En 1841, la Caisse a reçu à divers titres. 40,041,548 f. 50 c.Elle a remboursé par contre. ......       26,911,458   78Augmentation des versements sur les remboursements.13,130,009   52Au 31 décembre 1841, le solde du auxdéposants était de...........             83,485,457   50En 1841, il y a eu 34,303 déposants nouveaux, dont 18,875 ouvriers, et 7,200 domestiques. La moyenne de chaque versement a été de 141 fr.; celle de chaque remboursement, de 410 fr.; celle de chacun des 134,000 livrets existants au 31 décembre 1841, de 619 fr. A cette même époque, les 285 Caisses d'Épargne des départements, non compris celle de Paris, avaient en compte courant à la Caisse des dépôts et consignations, 157,988,002 fr.; en y joignant ce qui était dû à la Caisse de Paris, nous trouvons un total de 241,661,552 fr. et une augmentation totale de 32,921,001 fr. pour la seule année 1841.Que de passions domptées, que de mauvais conseils repousses, que de vertus acquises pour amasser et conserver ces 241 millions! En prévenant de nombreuses douleurs, ces habitudes d'ordre et d'économie donnent de nouveaux gages à la paix, à la tranquillité publiques; car il ne faut pas s'y tromper, le pauvre qui commence à avoir une petite propriété cherche dès lors à se garantir, par une économie soutenue, contre les privations de l'indigence, et du moment où il a un petit pécule placé sur l'État, non-seulement il n'y attache pas moins d'importance que le plus fort capitaliste à ses trésors, mais il cherche sans cesse à le grossir. Si nous en voulions une preuve, il nous suffirait de citer un exemple. A l'occasion du mariage du duc et de la duchesse d'Orléans, 40.000 fr. furent distribués entre 1,760 livrets, qui furent répartis à Paris entre autant d'enfants. Le nombre de ces livrets est encore aujourd'hui de 1,698, et la somme due aux jeunes déposants est de 136.000 fr.: en quatre ans et demi elle s'est accrue de 97.000 fr.On voit donc de quel intérêt il peut être pour le pays et pour les individus d'augmenter le nombre des Caisses d'Épargne. Seconder le mouvement qui porte les petits capitaux vers ces utiles établissements, c'est répandre dans la population des éléments de sécurité et de bonheur.Longchamp.L'abbaye de Longchamp.--Mort de Philippe le long.--Henri IV et Catherine de Verdun.--Lettre de Saint Vincent de Paul.--Sermons prêchés à Boulogne.--Ermites du mont Valérien.--Conversion de mademoiselle Lemaure.--LesTénèbresà Longchamp.--Le musicien Lalande.--Longchamp sous Louis XV.--La Guimard et sesarmes portantes.--Equipage de mademoiselle Duthé.--Mademoiselle Cléophile.--Anecdote--M. le comte d'Artois (Charles X).--Efforts de l'archevêque de Paris contre Longchamp.--Arrestation de mademoiselle Rancourt.--Longchamp de 1780--Carrosses de porcelaine.--Les princes à Longchamp--Modes de 1784.--Voitures anglaises.--Mesdemoiselles Adeline et Deschamps.--Longchamp de 1787.--Parodie de Longchamp, par le marquis de Villette.--Interruption de Longchamp.--Modes de 1793.--Démolition de l'abbaye.--Renaissance de Longchamp.--Semaine sainte de l'an VIII.--Vol d'un couvert.--Longchamp de l'an X.--Verts inédits de Luc de Lancival. Longchamp en 1815.--Conclusion.En racontant l'histoire des moutons de Dindenout, Rabelais a écrit celle du genre humain. Dans la foule qui piétine, roule, ou chevauche à Longchamp, peu de gens se demandent l'origine de cette promenade annuelle. Nous y venons parce que nos pères y sont venus, c'est une des clauses de l'héritage que nous ont légué les générations précédentes, et que nous transmettrons à nos descendants. Les usages, une fois établis, trouvent une raison d'être dans leur existence même; plus ils durent, plus ils se consolident, et on les observe encore longtemps après en avoir oublié la cause première. Pourquoi ces flots vont-ils à la mer? parce qu'ils sont poussés par d'autres flots, et que, derrière ceux-ci, d'autres encore suivent la même pente invincible.... Mais qui s'inquiète de la source?On a beaucoup disserté sur Longchamp sans approfondir ce sujet si important dans l'histoire des moeurs parisiennes. Chaque écrivain, jugeant plus commode de copier servilement ses prédécesseurs que de recourir aux pièces originales, s'est contenté d'allégations incomplètes, de vagues généralités, de notions acceptées sans examen. Ces maladroits défrichements ont laissé le sol vierge encore, et nos études sur Longchamp seront, nous osons l'espérer, moins imparfaites que celles de nos devanciers.Au nord du village de Boulogne, entre le bois et la Seine, s'étend une plaine étroite qui doit à sa configuration le nom de Longchamp(longus campus), et non pas Longchamps, comme on l'écrit sans égard pour la syntaxe et pour l'étymologie. Ce fut là que dame Isabelle de France bâtit, en 1250, le monastère del'Humilité de Notre-Dame. Elle avait écrit à Méméric, chancelier de l'Université: «Je veux assurer mon salut par quelque pieuse fondation; le roi Louis IX, mon frère, m'octroie trente mille livres parisis; dois-je établir un couvent ou un hôpital?» Le chancelier opta pour qu'on ouvrit un asile à des nonnes de l'ordre de Sainte-Claire. La Révolution lui a donné tort: elle eût conservé l'hôpital, elle a démoli le couvent.L'origine royale de Longchamp lui valut le patronage des souverains. Saint Louis en visitait souvent les religieuses; Marguerite et Jeanne de Brabant. Blanche de France, Jeanne de Navarre et douze autres princesses y prirent le voile. Philippe le Long y mourut le 2 janvier 1321, d'une dysenterie compliquée de fièvre quarte. Pendant qu'il agonisait, l'abbé et les moines de Saint-Denis vinrent processionnellement l'assister, apportant comme remèdes un morceau de la Vraie Croix, un saint clou et un bras de saint Simon. L'application de ces pieuses reliques parut soulager le moribond; mais, suivant la chronique ducontinuateur de Nangis, la maladie étant revenue par la faute du roi, il fit son testament et expira.Longchamp, comme tous les autres monastères, comme toutes les institutions humaines, passa de la grandeur à la décadence, de la ferveur au relâchement, de la régularité au désordre. Saint Louis y avait maintenu la stricte observance de la règle; son petit-fils, Henri IV, y prit une maîtresse, Catherine de Verdun, jeune religieuse de vingt-deux ans, à laquelle il donna le prieuré de Saint-Louis de Vernon, et dont le frére, Nicolas de Verdun, devint premier président du Parlement de Paris. Cet exemple paraît avoir été fatal à la moralité de l'abbaye, à en juger par une lettre que saint Vinrent de Paul écrivait, le 25 octobre 1632, au cardinal Mazarin: «Il est certain, disait-il, que, depuis deux cents ans, ce monastère a marché vers la ruine totale de la discipline et la dépravation des moeurs. Les parloirs sont ouverts aux premiers venus, même aux jeunes gens sans parents. Les frères mineurs recteurs aggravent le mal; les religieuses portent des vêtements immodestes, des montres d'or. Lorsque la guerre les força à se réfugier dans la ville, la plupart se livrèrent à toute espèce de scandale, en se rendant seules et en secret dans les maisons de ceux qu'elles désiraient voir.....»Nous citons ce curieux passage, non pour dénigrer les nonnes de Longchamp, mais pour établir que les relations du couvent avec la capitale étaient fréquentes, et que les Parisiens préludaient par des promenades partielles à la grande promenade périodique. Plusieurs circonstances contribuaient à les entraîner vers ces parages. Dès le quinzième siècle, on allait à Boulogne entendre prêcher le carême par les cordeliers aumôniers de Longchamp. «En 1429, selon leJournal de Charles VII, frère Richard, cordelier, revenu depuis peu de Jérusalem, fit un si beau sermon, qu'après le retour des gens de Paris qui y avaient assisté, on vit plus de cent feux à Paris, en lesquels les hommes brûlaient tables, cartes, billes, billards, boules, et les femmes les atours de leur tête, commebourreaux de truffes, pièces de cuir et de baleine, leurscorneset leursqueues.«En outre, il fallait passer par Longchamp pour monter au Mont-Valérien, habité par des ermites qui, au temps où Mercier rédigeait sonTableau de Paris, en 1782, attiraient encore, après quatre ou cinq siècles,un concours étonnant de peuple et de bourgeoisIl y avaitfluxionsur ce point, et l'autorité ecclésiastique fut souvent obligée d'employer des mesures coërcitives. «Les évêques de Paris, dit l'abbé Leboeuf, ont toujours veillé à ce qu'un trop grand concours à Longchamp n'en troublai la retraite. La bulle du pape Grégoire XIII, sur un jubilé, en avait assigné l'église pour une des sept stations. Pierre de Gondi, évêque, mit l'église de Saint-Roch à la place de celle de Longchamp; et lorsque le pape eut appris ces raisons, il loua sa prudence par un bref que j'ai vu, daté du 10 mars 1584.»Ce fut au commencement du règne de Louis XV que se régularisèrent les excursions qui avaient pour fut l'abbaye. Une cantatrice célèbre, mademoiselle Le Maure, quitta théâtre en 1727, à la vive douleur du public, qui regrette toujours ceux qui prennent envers lui l'initiative de l'abandon. Des scrupules religieux avaient déterminé la retraite de mademoiselle Le Maure; mais le chant était sa vie; elle n'y put renoncer d'une manière absolue, et lasse de dire les amoursd'Armideou d'Alceste, elle fit retentir de ses notes éclatantes les voûtes de l'église de Longchamp. Les saintes filles se formérent aux leçons de l'actrice; leur psalmodie lugubre devint un angélique concert et tout Paris accourut les entendre chanterTénèbrespendant la semaine sainte. L'abbesse, étonnée de ce succès, se mit en quête de belles voix, et demanda aux choeurs de l'Opéra. LesdryadesduTriomphe de l'Amour, lesdivinités infernalesdePersée, entonnèrent, concurremment avec les vierges du Seigneur,quare fremuerunt gentes, oumiserere mei, Deus. Les Parisiens se crurent au spectacle. On assiégea les portes, on s'amoncela dans la nef, on escalada les galeries, on monta sur les chaises, sur les tombeaux, sur les autels des chapelles. Ce fut, pendant plusieurs années, une effroyable cohue, une avalanche de bruyants visiteurs, l'invasion d'une petite église par une grande ville. Le jour enfin, les curieux, arrivant le mercredi saint aux portes de Longchamp, les trouvèrent fermées par ordre de M. de Beaumont, archevêque de Paris. Le pèlerinage annuel n'en continua pas moins. C'était une inauguration des promenades, une fête publique du printemps, une manifestation joyeuse en l'honneur du soleil et des toilettes d'avril, des nouvelles feuilles et des nouvelles modes, des beaux jours renaissants et des jolies femmes ranimées. C'était, à défaut des cantiques de Longchamp, un hommage rendu à celui qui vivifie la nature après l'hiver.En recherchant ce qui concerne les premiers Longchamp, nous n'avons exhumé qu'une seule anecdote. Lalande, musicien de la chapelle du roi, voulant aller à Longchamp, se rend chez le loueur de chevaux Mousset, et loue un cheval avec selle de velours, housse galonnée, bride et bridon d'or; il donne 9 fr. d'arrhes. En sortant de l'écurie, il rencontre trois de ses collègues, Daigremont, Douillet et Mondoville, qui l'invitent à monter avec eux dans une calèche et à les accompagner à Longchamp. Lalande répond qu'il vient de louer un cheval, mais que s'il peut retirer ses arrhes il sera volontiers de la partie. On retourne chez le loueur: «M. Mousset, dit Lalande, montrez-moi donc encore une fois le cheval que j'ai arrêté.--Le voici. Monsieur.--Savez-vous qu'il est bien court, votre cheval, et qu'il y a peu d'espace entre le cou et la queue? Car enfin, c'est moi qui paie: je prends la première place, voici celle de Daigremont, Doublet se tiendra là ; mais je ne vois pas où diable sera placé Mondoville, et celui-là compte!»Le loueur, après avoir écouté attentivement ce calcul, se hâte de restituer les arrhes.De 1750 à 1760 Longchamp atteignit son apogée. C'était alors une solennité: grands seigneurs, diplomates, fonctionnaires publics, financiers et fermiers-généraux y faisaient assaut de luxe et d'élégance. A Naples, à Madrid, le roi lui-même par un sentiment de pieuse vénération, n'aurait pas osé monter en voiture pendant la semaine sainte: à Paris, au contraire, l'aristocratie préparait longtemps à l'avance les plus somptueux équipages, et les bourgeois modestes, ceux qui allaient ordinairement à pied, dérogeaient durant trois jours à leur habitude. Calèches, fiacres, cabriolets, carrosses de remise, chevaux, chaises à porteur, vinaigrettes, tous les véhicules disponibles étaient mis en réquisition. Dès le mercredi saint, une immense cohue encombrait les allées des Champs-Elysées et du bois de Boulogne. Les actrices y venaient briguer les applaudissements que les vacances de Pâques les empêchaient de chercher sur le théâtre. Les femmes qu'on appelait alorsles impures, et qui doivent leur nom actuel au quartier qu'elles habitent, se montraient resplendissantes de diamants qui les paraient sans les éclipser. Les journalistes, les pamphlétaires, les peintres de moeurs, ne manquaient pas au rendez-vous général, et les nombreux documents qu'ils ont recueillis nous mettent à même de tracer, presque année par année, une monographie de Longchamp.La promenade de mars 1768 fut favorisée par la beauté du temps et de la douceur de la température. «Les princes, les grands du royaume, disent lesmémoirescontemporains, s'y rendirent dans les équipages les plus lestes et les plus magnifiques.» L'héroïne de la fête fut la danseuse Guimard, que Marmontel avait surnommée labelle damnée. Elle parutdans un char d'une élégance exquise,sur les panneaux duquel, pour mieux rivaliser avec les grandes dames, elle avait fait peindre desarmes parlantes. L'écusson portait unmarc d'or,d'où s'élevait une plante parasite, un gui de chêne; les grâces servaient de supports et les amours de cimier. Ce blason révélait un lucre honteux; mais, sous ce règne, la licence étaient trop commune pour qu'il lui fût possible d'être effrontée, et l'un oublia l'imprudence de l'aveu pour ne songer qu'à l'esprit des emblèmes.Quelques années plus tard, en avril 1774, nous voyons la chanteuse Duthé succéder à mademoiselle Guimard dans les fonctions debeauté à la mode. Cet équipage doré, vernissé, traîné par six chevaux fringants, n'appartient point, comme on pourrait le croire, à une princesse du sang royal; il porte tout simplement la Duthé. Le mercredi et le jeudi saints elle excite l'admiration; on la proclame et elle se croit sans rivale; mais, le troisième jour un autre équipage, non moins doré, traîné par six chevaux non moins superbes, galope à côté du sien. Quelle était donc celle qui dressait ainsi carrosse contre carrosse, celle qui opposait sa piquante physionomie à la beauté fade et régulière de la Duthé? Une obscure élève d'Audinot,danseuse en doubleà l'Opéra, la demoiselle Cléophile, qui devait une subite opulence à la protection du comte d'Aranda.Un an après, la Duthé faisait l'épreuve de l'inconstance du public. Au moment où son équipage entrait en ville, des groupes menaçants l'environnèrent; des huées, des sifflets, des cris d'indignation l'assaillirent avec tant de violence qu'elle fut obligée de rétrograder. Des bruits vagues, calomnieux peut-être, avaient provoqué cette explosion de mécontentements. Le comte d'Artois, marié depuis deux ans à Marie-Thérèse de Savoie, venait souventincognitode Versailles à Paris. «Las debiscuit de Savoie, disait M. de Bievre, il venait à Paris prendredu thé; et les Parisiens, d'ordinaire peu scrupuleux, avaient pris parti pour la comtesse délaissée.L'affluence d'actrices et de femmes équivoques faisait de Longchamp un spectacle assez scandaleux pour que l'archevêque de Paris cherchât à en arrêter les progrès, après en avoir entravé la naissance. Il pria le ministre de faire fermer les portes du bois de Boulogne durant la semaine sainte, par respect pour le jubilé de 1776; mais ses réclamations avortèrent, et la promenade eut son cours.La tragédienne Rancourt, laprima donnadu Longchamp de 1777 faillit n'y pas assister. Le 29 mars, resplendissante et fière comme si elle eût joué Roxane, elle s'apprêtait à monter en voiture. Vous pensez aller à Longchamp, madame; vous êtes toute au désir de plaire et de briller; mais vous avez compté sans vos créanciers. Vous n'avez pas aperçu les recors en embuscade autour de votre hôtel; les voici, ils vous entourent, ils s'emparent de votre personne, ils vous invitent poliment à coucher au Fort-l'Évêque. Heureusement qu'un homme généreux, mais peu désintéressé, en sacrifiant quelques milliers de louis, va vous rendre à l'ovation qui vous attend.Le Longchamp de 1780 fut des plus brillants, en dépit de la vivacité du froid. La file des voitures allait sans interruption depuis la place Louis XV jusqu'à la porte Maillot, entre deux haies de soldats du guet. Les voitures circulaient plus librement dans le bois, dont la garde avait été confiée à la maréchaussée. On signala comme des merveilles deux carrosses de porcelaine. L'un, occupé par la duchesse de Valentinois, avait pour attelage quatre chevaux gris-pommelé, dont les harnais étaient de soie cramoisie brodée en argent, le second appartenait à une impure, mademoiselle Beaupré. Il reparut l'année suivante avec un prince du sang, le duc de Chartres pour écuyer cavalcadeur, «ce qui, disent lesmémoiresde Bachaumont, n'augmenta pas pour lui la vénération publique.»Malgré la présence de Monsieur, du comte et de la comtesse d'Artois, du duc et de la duchesse de Bourbon. Le Longchamp de 1781 fut triste. Pendant quelques aimées, il y eut diminution progressive dans le luxe et le nombre des équipages, quoique les modes eussent atteint un degré d'extravagance qui aurait du donner de la splendeur à la fête annuelle de la mode. C'était le temps des étoffes,entrailles de petit-maître, soupir étouffé, jambe de nymphe émue, centre de puce en fièvre de lait:les hommes étaient coiffésà l'oiseau royal, au cabriolet, à la Ramponneau, à la grecque, à l'hérisson;les femmes portaient de gigantesques bonnetsà la Belle-Poule, à la d'Estaing, au ballon, à la Montgolfier, au Port-Mahon, au compte-rendu, aux relevailles de la reine. Les carrosses massifs avaient été remplacés par des cabriolets importés