Il y avait un vacarme d'enfer, le soir de ce jour-là, dans l'une des petites salles noires de l'auberge du Loup-garou, à la basse ville. La fumée flottait épaisse sous le plafond sale; l'âcre senteur du tabac vous mordait à la gorge; maintes personnes parlaient, criaient, chantaient, riaient à la fois. On ne s'entendait plus guère, on ne se comprenait plus du tout. La maîtresse de la maison risquait de temps en temps un mot de reproche, un conseil, une supplication, mais rien n'y faisait; on répondait par un redoublement de tapage.
--Il n'y a donc pas de chef parmi vous? dit-elle, à la fin.
Alors, piqué dans sa dignité, l'un des hommes se leva.
--Metsalabanlé est le chef, répondit-il gravement, et il sait bien qu'on lui obéira s'il commande.
--Metsalabanlé est le chef, affirmèrent plusieurs et les indiens respectent leur chef.
Ces bruyants hôtes étaient pour la plupart les Abénaquis de la Rivière Bécancour, auxquels M. D'Aucheron avait fait allusion chez Vilbertin. Ils venaient en effet demander au gouvernement certaines faveurs pour leur tribu dispersée. Metsalabanlé, leur chef, était un homme assez petit, pas replet du tout, plutôt maigre. Une légère moustache couvrait mal sa lèvre supérieure. Il paraissait avoir dépassé la cinquantaine, avait l'air doux, peu présomptueux. Cependant quand il affirmait ses prérogatives, il le faisait avec un accent qui indiquait de la fermeté. On l'aimait, cela paraissait évident.
Il voulut que le silence se fît, et sur le champ, l'auberge du Loup-garou rentra dans le calme.
Parmi les Abénaquis se trouvaient deux indiens étrangers. L'un, grand, bien fait, avec un front plus large que ne l'ont d'ordinaire les enfants des bois, un oeil perçant mais doux, un langage magnifique, une longue chevelure rejetée en arrière; l'autre, petit, grêle, un peu ridé, l'air inquiet, morne, soupçonneux. Le premier avait un type particulièrement remarquable, et semblait un objet d'admiration pour ses nouveaux amis. Il pouvait avoir cinquante ans, se disait moitié sioux, moitié espagnol. C'était la Longue chevelure ou Leroyer. Le second ne disait ni son âge, ni son nom, ni sa tribu. Il ressemblait aux Abénaquis, mais venait des montagnes de l'ouest. Ses compagnons le nommaient: la Langue muette. C'est lui qui se trouvait devant la vitrine de Glover, et dont madame D'Aucheron avait admiré le bon goût.
Monsieur D'Aucheron entra dans l'auberge au moment où le calme se rétablissait. Il crut qu'on se taisait par respect pour lui. Il s'annonça comme l'envoyé du gouvernement, et fut l'objet d'une vénération presque sacrée. Il se montra habile, parla beaucoup pour ne rien dire, fit espérer tout sans rien promettre, et mit le comble à sa réputation d'homme supérieur en priant les indiens de venir danser leur danse de guerre, à son bal, le lendemain, à minuit précis.
C'était une idée, mais qui ne venait pas de lui.
Sa femme, toujours poursuivie par la pensée du sauvage intelligent qui admirait les marchandises anglaises, avait trouvé cela.
Elle était ravie de son idée. Ce serait du nouveau, pensait-elle, et du rare.
Une surprise à tout renverser. Une bande de sauvages faisant irruption dans une salle éclatante, jetant leur cri de guerre et dansant leur ronde infernale sous des flots de lumières, quel succès! Ni madame de St. Flon, ni madame La mercière, ni madame Duponteau ne pourraient rien imaginer de semblable. Elles en crèveraient de dépit. Quel triomphe!
D'Aucheron dut aller le soir même rencontrer les Abénaquis. Sa femme attendait son retour avec anxiété. Quand il rentra, elle était pâle de crainte. La crainte d'un désappointement.
--Viennent-ils? demanda-t-elle d'une voix mal assurée.
--Ils m'ont presque baisé les pieds. Au temps du paganisme, je serais devenu leur idole...
--Mais vont-il venir?
--S'ils vont venir? oui, à minuit juste.
Madame D'Aucheron se frappa dans les mains, embrassa sa fille et son mari.
Léontine avait une amie, Mademoiselle Ida Villor, une douce jeune fille, son ancienne compagne de classe. Ida perdait son père alors qu'elle était encore au berceau. Sa mère, venue de la campagne pour cacher un peu sa pauvreté parmi les nombreuses misères inavouées ou inaperçues de la ville, vivait du travail de ses mains ne reculant devant aucune tâche, se levant tôt se couchant tard, trouvant chaque jour cependant quelques instants pour aller prier à l'Eglise voisine. C'est au pied des autels, à genoux dans la poussière du saint lieu, qu'elle retrempait son âme souffrante. La prière est la force des faibles. Ida la suivait toujours et s'était formée de bonne heure à cette vie pieuse de bien des jeunes filles, qui observent dans le monde les saintes pratiques du cloître. La douce intimité qui régnait entre les deux jeunes filles ne pouvait qu'être agréable à madame Villor, car Léontine montrait aussi les plus heureuses dispositions de l'esprit et du coeur. Plus gaie, plus pétulante qu'Ida, elle avait de fantastiques idées parfois, et souvent étonnait ses amies par ses singularités. L'étrange lui plaisait; elle ne faisait rien comme les autres, tout en ne faisant que d'excellentes choses. Madame D'Aucheron disait en parlant d'elle:
--Bah! ces enfants trouvés, ils sont pétris de charmes et de caprices.
