergie hautaine.

— Maintenant, asseyez-vous là, dit-il en désignant un siège près de lui. Et racontez-moi pourquoi Lydie ne vous accompagnait pas aujourd'hui.

La jeune femme rougit un peu.

— Elle n'était pas disposée… Vous savez qu'elle est souvent fatiguée…

— Pas plus que vous, certainement. Et les promenades font partie du régime qui lui est prescrit. Ces abstentions se renouvellent-elles souvent?

— Quelquefois… murmura Lise avec embarras. Mais je vous assure que je trouve tout naturel…

— Vous, peut-être, mais moi, non. Il faudra que cela change… Mais peut-être préférez-vous la compagnie de Sacha à celle de sa mère? Je ne fais aucune difficulté pour reconnaître que ma soeur n'est pas fort intéressante.

Et sa bouche eut un pli de dédain.

— Je ne dis pas cela… Mais j'aime beaucoup Sacha, qui est affectueux et gai.

— Eh bien! prenez-le pour compagnon. Lydie pourra paresser tout à loisir, quand elle aura bien digéré les reproches que je lui prépare.

— Ne lui dites rien à cause de moi, je vous en prie! murmura Lise d'un ton suppliant.

— A cause de vous?… Mais non, ma chère, il s'agit ici simplement d'un désir exprimé par moi, et considéré comme non avenu par ma soeur. C'est moi qui me trouve l'offensé.

Lise rougit. A quoi songeait-elle donc, en effet? Qu'importait à Serge que sa femme fût traitée plus ou moins aimablement, qu'elle souffrît même de mauvais procédés? La seule faute impardonnable, pour lui, était l'insoumission à ses volontés.

Il fermait les yeux et demeurait silencieux. La fièvre empourprait un peu ses joues. Près de lui, Lise restait immobile, regardant le décor magnifique au milieu duquel elle se trouvait. La chaleur et les parfums de cette pièce l'oppressaient singulièrement — mais moins encore, peut-être, que la présence de celui qui n'avait jamais su que la faire souffrir.

— Lise!

Elle leva la tête et vit les yeux de Serge fixés sur elle.

— Qu'auriez-vous éprouvé, si Bruin m'avait étouffé complètement?

Elle devint pourpre et détourna son regard. Que lui répondre? Loyalement, elle ne pouvait lui dire que ceci: "J'aurais éprouvé une émotion profonde, telle que je la ressentirais pour n'importe qui en semblable occasion. Mais je ne vous aurai pas pleuré autrement que comme chrétienne."

— Regardez-moi, Lise!

En un de ces gestes à la fois impérieux et doux qui lui étaient particuliers, il portait sa main brûlante de fièvre sur la nuque de Lise et obligeait la jeune femme à tourner la tête vers lui.

— Laissez-moi lire votre réponse dans vos yeux, car vos lèvres se refuseraient à me la faire connaître… Oui, Bruin a failli vous donner la liberté, Lise…

— Serge! murmura-t-elle en rougissant plus fort.

Une lueur sarcastique passa dans le regard du prince.

— Oh! il s'en est fallu de bien peu, je vous assure! Si ma main avait été moins ferme, la lame déviait… et vous étiez veuve. Après tout, cela aurait mieux valu… pour moi.

Il laissa aller la tête de Lise en murmurant d'un ton impatienté:

— Laissez-moi maintenant… Allez, allez, Lise.

Elle se leva et se dirigea vers la porte. Comme elle l'ouvrait, il lui sembla entendre prononcer son nom. Elle se détourna un peu. Mais Serge était immobile, et ses yeux étaient à demi clos sous les cils blonds.

Elle sortit alors et regagna son appartement. Ce soir-là, elle eut une affreuse migraine, due sans doute à l'atmosphère saturée de parfums qui régnait chez Serge. Et dans ses rares moments de sommeil traversés de rêves pénibles, il lui sembla entendre de nouveau la voix suppliante et impérieuse qui murmurait:

— Lise!… Lise!