d'Angleterre,wiskysougarricks, voitures légères, mais d'une si prodigieuse hauteur que le peuple disait, en les voyant passer: «Voilà des gens qui vont allumer les réverbères.» Il parut, au Longchamp de 1786, unwiskydont la caisse disparaissait dans le brancard. Les laquais étaient assis sur le devant, et le cocher, placé derrière sur un siège élevé, dirigeait les chevaux par-dessus la tête de ses maîtres. Les beautés remarquables et remarquées de cette même année furent les demoiselles Adeline et Deschamps, appartenant toutes deux à laComédie-ItalienneLa première avait reçu de M. de Weymeranges, intendant des postes et relais, un présent de mille louis pour sonlongchamp. La seconde est nommée par Delille dansune épître sur le luxe:Cette beauté vénale, émule de Deschamps,Des débris de vingt ducs scandalise Longchamps.Une modification essentielle, introduite au Longchamp de 1787. lui rendit momentanément son éclat primitif. On renonça à suivre la route inégale et sablonneuse de l'abbaye, pour adopter l'allée qui va de la Muette à Madrid. «Depuis longtemps, écrit l'annaliste Bachaumont, on ne se rappelle pas avoir vu tant de monde, tant de voitures aussi belles et aussi bizarres: leswiskysy brillaient surtout. Beaucoup de petits-maîtres, beaucoup de dames avaient fait faire une voiture différente pour chaque jour. Unwiskyplus bizarre et plus galant que les autres a fait pendant ce temps la matière des conversations. Cewiskyétait surmonté d'une Folie avec sa marotte; dedans étaient quatre marionnettes, deux de chaque sexe, saluant à droite et «gauche sans cesse; tout cela était mené par un ânon joliment harnaché, et un jockey dirigeait l'animal. On lisait sur la voiture:D'où viens-je? où vais-je? où suis-je?On l'a appelé laparodie de Longchamp, dont en effet on semblait vouloir faire la critique. Quoi qu'il en soit, ce concours a dû satisfaire le marquis de Villette, qui passe aujourd'hui pour l'auteur.»La révolution suspendit Lonçchamp. Comment l'aurait-on solennisé? Tous les chevaux avaient été accaparés pour le service des quatorze armées, et le sang coulait sur la place ci-devant de Louis XV. Si quelques voitures avaient osé s'aventurer dans les Champs-Elysées, elles auraient rencontré chemin faisant les charrettes chargées de victimes. Longchamp tomba en même temps que la monarchie. Ne pensez pas toutefois que la mode ait complètement perdu son empire. Exilée de Longchamp, elle se réfugiait dans lesgaleries de boisC'était au Palais-Égalité qu'on voyait les redingotesà la Zutimeenpékin velouté et lacté;les douillettesà la laponneenflorence unie; les habitsà la républicaine: lescaracos à la Nina; les robesà la turque, à la persienne, à la Psyché, au lever de Venus. Où diable la mythologie va-t-elle se nicher?Cependant l'on abattait sans pitié le vieux monastère; on brisait les nombreux tombeaux de l'église édifiée par sainte Isabelle, et les cendres de la fondatrice, de Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe le Long, de Jeanne de Navarre, de Jean II, comte de Dreux, étaient dispersées par des mains profanes. Longchamp semblait mort avec la religion qui l'avait enfanté; les vainqueurs de thermidor le ressuscitèrent. Nous sommes en germinal an V (avril 1797). La terreur est anéantie, l'échafaud renversé, lajeunesse doréetriomphante; Longchamp va renaître pour les ébats des parvenus du Directoire. «Le peuple, dit leMiroirdu 26 germinal, commence à voir que ces opulentes niaiseries lui sont de la plus grande utilité. On ne peut compter le nombre des couturières, des marchandes de modes, que nos jolies promeneuses ont fait travailler, pour fixer les regards pendant cette fête, qui, en elle-même, ne ressemble à rien. Pendant que les amours s'occupent de leur parure, les forgerons, les charpentiers, les selliers, travaillent sans cesse à confectionner, à équiper les chars et les chevaux qui doivent traîner cette foule élégante et badine. Gloire à Longchamp, aux niais qui y galopent, aux badauds qui les considèrent! Ils font travailler, ils font vivre le pauvre monde.»En vertu de ces doctrines, exprimées dans un style qui exhale un parfum d'ancien régime, les Parisiens se portent à Longchamp, le jour duci-devantmercredi saint. On brave la pluie; on veut reconnaître les lieux; mais il y a encore peu d'élégantes voitures, et l'on ne distingue qu'un seul équipage à quatre chevaux, conduits par des jockeys vêtus à l'anglaise. Le jeudi, les équipages, plus nombreux, vont et reviennent sur deux lignes parallèles. La citoyenne Tallien, la citoyenne Récamier, la citoyenne Lange, la citoyenne Mézerai, du théâtre Louvois, la danseuse Lanxade, ont les honneurs de la journée. Le vendredi, on compte deux mille voitures. Les héroïnes de la veille reparaissent avec des toilettes différentes. L'écuyer Franconi a réuni ses musiciens dans une vastegondole, qu'escorte une foule d'écuyers, et donne un concert ambulant aux promeneurs, depuis la place Louis XV jusqu'à Bagatelle. Des troupes à pied et à cheval, des agents de police, sont distribués sur toute la route; car le gouvernement est averti qu'unegrande conspirationse prépare, et qu'on doit profiter de Longchamp pour prendre leChemin de Ia Révolte. Comme un symbole, de l'aristocratie déchue, se montre à cette fête une calèche de forme antique, lourde et vermoulue, conduite par deux maigres laquais, et péniblement tiraillée par deux maigres haridelles. A l'entrée des Champs-Elysées s'est formé un groupe d'humoristes, qui narguent le faste des nouveaux enrichis. «Tiens, voici un ex-jacobin.--Celui-ci est un valet qui a dénoncé son maître.--Voilà un comité révolutionnaire: le père, la mère, le fils, tout en était...» Le soir, lescitoyennes, en costume d'amazone, ou habilléesà la grecqueet étincelantes de diamants, vont au théâtre Feydeau entendre Garat chanterEnfant chéri des Dameset l'air d'Alceste: Au nom des Dieux.Voilà Longchamp reconstitué!Diverses particularités signalèrent la semaine sainte de germinal an VIII (1798). Levendredi saintfut en même temps lemardi-gras;on confondit le carême et le carnaval. Il y eut unbal masquélejeudi saint, et le lendemain on exécuta leStabat, au grand mécontentement des vieux hébertistes. Lesmerveilleuxde l'an VIII figurèrent à Longchamp en habits gros bleu, brodés en soie bleu-de-ciel, à collet triplement juponné, avec cravates nouées sur le côté gauche, giletsà la débâcle, et demi-chemises de batiste. Les couleurs chamois, serin et violet, dominaient dans les ajustements des dames. Quelques robes étaient bleu-clair recouvertes de linon. La coiffure en vogue était le fichu-marmotte sur un chapeau de paille.Le soir du vendredi saint, un jeune homme entre chez le restaurateur Naudet; il commande unebisque aux écrevisses,un vol-au-vent, unesuprême, des biscuits à la crème et une bouteille de Volney. Il mange vite; et, comme par distraction, met un couvert dans sa poche. Madame Naudet s'en aperçoit, et sans esclandre, elle ajoute sur la carte: un couvert d'argent, 54 fr. Lemerveilleux, en payant, se contenta de dire: «Je ne croyais pas que la carte montât si haut.»En l'an X, Longchamp a repris racine, et inspiré des vers à Luce de Lancival, un des grands poètes de l'Empire:Célèbre qui voudra les plaisirs de Longchamps:Pour moi, je choisis mieux le sujet de mes chants;Mon pinceau se refuse à la caricature.J'abandonne à Callot la grotesque figureDu dédaigneux Mondor, brillant fils du hasard,Pompeusement assis au fond du même charDont naguère il ouvrait et fermait la portière;Ce fat, tout rayonnant de son luxe éphémère,Et qui, pour trois louis, s'estime trop heureuxDe louer un coursier qui sera vendu deux;Et nos Vénus, sortant de l'écume de l'onde,Qui prennent le grand ton pour le ton du grand monde,Et pensent ennoblir leurs vulgaires appas,En affichant le prix que les paie un Midas.Ce qui déplaît à voir n'est point aimable à peindre,Et Longchamp me déplaît, à parler sans rien feindre.Tout Paris à Longchamp vole. Qu'y trouve-t-on?Maint badaud à cheval, en fiacre, en phaéton,Maint piéton vomissant mainte injure grossière,Beaucoup de bruit, d'ennui, de rhume et de poussière.Tel est encore Longchamp de nos jours; car depuis l'an VIII, il n'a plus été interrompu, même lorsque les chevaux des Cosaques rongeaient les arbres des Champs-Elysées, et que la hache des sapeurs ennemis décimait le Bois de Boulogne.C'est toujours le même programme, exécuté de la même manière; ainsi, cette année, on s'est occupé de Longchamp plusieurs mois à l'avance. Lafashionnoble ou financière a fait renouveler ses équipages. Leslionsont demandé des tilburys et deswurksà Desouches-Touchard, des habits à Humann, des cannes à Verdier. Les élégantes se sont pourvues des capotes d'Alexandrine, des chapeaux de Lemonnier-Pelvey, surmontés des plumes de Zacharie. Et que d'étoffes nouvellement inventées par nos industriels!échelle orientale, droguet catalan, pékin en camaïeux, lampas burgrave, étoile polaire, caméléon fleuri,etc. Tout cela a été préparé sous l'influence d'un printemps hâtif, et le retour inattendu du froid a déçu bien des espérances, retenu bien des promeneurs au coin du feu, bien des voitures sous la remise; néanmoins, quoique les Champs-Elysées fussent déserts le mercredi, jour de pluie et de giboulées, on y a vu, malgré l'incertitude du temps, un public de choix le jeudi, et une très-grande affluence le vendredi. M. Gabriel Delessert avait, suivant l'usage, publié une ordonnance pour prévenir tous accidents et désordres pendant les promenades de Longchamp, avec défense de rompre la file, de conduire des voitures dans les contre-allées, de monter sur les arbres et sur les candélabres destinés à l'éclairage public. Ces mesures n'ont pas été inutiles le dernier jour, car la foule est revenue avec le soleil; deux lignes de voitures s'étendaient de la place de la Concorde à la porte Maillot; c'était le mardi-gras, moins les masques. Au milieu de la chaussée, circulaient les équipages armoriés, les calèches de la Chaussée-d'Antin, et celles de quelques actrices assez jolies pour avoir voiture avec deux mille francs d'appointements. A l'entour, dessportsmen, en habitfumée de Londres, caracolaient sur leurs nouvelles montures; des commis s'évertuaient à modérer le langage de leurslocatis; de gracieuses cavalières paradaient en amazones decasimirienneà boutons d'or, à manchesamadis. Dans les contre-allées erraient les curieux vulgaires, les spectateurs désoeuvrés, qui contribuent eux-mêmes à former le spectacle.Voilà le Longchamp de cette année; ce sera sans doute, avec de légères variantes, celui de 1844. Longtemps encore, toujours peut-être, on verra les modes nouvelles s'épanouir durant ces trois jours consacrés. Comment voulez-vous que cet usage périsse? Il est devenu en quelque sorte une des fonctions de note organisme. Il est protégé par la coquetterie des femmes, l'orgueil des riches, l'intérêt des commerçants. Qui pourrait ébranler un édifice assis sur les bases aussi éternelles?La Vengeance des Trépassés.NOUVELLE.(Suite.)§ 3.--Le Moulin.--La famille de Ponce-Pilate.Mille terreurs, mille soupçons s'élevaient dans le coeur des fugitifs, qui n'osaient encore se les communiquer. Ils allaient sans parler, respirant à peine, livrés tour à tour à l'espoir d'être sauvés et à la crainte d'être trahis. Tout à coup on leur barre le chemin; dans la nuit, une figure humaine est debout devant eux, une main se pose sur l'épaule de don Christoval qui marchait le premier, et une douce voix connue leur dit:C'est moi. Trop tard! don Christoval avait déjà frappé. La pauvre Rachel ne jeta pas un cri; mais elle ajouta aussitôt: «Je suis morte! vous avez tué votre libératrice.» En même temps l'abîme ténébreux dans lequel ils étaient plongés tous trois s'ouvrit comme par enchantement et laissa apercevoir l'immensité du ciel brillant d'étoiles. Rachel, par un dernier effort, poussa en avant ses protégés, et lorsque, après avoir fait un pas, ils se retournèrent vers elle, la porte s'était remise à sa place, le rocher était refermé, tout était silencieux et immobile.Leur premier mouvement fut de tomber à genoux pour remercier Dieu. Ils se trouvaient dans une prairie couverte d'une herbe haute et touffue; derrière eux s'élevait un énorme massif de rochers sur lesquels avaient crû çà et là des chênes et des pins, dont les spectres noirs et mélancoliques se dessinaient sur le ciel doucement éclairé d'une lueur crépusculaire. La sinistre maison devait être située derrière ces rochers, car on ne la découvrait nulle part, en sorte que rien ne souillait la pureté de ce paysage. Au sortir d'une atmosphère chargée de vapeurs de sang. Léonor et Christoval respiraient avec délices, et cet air embaumé leur rendait les forces dont ils avaient tant besoin.Don Christoval cherchait la meilleure direction à suivre, quand leur oreille fut frappée d'un bruit lointain et régulier. Ils reconnurent le tic-tac d'un moulin; ils se dirigèrent de ce côté, en marchant avec toute la vitesse possible dans cette grande herbe où il leur eût été facile de se cacher, même en plein jour. Le bruit devenait plus distinct; il semblait que ce fût une voix amie qui les appelât. Au bout d'un quart d'heure, ils distinguèrent la maisonnette du meunier. Mais un obstacle imprévu les arrêta court: ce fut le ruisseau qui faisait tourner le moulin. Heureusement ils crurent distinguer quelqu'un près de la maison. Don Christoval, d'une voix forte dont il tâchait pourtant de calculer et de ménager la portée, cria:Au secours!et aussitôt un homme accourut vers eux. Quand il fut sur le bord du ruisseau. Léonor ne put se tenir de lui crier à son toursauvez-nous!l'homme ne répondit qu'un motattendez!et il disparut. Au bout de cinq minutes il revint avec une planche qu'il jeta sur le ruisseau, et les amants se crurent sauvés en touchant l'autre rive.Le meunier n'attendit pas leurs questions: «Vous venez de là -bas?--Hélas! oui.--Par quel miracle vous êtes-vous échappés?--Nous avons été délivrés par un ange qui a été bien mal payé de ce bienfait. Mais vous savez donc....--Je sais tout. Vous n'êtes pas les premiers qui se sauvent ici. Oui, la Rachel est un ange parmi les démons. Aussi je commence à leur devenir suspect; mais n'importe, venez; nous trouverons moyen de vous cacher comme ceux d'il y a un mois.»Ils touchaient au seuil de la porte, lorsqu'on vit soudain des lanternes courir le long de l'eau, dans la prairie. Elles descendaient vers le moulin, et l'air retentissait de ces cris: Juan! Juanito! Juan! Juan! «Les voici, dit le meunier; ils veulent passer. Carmen, dit-il à la meunière qui était sortie au-devant d'eux, Carmen, cache ces étrangers. » En même temps, il tourna les talons; et, comme l'on continuait à crier: Juan! Juanito! il se mit à répondre de toutes ses forces: «Oui, maître, oui! me voilà ! me voilà !--Ils seront bientôt ici, dit la meunière; vite, vite, fourrez-vous dans le bluteau. Là !... bon!... Entassez-vous tant que vous pourrez dans la farine. C'est cela! et ne bougez.» La bonne Carmen ayant laissé retomber le couvercle de toile et fait un signe de croix sur le bluteau, alla s'asseoir près du berceau de son enfant, et se mit à le bercer en chantant une vieille romance sur le Cid.Bientôt la porte s'ouvrit avec impétuosité, et trois hommes se précipitèrent dans la chambre. Juan les suivait. Sans dire une parole, ils coururent au lit, le visitèrent par-dessous avec leurs lanternes; ils levèrent même les couvertures. Ensuite ils ouvrirent l'armoire; en un mot, ils fouillèrent dans tous les coins et recoins dont ils purent s'aviser, mais, par bonheur, ils ne s'avisèrent pas du bluteau. Enfin l'un d'eux rompit le silence, et ce fut pour s'écrier avec des jurements horribles: «Malheur à eux, si nous les rattrapons, les traîtres, les scélérats, qui ont volé nos bons maîtres! ils le paieront cher! Et toi, Juan, si l'on découvrait que tu aies favorisé leur fuite, que tu es leur complice, ton affaire serait bientôt faite, ainsi qu'à ta femme et à ton marmot!--Vous me faites tort, mes braves camarades, répondit le meunier. J'atteste le ciel que je voudrais avoir ces coquins en ma seule puissance, les tenir là , à ma discrétion, et je vous montrerais bientôt quel homme je suis! Mais je puis vous garantir qu'ils n'ont pas pris de ce côté; ou, s'ils y sont venus, le ruisseau leur aura fait rebrousser chemin, et je n'en ai point vu. Probablement ils se seront jetés sur la route de Jaen. En tout cas, ils ne peuvent manquer d'être rejoints, puisque vous me dites que toute la maison est à leurs trousses. Mais vous n'avez plus rien à faire ce soir; vous devez être fatigués; ne voulez-vous pas vous rafraîchir?--Volontiers, ami Juan, répondit un autre qu'à sa voix, don Christoval reconnut pour le portier qui les avait d'abord repoussés; mais nous avons déjà soupé, il nous faut peu de chose.--Un bon beignet de pâte, à l'huile, arrosé d'une outre de vin vieux, dit Carmen. Nous avons de l'huile admirable; et quant au vin, vous m'en direz des nouvelles.»Les quatre hommes s'assirent autour de la table. Carmen prit un plat creux, s'approcha du bluteau, leva le couvercle, et puisa de la farine pour faire son beignet, affectant de rester longuement devant le bluteau ouvert. Cependant un des bandits qui n'avait pas encore parlé: «Que j'aurais du plaisir, dit-il, à planter mon poignard au coeur de ces misérables, comme cela!...» En achevant ces mots, il enfonçait son poignard au milieu de la table avec rage. L'arme se tint debout en tremblant; la lame avait pénétré dans le bois à six lignes au moins de profondeur.