Elle s'ennuyait d'être seule, madame D'Aucheron, elle s'ennuyait d'être seule et sentait le besoin de façonner un coeur et une intelligence. Elle alla donc demander un jour à l'hospice de la charité l'une de ces petites créatures qui sont semblables aux fleurs du désert, aux fleurs du désert écloses d'une larme de l'aurore et d'un rayon de soleil, aux fleurs du désert que nulle main bienfaisante n'arrose ou ne recueille. Heureusement que l'enfant se modela sur sa compagne de classe et fut plus touchée des discours admirables et de la vertu résignée de madame Villor que des sottes conversations et du caractère léger de sa mère nourricière.
Madame Villor demeurait au troisième et dernier étage d'une maison. Quatre petites chambres d'une exquise propreté, pleines de fleurs et de soleil, donnant sur la luxuriante vallée Saint Charles et les onduleuses Laurentides, lui composaient son logement.
C'est vers ce joli petit nid que monta mademoiselle Léontine, après qu'elle se fut séparée de madame D'Aucheron, au coin de la côte Ste Geneviève et de la rue St. Jean.
Elle trouva madame Villor et sa fille tout en pleurs. Cela la surprit beaucoup, car elle savait combien elles avaient de courage et de résignation. Elle les embrassa l'une et l'autre.
--Je regretterais d'être venue surprendre votre chagrin, commença-t-elle, si je n'espérais y apporter quelqu'adoucissement.
--Nous sommes bien malheureuses, ma pauvre Léontine, répondit Ida.
--Qu'y a-t-il donc? que se passe-t-il ici?
--Nous ne pouvons payer notre terme et le propriétaire menace de nous jeter sur le pavé...
--En plein coeur d'hiver! quelle cruauté! mais non, cela ne se fera pas. Vous trouverez des amis dans vos jours d'épreuve.
--Pauvre enfant, dit madame Villor, tu ne connais guère le monde, et tu juges les autres d'après tes bons sentiments.
--Et quel est ce propriétaire qui vous menace de la sorte?
--Le notaire Vilbertin.
--Vilbertin! c'est l'ami de papa. Soyez tranquilles, vous ne serez point maltraitées. Je parlerai pour vous à mon père; je parlerai au notaire. J'ai de l'influence; vous verrez. Consolez-vous; riez. Voyons, ne pleurez plus,--je vous promets que tout cela va s'arranger.
On entendit tout à coup des pas légers qui montaient dru les degrés tortueux, et une voix joyeuse qui égrenait des notes d'oiseau qui s'envole.
--C'est Rodolphe, fit madame Villor.
--Je me cache, dit Léontine. Une espièglerie.
La porte s'ouvrit.
--Bon jour, petite tante, bon jour, jolie cousine! Embrassons-nous: j'ai du bonheur plein le coeur: j'en ai jusque sur les lèvres... maintenant que je vous embrasse.
--As-tu passé tes examens? demanda la tante.
--Oui, passé, ce qui s'appelle passé!
Maintenant on va commencer à tuer légalement ses semblables, sous prétexte de leur conserver la vie.... Mais j'ai un autre sujet de bonheur encore.
--Oui? lequel, dis vite, fit Ida.
--Je vais au bal.
--Chez monsieur D'Aucheron?
--Chez monsieur D'Aucheron! Le petit ange du foyer ne m'a pas oublié. Les portes vont s'ouvrir à deux battants pour me recevoir.... Papa D'Aucheron s'améliore; c'est évident. Il faut que je me fasse spirituel et beau, pour plaire à la mère. Quand on a la mère pour soi le reste nous est donné comme par surcroît. Me faire spirituel, je suis bien amoureux, pour cela. Il paraît que l'on est bête quand l'on est amoureux. Beau! cela dépend beaucoup du caprice des gens qui vous regardent.
--Si mademoiselle Léontine t'entendait, Rodolphe, elle croirait vraiment que tu l'aimes, remarqua madame Villor.
--Je vous dis, ma tante, que je l'aime comme deux.
--Elle a bien des qualités, cette jeune fille, et ce qui ne gâte rien, elle héritera d'une belle fortune.
--Vous avez raison, tante, elle est pleine de grâce et de vertus; vous n'avez pas raison, tante, quand vous dites qu'elle sera riche héritière.
--Comment cela?
--La farine du diable retourne en son.
--Rodolphe, mon enfant, pèse tes paroles, sois prudent.
--Comment! ces murs ont-ils des oreilles?