En dépit d'une nuit de fièvre et de souffrance, le prince Ormanoff fit appeler le lendemain sa soeur près de lui, et les dix minutes que dura l'entretien furent sans doute bien utilisées par lui, car Lydie sortit de son cabinet avec un visage altéré et des yeux gros de larmes qu'elle avait eu grand'peine à retenir, mais qui se donnèrent libre cours aussitôt qu'elle fut hors de chez lui.

Comme elle rentrait dans son appartement, elle se heurta à Varvara qui glissait, en véritable ombre qu'elle était, à travers les corridors immenses, avec son air absorbé et indifférent à tout. Pourtant, cette fois, elle remarqua la physionomie bouleversée de la baronne et l'interrogea:

— Qu'avez-vous, Lydie?

Mme de Rühlberg ne demandait qu'à s'épancher. Elle raconta que Serge venait de lui faire les plus durs reproches, parce qu'elle ne s'était pas montrée suffisamment aimable pour sa femme. Et comme elle balbutiait des excuses, en disant qu'elle recommencerait à accompagner sa belle-soeur, il avait répliqué: "Vous n'aurez pas cette peine. Lise préfère à votre compagnie celle de Sacha. Mais le n'oublierai pas de quelle façon vous comprenez la déférence aux désirs que je vous exprime."

— Voyez-vous, Varvara, cette sainte nitouche qui a osé se plaindre à lui! Ce n'est pas Olga qui aurait fait cela! Une bonne petite, bien insignifiante, qui ne souciait de rien ni de personne en dehors de son mari. Je n'ai jamais eu d'ennuis avec elle. Mais celle-ci! Voilà qu'elle s'est toquée de Sacha, et Serge, aussitôt, décrète qu'il l'accompagnera désormais… Varvara, ne trouvez-vous pas qu'il y a là une complaisance bien étrange chez lui?

Elle baissait la voix en prononçant ces mots.

Les paupières de Varvara battirent légèrement.

— Oui, peut-être… Je vous conseille de vous défier de cette jeune femme, Lydie.

— Me défier? Pourquoi?

— Pour tout… Craignez qu'elle ne vous desserve près du princeOrmanoff. Craignez pour Hermann, qu'elle n'aime pas.

— Mais vous rêvez, Varvara! Elle n'a et elle n'aura jamais, pas plus qu'aucune femme au monde, la moindre influence sur Serge!

Une sorte de rire bref glissa entre les lèvres de Varvara.

— Non, elle n'en aura pas… Je rêve, Lydie! Serge Ormanoff dominé par sa femme! La plaisante idée que voilà!

Et, riant de nouveau, elle s'éloigna de son pas silencieux, laissantLydie très surprise, et un peu perplexe.

Quels que fussent les sentiments que Mme de Rühlberg nourrissait à l'égard de sa belle-soeur, à la suite des reproches de Serge, elle se montra dès lors très aimable et empressée près de la jeune femme. Les petites méchancetés cessèrent… Mais Lise continua à sentir autour d'elle un souffle de malveillance qui semblait fort pénible à sa nature aimante.

Elle se demandait avec anxiété si elle devait retourner sans être appelée près de son mari. La veille, il l'avait renvoyée de si étrange manière!… Mais vers deux heures, toutes ses perplexités se trouvèrent réduites à néant par l'apparition de Vassili venant l'informer que le prince la demandait.

Il était très pâle, visiblement fatigué et énervé par la souffrance. Après avoir répondu laconiquement aux timides interrogations de Lise sur son état, il lui demanda:

— A quoi étiez-vous occupée, quand je vous ai fait demander?

— Je faisais une partie de dames avec Sacha, qui est souffrant aujourd'hui.

— Eh bien! sonnez Stépanek et dites-lui d'aller prévenir Sacha qu'il vienne ici continuer cette partie.

Très surprise de ce caprice imprévu, elle obéit pourtant sans risquer de réflexion. Sacha arriva aussitôt, la tante et le neveu s'installèrent près de Serge, qui suivit les péripéties du jeu en donnant des conseils à sa femme, de telle sorte que Sacha, fort peu à son aise d'ailleurs en présence de son oncle, perdit haut la main la partie.

Après quoi, Lise fit invitée à passer dans le salon voisin où se trouvait un piano, son mari désirant entendre un peu de musique.