«Carmen, dit le meunier, arrête le moulin. Il est une heure passée; c'est aujourd'hui dimanche..., et apporte-nous l'outre.» Le souper commença et la conversation continua de plus en plus animée et enjolivée de mille plaisanteries atroces ou indécentes. Le meunier faisait le bon compagnon, enchérissant sur ses convives, et avait soin de les faire boire largement, en s'épargnant lui-même sans qu'il y parût. Enfin, il joua si bien son jeu, qu'ils sortirent du moulin plus assurés que jamais du dévouement du meunier et complètement ivres, à ce point, qu'en repassant le ruisseau, l'un de ces honnêtes gens y tomba, et y fût resté, s'il se fût trouvé en la seule compagnie de l'honnête Juan.Léonor et Christoval furent tirés de leur asile, tellement enfarinés de la tête aux pieds, que leur visage et leurs mains ressemblaient à ceux d'une statue de marbre blanc. En les voyant dans cet état, le meunier et sa femme firent de grands éclats de rire, auxquels eux-mêmes prirent part très-volontiers. «Vous voilà hors du plus grand péril, dit Juan; mais ce n'est pas tout: il faut trouver moyen de gagner la ville voisine sans être découverts, car nous sommes toujours sur le domaine de vos ennemis. Or, ils sont puissants et vigilants! et, s'ils vous surprennent, il n'est point de violence qu'ils ne se permettent pour s'assurer de vous et vous empêcher de découvrir leurs crimes à la justice. Le point du jour approche; voici ce qu'il faut faire: vous allez prendre un de mes habits, et cette jeune dame fera à ma femme l'honneur de revêtir un des siens. Nous partirons avec ma voiture. Vous savez conduire une voiture? Vous conduirez donc la mienne à pied, et madame et moi serons assis sur les sacs: elle pourra même faire semblant de dormir, cela fera que, si l'on nous rencontre, l'on aura moins de soupçons; car je suis connu dans le pays, et vous passerez pour mon garçon de moulin.»--Rien n'est mieux arrangé, reprit don Christoval; dites-moi seulement comment il se peut faire qu'un si honnête homme que vous soit au service d'une troupe d'assassins.--Je vous conterai tout cela en route, dit le meunier. Nous n'avons pas de temps à perdre.»Les travestissements finis et la voiture préparée, l'on partit. L'aurore n'était pas encore levée, mais une ligne rouge, qui enflammait l'horizon du côté de l'orient annonçait son approche. Au fond de la voûte céleste les étoiles avaient disparu sous un voile grisâtre; et, à l'extrémité opposée, la lune brillait encore, pale et légère, dans un ciel bleu. L'air était frais et calme; les oiseaux se taisaient, endormis dans les vieux oliviers qui bordaient la route, et le silence universel attestait que la nature n'était pas encore réveillée. On sait que, par l'effet d'un de ces mystères dont notre vie est tissue, cette heure matinale verse au coeur de l'homme l'espoir et la confiance, comme la venue des ténèbres y jette le découragement et la terreur. Nos voyageurs, dans cette heureuse disposition qu'inspire le retour de la clarté, sortirent du moulin, Christoval, en équipage de garçon meunier, un fouet à la main, Léonor en habit de paysanne. Ils embrassèrent la bonne Carmen, qui pleurait et ne pouvait s'empêcher d'avoir peur, et l'on se sépara pour ne jamais se revoir, selon toutes les apparences. Ainsi va la vie!Tous trois étant montés sur la voiture, Juan et Léonor assis côte à côte et don Christoval sur le devant, comme celui qui conduisait les chevaux, le meunier prit la parole en ces termes: «Regardez entre les arbres: voyez-vous là bas la maison isolée enveloppée d'une petite vapeur blanche? Tenez, voilà le premier rayon du soleil qui l'éclairé. C'est là que vous devriez être à cette heure, étendus sans mouvement et sans une goutte de sang dans les veines, au lieu de rouler tranquillement comme nous faisons, sur une bonne route bien sablée. Il est certain que Dieu a opéré miraculeusement en votre faveur.«Il y a trois ans que cette famille vint s'établir dans le pays. Nul ne les connaissait, et personne, aujourd'hui même, ne pourra vous dire d'où ils sortaient. Ils achetèrent cette maison avec ses dépendances, qui sont très-vastes. C'était un vieux manoir inhabité depuis des siècles: on le disait hanté par des apparitions; ainsi vous voyez que ce n'est pas d'hier que c'est un lieu redoutable. Ils firent réparer l'habitation. On y travailla longtemps; et je me souviens, moi, d'y avoir mené du sable et des pierres. Dans ce temps-là , je n'étais pas encore marié et je n'avais pas loué leur moulin. Je ne pensais qu'à me faire soldat; c'était bien loin de songer à devenir meunier! Pour en revenir à eux, ils se sont mis à vivre très-mystérieusement, et ont toujours continué depuis. Ils se donnent pour Moresques, mais la vérité est que ce sont des Hébreux, ou, si vous l'aimez mieux, des juifs. Ils sont très-riches, et on les croit profondément versés dans les secrets de la cabale. Mais ce n'est pas là le plus extraordinaire de leur histoire; le voici: ils sont tous venus au monde avec une main lépreuse, la main droite; aussi vous avez dû remarquer qu'ils portent tous un gant à cette main, et ne la découvrent jamais. Cette lèpre reste immobile et ne se répand pas sur le reste du corps avant un certain âge, qui est trente ans pour les femmes, et quarante ans pour les hommes. Alors cette horrible maladie se met en mouvement; elle commence par les jambes, et monte lentement, lentement, jusqu'à ce qu'elle envahisse le corps tout entier; et, au fur et à mesure qu'elle gagne du terrain, elle tue les endroits par où elle a passé, de manière qu'il y a dans le même individu une moitié morte et une moitié vivante. Quand le mal s'est emparé de la tête, c'est fini! mais il faut beaucoup de temps pour en arriver là .«Il est impossible de guérir ce mal, et vous croirez sans peine que les hommes n'y peuvent rien, quand vous saurez que c'est un châtiment de Dieu sur toute une race. Ces gens descendent, à ce qu'on dit, de Ponce-Pilate, qui signa l'arrêt de mort de notre Sauveur, et ils doivent porter jusqu'à la consommation des siècles le signe et la peine du crime de leur ancêtre.«Mais, s'ils ne peuvent vaincre cette lèpre hideuse, ils ont du moins trouvé moyen de la combattre et de retarder ses progrès: c'est en prenant des bains tièdes dans du sang de chrétien.« La situation de leur demeure, au milieu de cette immense plaine déserte, au sortir d'un défilé de la montagne Noire, les sert admirablement. Quelque voyageur égaré ou attardé vient de temps à autre leur demander asile, et ces infortunés voyageurs disparaissent sans laisser aucune trace de leur passage. Ils ont chez eux une demi-douzaine de domestiques, ou plutôt d'assassins à leur solde, qui, en un clin d'oeil, et à l'aide de certaines machines, vous expédient un homme dans l'autre monde. Après quoi, le vieux père, qui est le plus avancé dans sa maladie, prend son bain, et l'on assure que les trois autres membres de la famille se plongent successivement dans cette cuve sanglante.»Ici don Christoval interrompit le récit du meunier: «Je ne croirai jamais, dit-il, que deux créatures aussi charmantes que le sont Amine et Rachel participent ni à ce bain atroce, ni au meurtre qui a servi à le préparer.--Je ne sais ce qui est d'Amine; quant à Rachel, vous avez raison. Comme elle est la plus jeune, il n'y a pas longtemps qu'elle est instruite des sombres mystères de la maison paternelle, et elle ne demanderait pas mieux que de s'enfuir; mais comment? avec le secours de qui? et où se réfugier?--Mais, demanda Léonor, comment avez-vous su tous ces détails!--Par deux domestiques qui se sont échappés de cet affreux repaire, il y a un mois; et qui se sont sauvés, comme vous, dans mon moulin, jusque-là je ne me doutais pas de la moindre chose. Ce moulin appartient à la famille de Ponce-Pilate: ils me la louent bon marché et j'y gagne beaucoup d'argent. Mais il n'est argent ni intérêt qui tiennent! je ne puis souffrir en silence qu'on égorge ainsi mon prochain à deux pas de moi, surtout étant, comme je suis, d'une famille de vieux chrétiens! Mais nous voilà arrivés à Huescar sans avoir, grâce à Dieu, fait de mauvaise rencontre. Dès que, vous serez en sûreté, j'irai avertir la justice.--Hélas, dit Léonor, dans votre déposition, n'oubliez pas de justifier la pauvre Rachel! c'est à elle que nous devons la vie, et probablement elle nous eût accompagnés, sans la cruelle méprise qui, peut-être, à l'heure qu'il est, lui a ravi l'existence. Que sera-t-elle devenue, sans secours, dans ce couloir voûté? Aura-t-elle pu en sortir? Quel traitement aura-t-elle reçu du reste de sa famille? Je vous avoue que ces pensées me tourmentent beaucoup!»§ 4.--La Bohémienne.Sur ces entrefaites, la voiture était entrée dans les rues d'Huscar. Ils allèrent descendre à l'enseigne du Saint-Sacrement, dont l'hôte était un ancien ami du meunier. Il se trouvait justement dans cette auberge des marchands qui retournaient à Murcie après avoir terminé leurs affaires à Hescar: ils consentirent à prendre dans leur compagnie don Christoval et Léonor, qui passait pour sa femme. Ceux-ci ne quittèrent pas le brave Juan sans mille protestations d'amitié et sans l'avoir forcé d'accepter une généreuse récompense.De Murcie, il leur fut aisé de gagner Alicante, où, trouvant encore une occasion toute prête, ils s'embarquèrent pour Barcelone. Léonor regrettait les chevriers de la montagne Noire; mais don Christoval lui fit comprendre qu'il n'y avait de sûreté pour eux en aucun endroit de l'Espagne, à cause du grand crédit de l'archevêque, qui, tôt ou lard, finirait par les découvrir dans la retraite la plus cachée. Léonor se rendit à ces raisons.Leur dessein était de se retirer quelque part en France, et d'y attendre que la mort du prélat ou son indulgence, sur laquelle, à vrai dire, ils ne comptaient guère, leur permit de rentrer en Espagne.Ils descendirent à Barcelone, et résolurent de continuer leur route par terre, parce que la navigation fatiguait trop Léonor. Ils étaient trop loin pour risquer beaucoup d'être poursuivis, outre qu'ils étaient toujours déguisés; et une fois au delà des Pyrénées, ils n'avaient plus rien à craindre.Aucun incident remarquable ne troubla leur voyage jusqu'à Llivia, petit village situé à l'entrée de la montagne. Ils y arrivèrent avec la nuit. L'unique auberge de l'endroit était un cabaret d'apparence assez chétive, mais, comme il n'y avait pas à choisir, ils allèrent y descendre.On remisa leur chaise, ensuite ils demandèrent une chambre: on leur dit qu'il n'y en avait point de disponible pour l'heure, mais que sûrement ils en auraient une pour coucher. En attendant, ils devaient se contenter d'une espèce de salle commune, où étaient entassés bon nombre de buveurs, qui faisaient grand bruit, car la méchante fortune de nos voyageurs voulut que ce fût précisément la fête de l'endroit. Ils se soumirent et prirent place dans un coin. Peu à peu, cependant, les pratiques du cabaretier se retirèrent pour aller danser ou voir danser dans une grange voisine, et les nouveaux venus luirent souper plus tranquillement qu'ils ne l'avaient espéré. Ce souper fut meilleur aussi qu'on n'aurait dû s'y attendre: il se composait de gibier, de pâtisseries et de fruits, le tout relevé par un très-bon vin. Avant la fin du repas, Léonor et don Christoval étaient demeurés tout à fait seuls; cependant la prudence ne leur permit pas de s'entretenir de leurs affaires, de peur d'être espionnés et entendus à travers une simple cloison de planches mince comme du pallier. Ils causèrent de choses indifférentes, et bien leur en prit. Après le dessert, don Christoval sortit pour faire préparer enfin leur chambre, y transporter leur bagage et s'occuper avec l'hôte d'autres détails touchant le départ du lendemain et la route à suivre. Léonor, pensive, accoudée sur la table, la tête appuyée sur sa main, prêtait l'oreille au bruit de la danse lointaine, et son regard se perdait dans la partie obscure et profonde de cette salle déserte. Tout à coup en face d'elle, dans l'angle opposé, il lui sembla distinguer une forme humaine qui se mouvait et grandissait dans l'ombre. La lampe de cuivre qui brûlait devant elle, suspendue à une crémaillère en bois, lui donnait sur le visage, et la vivacité de la lumière formait une sorte de rempart devant ses yeux éblouis. Léonor ne put se défendre d'un sentiment de surprise et même de frayeur. La personne inconnue s'approcha lentement jusqu'au bord de la table qui la séparait de Léonor. C'était une grande femme maigre avec de beaux traits réguliers, un teint cuivré et des yeux noirs brillants comme deux flammes sombres. Elle était coiffée d'une espèce de turban rouge, vêtue d'une longue robe grise qui s'en allait en guenilles, et paraissait avoir quarante ans ou un peu plus. Il était facile de reconnaître une Egyptienne ou Bohémienne. «Madame, dit-elle en bon espagnol, n'ayez pas peur de moi; je m'étais endormie là , sur une natte: la faim m'a réveillée tout à l'heure; voulez-vous me donner à manger?--Très-volontiers; tout ce qui est là est à votre service. Prenez une chaise, ma pauvre femme, et buvez et mangez.» L'Égyptienne ne se le fit pas répéter: elle s'assit en face de Léonor, qui la considérait avec compassion, et se mit à souper silencieusement, en personne affamée. Quand elle fut rassasiée: «Que le ciel, ma bonne dame, vous récompense de votre charité, dit-elle d'une voix grave et émue; je n'ai pas d'autre moyen de reconnaître le bien une vous m'avez fait; cependant, si vous le désirez, je vous dirai votre bonne aventure. C'est un art dans lequel je passe pour habile.--Oh! que vous me feriez plaisir! dit Léonor. »L'Égyptienne, sans répondre, remplit un verre d'eau; puis, tirant de sa poche unie petite boîte oblongue dans laquelle étaient renfermées des plantes et des graines desséchées, elle y chercha une feuille de buis, une feuille de romarin et un grain de genièvre, qu'elle plaça dans une cuiller d'argent soigneusement essuyée, au-dessus de la flamme de la lampe. Tandis que ces substances se calcinaient avec un faible pétillement et une odeur aromatique, l'Égyptienne marmottait des paroles rapides dans une langue inconnue. Sans s'interrompre, elle versa les cendres dans le verre d'eau; et comme elles flottaient légèrement à la surface, elle pria Léonor de souffler trois fois dessus pour les submerger. Enfin, elle sortit de sa poche deux autres objets: un morceau de parchemin chargé de caractères et de figures cabalistiques qu'elle glissa sous le verre; plus, un petit volume également écrit sur parchemin, qu'elle ouvrit à un endroit marqué, et posa ainsi ouvert au-dessus de l'eau, comme un toit. Elle l'y laissa environ une minute, pendant laquelle elle continuait toujours ses prières et ses évocations. Enfin elle remit le livre dans sa poche, et dit: «Tout est prêt. »Elle s'agenouilla alors. Le verre était au niveau de ses yeux; elle y regarda, et traduisait ce qu'elle voyait dans l'eau, «Vous avez été religieuse, au moins avez-vous porté l'habit de novice.--Vous vous êtes enfuie de votre couvent,--la nuit,--avec un cavalier.--Vous avez traversé un bois,--ensuite une plaine;--on vous reçoit dans une vaste maison;--vous avez échappé à un grand péril....--Attendez! interrompit Léonor: ne pouvez-vous me donner des nouvelles de notre libératrice?--Je ne puis vous parler que de vous seule; je ne vois que vous. Au sortir d'ici, vous voyagerez encore longtemps....» La Bohémienne resta quelques minutes sans parler, comme absorbée dans une contemplation plus attentive, puis elle reprit d'une voix attendrie: «Ah! ma fille! vous avez déjà supporté bien des peines; mais ce n'est rien, au prix de celles qui vous attendent!--Quelles sont ces peines?--Je n'ai pas le courage de vous en faire le détail. Armez-vous de force et de patience!--N'est-il aucun moyen de prévenir mon sort?--Aucun! Tout ce que je puis vous dire et encore cela ne vous servira de rien, c'est que vous devez prendre garde au rosaire, et que vous mourrez au milieu de l'eau, par le feu.--Au milieu de l'eau, par le feu! répéta Léonor épouvantée de ces sinistres paroles. Grand Dieu! n'est-il donc sur la terre aucun refuge pour moi? Oh! cherchez, indiquez-moi un asile où je puisse trouver le repos.» La Bohémienne, cette fois, ne regarda plus dans le verre; elle mit sa main sur ses yeux, réfléchit profondément, et dit: «Le repos? vous ne le trouverez qu'en terre sainte!»Sur ce mot, elle se leva, et sortit de la chambre.F. G.(La suite à un prochain numéro.)Sur l'Éloquence de la ChaireAU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.L'histoire de la chaire sacrée en France, depuis le commencement de ce siècle, offre trois périodes bien distinctes dont chacune a une physionomie particulière, en grande partie déterminée par les événements.Nous ne pouvons qu'effleurer ici un sujet si vaste. Nous passerons rapidement sur les deux premières périodes surtout. Notre but sera atteint si nous pouvons en mettre les traits distinctifs et caractéristiques en relief, dans une esquisse impartiale de quelques-unes des figures principales.Au commencement de ce siècle, la France sortait à peine d'une crise violente et douloureuse. La lutte subsistait toujours, au dehors contre les ennemis de la nationalité, au dedans entre les anciennes traditions vivantes encore et les idées issues de la Révolution. Alors il se présenta un homme singulièrement propre à défendre et à gouverner la France, dans cette situation difficile. Quoi qu'on ait dit des idées absolues de Napoléon, c'était aussi l'homme des transactions, et il le montra en cette occasion. Pour satisfaire les partisans de l'ordre nouveau, tout en conservant la puissance royale, il en abolit le titre et consacra l'égalité civile. Il rouvrit ensuite les églises pour attirer à lui les hommes du passé; car, en rétablissant le culte, Napoléon semble avoir été guidé plutôt par ses vues de domination que par une conviction religieuse bien profonde. Le traité conclu avec le Saint-Siège en est une preuve éclatante: au lieu de creuser les idées, on s'appliquait plus particulièrement à polir les formes. Dans la crainte sans doute d'effrayer ceux que l'on voulait attirer dans le giron de l'Église, par la rigidité d'une morale trop austère, on prêcha presque exclusivement sur le dogme. Au reste, cette méthode ne laissait pas que d'être logique; il était assez naturel, avant de déduire les conséquences pratiques, de chercher à pénétrer les esprits de la doctrine qui leur sert de base.Il y eut sous l'Empire plusieurs prédicateurs qui jouirent d'une grande réputation, et qui la méritaient à bien des titres. Ne pouvant les citer tous, nous nous bornerons à parler de MM. de Boulogue et Frayssinous, qui nous semblent les plus remarquables. Ils résument en quelque sorte l'illustration de la chaire pendant cette période à laquelle ils ont survécu, mais dans laquelle permettent de les classer le temps de leur plus grande vogue et surtout le genre de leur talent.M. de Boulogne avait déjà acquis quelque gloire avant la Révolution. Né de parents pauvres, il avait étudié un peu tard; mais ses dispositions naturelles, jointes à beaucoup d'ardeur pour l'étude, suppléèrent à l'éducation première qui lui manquait. Ordonné prêtre, il vint à Paris pour tenter la fortune de la chaire. Il y vécut longtemps solliciteur obscur. Il trouva enfin des protecteurs puissants, fut présenté au roi, et prêcha devant lui en 1787, M de Boulogne avait alors quarante ans.Pour bien juger la longue carrière de M. de Boulogne, tour à tour pamphlétaire et journaliste, mais prédicateur avant tout, il faut se faire une idée nette de son caractère, sous peine de trouver en lui des contradictions inexplicables. Avec une conscience droite, des intentions pures et un grand amour pour le bien, il était dans sa conduite plein d'hésitation; souvent même il paraissait agir par boutade. Cela provenait de cette imagination vive et mobile qui était le fond de son talent. Il était de ces hommes sur qui l'impression du moment est toute-puissante; aussi l'action des événements est-elle plus visible chez lui que chez tout autre. Avant de se montrer l'adversaire ardent de toute concession libérale et de tout progrès en politique, il avait partagé, du moins jusqu'à un certain point, les idées qui avaient cours à la fin du dix-huitième siècle. On lit en effet dans un de ses discours imprimés de cette époque: «Le peuple seul a des droits, les rois n'ont que des devoirs.» Ces paroles sont curieuses dans la bouche de celui qui a prêché plus tard le sermon: «La France veut son Dieu! la France veut son roi!» Mais il faut, pour les comprendre, se reporter à un autre temps, et faire la part d'une époque où l'orateur1appelé à prêcher devant Louis XVI, le matin même de l'ouverture des États-Généraux, avait pris pour texte de son discours ce verset prophétique:Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles.Note 1:(retour)M. l'abbé de Laboissière.M. de Boulogne n'aimait pas beaucoup l'Empereur; on assure même qu'il ne l'épargnait pas dans la liberté de ses entretiens intimes. Cependant il le loua beaucoup dans ses sermons et dans ses mandements. Il fut nomme chapelain de l'Empereur et évêque de Troyes. Mais, après avoir joui quelque temps de la faveur du maître, il encourut aussi sa disgrâce. Voici à quelle occasion.