Ce ne fut pas là une fantaisie passagère. Les jours suivants, Sacha fut appelé encore pour venir faire avec sa tante une partie quelconque. Après quoi, le prince l'envoyait étudier ses leçons ou jouer avec les lévriers dans un coin de la pièce, tandis que lise brodait près de son mari silencieux et songeur, ou se mettait au piano, la musique calmant la fièvre et la souffrance, prétendait-il.

Il semblait ainsi qu'il s'attachât à mettre toujours l'enfant en tiers entre Lise et lui.

Pendant les premiers jours, ses blessures avaient inspiré quelques inquiétudes au docteur Vaguédine, qui avait en vain essayé de lui faire garder le lit. Mais elles entraient maintenant dans une bonne voie, la fièvre baissait, et le prince, qui restait auparavant toute la journée inactif, quelque peu abattu en dépit de son énergie, commençait à s'occuper, à lire, à dépouiller la correspondance qui s'amoncelait sur les plateaux, et à indiquer à ses secrétaires les réponses à donner.

Un après-midi, il trouva parmi les revues qui encombraient toute une table, un livre qu'il parcourut rapidement, puis tendit à Lise.

— Tenez, coupez-moi donc cela, Lise.

C'était un volume de poésies d'un jeune et déjà célèbre poète français. Tandis que Lise faisait manoeuvrer le coupe-papier, des strophes harmonieuses passaient devant ses yeux. Elle soupirait, en songeant mélancoliquement que c'était un supplice de Tantale infligé là par le prince Ormanoff à la jeune intelligence qu'il privait de tout aliment intellectuel.

— C'est fini? dit-il quand elle lui tendit le livre. Eh bien! lisez-m'en donc un peu tout haut.

Réprimant la profonde surprise que lui causait cette nouvelle fantaisie, Lise se mit en devoir d'obéir. Elle lisait parfaitement, car M. Babille tenait à la diction, elle lisait surtout avec intelligence, avec émotion, s'identifiant aux sentiments très élevés du poète. Et sa voix pure, au timbre profond et doux, augmentait le charme délicat de ces vers.

— C'est assez, il ne faut pas vous fatiguer, dit tout à coup le prince Ormanoff. Mettez ce livre là, et reposez-vous. Vous continuerez cette lecture demain.

Ce fut désormais une habitude de chaque après-midi… Et ce fut, pour Lise, un des meilleurs moments de la journée. Que le prince le cherchât ou non, ces lectures, choisies par lui, se trouvaient être celles qui s'associaient le mieux à l'âge, aux idées, au degré de culture intellectuelle de sa femme. Elle y trouvait un plaisir extrême, qui s'exprimait sincèrement dans ses beaux yeux pleins de candeur et de lumière où Serge pouvait lire à son aise, ainsi qu'il lui en avait exprimé la volonté… Et en admettant — ce qui semblait bien improbable — qu'il éprouvât le désir de connaître les impressions de sa femme, il n'avait pas besoin de l'interroger. Son regard parlait pour elle.

Une autre fois, ce furent d'anciennes estampes découvertes par Nicolas Versky, le bibliothécaire, et que Serge montra lui-même à Lise, en y joignant d'érudites explications qui intéressèrent vivement la jeune femme.

Elle jouissait de ces petites satisfactions très inattendues, tout en s'en étonnant grandement. Il était certain qu'il y avait, à son égard, un changement chez le prince Ormanoff. Il était peut-être encore plus froid qu'au temps des fiançailles et aux premiers jours de leur mariage, mais son despotisme se faisait moins sentir, se nuançait de quelques concessions que Lise n'eût jamais osé espérer, car il semblait de ce fait lever quelque peu l'interdit jeté pour sa femme sur les occupations intellectuelles.