--Nommé en 1809 pour prêcher l'anniversaire du sacre et de la bataille d'Austerlitz, M. de Boulogne fut obligé de soumettre son discours à la censure d'un personnage en crédit. Celui-ci corrigea les passages qui lui semblaient trop hardis, et en retrancha même quelques-uns tout entiers. Le prélat consentit à ces modifications.La cérémonie eut lieu à Notre-Dame, où l'Empereur se rendit avec son cortège de rois. La fête fut brillante: mais il arriva que, dans la chaleur du débit, M. de Boulogne, qui avait appris son discours par coeur, oublia de supprimer les passages notés. Quoiqu'il n'y eût dans ces passages rien de blessant pour personne, Napoléon n'était pas homme à oublier un manque de soumission. Trois ans de cachot et d'exil prouvèrent plus tard à l'évêque de Troyes comment Napoléon savait se venger.Les persécutions essuyées sous l'Empire furent un titre sous la Restauration. M. de Boulogne fut fait pair en 1822. Deux ans après, il mourut à Paris à l'âge de soixante-dix-sept ans.M. de Boulogne avait une physionomie spirituelle et douce. Il avait un talent d'orateur incontestable; sa manière un peu ampoulée et pompeuse le rendait surtout propre à prêcher dans les grandes occasions. On voit que ses sermons sont travaillés avec soin; mais on y trouve plus de style que de pensées, plus d'images que de sentiments. Ce prédicateur, si agréable à entendre, perd beaucoup à être lu, surtout aujourd'hui. En effet, il faisait aux affaires de son temps des allusions dont l'à -propos est perdu pour nous. Ce qui a fait son plus grand succès est peut-être ce qui rend aujourd'hui la lecture de ses sermons un peu froide et monotone.M. Frayssinous était, sous tous les rapports, un homme supérieur à .M. de Boulogne. Sa vie a été aussi plus conséquente avec elle-même. Les commencements en furent cependant obscur et difficiles. En 1804, il n'était encore que simple vicaire dans une commune du diocèse de Rhodes. A la suite d'un petit démêlé avec son curé, il s'en vint à Paris, qu'il n'aurait peut-être jamais vu sans cela. Il était sans argent: et, ne connaissant personne dans cette ville où il devait plus tard arriver aux plus grands honneurs, il alla demander un asile à Saint-Sulpice, où il fut accueilli avec plaisir. Les prêtres étaient rares alors, ainsi que le talent, et il n'est pas étonnant que celui de M. Frayssinous parvint bientôt à se faire jour. Il avait été suivi à Paris par M. Royer, son parent, et ils se réunirent tous deux pour faire des conférences dans l'église des Carmes. La nouveauté de l'enseignement et l'éloquence des deux prédicateurs firent du bruit, et bientôt la petite église de la rue de Vaugirard ne suffit pas pour contenir la foule. Grâce à ce succès, M. Frayssinous vit s'ouvrir devant lui les portes de l'église Saint-Sulpice, où il établit désormais ses conférences.Là , ses succès et sa réputation furent croissants de jour en jour. On venait l'entendre une première fois attiré seulement par la curiosité; on y revenait séduit par les charmes de l'éloquence.Rien n'était en effet plus attrayant que la minière de M. Frayssinous. Sa figure imposante, la douceur et la pureté de son style, sa grâce touchante et persuasive, son éloquence tout entière, étaient ce qu'il fallait alors pour captiver les auditeurs. Au lieu de jeter de fiers mépris à la raison révoltée, il cherchait à la soumettre en démontrant qu'aucune philosophie n'avait, comme le christianisme, résolu les grands problèmes de l'existence et dévoilé le mystère de la destinée, apporté plus de consolation dans la douleur et mis plus d'espérances dans la mort. M. Frayssinous avait dans le talent beaucoup d'analogie avec celui de Chateaubriand. Tous les deux procèdent par l'émotion, et s'adressent au coeur plutôt qu'à l'intelligence.M. Frayssinous était trop prudent; il craignait trop de blesser inutilement les auditeurs, pour mêler de la politique à ses conférences. Mais la police impériale était trop ombrageuse pour se contenter de la neutralité. On trouva mauvais que le conférencier ne parlât que de Dieu. On lui en fit des reproches, et il fut obligé d'accorder aussi quelque chose à César, et de parler decelui que Dieu avait ramené miraculeusement des bords du Nil, et de la main qui avait été suscitée pour relever les autels.Malgré ces concessions, les conférences furent suspendues en 1809, pour n'être reprises qu'à la Restauration. Cinq années de silence et de méditations mûrirent encore un talent si remarquable. En 1814. M. Frayssinous remonta dans la chaire, et continua ses conférences, presque sans interruption jusqu'en 1822. Cette époque ferma, pour ainsi dire, sa carrière oratoire, en lui ouvrant celle des honneurs. M fut sacré évêque d'Hermopolis, et appelé à siéger à l'Académie et à la Chambre des Pairs. Bientôt il fut nommé grand-maître de l'Université et ministre des affaires ecclésiastiques. Nous ne le suivrons pas sur ce terrain brûlant de la politique.2Nous dirons seulement que l'évêque d'Hermopolis n'a pas fait oublier l'abbé Frayssinous, et que ses conférences de Saint-Sulpice restent son plus beau titre.Note 2:(retour)On sait que la loi du sacrilège, si victorieusement combattue par M. Royer-Collard et désapprouvée par une partie du clergé, fut présentée par M. Frayssinous.Ces conférences ont été recueillies et publiées par leur auteur sous le titre deDéfense du christianisme. Le plan en est vaste, ingénieusement rempli, et les grâces d'une littérature toujours élégante n'en excluent ni la science théologique ni la profondeur des vues sociales. Aussi lorsque l'on songe que la nomination à l'Académie de l'éloquent évêque a fait crier dans le temps, on s'étonne moins des récriminations auxquelles a donné lieu celle de son successeur.Après 1830, M. Frayssinous refusa le serment et renonça à la pairie. Dévoué à la branche aînée des Bourbons qui l'avait comblé de ses bienfaits, il se rendit à Prague en 1835, pour diriger l'éducation du duc de Bordeaux. Il est revenu en France en 1838, et y a vécu dans la retraite jusqu'à sa mort arrivée en 1842.La prédication catholique qui avait été sous l'Empire, timide et soumise, je dirais presque résignée, prit un autre caractère sous la Restauration.Dans les dernières années de son règne. Napoléon s'était aliéné le clergé en s'immisçant aux affaires ecclésiastiques, et surtout par ses démêlés avant le Saint-Siège. Il tomba. Les prêtres accueillirent les Bourbons avec enthousiasme et fondèrent sur leur retour de grandes espérances qui ne se sont pas toutes réalisées. En effet, la Charte excitait parmi eux beaucoup de défiance. Ils croyaient que la religion était la seule base solide de la société, et que la monarchie etait le seul gouvernement conciliable avec la religion. Ainsi ils eurent le tort d'établir une sorte de solidarité entre la foi et les formes gouvernementales, si variables de leur nature. Mais on ne s'arrêtait point là . Ce que voulait la majorité du clergé qui s'était ralliée à cette faction royaliste appelée lesultra, ce n'était pas l'absolutisme proprement dit, ce n'était pas non plus l'ancien régime, c'était quelque chose de nouveau. On rêvait alors une féodalité constitutionnelle.Partant de la nécessité de l'union de la royauté et de la religion, la prédication devait avoir un caractère expressif et politique. C'est aussi ce qui arriva. Le clergé, en défendant la cause de la royauté, croyait défendre la cause de la religion, et s'habitua à comprendre dans une même réprobation les ennemis de Dieu et ceux du roi. Le trône et l'autel devinrent le thème ordinaire des prédications. Cette alliance entre la politique et le culte fit à la religion beaucoup de tort. Elle en éloigna d'abord tous ceux qui avaient été blessés, soit dans leurs intérêts, soit dans leurs opinions, soit dans leurs sentiments nationaux, par les événements de 1815. Quelques paroles réactionnaires aliénèrent aussi les hommes positifs, qui, habitués aux affaires, avaient accueilli les institutions nouvelles, mais qui ne croyaient pas qu'il fût possible de ne tenir aucun compte des événements et de l'état où se trouvaient alors les esprits.Cette situation explique les troubles qui, suivant les lieux se manifestaient alors à l'occasion des misions nombreuses qui furent faites, souvent avec trop-peu de prudence, pendant la Restauration. Elle explique aussi les justes reproches dont ces missions furent l'objet de la part des organes de la presse. Chaque prédicateur était alors un adversaire politique. Les missionnaires prêchant au milieu des passions émues en avaient toute la véhémence. Mais combien de prédicateurs réellement éloquents dont la renommée ne s'est pas même étendue bien loin! Telle est la destinée des succès oratoires les plus brillants, les plus flatteurs de tous pour l'amour-propre. Ils sont fugitifs comme l'émotion qu'ils produisent Quelquefois, lorsque l'impression a été bien profonde, il se conserve quelque trace dans le souvenir des auditeurs. Mais après que reste-t-il, surtout lorsqu'ils n'ont pas écrit? un nom qui s'efface de jour en jour.(Le dimanche des Rameaux.--Portail latéral de Saint-Eustache.)Au reste, quand même ils auraient publié leurs sermons et pu exprimer par le style les mouvements passionnés de leur éloquence, est-il bien sûr que cela les aurait sauvés de l'oubli? nous ne le croyons pas. Comme ils avaient subordonné leur enseignement à un point de vue particulier, lorsque les circonstances ont changé, ils ont dû nécessairement beaucoup perdre de leur importance. C'est pour ce motif que nous n'insisterons pas sur la biographie des prédicateurs sous la Restauration. Nous citerons simplement les Maccarthi, les Guyon, les Fayet, les Ollivier, les Deguerry, et nous pourrions facilement étendre la liste. Mais nous avons hâte d'arriver à la période ouverte par la révolution de juillet. Les événements de 1830 n'apportèrent pas un grand changement dans les relations qui existaient entre l'Église et l'État. Quelques mots furent remplacés dans la Charte par des mots à peu près équivalents, mais les lois réglementaires du culte ne furent point modifiées: on les exécuta seulement avec plus de rigueur, dans le principe surtout. Néanmoins cette révolution, dynastique pour ses résultats, mais démocratique par ses moyens, jeta dans les esprits une activité et une agitation qui se communiquèrent aussi au clergé.M. de Boulogne.Nous sommes obligé de reprendre encore ici la marche des idées depuis le commencement du siècle; M.. Chateaubriand et M. Frayssinous avaient cherché à calmer les répugnances que le catholicisme inspirait alors: ils avaient voulu en faire aimer la poésie, mais là s'était arrêtée leur action. Les méditations, les harmonies rêveuses et un peu sensuelles de M. Lamartine, ont été l'expression du degré de foi qui régnait alors dans la société. D'un autre côté la Restauration avait mis en honneur la pratique extérieure du culte; tout serviteur dévoué de la monarchie voulait, par cela même, paraître bon chrétien. Mais la religion ainsi pratiquée, s'arrêtait évidemment à l'écorce, si je puis m'exprimer ainsi, et occupait plus de place dans les habitudes que dans les consciences.Tout à coup apparut l'Essai sur l'indifférence, de M. de Lamennais. Ce livre, qui alors était aussi un événement, fit peut-être autant de bruit qu'en ont fait plus tard lesParoles d'un Croyant.Rome n'osa se décider d'abord, et le clergé de France se partagea, en attendant la décision, en deux camps ennemis. Il y eut alors une guerre de pamphlets et de brochures qui ne sera pas un des épisodes les moins curieux de l'histoire des idées religieuses au dix-neuvième siècle.M. Deguerry.L'idée philosophique développée dansl'Essaiétablissait lesens commun, c'est-à -dire la manifestation générale de la raison humaine comme la règle de la certitude. Ce n'était rien moins qu'introduire le principe démocratique dans l'ordre des faits intellectuels; et, de conséquence en conséquence, M. de Lamennais et ses disciples devaient nécessairement transporter les mêmes idées sur le terrain de la politique. La révolution de juillet aidant, c'est ce qui arriva bientôt. On sait l'histoire orageuse de l'Avenir. Quelque courte que fût la durée de ce journal, son action fut grande sur le jeune clergé. S'il ne fit pas beaucoup de partisans au gouvernement nouveau, il lui rendit du moins un grand service, en ce qu'il habitua les prêtres à voir avec indifférence la chute du trône qui venait de s'écrouler, mais l'influence de M. Lamennais s'est perpétuée par l'élite du clergé, dont il s'était entouré pour la rédaction de son journal. Ses disciples ont été dispersés par les foudres du Saint-Siège; ils se sont séparés de lui en reniant l'ensemble de ses doctrines, mais ils n'en ont pas moins conservé, peut-être à leur insu, beaucoup de la manière et aussi quelques-unes des idées de leur ancien maître. Sous la Restauration, le comble de l'audace, pour un prédicateur, était de déclarer que le salut de la religion ne dépendait pas de celui de la légitimité. Depuis 1830, la prédication a souvent côtoyé les opinions radicales et démocratiques, quelquefois même elle s'y est lancée à pleines voiles. Et ce qui prouve que M. de Lamennais est pour beaucoup dans cette tendance nouvelle du clergé, c'est que ce sont ceux qui l'ont approché de plus près qui ont été le plus loin en ce sens.Aujourd'hui, l'éloquence de la chaire tient plus par la manière générale à l'Empire qu'à la Restauration. A cette dernière époque il eut trop de reproches directs et de récriminations violentes; mais, à présent, le clergé, loin de se montrer hostile au mouvement, cherche à s'y associer dans certaines limites afin de le diriger.Il y a une remarque qui n'est pas non plus sans intérêt c'est que jamais plus qu'aujourd'hui le clergé ne s'était montré satisfait des progrès de l'Église. Il se plaît à montrer la croix triomphant partout, et de la meilleure foi du monde il exagère ses dernières victoires. On dirait qu'il cherche à attirer ainsi les esprits indécis et toujours prêts à imiter les autres, et les âmes timides qui n'embrassent jamais que le parti de la victoire.Il nous reste à entrer dans quelques détails biographiques sur les prédicateurs les plus en vogue. Malheureusement, la vie des prédicateurs, comme la vie de tous les hommes d'étude, est rarement féconde en incidents. Nous serons donc forcé d'être court, et nous parlerons seulement de quatre des prédicateurs qui ont en ce moment le plus de réputation.M. Combalot est né en 1794 à Chastenay (Isère). On assure qu'il s'était destiné d'abord à la profession d'avocat, et qu'une retraite spirituelle changea tout à coup sa vocation. Quoi qu'il en soit, il fut ordonné prêtre à 25 ans. Il vint à Paris quelque temps après et entra chez les jésuites. Il n'y fut qu'un an, et à peine rentré dans la vie séculière il commença ses prédications. Il parcourut d'abord les départements, et s'il faut tout dire, il ne fut pas celui qui réveilla sur son passage le moins d'irritation.
En 1841, la Caisse a reçu à divers titres. 40,041,548 f. 50 c.Elle a remboursé par contre. ......       26,911,458   78Augmentation des versements sur les remboursements.13,130,009   52Au 31 décembre 1841, le solde du auxdéposants était de...........             83,485,457   50
En 1841, il y a eu 34,303 déposants nouveaux, dont 18,875 ouvriers, et 7,200 domestiques. La moyenne de chaque versement a été de 141 fr.; celle de chaque remboursement, de 410 fr.; celle de chacun des 134,000 livrets existants au 31 décembre 1841, de 619 fr. A cette même époque, les 285 Caisses d'Épargne des départements, non compris celle de Paris, avaient en compte courant à la Caisse des dépôts et consignations, 157,988,002 fr.; en y joignant ce qui était dû à la Caisse de Paris, nous trouvons un total de 241,661,552 fr. et une augmentation totale de 32,921,001 fr. pour la seule année 1841.
Que de passions domptées, que de mauvais conseils repousses, que de vertus acquises pour amasser et conserver ces 241 millions! En prévenant de nombreuses douleurs, ces habitudes d'ordre et d'économie donnent de nouveaux gages à la paix, à la tranquillité publiques; car il ne faut pas s'y tromper, le pauvre qui commence à avoir une petite propriété cherche dès lors à se garantir, par une économie soutenue, contre les privations de l'indigence, et du moment où il a un petit pécule placé sur l'État, non-seulement il n'y attache pas moins d'importance que le plus fort capitaliste à ses trésors, mais il cherche sans cesse à le grossir. Si nous en voulions une preuve, il nous suffirait de citer un exemple. A l'occasion du mariage du duc et de la duchesse d'Orléans, 40.000 fr. furent distribués entre 1,760 livrets, qui furent répartis à Paris entre autant d'enfants. Le nombre de ces livrets est encore aujourd'hui de 1,698, et la somme due aux jeunes déposants est de 136.000 fr.: en quatre ans et demi elle s'est accrue de 97.000 fr.
On voit donc de quel intérêt il peut être pour le pays et pour les individus d'augmenter le nombre des Caisses d'Épargne. Seconder le mouvement qui porte les petits capitaux vers ces utiles établissements, c'est répandre dans la population des éléments de sécurité et de bonheur.
L'abbaye de Longchamp.--Mort de Philippe le long.--Henri IV et Catherine de Verdun.--Lettre de Saint Vincent de Paul.--Sermons prêchés à Boulogne.--Ermites du mont Valérien.--Conversion de mademoiselle Lemaure.--LesTénèbresà Longchamp.--Le musicien Lalande.--Longchamp sous Louis XV.--La Guimard et sesarmes portantes.--Equipage de mademoiselle Duthé.--Mademoiselle Cléophile.--Anecdote--M. le comte d'Artois (Charles X).--Efforts de l'archevêque de Paris contre Longchamp.--Arrestation de mademoiselle Rancourt.--Longchamp de 1780--Carrosses de porcelaine.--Les princes à Longchamp--Modes de 1784.--Voitures anglaises.--Mesdemoiselles Adeline et Deschamps.--Longchamp de 1787.--Parodie de Longchamp, par le marquis de Villette.--Interruption de Longchamp.--Modes de 1793.--Démolition de l'abbaye.--Renaissance de Longchamp.--Semaine sainte de l'an VIII.--Vol d'un couvert.--Longchamp de l'an X.--Verts inédits de Luc de Lancival. Longchamp en 1815.--Conclusion.
En racontant l'histoire des moutons de Dindenout, Rabelais a écrit celle du genre humain. Dans la foule qui piétine, roule, ou chevauche à Longchamp, peu de gens se demandent l'origine de cette promenade annuelle. Nous y venons parce que nos pères y sont venus, c'est une des clauses de l'héritage que nous ont légué les générations précédentes, et que nous transmettrons à nos descendants. Les usages, une fois établis, trouvent une raison d'être dans leur existence même; plus ils durent, plus ils se consolident, et on les observe encore longtemps après en avoir oublié la cause première. Pourquoi ces flots vont-ils à la mer? parce qu'ils sont poussés par d'autres flots, et que, derrière ceux-ci, d'autres encore suivent la même pente invincible.... Mais qui s'inquiète de la source?
On a beaucoup disserté sur Longchamp sans approfondir ce sujet si important dans l'histoire des moeurs parisiennes. Chaque écrivain, jugeant plus commode de copier servilement ses prédécesseurs que de recourir aux pièces originales, s'est contenté d'allégations incomplètes, de vagues généralités, de notions acceptées sans examen. Ces maladroits défrichements ont laissé le sol vierge encore, et nos études sur Longchamp seront, nous osons l'espérer, moins imparfaites que celles de nos devanciers.
Au nord du village de Boulogne, entre le bois et la Seine, s'étend une plaine étroite qui doit à sa configuration le nom de Longchamp(longus campus), et non pas Longchamps, comme on l'écrit sans égard pour la syntaxe et pour l'étymologie. Ce fut là que dame Isabelle de France bâtit, en 1250, le monastère del'Humilité de Notre-Dame. Elle avait écrit à Méméric, chancelier de l'Université: «Je veux assurer mon salut par quelque pieuse fondation; le roi Louis IX, mon frère, m'octroie trente mille livres parisis; dois-je établir un couvent ou un hôpital?» Le chancelier opta pour qu'on ouvrit un asile à des nonnes de l'ordre de Sainte-Claire. La Révolution lui a donné tort: elle eût conservé l'hôpital, elle a démoli le couvent.
L'origine royale de Longchamp lui valut le patronage des souverains. Saint Louis en visitait souvent les religieuses; Marguerite et Jeanne de Brabant. Blanche de France, Jeanne de Navarre et douze autres princesses y prirent le voile. Philippe le Long y mourut le 2 janvier 1321, d'une dysenterie compliquée de fièvre quarte. Pendant qu'il agonisait, l'abbé et les moines de Saint-Denis vinrent processionnellement l'assister, apportant comme remèdes un morceau de la Vraie Croix, un saint clou et un bras de saint Simon. L'application de ces pieuses reliques parut soulager le moribond; mais, suivant la chronique ducontinuateur de Nangis, la maladie étant revenue par la faute du roi, il fit son testament et expira.
Longchamp, comme tous les autres monastères, comme toutes les institutions humaines, passa de la grandeur à la décadence, de la ferveur au relâchement, de la régularité au désordre. Saint Louis y avait maintenu la stricte observance de la règle; son petit-fils, Henri IV, y prit une maîtresse, Catherine de Verdun, jeune religieuse de vingt-deux ans, à laquelle il donna le prieuré de Saint-Louis de Vernon, et dont le frére, Nicolas de Verdun, devint premier président du Parlement de Paris. Cet exemple paraît avoir été fatal à la moralité de l'abbaye, à en juger par une lettre que saint Vinrent de Paul écrivait, le 25 octobre 1632, au cardinal Mazarin: «Il est certain, disait-il, que, depuis deux cents ans, ce monastère a marché vers la ruine totale de la discipline et la dépravation des moeurs. Les parloirs sont ouverts aux premiers venus, même aux jeunes gens sans parents. Les frères mineurs recteurs aggravent le mal; les religieuses portent des vêtements immodestes, des montres d'or. Lorsque la guerre les força à se réfugier dans la ville, la plupart se livrèrent à toute espèce de scandale, en se rendant seules et en secret dans les maisons de ceux qu'elles désiraient voir.....»
Nous citons ce curieux passage, non pour dénigrer les nonnes de Longchamp, mais pour établir que les relations du couvent avec la capitale étaient fréquentes, et que les Parisiens préludaient par des promenades partielles à la grande promenade périodique. Plusieurs circonstances contribuaient à les entraîner vers ces parages. Dès le quinzième siècle, on allait à Boulogne entendre prêcher le carême par les cordeliers aumôniers de Longchamp. «En 1429, selon leJournal de Charles VII, frère Richard, cordelier, revenu depuis peu de Jérusalem, fit un si beau sermon, qu'après le retour des gens de Paris qui y avaient assisté, on vit plus de cent feux à Paris, en lesquels les hommes brûlaient tables, cartes, billes, billards, boules, et les femmes les atours de leur tête, commebourreaux de truffes, pièces de cuir et de baleine, leurscorneset leursqueues.«En outre, il fallait passer par Longchamp pour monter au Mont-Valérien, habité par des ermites qui, au temps où Mercier rédigeait sonTableau de Paris, en 1782, attiraient encore, après quatre ou cinq siècles,un concours étonnant de peuple et de bourgeoisIl y avaitfluxionsur ce point, et l'autorité ecclésiastique fut souvent obligée d'employer des mesures coërcitives. «Les évêques de Paris, dit l'abbé Leboeuf, ont toujours veillé à ce qu'un trop grand concours à Longchamp n'en troublai la retraite. La bulle du pape Grégoire XIII, sur un jubilé, en avait assigné l'église pour une des sept stations. Pierre de Gondi, évêque, mit l'église de Saint-Roch à la place de celle de Longchamp; et lorsque le pape eut appris ces raisons, il loua sa prudence par un bref que j'ai vu, daté du 10 mars 1584.»
Ce fut au commencement du règne de Louis XV que se régularisèrent les excursions qui avaient pour fut l'abbaye. Une cantatrice célèbre, mademoiselle Le Maure, quitta théâtre en 1727, à la vive douleur du public, qui regrette toujours ceux qui prennent envers lui l'initiative de l'abandon. Des scrupules religieux avaient déterminé la retraite de mademoiselle Le Maure; mais le chant était sa vie; elle n'y put renoncer d'une manière absolue, et lasse de dire les amoursd'Armideou d'Alceste, elle fit retentir de ses notes éclatantes les voûtes de l'église de Longchamp. Les saintes filles se formérent aux leçons de l'actrice; leur psalmodie lugubre devint un angélique concert et tout Paris accourut les entendre chanterTénèbrespendant la semaine sainte. L'abbesse, étonnée de ce succès, se mit en quête de belles voix, et demanda aux choeurs de l'Opéra. LesdryadesduTriomphe de l'Amour, lesdivinités infernalesdePersée, entonnèrent, concurremment avec les vierges du Seigneur,quare fremuerunt gentes, oumiserere mei, Deus. Les Parisiens se crurent au spectacle. On assiégea les portes, on s'amoncela dans la nef, on escalada les galeries, on monta sur les chaises, sur les tombeaux, sur les autels des chapelles. Ce fut, pendant plusieurs années, une effroyable cohue, une avalanche de bruyants visiteurs, l'invasion d'une petite église par une grande ville. Le jour enfin, les curieux, arrivant le mercredi saint aux portes de Longchamp, les trouvèrent fermées par ordre de M. de Beaumont, archevêque de Paris. Le pèlerinage annuel n'en continua pas moins. C'était une inauguration des promenades, une fête publique du printemps, une manifestation joyeuse en l'honneur du soleil et des toilettes d'avril, des nouvelles feuilles et des nouvelles modes, des beaux jours renaissants et des jolies femmes ranimées. C'était, à défaut des cantiques de Longchamp, un hommage rendu à celui qui vivifie la nature après l'hiver.
En recherchant ce qui concerne les premiers Longchamp, nous n'avons exhumé qu'une seule anecdote. Lalande, musicien de la chapelle du roi, voulant aller à Longchamp, se rend chez le loueur de chevaux Mousset, et loue un cheval avec selle de velours, housse galonnée, bride et bridon d'or; il donne 9 fr. d'arrhes. En sortant de l'écurie, il rencontre trois de ses collègues, Daigremont, Douillet et Mondoville, qui l'invitent à monter avec eux dans une calèche et à les accompagner à Longchamp. Lalande répond qu'il vient de louer un cheval, mais que s'il peut retirer ses arrhes il sera volontiers de la partie. On retourne chez le loueur: «M. Mousset, dit Lalande, montrez-moi donc encore une fois le cheval que j'ai arrêté.--Le voici. Monsieur.--Savez-vous qu'il est bien court, votre cheval, et qu'il y a peu d'espace entre le cou et la queue? Car enfin, c'est moi qui paie: je prends la première place, voici celle de Daigremont, Doublet se tiendra là ; mais je ne vois pas où diable sera placé Mondoville, et celui-là compte!»
Le loueur, après avoir écouté attentivement ce calcul, se hâte de restituer les arrhes.
De 1750 à 1760 Longchamp atteignit son apogée. C'était alors une solennité: grands seigneurs, diplomates, fonctionnaires publics, financiers et fermiers-généraux y faisaient assaut de luxe et d'élégance. A Naples, à Madrid, le roi lui-même par un sentiment de pieuse vénération, n'aurait pas osé monter en voiture pendant la semaine sainte: à Paris, au contraire, l'aristocratie préparait longtemps à l'avance les plus somptueux équipages, et les bourgeois modestes, ceux qui allaient ordinairement à pied, dérogeaient durant trois jours à leur habitude. Calèches, fiacres, cabriolets, carrosses de remise, chevaux, chaises à porteur, vinaigrettes, tous les véhicules disponibles étaient mis en réquisition. Dès le mercredi saint, une immense cohue encombrait les allées des Champs-Elysées et du bois de Boulogne. Les actrices y venaient briguer les applaudissements que les vacances de Pâques les empêchaient de chercher sur le théâtre. Les femmes qu'on appelait alorsles impures, et qui doivent leur nom actuel au quartier qu'elles habitent, se montraient resplendissantes de diamants qui les paraient sans les éclipser. Les journalistes, les pamphlétaires, les peintres de moeurs, ne manquaient pas au rendez-vous général, et les nombreux documents qu'ils ont recueillis nous mettent à même de tracer, presque année par année, une monographie de Longchamp.
La promenade de mars 1768 fut favorisée par la beauté du temps et de la douceur de la température. «Les princes, les grands du royaume, disent lesmémoirescontemporains, s'y rendirent dans les équipages les plus lestes et les plus magnifiques.» L'héroïne de la fête fut la danseuse Guimard, que Marmontel avait surnommée labelle damnée. Elle parutdans un char d'une élégance exquise,sur les panneaux duquel, pour mieux rivaliser avec les grandes dames, elle avait fait peindre desarmes parlantes. L'écusson portait unmarc d'or,d'où s'élevait une plante parasite, un gui de chêne; les grâces servaient de supports et les amours de cimier. Ce blason révélait un lucre honteux; mais, sous ce règne, la licence étaient trop commune pour qu'il lui fût possible d'être effrontée, et l'un oublia l'imprudence de l'aveu pour ne songer qu'à l'esprit des emblèmes.
Quelques années plus tard, en avril 1774, nous voyons la chanteuse Duthé succéder à mademoiselle Guimard dans les fonctions debeauté à la mode. Cet équipage doré, vernissé, traîné par six chevaux fringants, n'appartient point, comme on pourrait le croire, à une princesse du sang royal; il porte tout simplement la Duthé. Le mercredi et le jeudi saints elle excite l'admiration; on la proclame et elle se croit sans rivale; mais, le troisième jour un autre équipage, non moins doré, traîné par six chevaux non moins superbes, galope à côté du sien. Quelle était donc celle qui dressait ainsi carrosse contre carrosse, celle qui opposait sa piquante physionomie à la beauté fade et régulière de la Duthé? Une obscure élève d'Audinot,danseuse en doubleà l'Opéra, la demoiselle Cléophile, qui devait une subite opulence à la protection du comte d'Aranda.
Un an après, la Duthé faisait l'épreuve de l'inconstance du public. Au moment où son équipage entrait en ville, des groupes menaçants l'environnèrent; des huées, des sifflets, des cris d'indignation l'assaillirent avec tant de violence qu'elle fut obligée de rétrograder. Des bruits vagues, calomnieux peut-être, avaient provoqué cette explosion de mécontentements. Le comte d'Artois, marié depuis deux ans à Marie-Thérèse de Savoie, venait souventincognitode Versailles à Paris. «Las debiscuit de Savoie, disait M. de Bievre, il venait à Paris prendredu thé; et les Parisiens, d'ordinaire peu scrupuleux, avaient pris parti pour la comtesse délaissée.
L'affluence d'actrices et de femmes équivoques faisait de Longchamp un spectacle assez scandaleux pour que l'archevêque de Paris cherchât à en arrêter les progrès, après en avoir entravé la naissance. Il pria le ministre de faire fermer les portes du bois de Boulogne durant la semaine sainte, par respect pour le jubilé de 1776; mais ses réclamations avortèrent, et la promenade eut son cours.
La tragédienne Rancourt, laprima donnadu Longchamp de 1777 faillit n'y pas assister. Le 29 mars, resplendissante et fière comme si elle eût joué Roxane, elle s'apprêtait à monter en voiture. Vous pensez aller à Longchamp, madame; vous êtes toute au désir de plaire et de briller; mais vous avez compté sans vos créanciers. Vous n'avez pas aperçu les recors en embuscade autour de votre hôtel; les voici, ils vous entourent, ils s'emparent de votre personne, ils vous invitent poliment à coucher au Fort-l'Évêque. Heureusement qu'un homme généreux, mais peu désintéressé, en sacrifiant quelques milliers de louis, va vous rendre à l'ovation qui vous attend.
Le Longchamp de 1780 fut des plus brillants, en dépit de la vivacité du froid. La file des voitures allait sans interruption depuis la place Louis XV jusqu'à la porte Maillot, entre deux haies de soldats du guet. Les voitures circulaient plus librement dans le bois, dont la garde avait été confiée à la maréchaussée. On signala comme des merveilles deux carrosses de porcelaine. L'un, occupé par la duchesse de Valentinois, avait pour attelage quatre chevaux gris-pommelé, dont les harnais étaient de soie cramoisie brodée en argent, le second appartenait à une impure, mademoiselle Beaupré. Il reparut l'année suivante avec un prince du sang, le duc de Chartres pour écuyer cavalcadeur, «ce qui, disent lesmémoiresde Bachaumont, n'augmenta pas pour lui la vénération publique.»
Malgré la présence de Monsieur, du comte et de la comtesse d'Artois, du duc et de la duchesse de Bourbon. Le Longchamp de 1781 fut triste. Pendant quelques aimées, il y eut diminution progressive dans le luxe et le nombre des équipages, quoique les modes eussent atteint un degré d'extravagance qui aurait du donner de la splendeur à la fête annuelle de la mode. C'était le temps des étoffes,entrailles de petit-maître, soupir étouffé, jambe de nymphe émue, centre de puce en fièvre de lait:les hommes étaient coiffésà l'oiseau royal, au cabriolet, à la Ramponneau, à la grecque, à l'hérisson;les femmes portaient de gigantesques bonnetsà la Belle-Poule, à la d'Estaing, au ballon, à la Montgolfier, au Port-Mahon, au compte-rendu, aux relevailles de la reine. Les carrosses massifs avaient été remplacés par des cabriolets importés d'Angleterre,wiskysougarricks, voitures légères, mais d'une si prodigieuse hauteur que le peuple disait, en les voyant passer: «Voilà des gens qui vont allumer les réverbères.» Il parut, au Longchamp de 1786, unwiskydont la caisse disparaissait dans le brancard. Les laquais étaient assis sur le devant, et le cocher, placé derrière sur un siège élevé, dirigeait les chevaux par-dessus la tête de ses maîtres. Les beautés remarquables et remarquées de cette même année furent les demoiselles Adeline et Deschamps, appartenant toutes deux à laComédie-ItalienneLa première avait reçu de M. de Weymeranges, intendant des postes et relais, un présent de mille louis pour sonlongchamp. La seconde est nommée par Delille dansune épître sur le luxe:
Cette beauté vénale, émule de Deschamps,Des débris de vingt ducs scandalise Longchamps.
Cette beauté vénale, émule de Deschamps,Des débris de vingt ducs scandalise Longchamps.
Cette beauté vénale, émule de Deschamps,
Des débris de vingt ducs scandalise Longchamps.