C'était maintenant sans trop d'appréhension qu'elle entrait chaque jour chez lui, qu'elle s'installait dans le grand fauteuil à haut dossier sur le fond sombre duquel ressortaient si bien son visage admirable et les robes d'étoffe souple et de nuances claires, qu'elle portait généralement à l'intérieur. Tout en elle était harmonie, le moindre des ses mouvements avait une grâce naturelle inimitable, et il n'était pas étonnant qu'un dilettante comme le prince Ormanoff ne la quittât pas des yeux, tandis qu'elle évoluait silencieusement autour du samovar pour préparer le thé, ou qu'elle distribuait des caresses à Ali et à Fricka qui se les disputaient, en manquant parfois de la renverser — ce qui amenait une intervention sévère de leur maître, malgré les timides protestations de Lise.

Un soir, Fricka, en sautant par surprise sur la jeune femme, lui fit au poignet une large égratignure. Serge sonna aussitôt et donna l'ordre à Stépanek d'administrer une correction à la coupable.

— Non, je vous en prie! La pauvre bête pèche par trop d'affection. Ne la faites pas corriger, Serge! dit Lise d'un ton suppliant.

Il se pencha et prit entre ses doigts le poignet sur lequel perlaient quelques gouttes de sang.

— Franchement, ceci mérite une punition, Lise!

Il s'interrompit brusquement en se mordant les lèvres… Et Lise rougit, car elle comprit qu'il pensait au traitement douloureux infligé par lui à ce même poignet délicat, et dont il avait pu voir les marques le lendemain, car, les chairs tuméfiées ayant gonflé, il avait été impossible à la jeune femme de remettre le bracelet.

— Emmène Fricka, mais ne la corrige pas, dit-il au cosaque qui s'en allait déjà, traînant l'animal, car il jugeait tout à fait inutile d'attendre le résultat des supplications de la jeune dame, lesquelles ne changeraient rien, pensait-il, à la décision du maître.

Quand Stépanek rapporta ce fait à l'office, ce fut, de toutes parts, un vif étonnement. Seule Madia sourit d'un air entendu, en cachant sous ses paupières clignotantes un regard ravi.

Le prince reprenait maintenant sa place aux repas. Il montrait à soeur une excessive froideur, malgré les manières humbles et repentantes de Lydie, et, n'ignorant pas sa préférence pour Hermann, affectait de ne jamais s'apercevoir de la présence de celui-ci, tandis qu'il témoignait à Sacha une attention inaccoutumée et même une certaine indulgence pour des étourderies sans importance qu'il aurait impitoyablement punies quelque temps auparavant.

Lydie rongeait son frein et s'inquiétait sérieusement. Les paroles de Varvara lui revenaient à l'esprit, bien qu'elle les taxât d'idées folles. Il était en effet inadmissible de songer que cette jeune femme, si durement traitée par Serge, exerçât une influence quelconque sur les actes de celui-ci. Mais il était certain aussi que la nouvelle attitude du prince avec sa soeur et Hermann et son engouement pour Sacha coïncidaient avec les rapports plus fréquents entre sa femme et lui.

De plus, il y avait un fait indéniable, et que tous remarquaient: le prince traitait Lise d'une manière plus douce, moins visiblement autoritaire.

Mme de Rühlberg essaya de consulter Varvara. Mais celle-ci se dérobait toujours avec une étonnante souplesse. Elle semblait fort lasse depuis quelque temps, ne sortait plus guère et montrait des traits altérés, un teint plombé de personne malade.

Des tempêtes de neige étaient venues empêcher les promenades pour Lise et Sacha. Serge les retenait plus longuement près de lui. Les blessures étaient cicatrisées, mais en raison de la faiblesse du bras, la chasse lui demeurait encore interdite. Il travaillait avec ses secrétaires et Nicolas Versky, compulsait les vieilles archives poudreuses pour une histoire de sa famille commencée depuis plusieurs années, ou parcourait les nombreux livres et revues qui lui parvenaient.

Un dimanche, il ne parut pas au déjeuner. Ce fait se produisait parfois. On ne sait par quelle fantaisie, il se faisait alors servir chez lui. Personne ne songeait à s'en plaindre, car sa présence jetait toujours une contrainte sur les convives, même lorsqu'il était dans ses meilleurs moments. Pour les siens, comme pour ceux dont il payait les services, à quelque degré de la hiérarchie sociale qu'ils appartinssent, le prince Ormanoff ne savait être que le maître, — et un maître redouté.