Une modification essentielle, introduite au Longchamp de 1787. lui rendit momentanément son éclat primitif. On renonça à suivre la route inégale et sablonneuse de l'abbaye, pour adopter l'allée qui va de la Muette à Madrid. «Depuis longtemps, écrit l'annaliste Bachaumont, on ne se rappelle pas avoir vu tant de monde, tant de voitures aussi belles et aussi bizarres: leswiskysy brillaient surtout. Beaucoup de petits-maîtres, beaucoup de dames avaient fait faire une voiture différente pour chaque jour. Unwiskyplus bizarre et plus galant que les autres a fait pendant ce temps la matière des conversations. Cewiskyétait surmonté d'une Folie avec sa marotte; dedans étaient quatre marionnettes, deux de chaque sexe, saluant à droite et «gauche sans cesse; tout cela était mené par un ânon joliment harnaché, et un jockey dirigeait l'animal. On lisait sur la voiture:D'où viens-je? où vais-je? où suis-je?On l'a appelé laparodie de Longchamp, dont en effet on semblait vouloir faire la critique. Quoi qu'il en soit, ce concours a dû satisfaire le marquis de Villette, qui passe aujourd'hui pour l'auteur.»
La révolution suspendit Lonçchamp. Comment l'aurait-on solennisé? Tous les chevaux avaient été accaparés pour le service des quatorze armées, et le sang coulait sur la place ci-devant de Louis XV. Si quelques voitures avaient osé s'aventurer dans les Champs-Elysées, elles auraient rencontré chemin faisant les charrettes chargées de victimes. Longchamp tomba en même temps que la monarchie. Ne pensez pas toutefois que la mode ait complètement perdu son empire. Exilée de Longchamp, elle se réfugiait dans lesgaleries de boisC'était au Palais-Égalité qu'on voyait les redingotesà la Zutimeenpékin velouté et lacté;les douillettesà la laponneenflorence unie; les habitsà la républicaine: lescaracos à la Nina; les robesà la turque, à la persienne, à la Psyché, au lever de Venus. Où diable la mythologie va-t-elle se nicher?
Cependant l'on abattait sans pitié le vieux monastère; on brisait les nombreux tombeaux de l'église édifiée par sainte Isabelle, et les cendres de la fondatrice, de Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe le Long, de Jeanne de Navarre, de Jean II, comte de Dreux, étaient dispersées par des mains profanes. Longchamp semblait mort avec la religion qui l'avait enfanté; les vainqueurs de thermidor le ressuscitèrent. Nous sommes en germinal an V (avril 1797). La terreur est anéantie, l'échafaud renversé, lajeunesse doréetriomphante; Longchamp va renaître pour les ébats des parvenus du Directoire. «Le peuple, dit leMiroirdu 26 germinal, commence à voir que ces opulentes niaiseries lui sont de la plus grande utilité. On ne peut compter le nombre des couturières, des marchandes de modes, que nos jolies promeneuses ont fait travailler, pour fixer les regards pendant cette fête, qui, en elle-même, ne ressemble à rien. Pendant que les amours s'occupent de leur parure, les forgerons, les charpentiers, les selliers, travaillent sans cesse à confectionner, à équiper les chars et les chevaux qui doivent traîner cette foule élégante et badine. Gloire à Longchamp, aux niais qui y galopent, aux badauds qui les considèrent! Ils font travailler, ils font vivre le pauvre monde.»
En vertu de ces doctrines, exprimées dans un style qui exhale un parfum d'ancien régime, les Parisiens se portent à Longchamp, le jour duci-devantmercredi saint. On brave la pluie; on veut reconnaître les lieux; mais il y a encore peu d'élégantes voitures, et l'on ne distingue qu'un seul équipage à quatre chevaux, conduits par des jockeys vêtus à l'anglaise. Le jeudi, les équipages, plus nombreux, vont et reviennent sur deux lignes parallèles. La citoyenne Tallien, la citoyenne Récamier, la citoyenne Lange, la citoyenne Mézerai, du théâtre Louvois, la danseuse Lanxade, ont les honneurs de la journée. Le vendredi, on compte deux mille voitures. Les héroïnes de la veille reparaissent avec des toilettes différentes. L'écuyer Franconi a réuni ses musiciens dans une vastegondole, qu'escorte une foule d'écuyers, et donne un concert ambulant aux promeneurs, depuis la place Louis XV jusqu'à Bagatelle. Des troupes à pied et à cheval, des agents de police, sont distribués sur toute la route; car le gouvernement est averti qu'unegrande conspirationse prépare, et qu'on doit profiter de Longchamp pour prendre leChemin de Ia Révolte. Comme un symbole, de l'aristocratie déchue, se montre à cette fête une calèche de forme antique, lourde et vermoulue, conduite par deux maigres laquais, et péniblement tiraillée par deux maigres haridelles. A l'entrée des Champs-Elysées s'est formé un groupe d'humoristes, qui narguent le faste des nouveaux enrichis. «Tiens, voici un ex-jacobin.--Celui-ci est un valet qui a dénoncé son maître.--Voilà un comité révolutionnaire: le père, la mère, le fils, tout en était...» Le soir, lescitoyennes, en costume d'amazone, ou habilléesà la grecqueet étincelantes de diamants, vont au théâtre Feydeau entendre Garat chanterEnfant chéri des Dameset l'air d'Alceste: Au nom des Dieux.Voilà Longchamp reconstitué!
Diverses particularités signalèrent la semaine sainte de germinal an VIII (1798). Levendredi saintfut en même temps lemardi-gras;on confondit le carême et le carnaval. Il y eut unbal masquélejeudi saint, et le lendemain on exécuta leStabat, au grand mécontentement des vieux hébertistes. Lesmerveilleuxde l'an VIII figurèrent à Longchamp en habits gros bleu, brodés en soie bleu-de-ciel, à collet triplement juponné, avec cravates nouées sur le côté gauche, giletsà la débâcle, et demi-chemises de batiste. Les couleurs chamois, serin et violet, dominaient dans les ajustements des dames. Quelques robes étaient bleu-clair recouvertes de linon. La coiffure en vogue était le fichu-marmotte sur un chapeau de paille.
Le soir du vendredi saint, un jeune homme entre chez le restaurateur Naudet; il commande unebisque aux écrevisses,un vol-au-vent, unesuprême, des biscuits à la crème et une bouteille de Volney. Il mange vite; et, comme par distraction, met un couvert dans sa poche. Madame Naudet s'en aperçoit, et sans esclandre, elle ajoute sur la carte: un couvert d'argent, 54 fr. Lemerveilleux, en payant, se contenta de dire: «Je ne croyais pas que la carte montât si haut.»
En l'an X, Longchamp a repris racine, et inspiré des vers à Luce de Lancival, un des grands poètes de l'Empire:
Célèbre qui voudra les plaisirs de Longchamps:Pour moi, je choisis mieux le sujet de mes chants;Mon pinceau se refuse à la caricature.J'abandonne à Callot la grotesque figureDu dédaigneux Mondor, brillant fils du hasard,Pompeusement assis au fond du même charDont naguère il ouvrait et fermait la portière;Ce fat, tout rayonnant de son luxe éphémère,Et qui, pour trois louis, s'estime trop heureuxDe louer un coursier qui sera vendu deux;Et nos Vénus, sortant de l'écume de l'onde,Qui prennent le grand ton pour le ton du grand monde,Et pensent ennoblir leurs vulgaires appas,En affichant le prix que les paie un Midas.Ce qui déplaît à voir n'est point aimable à peindre,Et Longchamp me déplaît, à parler sans rien feindre.Tout Paris à Longchamp vole. Qu'y trouve-t-on?Maint badaud à cheval, en fiacre, en phaéton,Maint piéton vomissant mainte injure grossière,Beaucoup de bruit, d'ennui, de rhume et de poussière.
Célèbre qui voudra les plaisirs de Longchamps:Pour moi, je choisis mieux le sujet de mes chants;Mon pinceau se refuse à la caricature.J'abandonne à Callot la grotesque figureDu dédaigneux Mondor, brillant fils du hasard,Pompeusement assis au fond du même charDont naguère il ouvrait et fermait la portière;Ce fat, tout rayonnant de son luxe éphémère,Et qui, pour trois louis, s'estime trop heureuxDe louer un coursier qui sera vendu deux;Et nos Vénus, sortant de l'écume de l'onde,Qui prennent le grand ton pour le ton du grand monde,Et pensent ennoblir leurs vulgaires appas,En affichant le prix que les paie un Midas.Ce qui déplaît à voir n'est point aimable à peindre,Et Longchamp me déplaît, à parler sans rien feindre.Tout Paris à Longchamp vole. Qu'y trouve-t-on?Maint badaud à cheval, en fiacre, en phaéton,Maint piéton vomissant mainte injure grossière,Beaucoup de bruit, d'ennui, de rhume et de poussière.
Célèbre qui voudra les plaisirs de Longchamps:
Pour moi, je choisis mieux le sujet de mes chants;
Mon pinceau se refuse à la caricature.
J'abandonne à Callot la grotesque figure
Du dédaigneux Mondor, brillant fils du hasard,
Pompeusement assis au fond du même char
Dont naguère il ouvrait et fermait la portière;
Ce fat, tout rayonnant de son luxe éphémère,
Et qui, pour trois louis, s'estime trop heureux
De louer un coursier qui sera vendu deux;
Et nos Vénus, sortant de l'écume de l'onde,
Qui prennent le grand ton pour le ton du grand monde,
Et pensent ennoblir leurs vulgaires appas,
En affichant le prix que les paie un Midas.
Ce qui déplaît à voir n'est point aimable à peindre,
Et Longchamp me déplaît, à parler sans rien feindre.
Tout Paris à Longchamp vole. Qu'y trouve-t-on?
Maint badaud à cheval, en fiacre, en phaéton,
Maint piéton vomissant mainte injure grossière,
Beaucoup de bruit, d'ennui, de rhume et de poussière.
Tel est encore Longchamp de nos jours; car depuis l'an VIII, il n'a plus été interrompu, même lorsque les chevaux des Cosaques rongeaient les arbres des Champs-Elysées, et que la hache des sapeurs ennemis décimait le Bois de Boulogne.
C'est toujours le même programme, exécuté de la même manière; ainsi, cette année, on s'est occupé de Longchamp plusieurs mois à l'avance. Lafashionnoble ou financière a fait renouveler ses équipages. Leslionsont demandé des tilburys et deswurksà Desouches-Touchard, des habits à Humann, des cannes à Verdier. Les élégantes se sont pourvues des capotes d'Alexandrine, des chapeaux de Lemonnier-Pelvey, surmontés des plumes de Zacharie. Et que d'étoffes nouvellement inventées par nos industriels!échelle orientale, droguet catalan, pékin en camaïeux, lampas burgrave, étoile polaire, caméléon fleuri,etc. Tout cela a été préparé sous l'influence d'un printemps hâtif, et le retour inattendu du froid a déçu bien des espérances, retenu bien des promeneurs au coin du feu, bien des voitures sous la remise; néanmoins, quoique les Champs-Elysées fussent déserts le mercredi, jour de pluie et de giboulées, on y a vu, malgré l'incertitude du temps, un public de choix le jeudi, et une très-grande affluence le vendredi. M. Gabriel Delessert avait, suivant l'usage, publié une ordonnance pour prévenir tous accidents et désordres pendant les promenades de Longchamp, avec défense de rompre la file, de conduire des voitures dans les contre-allées, de monter sur les arbres et sur les candélabres destinés à l'éclairage public. Ces mesures n'ont pas été inutiles le dernier jour, car la foule est revenue avec le soleil; deux lignes de voitures s'étendaient de la place de la Concorde à la porte Maillot; c'était le mardi-gras, moins les masques. Au milieu de la chaussée, circulaient les équipages armoriés, les calèches de la Chaussée-d'Antin, et celles de quelques actrices assez jolies pour avoir voiture avec deux mille francs d'appointements. A l'entour, dessportsmen, en habitfumée de Londres, caracolaient sur leurs nouvelles montures; des commis s'évertuaient à modérer le langage de leurslocatis; de gracieuses cavalières paradaient en amazones decasimirienneà boutons d'or, à manchesamadis. Dans les contre-allées erraient les curieux vulgaires, les spectateurs désoeuvrés, qui contribuent eux-mêmes à former le spectacle.
Voilà le Longchamp de cette année; ce sera sans doute, avec de légères variantes, celui de 1844. Longtemps encore, toujours peut-être, on verra les modes nouvelles s'épanouir durant ces trois jours consacrés. Comment voulez-vous que cet usage périsse? Il est devenu en quelque sorte une des fonctions de note organisme. Il est protégé par la coquetterie des femmes, l'orgueil des riches, l'intérêt des commerçants. Qui pourrait ébranler un édifice assis sur les bases aussi éternelles?
Mille terreurs, mille soupçons s'élevaient dans le coeur des fugitifs, qui n'osaient encore se les communiquer. Ils allaient sans parler, respirant à peine, livrés tour à tour à l'espoir d'être sauvés et à la crainte d'être trahis. Tout à coup on leur barre le chemin; dans la nuit, une figure humaine est debout devant eux, une main se pose sur l'épaule de don Christoval qui marchait le premier, et une douce voix connue leur dit:C'est moi. Trop tard! don Christoval avait déjà frappé. La pauvre Rachel ne jeta pas un cri; mais elle ajouta aussitôt: «Je suis morte! vous avez tué votre libératrice.» En même temps l'abîme ténébreux dans lequel ils étaient plongés tous trois s'ouvrit comme par enchantement et laissa apercevoir l'immensité du ciel brillant d'étoiles. Rachel, par un dernier effort, poussa en avant ses protégés, et lorsque, après avoir fait un pas, ils se retournèrent vers elle, la porte s'était remise à sa place, le rocher était refermé, tout était silencieux et immobile.
Leur premier mouvement fut de tomber à genoux pour remercier Dieu. Ils se trouvaient dans une prairie couverte d'une herbe haute et touffue; derrière eux s'élevait un énorme massif de rochers sur lesquels avaient crû çà et là des chênes et des pins, dont les spectres noirs et mélancoliques se dessinaient sur le ciel doucement éclairé d'une lueur crépusculaire. La sinistre maison devait être située derrière ces rochers, car on ne la découvrait nulle part, en sorte que rien ne souillait la pureté de ce paysage. Au sortir d'une atmosphère chargée de vapeurs de sang. Léonor et Christoval respiraient avec délices, et cet air embaumé leur rendait les forces dont ils avaient tant besoin.
Don Christoval cherchait la meilleure direction à suivre, quand leur oreille fut frappée d'un bruit lointain et régulier. Ils reconnurent le tic-tac d'un moulin; ils se dirigèrent de ce côté, en marchant avec toute la vitesse possible dans cette grande herbe où il leur eût été facile de se cacher, même en plein jour. Le bruit devenait plus distinct; il semblait que ce fût une voix amie qui les appelât. Au bout d'un quart d'heure, ils distinguèrent la maisonnette du meunier. Mais un obstacle imprévu les arrêta court: ce fut le ruisseau qui faisait tourner le moulin. Heureusement ils crurent distinguer quelqu'un près de la maison. Don Christoval, d'une voix forte dont il tâchait pourtant de calculer et de ménager la portée, cria:Au secours!et aussitôt un homme accourut vers eux. Quand il fut sur le bord du ruisseau. Léonor ne put se tenir de lui crier à son toursauvez-nous!l'homme ne répondit qu'un motattendez!et il disparut. Au bout de cinq minutes il revint avec une planche qu'il jeta sur le ruisseau, et les amants se crurent sauvés en touchant l'autre rive.
Le meunier n'attendit pas leurs questions: «Vous venez de là -bas?--Hélas! oui.--Par quel miracle vous êtes-vous échappés?--Nous avons été délivrés par un ange qui a été bien mal payé de ce bienfait. Mais vous savez donc....--Je sais tout. Vous n'êtes pas les premiers qui se sauvent ici. Oui, la Rachel est un ange parmi les démons. Aussi je commence à leur devenir suspect; mais n'importe, venez; nous trouverons moyen de vous cacher comme ceux d'il y a un mois.»
Ils touchaient au seuil de la porte, lorsqu'on vit soudain des lanternes courir le long de l'eau, dans la prairie. Elles descendaient vers le moulin, et l'air retentissait de ces cris: Juan! Juanito! Juan! Juan! «Les voici, dit le meunier; ils veulent passer. Carmen, dit-il à la meunière qui était sortie au-devant d'eux, Carmen, cache ces étrangers. » En même temps, il tourna les talons; et, comme l'on continuait à crier: Juan! Juanito! il se mit à répondre de toutes ses forces: «Oui, maître, oui! me voilà ! me voilà !
--Ils seront bientôt ici, dit la meunière; vite, vite, fourrez-vous dans le bluteau. Là !... bon!... Entassez-vous tant que vous pourrez dans la farine. C'est cela! et ne bougez.» La bonne Carmen ayant laissé retomber le couvercle de toile et fait un signe de croix sur le bluteau, alla s'asseoir près du berceau de son enfant, et se mit à le bercer en chantant une vieille romance sur le Cid.
Bientôt la porte s'ouvrit avec impétuosité, et trois hommes se précipitèrent dans la chambre. Juan les suivait. Sans dire une parole, ils coururent au lit, le visitèrent par-dessous avec leurs lanternes; ils levèrent même les couvertures. Ensuite ils ouvrirent l'armoire; en un mot, ils fouillèrent dans tous les coins et recoins dont ils purent s'aviser, mais, par bonheur, ils ne s'avisèrent pas du bluteau. Enfin l'un d'eux rompit le silence, et ce fut pour s'écrier avec des jurements horribles: «Malheur à eux, si nous les rattrapons, les traîtres, les scélérats, qui ont volé nos bons maîtres! ils le paieront cher! Et toi, Juan, si l'on découvrait que tu aies favorisé leur fuite, que tu es leur complice, ton affaire serait bientôt faite, ainsi qu'à ta femme et à ton marmot!
--Vous me faites tort, mes braves camarades, répondit le meunier. J'atteste le ciel que je voudrais avoir ces coquins en ma seule puissance, les tenir là , à ma discrétion, et je vous montrerais bientôt quel homme je suis! Mais je puis vous garantir qu'ils n'ont pas pris de ce côté; ou, s'ils y sont venus, le ruisseau leur aura fait rebrousser chemin, et je n'en ai point vu. Probablement ils se seront jetés sur la route de Jaen. En tout cas, ils ne peuvent manquer d'être rejoints, puisque vous me dites que toute la maison est à leurs trousses. Mais vous n'avez plus rien à faire ce soir; vous devez être fatigués; ne voulez-vous pas vous rafraîchir?
--Volontiers, ami Juan, répondit un autre qu'à sa voix, don Christoval reconnut pour le portier qui les avait d'abord repoussés; mais nous avons déjà soupé, il nous faut peu de chose.
--Un bon beignet de pâte, à l'huile, arrosé d'une outre de vin vieux, dit Carmen. Nous avons de l'huile admirable; et quant au vin, vous m'en direz des nouvelles.»
Les quatre hommes s'assirent autour de la table. Carmen prit un plat creux, s'approcha du bluteau, leva le couvercle, et puisa de la farine pour faire son beignet, affectant de rester longuement devant le bluteau ouvert. Cependant un des bandits qui n'avait pas encore parlé: «Que j'aurais du plaisir, dit-il, à planter mon poignard au coeur de ces misérables, comme cela!...» En achevant ces mots, il enfonçait son poignard au milieu de la table avec rage. L'arme se tint debout en tremblant; la lame avait pénétré dans le bois à six lignes au moins de profondeur.
«Carmen, dit le meunier, arrête le moulin. Il est une heure passée; c'est aujourd'hui dimanche..., et apporte-nous l'outre.» Le souper commença et la conversation continua de plus en plus animée et enjolivée de mille plaisanteries atroces ou indécentes. Le meunier faisait le bon compagnon, enchérissant sur ses convives, et avait soin de les faire boire largement, en s'épargnant lui-même sans qu'il y parût. Enfin, il joua si bien son jeu, qu'ils sortirent du moulin plus assurés que jamais du dévouement du meunier et complètement ivres, à ce point, qu'en repassant le ruisseau, l'un de ces honnêtes gens y tomba, et y fût resté, s'il se fût trouvé en la seule compagnie de l'honnête Juan.
Léonor et Christoval furent tirés de leur asile, tellement enfarinés de la tête aux pieds, que leur visage et leurs mains ressemblaient à ceux d'une statue de marbre blanc. En les voyant dans cet état, le meunier et sa femme firent de grands éclats de rire, auxquels eux-mêmes prirent part très-volontiers. «Vous voilà hors du plus grand péril, dit Juan; mais ce n'est pas tout: il faut trouver moyen de gagner la ville voisine sans être découverts, car nous sommes toujours sur le domaine de vos ennemis. Or, ils sont puissants et vigilants! et, s'ils vous surprennent, il n'est point de violence qu'ils ne se permettent pour s'assurer de vous et vous empêcher de découvrir leurs crimes à la justice. Le point du jour approche; voici ce qu'il faut faire: vous allez prendre un de mes habits, et cette jeune dame fera à ma femme l'honneur de revêtir un des siens. Nous partirons avec ma voiture. Vous savez conduire une voiture? Vous conduirez donc la mienne à pied, et madame et moi serons assis sur les sacs: elle pourra même faire semblant de dormir, cela fera que, si l'on nous rencontre, l'on aura moins de soupçons; car je suis connu dans le pays, et vous passerez pour mon garçon de moulin.»
--Rien n'est mieux arrangé, reprit don Christoval; dites-moi seulement comment il se peut faire qu'un si honnête homme que vous soit au service d'une troupe d'assassins.--Je vous conterai tout cela en route, dit le meunier. Nous n'avons pas de temps à perdre.»
Les travestissements finis et la voiture préparée, l'on partit. L'aurore n'était pas encore levée, mais une ligne rouge, qui enflammait l'horizon du côté de l'orient annonçait son approche. Au fond de la voûte céleste les étoiles avaient disparu sous un voile grisâtre; et, à l'extrémité opposée, la lune brillait encore, pale et légère, dans un ciel bleu. L'air était frais et calme; les oiseaux se taisaient, endormis dans les vieux oliviers qui bordaient la route, et le silence universel attestait que la nature n'était pas encore réveillée. On sait que, par l'effet d'un de ces mystères dont notre vie est tissue, cette heure matinale verse au coeur de l'homme l'espoir et la confiance, comme la venue des ténèbres y jette le découragement et la terreur. Nos voyageurs, dans cette heureuse disposition qu'inspire le retour de la clarté, sortirent du moulin, Christoval, en équipage de garçon meunier, un fouet à la main, Léonor en habit de paysanne. Ils embrassèrent la bonne Carmen, qui pleurait et ne pouvait s'empêcher d'avoir peur, et l'on se sépara pour ne jamais se revoir, selon toutes les apparences. Ainsi va la vie!
Tous trois étant montés sur la voiture, Juan et Léonor assis côte à côte et don Christoval sur le devant, comme celui qui conduisait les chevaux, le meunier prit la parole en ces termes: «Regardez entre les arbres: voyez-vous là bas la maison isolée enveloppée d'une petite vapeur blanche? Tenez, voilà le premier rayon du soleil qui l'éclairé. C'est là que vous devriez être à cette heure, étendus sans mouvement et sans une goutte de sang dans les veines, au lieu de rouler tranquillement comme nous faisons, sur une bonne route bien sablée. Il est certain que Dieu a opéré miraculeusement en votre faveur.
«Il y a trois ans que cette famille vint s'établir dans le pays. Nul ne les connaissait, et personne, aujourd'hui même, ne pourra vous dire d'où ils sortaient. Ils achetèrent cette maison avec ses dépendances, qui sont très-vastes. C'était un vieux manoir inhabité depuis des siècles: on le disait hanté par des apparitions; ainsi vous voyez que ce n'est pas d'hier que c'est un lieu redoutable. Ils firent réparer l'habitation. On y travailla longtemps; et je me souviens, moi, d'y avoir mené du sable et des pierres. Dans ce temps-là , je n'étais pas encore marié et je n'avais pas loué leur moulin. Je ne pensais qu'à me faire soldat; c'était bien loin de songer à devenir meunier! Pour en revenir à eux, ils se sont mis à vivre très-mystérieusement, et ont toujours continué depuis. Ils se donnent pour Moresques, mais la vérité est que ce sont des Hébreux, ou, si vous l'aimez mieux, des juifs. Ils sont très-riches, et on les croit profondément versés dans les secrets de la cabale. Mais ce n'est pas là le plus extraordinaire de leur histoire; le voici: ils sont tous venus au monde avec une main lépreuse, la main droite; aussi vous avez dû remarquer qu'ils portent tous un gant à cette main, et ne la découvrent jamais. Cette lèpre reste immobile et ne se répand pas sur le reste du corps avant un certain âge, qui est trente ans pour les femmes, et quarante ans pour les hommes. Alors cette horrible maladie se met en mouvement; elle commence par les jambes, et monte lentement, lentement, jusqu'à ce qu'elle envahisse le corps tout entier; et, au fur et à mesure qu'elle gagne du terrain, elle tue les endroits par où elle a passé, de manière qu'il y a dans le même individu une moitié morte et une moitié vivante. Quand le mal s'est emparé de la tête, c'est fini! mais il faut beaucoup de temps pour en arriver là .
«Il est impossible de guérir ce mal, et vous croirez sans peine que les hommes n'y peuvent rien, quand vous saurez que c'est un châtiment de Dieu sur toute une race. Ces gens descendent, à ce qu'on dit, de Ponce-Pilate, qui signa l'arrêt de mort de notre Sauveur, et ils doivent porter jusqu'à la consommation des siècles le signe et la peine du crime de leur ancêtre.
«Mais, s'ils ne peuvent vaincre cette lèpre hideuse, ils ont du moins trouvé moyen de la combattre et de retarder ses progrès: c'est en prenant des bains tièdes dans du sang de chrétien.
« La situation de leur demeure, au milieu de cette immense plaine déserte, au sortir d'un défilé de la montagne Noire, les sert admirablement. Quelque voyageur égaré ou attardé vient de temps à autre leur demander asile, et ces infortunés voyageurs disparaissent sans laisser aucune trace de leur passage. Ils ont chez eux une demi-douzaine de domestiques, ou plutôt d'assassins à leur solde, qui, en un clin d'oeil, et à l'aide de certaines machines, vous expédient un homme dans l'autre monde. Après quoi, le vieux père, qui est le plus avancé dans sa maladie, prend son bain, et l'on assure que les trois autres membres de la famille se plongent successivement dans cette cuve sanglante.»
Ici don Christoval interrompit le récit du meunier: «Je ne croirai jamais, dit-il, que deux créatures aussi charmantes que le sont Amine et Rachel participent ni à ce bain atroce, ni au meurtre qui a servi à le préparer.
--Je ne sais ce qui est d'Amine; quant à Rachel, vous avez raison. Comme elle est la plus jeune, il n'y a pas longtemps qu'elle est instruite des sombres mystères de la maison paternelle, et elle ne demanderait pas mieux que de s'enfuir; mais comment? avec le secours de qui? et où se réfugier?
--Mais, demanda Léonor, comment avez-vous su tous ces détails!
--Par deux domestiques qui se sont échappés de cet affreux repaire, il y a un mois; et qui se sont sauvés, comme vous, dans mon moulin, jusque-là je ne me doutais pas de la moindre chose. Ce moulin appartient à la famille de Ponce-Pilate: ils me la louent bon marché et j'y gagne beaucoup d'argent. Mais il n'est argent ni intérêt qui tiennent! je ne puis souffrir en silence qu'on égorge ainsi mon prochain à deux pas de moi, surtout étant, comme je suis, d'une famille de vieux chrétiens! Mais nous voilà arrivés à Huescar sans avoir, grâce à Dieu, fait de mauvaise rencontre. Dès que, vous serez en sûreté, j'irai avertir la justice.
--Hélas, dit Léonor, dans votre déposition, n'oubliez pas de justifier la pauvre Rachel! c'est à elle que nous devons la vie, et probablement elle nous eût accompagnés, sans la cruelle méprise qui, peut-être, à l'heure qu'il est, lui a ravi l'existence. Que sera-t-elle devenue, sans secours, dans ce couloir voûté? Aura-t-elle pu en sortir? Quel traitement aura-t-elle reçu du reste de sa famille? Je vous avoue que ces pensées me tourmentent beaucoup!»
Sur ces entrefaites, la voiture était entrée dans les rues d'Huscar. Ils allèrent descendre à l'enseigne du Saint-Sacrement, dont l'hôte était un ancien ami du meunier. Il se trouvait justement dans cette auberge des marchands qui retournaient à Murcie après avoir terminé leurs affaires à Hescar: ils consentirent à prendre dans leur compagnie don Christoval et Léonor, qui passait pour sa femme. Ceux-ci ne quittèrent pas le brave Juan sans mille protestations d'amitié et sans l'avoir forcé d'accepter une généreuse récompense.
De Murcie, il leur fut aisé de gagner Alicante, où, trouvant encore une occasion toute prête, ils s'embarquèrent pour Barcelone. Léonor regrettait les chevriers de la montagne Noire; mais don Christoval lui fit comprendre qu'il n'y avait de sûreté pour eux en aucun endroit de l'Espagne, à cause du grand crédit de l'archevêque, qui, tôt ou lard, finirait par les découvrir dans la retraite la plus cachée. Léonor se rendit à ces raisons.
Leur dessein était de se retirer quelque part en France, et d'y attendre que la mort du prélat ou son indulgence, sur laquelle, à vrai dire, ils ne comptaient guère, leur permit de rentrer en Espagne.
Ils descendirent à Barcelone, et résolurent de continuer leur route par terre, parce que la navigation fatiguait trop Léonor. Ils étaient trop loin pour risquer beaucoup d'être poursuivis, outre qu'ils étaient toujours déguisés; et une fois au delà des Pyrénées, ils n'avaient plus rien à craindre.
Aucun incident remarquable ne troubla leur voyage jusqu'à Llivia, petit village situé à l'entrée de la montagne. Ils y arrivèrent avec la nuit. L'unique auberge de l'endroit était un cabaret d'apparence assez chétive, mais, comme il n'y avait pas à choisir, ils allèrent y descendre.
On remisa leur chaise, ensuite ils demandèrent une chambre: on leur dit qu'il n'y en avait point de disponible pour l'heure, mais que sûrement ils en auraient une pour coucher. En attendant, ils devaient se contenter d'une espèce de salle commune, où étaient entassés bon nombre de buveurs, qui faisaient grand bruit, car la méchante fortune de nos voyageurs voulut que ce fût précisément la fête de l'endroit. Ils se soumirent et prirent place dans un coin. Peu à peu, cependant, les pratiques du cabaretier se retirèrent pour aller danser ou voir danser dans une grange voisine, et les nouveaux venus luirent souper plus tranquillement qu'ils ne l'avaient espéré. Ce souper fut meilleur aussi qu'on n'aurait dû s'y attendre: il se composait de gibier, de pâtisseries et de fruits, le tout relevé par un très-bon vin. Avant la fin du repas, Léonor et don Christoval étaient demeurés tout à fait seuls; cependant la prudence ne leur permit pas de s'entretenir de leurs affaires, de peur d'être espionnés et entendus à travers une simple cloison de planches mince comme du pallier. Ils causèrent de choses indifférentes, et bien leur en prit. Après le dessert, don Christoval sortit pour faire préparer enfin leur chambre, y transporter leur bagage et s'occuper avec l'hôte d'autres détails touchant le départ du lendemain et la route à suivre. Léonor, pensive, accoudée sur la table, la tête appuyée sur sa main, prêtait l'oreille au bruit de la danse lointaine, et son regard se perdait dans la partie obscure et profonde de cette salle déserte. Tout à coup en face d'elle, dans l'angle opposé, il lui sembla distinguer une forme humaine qui se mouvait et grandissait dans l'ombre. La lampe de cuivre qui brûlait devant elle, suspendue à une crémaillère en bois, lui donnait sur le visage, et la vivacité de la lumière formait une sorte de rempart devant ses yeux éblouis. Léonor ne put se défendre d'un sentiment de surprise et même de frayeur. La personne inconnue s'approcha lentement jusqu'au bord de la table qui la séparait de Léonor. C'était une grande femme maigre avec de beaux traits réguliers, un teint cuivré et des yeux noirs brillants comme deux flammes sombres. Elle était coiffée d'une espèce de turban rouge, vêtue d'une longue robe grise qui s'en allait en guenilles, et paraissait avoir quarante ans ou un peu plus. Il était facile de reconnaître une Egyptienne ou Bohémienne. «Madame, dit-elle en bon espagnol, n'ayez pas peur de moi; je m'étais endormie là , sur une natte: la faim m'a réveillée tout à l'heure; voulez-vous me donner à manger?--Très-volontiers; tout ce qui est là est à votre service. Prenez une chaise, ma pauvre femme, et buvez et mangez.» L'Égyptienne ne se le fit pas répéter: elle s'assit en face de Léonor, qui la considérait avec compassion, et se mit à souper silencieusement, en personne affamée. Quand elle fut rassasiée: «Que le ciel, ma bonne dame, vous récompense de votre charité, dit-elle d'une voix grave et émue; je n'ai pas d'autre moyen de reconnaître le bien une vous m'avez fait; cependant, si vous le désirez, je vous dirai votre bonne aventure. C'est un art dans lequel je passe pour habile.--Oh! que vous me feriez plaisir! dit Léonor. »
L'Égyptienne, sans répondre, remplit un verre d'eau; puis, tirant de sa poche unie petite boîte oblongue dans laquelle étaient renfermées des plantes et des graines desséchées, elle y chercha une feuille de buis, une feuille de romarin et un grain de genièvre, qu'elle plaça dans une cuiller d'argent soigneusement essuyée, au-dessus de la flamme de la lampe. Tandis que ces substances se calcinaient avec un faible pétillement et une odeur aromatique, l'Égyptienne marmottait des paroles rapides dans une langue inconnue. Sans s'interrompre, elle versa les cendres dans le verre d'eau; et comme elles flottaient légèrement à la surface, elle pria Léonor de souffler trois fois dessus pour les submerger. Enfin, elle sortit de sa poche deux autres objets: un morceau de parchemin chargé de caractères et de figures cabalistiques qu'elle glissa sous le verre; plus, un petit volume également écrit sur parchemin, qu'elle ouvrit à un endroit marqué, et posa ainsi ouvert au-dessus de l'eau, comme un toit. Elle l'y laissa environ une minute, pendant laquelle elle continuait toujours ses prières et ses évocations. Enfin elle remit le livre dans sa poche, et dit: «Tout est prêt. »
Elle s'agenouilla alors. Le verre était au niveau de ses yeux; elle y regarda, et traduisait ce qu'elle voyait dans l'eau, «Vous avez été religieuse, au moins avez-vous porté l'habit de novice.--Vous vous êtes enfuie de votre couvent,--la nuit,--avec un cavalier.--Vous avez traversé un bois,--ensuite une plaine;--on vous reçoit dans une vaste maison;--vous avez échappé à un grand péril....--Attendez! interrompit Léonor: ne pouvez-vous me donner des nouvelles de notre libératrice?--Je ne puis vous parler que de vous seule; je ne vois que vous. Au sortir d'ici, vous voyagerez encore longtemps....» La Bohémienne resta quelques minutes sans parler, comme absorbée dans une contemplation plus attentive, puis elle reprit d'une voix attendrie: «Ah! ma fille! vous avez déjà supporté bien des peines; mais ce n'est rien, au prix de celles qui vous attendent!--Quelles sont ces peines?--Je n'ai pas le courage de vous en faire le détail. Armez-vous de force et de patience!--N'est-il aucun moyen de prévenir mon sort?--Aucun! Tout ce que je puis vous dire et encore cela ne vous servira de rien, c'est que vous devez prendre garde au rosaire, et que vous mourrez au milieu de l'eau, par le feu.--Au milieu de l'eau, par le feu! répéta Léonor épouvantée de ces sinistres paroles. Grand Dieu! n'est-il donc sur la terre aucun refuge pour moi? Oh! cherchez, indiquez-moi un asile où je puisse trouver le repos.» La Bohémienne, cette fois, ne regarda plus dans le verre; elle mit sa main sur ses yeux, réfléchit profondément, et dit: «Le repos? vous ne le trouverez qu'en terre sainte!»
Sur ce mot, elle se leva, et sortit de la chambre.F. G.
(La suite à un prochain numéro.)
L'histoire de la chaire sacrée en France, depuis le commencement de ce siècle, offre trois périodes bien distinctes dont chacune a une physionomie particulière, en grande partie déterminée par les événements.
Nous ne pouvons qu'effleurer ici un sujet si vaste. Nous passerons rapidement sur les deux premières périodes surtout. Notre but sera atteint si nous pouvons en mettre les traits distinctifs et caractéristiques en relief, dans une esquisse impartiale de quelques-unes des figures principales.