Après le déjeuner, Lise demeura quelques instants dans le salon près de sa belle-soeur qui souffrait de névralgies. Puis elle sortit pour remonter chez elle. Comme elle atteignait la dernière marche du monumental escalier, elle vit surgir devant elle la silhouette falote du précepteur.

— Princesse, pardonnez-moi mon audace! Mais permettez à votre humble admirateur…

Il tombait à genoux et portait à ses lèvres la robe de Lise.

Elle recula si brusquement qu'elle faillit choir en arrière dans l'escalier.

— Comment osez-vous!… dit-elle d'une voix étouffée par la stupeur et l'indignation.

Quelqu'un, d'un corridor voisin, s'élança tout à coup sur Hans Brenner, le saisit et le traîna dans une pièce dont la porte fut refermée avec violence. Lise, glacée d'effroi, entendit des cris de rage et de douleur, une voix qui balbutiait: "Grâce!… grâce!"

Pourvu que Serge ne tuât pas cet homme, ou ne le blessât pas grièvement! Il était si fort, et l'autre si gringalet! Il fallait qu'elle courût vers eux, qu'elle essayât d'empêcher un malheur, au risque de tourner contre elle la colère de son mari…

Mais comme elle atteignait la porte, celle-ci s'ouvrit, laissant passage au prince Ormanoff, correct et calme comme s'il venait d'accomplir la chose la plus habituelle. Seule la teinte sombre des prunelles décelait l'irritation intérieure.

— Oh! Serge, que lui avez-vous fait? s'écria Lise d'une voix que l'effroi étranglait un peu.

— Je lui ai administré la correction qu'il méritait. Que votre sensibilité se rassure, Lise, il est encore vivant et sera même en état de partir ce soir, en emportant de Kultow un cuisant souvenir qu'il conservera quelques jours… Allons, prenez mon bras que je vous reconduise chez vous, car vous voilà toute bouleversée par la faute de ce misérable imbécile.

Quand elle fut assise dans son salon, il resta debout devant elle, les yeux fixés sur les petites mains encore frémissantes d'émotion.

— Aviez-vous déjà eu à vous plaindre de cet individu, Lise?

— Mais non… Il m'était seulement peu sympathique, à cause de son regard en dessous et de ses façons cauteleuses.

— Vous auriez dû me le dire. Je l'aurais mis à la porte.

Et, sans paraître remarquer le regard d'indicible étonnement qui se levait vers lui, il poursuivit:

— Il est une autre personne qui doit vous être certainement désagréable. L'âme fourbe de Varvara n'est pas faite pour vivre près de la vôtre. Elle partira d'ici.

— Varvara!… Oh! Serge, cette pauvre fille sans famille, sans fortune! Mais elle ne m'a rien fait! Ce serait affreux de la faire partir ainsi, sans motif!

— Pardon, j'ai plusieurs motifs et, entre autres, celui-ci: une circonstance fortuite m'a révélé ce matin qu'elle était imbue d'idées révolutionnaires et collaborait secrètement à une revue des plus avancées.

— Serait-ce possible! Elle semble si calme, si effacée!

Un sourire sardonique courut sur les lèvres du prince.

— On ne se doute pas ce qu'il y a dans cette âme-là… Mais vous voyez, Lise, que je ne puis conserver ici une personne de cette sorte.

La jeune femme murmura timidement:

— Pourtant, si on pouvait tenter de changer ses idées, de lui faire du bien…

Le même sourire reparut sur les lèvres de Serge.

— Qui s'en chargerait? Pas moi, à coup sûr! Vous non plus, Lise.

— Pourquoi? Je pourrais essayer…

— Croyez-vous donc que je vous le permettrais? Cette femme vous hait, d'ailleurs.

— Moi! Oh! Serge, vous dites comme Madia! Pourquoi me haïrait-elle, cependant?

Il courba un peu sa haute taille et prit entre ses mains la tête deLise.

— Parce qu'elle est une créature mauvaise… et vous, vous êtes un ange.

Ses lèvres se posèrent sur le front de la jeune femme. Puis, se détournant brusquement, il sortit du salon.


Back to IndexNext