Au commencement de ce siècle, la France sortait à peine d'une crise violente et douloureuse. La lutte subsistait toujours, au dehors contre les ennemis de la nationalité, au dedans entre les anciennes traditions vivantes encore et les idées issues de la Révolution. Alors il se présenta un homme singulièrement propre à défendre et à gouverner la France, dans cette situation difficile. Quoi qu'on ait dit des idées absolues de Napoléon, c'était aussi l'homme des transactions, et il le montra en cette occasion. Pour satisfaire les partisans de l'ordre nouveau, tout en conservant la puissance royale, il en abolit le titre et consacra l'égalité civile. Il rouvrit ensuite les églises pour attirer à lui les hommes du passé; car, en rétablissant le culte, Napoléon semble avoir été guidé plutôt par ses vues de domination que par une conviction religieuse bien profonde. Le traité conclu avec le Saint-Siège en est une preuve éclatante: au lieu de creuser les idées, on s'appliquait plus particulièrement à polir les formes. Dans la crainte sans doute d'effrayer ceux que l'on voulait attirer dans le giron de l'Église, par la rigidité d'une morale trop austère, on prêcha presque exclusivement sur le dogme. Au reste, cette méthode ne laissait pas que d'être logique; il était assez naturel, avant de déduire les conséquences pratiques, de chercher à pénétrer les esprits de la doctrine qui leur sert de base.
Il y eut sous l'Empire plusieurs prédicateurs qui jouirent d'une grande réputation, et qui la méritaient à bien des titres. Ne pouvant les citer tous, nous nous bornerons à parler de MM. de Boulogue et Frayssinous, qui nous semblent les plus remarquables. Ils résument en quelque sorte l'illustration de la chaire pendant cette période à laquelle ils ont survécu, mais dans laquelle permettent de les classer le temps de leur plus grande vogue et surtout le genre de leur talent.
M. de Boulogne avait déjà acquis quelque gloire avant la Révolution. Né de parents pauvres, il avait étudié un peu tard; mais ses dispositions naturelles, jointes à beaucoup d'ardeur pour l'étude, suppléèrent à l'éducation première qui lui manquait. Ordonné prêtre, il vint à Paris pour tenter la fortune de la chaire. Il y vécut longtemps solliciteur obscur. Il trouva enfin des protecteurs puissants, fut présenté au roi, et prêcha devant lui en 1787, M de Boulogne avait alors quarante ans.
Pour bien juger la longue carrière de M. de Boulogne, tour à tour pamphlétaire et journaliste, mais prédicateur avant tout, il faut se faire une idée nette de son caractère, sous peine de trouver en lui des contradictions inexplicables. Avec une conscience droite, des intentions pures et un grand amour pour le bien, il était dans sa conduite plein d'hésitation; souvent même il paraissait agir par boutade. Cela provenait de cette imagination vive et mobile qui était le fond de son talent. Il était de ces hommes sur qui l'impression du moment est toute-puissante; aussi l'action des événements est-elle plus visible chez lui que chez tout autre. Avant de se montrer l'adversaire ardent de toute concession libérale et de tout progrès en politique, il avait partagé, du moins jusqu'à un certain point, les idées qui avaient cours à la fin du dix-huitième siècle. On lit en effet dans un de ses discours imprimés de cette époque: «Le peuple seul a des droits, les rois n'ont que des devoirs.» Ces paroles sont curieuses dans la bouche de celui qui a prêché plus tard le sermon: «La France veut son Dieu! la France veut son roi!» Mais il faut, pour les comprendre, se reporter à un autre temps, et faire la part d'une époque où l'orateur1appelé à prêcher devant Louis XVI, le matin même de l'ouverture des États-Généraux, avait pris pour texte de son discours ce verset prophétique:Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles.
Note 1:(retour)M. l'abbé de Laboissière.
M. de Boulogne n'aimait pas beaucoup l'Empereur; on assure même qu'il ne l'épargnait pas dans la liberté de ses entretiens intimes. Cependant il le loua beaucoup dans ses sermons et dans ses mandements. Il fut nomme chapelain de l'Empereur et évêque de Troyes. Mais, après avoir joui quelque temps de la faveur du maître, il encourut aussi sa disgrâce. Voici à quelle occasion.--Nommé en 1809 pour prêcher l'anniversaire du sacre et de la bataille d'Austerlitz, M. de Boulogne fut obligé de soumettre son discours à la censure d'un personnage en crédit. Celui-ci corrigea les passages qui lui semblaient trop hardis, et en retrancha même quelques-uns tout entiers. Le prélat consentit à ces modifications.
La cérémonie eut lieu à Notre-Dame, où l'Empereur se rendit avec son cortège de rois. La fête fut brillante: mais il arriva que, dans la chaleur du débit, M. de Boulogne, qui avait appris son discours par coeur, oublia de supprimer les passages notés. Quoiqu'il n'y eût dans ces passages rien de blessant pour personne, Napoléon n'était pas homme à oublier un manque de soumission. Trois ans de cachot et d'exil prouvèrent plus tard à l'évêque de Troyes comment Napoléon savait se venger.
Les persécutions essuyées sous l'Empire furent un titre sous la Restauration. M. de Boulogne fut fait pair en 1822. Deux ans après, il mourut à Paris à l'âge de soixante-dix-sept ans.
M. de Boulogne avait une physionomie spirituelle et douce. Il avait un talent d'orateur incontestable; sa manière un peu ampoulée et pompeuse le rendait surtout propre à prêcher dans les grandes occasions. On voit que ses sermons sont travaillés avec soin; mais on y trouve plus de style que de pensées, plus d'images que de sentiments. Ce prédicateur, si agréable à entendre, perd beaucoup à être lu, surtout aujourd'hui. En effet, il faisait aux affaires de son temps des allusions dont l'à -propos est perdu pour nous. Ce qui a fait son plus grand succès est peut-être ce qui rend aujourd'hui la lecture de ses sermons un peu froide et monotone.
M. Frayssinous était, sous tous les rapports, un homme supérieur à .M. de Boulogne. Sa vie a été aussi plus conséquente avec elle-même. Les commencements en furent cependant obscur et difficiles. En 1804, il n'était encore que simple vicaire dans une commune du diocèse de Rhodes. A la suite d'un petit démêlé avec son curé, il s'en vint à Paris, qu'il n'aurait peut-être jamais vu sans cela. Il était sans argent: et, ne connaissant personne dans cette ville où il devait plus tard arriver aux plus grands honneurs, il alla demander un asile à Saint-Sulpice, où il fut accueilli avec plaisir. Les prêtres étaient rares alors, ainsi que le talent, et il n'est pas étonnant que celui de M. Frayssinous parvint bientôt à se faire jour. Il avait été suivi à Paris par M. Royer, son parent, et ils se réunirent tous deux pour faire des conférences dans l'église des Carmes. La nouveauté de l'enseignement et l'éloquence des deux prédicateurs firent du bruit, et bientôt la petite église de la rue de Vaugirard ne suffit pas pour contenir la foule. Grâce à ce succès, M. Frayssinous vit s'ouvrir devant lui les portes de l'église Saint-Sulpice, où il établit désormais ses conférences.
Là , ses succès et sa réputation furent croissants de jour en jour. On venait l'entendre une première fois attiré seulement par la curiosité; on y revenait séduit par les charmes de l'éloquence.
Rien n'était en effet plus attrayant que la minière de M. Frayssinous. Sa figure imposante, la douceur et la pureté de son style, sa grâce touchante et persuasive, son éloquence tout entière, étaient ce qu'il fallait alors pour captiver les auditeurs. Au lieu de jeter de fiers mépris à la raison révoltée, il cherchait à la soumettre en démontrant qu'aucune philosophie n'avait, comme le christianisme, résolu les grands problèmes de l'existence et dévoilé le mystère de la destinée, apporté plus de consolation dans la douleur et mis plus d'espérances dans la mort. M. Frayssinous avait dans le talent beaucoup d'analogie avec celui de Chateaubriand. Tous les deux procèdent par l'émotion, et s'adressent au coeur plutôt qu'à l'intelligence.
M. Frayssinous était trop prudent; il craignait trop de blesser inutilement les auditeurs, pour mêler de la politique à ses conférences. Mais la police impériale était trop ombrageuse pour se contenter de la neutralité. On trouva mauvais que le conférencier ne parlât que de Dieu. On lui en fit des reproches, et il fut obligé d'accorder aussi quelque chose à César, et de parler decelui que Dieu avait ramené miraculeusement des bords du Nil, et de la main qui avait été suscitée pour relever les autels.
Malgré ces concessions, les conférences furent suspendues en 1809, pour n'être reprises qu'à la Restauration. Cinq années de silence et de méditations mûrirent encore un talent si remarquable. En 1814. M. Frayssinous remonta dans la chaire, et continua ses conférences, presque sans interruption jusqu'en 1822. Cette époque ferma, pour ainsi dire, sa carrière oratoire, en lui ouvrant celle des honneurs. M fut sacré évêque d'Hermopolis, et appelé à siéger à l'Académie et à la Chambre des Pairs. Bientôt il fut nommé grand-maître de l'Université et ministre des affaires ecclésiastiques. Nous ne le suivrons pas sur ce terrain brûlant de la politique.2Nous dirons seulement que l'évêque d'Hermopolis n'a pas fait oublier l'abbé Frayssinous, et que ses conférences de Saint-Sulpice restent son plus beau titre.
Note 2:(retour)On sait que la loi du sacrilège, si victorieusement combattue par M. Royer-Collard et désapprouvée par une partie du clergé, fut présentée par M. Frayssinous.
Ces conférences ont été recueillies et publiées par leur auteur sous le titre deDéfense du christianisme. Le plan en est vaste, ingénieusement rempli, et les grâces d'une littérature toujours élégante n'en excluent ni la science théologique ni la profondeur des vues sociales. Aussi lorsque l'on songe que la nomination à l'Académie de l'éloquent évêque a fait crier dans le temps, on s'étonne moins des récriminations auxquelles a donné lieu celle de son successeur.
Après 1830, M. Frayssinous refusa le serment et renonça à la pairie. Dévoué à la branche aînée des Bourbons qui l'avait comblé de ses bienfaits, il se rendit à Prague en 1835, pour diriger l'éducation du duc de Bordeaux. Il est revenu en France en 1838, et y a vécu dans la retraite jusqu'à sa mort arrivée en 1842.
La prédication catholique qui avait été sous l'Empire, timide et soumise, je dirais presque résignée, prit un autre caractère sous la Restauration.
Dans les dernières années de son règne. Napoléon s'était aliéné le clergé en s'immisçant aux affaires ecclésiastiques, et surtout par ses démêlés avant le Saint-Siège. Il tomba. Les prêtres accueillirent les Bourbons avec enthousiasme et fondèrent sur leur retour de grandes espérances qui ne se sont pas toutes réalisées. En effet, la Charte excitait parmi eux beaucoup de défiance. Ils croyaient que la religion était la seule base solide de la société, et que la monarchie etait le seul gouvernement conciliable avec la religion. Ainsi ils eurent le tort d'établir une sorte de solidarité entre la foi et les formes gouvernementales, si variables de leur nature. Mais on ne s'arrêtait point là . Ce que voulait la majorité du clergé qui s'était ralliée à cette faction royaliste appelée lesultra, ce n'était pas l'absolutisme proprement dit, ce n'était pas non plus l'ancien régime, c'était quelque chose de nouveau. On rêvait alors une féodalité constitutionnelle.
Partant de la nécessité de l'union de la royauté et de la religion, la prédication devait avoir un caractère expressif et politique. C'est aussi ce qui arriva. Le clergé, en défendant la cause de la royauté, croyait défendre la cause de la religion, et s'habitua à comprendre dans une même réprobation les ennemis de Dieu et ceux du roi. Le trône et l'autel devinrent le thème ordinaire des prédications. Cette alliance entre la politique et le culte fit à la religion beaucoup de tort. Elle en éloigna d'abord tous ceux qui avaient été blessés, soit dans leurs intérêts, soit dans leurs opinions, soit dans leurs sentiments nationaux, par les événements de 1815. Quelques paroles réactionnaires aliénèrent aussi les hommes positifs, qui, habitués aux affaires, avaient accueilli les institutions nouvelles, mais qui ne croyaient pas qu'il fût possible de ne tenir aucun compte des événements et de l'état où se trouvaient alors les esprits.
Cette situation explique les troubles qui, suivant les lieux se manifestaient alors à l'occasion des misions nombreuses qui furent faites, souvent avec trop-peu de prudence, pendant la Restauration. Elle explique aussi les justes reproches dont ces missions furent l'objet de la part des organes de la presse. Chaque prédicateur était alors un adversaire politique. Les missionnaires prêchant au milieu des passions émues en avaient toute la véhémence. Mais combien de prédicateurs réellement éloquents dont la renommée ne s'est pas même étendue bien loin! Telle est la destinée des succès oratoires les plus brillants, les plus flatteurs de tous pour l'amour-propre. Ils sont fugitifs comme l'émotion qu'ils produisent Quelquefois, lorsque l'impression a été bien profonde, il se conserve quelque trace dans le souvenir des auditeurs. Mais après que reste-t-il, surtout lorsqu'ils n'ont pas écrit? un nom qui s'efface de jour en jour.
(Le dimanche des Rameaux.--Portail latéral de Saint-Eustache.)
Au reste, quand même ils auraient publié leurs sermons et pu exprimer par le style les mouvements passionnés de leur éloquence, est-il bien sûr que cela les aurait sauvés de l'oubli? nous ne le croyons pas. Comme ils avaient subordonné leur enseignement à un point de vue particulier, lorsque les circonstances ont changé, ils ont dû nécessairement beaucoup perdre de leur importance. C'est pour ce motif que nous n'insisterons pas sur la biographie des prédicateurs sous la Restauration. Nous citerons simplement les Maccarthi, les Guyon, les Fayet, les Ollivier, les Deguerry, et nous pourrions facilement étendre la liste. Mais nous avons hâte d'arriver à la période ouverte par la révolution de juillet. Les événements de 1830 n'apportèrent pas un grand changement dans les relations qui existaient entre l'Église et l'État. Quelques mots furent remplacés dans la Charte par des mots à peu près équivalents, mais les lois réglementaires du culte ne furent point modifiées: on les exécuta seulement avec plus de rigueur, dans le principe surtout. Néanmoins cette révolution, dynastique pour ses résultats, mais démocratique par ses moyens, jeta dans les esprits une activité et une agitation qui se communiquèrent aussi au clergé.
M. de Boulogne.
Nous sommes obligé de reprendre encore ici la marche des idées depuis le commencement du siècle; M.. Chateaubriand et M. Frayssinous avaient cherché à calmer les répugnances que le catholicisme inspirait alors: ils avaient voulu en faire aimer la poésie, mais là s'était arrêtée leur action. Les méditations, les harmonies rêveuses et un peu sensuelles de M. Lamartine, ont été l'expression du degré de foi qui régnait alors dans la société. D'un autre côté la Restauration avait mis en honneur la pratique extérieure du culte; tout serviteur dévoué de la monarchie voulait, par cela même, paraître bon chrétien. Mais la religion ainsi pratiquée, s'arrêtait évidemment à l'écorce, si je puis m'exprimer ainsi, et occupait plus de place dans les habitudes que dans les consciences.
Tout à coup apparut l'Essai sur l'indifférence, de M. de Lamennais. Ce livre, qui alors était aussi un événement, fit peut-être autant de bruit qu'en ont fait plus tard lesParoles d'un Croyant.Rome n'osa se décider d'abord, et le clergé de France se partagea, en attendant la décision, en deux camps ennemis. Il y eut alors une guerre de pamphlets et de brochures qui ne sera pas un des épisodes les moins curieux de l'histoire des idées religieuses au dix-neuvième siècle.
M. Deguerry.
L'idée philosophique développée dansl'Essaiétablissait lesens commun, c'est-à -dire la manifestation générale de la raison humaine comme la règle de la certitude. Ce n'était rien moins qu'introduire le principe démocratique dans l'ordre des faits intellectuels; et, de conséquence en conséquence, M. de Lamennais et ses disciples devaient nécessairement transporter les mêmes idées sur le terrain de la politique. La révolution de juillet aidant, c'est ce qui arriva bientôt. On sait l'histoire orageuse de l'Avenir. Quelque courte que fût la durée de ce journal, son action fut grande sur le jeune clergé. S'il ne fit pas beaucoup de partisans au gouvernement nouveau, il lui rendit du moins un grand service, en ce qu'il habitua les prêtres à voir avec indifférence la chute du trône qui venait de s'écrouler, mais l'influence de M. Lamennais s'est perpétuée par l'élite du clergé, dont il s'était entouré pour la rédaction de son journal. Ses disciples ont été dispersés par les foudres du Saint-Siège; ils se sont séparés de lui en reniant l'ensemble de ses doctrines, mais ils n'en ont pas moins conservé, peut-être à leur insu, beaucoup de la manière et aussi quelques-unes des idées de leur ancien maître. Sous la Restauration, le comble de l'audace, pour un prédicateur, était de déclarer que le salut de la religion ne dépendait pas de celui de la légitimité. Depuis 1830, la prédication a souvent côtoyé les opinions radicales et démocratiques, quelquefois même elle s'y est lancée à pleines voiles. Et ce qui prouve que M. de Lamennais est pour beaucoup dans cette tendance nouvelle du clergé, c'est que ce sont ceux qui l'ont approché de plus près qui ont été le plus loin en ce sens.
Aujourd'hui, l'éloquence de la chaire tient plus par la manière générale à l'Empire qu'à la Restauration. A cette dernière époque il eut trop de reproches directs et de récriminations violentes; mais, à présent, le clergé, loin de se montrer hostile au mouvement, cherche à s'y associer dans certaines limites afin de le diriger.
Il y a une remarque qui n'est pas non plus sans intérêt c'est que jamais plus qu'aujourd'hui le clergé ne s'était montré satisfait des progrès de l'Église. Il se plaît à montrer la croix triomphant partout, et de la meilleure foi du monde il exagère ses dernières victoires. On dirait qu'il cherche à attirer ainsi les esprits indécis et toujours prêts à imiter les autres, et les âmes timides qui n'embrassent jamais que le parti de la victoire.
Il nous reste à entrer dans quelques détails biographiques sur les prédicateurs les plus en vogue. Malheureusement, la vie des prédicateurs, comme la vie de tous les hommes d'étude, est rarement féconde en incidents. Nous serons donc forcé d'être court, et nous parlerons seulement de quatre des prédicateurs qui ont en ce moment le plus de réputation.
M. Combalot est né en 1794 à Chastenay (Isère). On assure qu'il s'était destiné d'abord à la profession d'avocat, et qu'une retraite spirituelle changea tout à coup sa vocation. Quoi qu'il en soit, il fut ordonné prêtre à 25 ans. Il vint à Paris quelque temps après et entra chez les jésuites. Il n'y fut qu'un an, et à peine rentré dans la vie séculière il commença ses prédications. Il parcourut d'abord les départements, et s'il faut tout dire, il ne fut pas celui qui réveilla sur son passage le moins d'irritation.