--Peut-être.
--Que voulez-vous? Je dis ce que je pense, et ce qui vaut mieux, je pense ce que je dis. D'Aucheron, tout le monde le croit, s'est enrichi par des tours de force. On connaît ça, les tours de force. Je puis bien n'admirer ni cet homme ni sa femme et adorer leur enfant. Mais Léontine n'est pas du tout sortie de cette race-là. C'est une fleur suave transportée par un souffle mystérieux de la vallée discrète au bord du chemin. Il lui fallait bien de l'éclat et des parfums, pour demeurer ce qu'elle est.
--C'est de la poésie, cela, cousin.
--Je l'aime tant que je deviens poète.
Depuis quelques minutes madame Villor faisait à son neveu des signes qu'il feignait de ne pas comprendre. Elle pensait bien que la situation de Mlle Léontine devenait embarrassante, et que prolonger davantage ce jeu serait cruel.
--Je ne comprends pas vos signes, ma tante, reprit en riant avec malice, Rodolphe qui soupçonnait la vérité, sont-ce des signes cabalistiques? Voulez-vous m'ensorceler? Je le suis déjà. Vous me montrez la porte? Est-ce qu'on met les gens dehors par un temps pareil? Voyez donc la tempête qui s'élève. On gèle rien qu'à regarder la neige. Je passe ici la nuit, s'il le faut, pour attendre le beau temps.
Mademoiselle Léontine ne savait plus comment sortir de sa cachette et regrettait bien son enfantillage. Qu'allait-il penser d'elle? Une fille qui se cache pour entendre ce que l'on dit, c'est laid. Elle n'avait qu'une chose à faire: s'accuser de son étourderie. Il était si bon qu'il pardonnerait. Cependant elle n'en faisait rien. Elle n'osait point. Ida, sa bonne amie, trouverait bien un moyen de la tirer de là. Elle ne se hâtait toujours point mademoiselle Ida.
--Savez-vous, continua Rodolphe, que cela m'amuserait de voir la fortune de D'Aucheron se fondre comme neige. Léontine aurait la preuve que mon amour est tout désintéressé. J'essuierais moins de contrariétés, je rencontrerais moins d'obstacles dans la poursuite de mon rêve. Non pas que je craigne la lutte et que je ne me sente point le courage de vaincre; mais si elle allait se fatiguer avant moi, elle.
Léontine ne pouvant supporter plus longtemps la fausse position où elle se trouvait, ramassa toute son énergie et rentra le front haut dans la salle où causaient madame Villor, Rodolphe et Ida.
--Je vous pardonne, dit-elle, monsieur Rodolphe, d'avoir un peu mal parlé de ceux qui me tiennent lieu de parents et je vous demande pardon de mon étourderie.
--Quoi! vous étiez là? fit Rodolphe beaucoup moins étonné qu'il ne le paraissait. Si je vous avais devinée, vous en auriez entendu de belles: Que je ne vous aime guère; que c'est votre fortune que je courtise; que vous n'êtes point belle à faire tourner la tête; que vous avez des défauts. Un tas de mensonges!... Oui, j'aurais menti pour la première fois de ma vie, exprès, par malice.
Il riait en disant cela.
--C'est peut être un peu ce que vous avez fait, reprit Léontine, mais j'avoue que j'ai mérité vos sarcasmes. On ne m'y reprendra plus.
--Votre plus grande faute, dit Rodolphe, c'est de m'avoir privé pendant un gros quart-d'heure du plaisir de vous entendre. Je ne vous garderai pas rancune, pourtant, puisque demain je pourrai vous voir encore et pendant toute une soirée.
--Vous accompagnerez Ida, n'est-ce pas?
--Avec le plus grand plaisir, si ma cousine ne s'y oppose pas.
--Je suis toujours heureuse de sortir avec toi, cousin, mais j'hésite à me risquer--même sous ton égide--dans le grand monde et dans les brillantes soirées.
--Sois sans crainte, cousine, le grand monde est bien petit, et les soirées brillantes ne sont pas plus désagréables que les autres quand on y rencontre des personnes que l'on aime.
Un pas un peu lourd, un peu lent, se fit entendre alors. Ce n'était plus le pas léger de la jeunesse.
--Voici quelqu'un, mademoiselle Léontine, vous cachez-vous, demanda Rodolphe, d'un ton plaisant.
--Méchant! lui répondit la jolie brunette en le menaçant du doigt.
La porte n'était pas ouverte que l'on entendait déjà un proverbe: «Faites le bien, Dieu fera le mieux.»
--Le professeur Duplessis, s'écrièrent à la fois la femme et les jeunes filles.
Rodolphe ne le connaissait pas.
--Moi-même, mes belles dames, fit le vieux professeur, en saluant respectueusement.
--M. Rodolphe Houde, étudiant en médecine.
--Pardon, ma tante, docteur en médecine, interrompit le jeune homme.
--Eh oui! docteur en médecine, reprit madame Villor, en présentant le jeune homme.
--«Il vaut mieux courir au pain qu'au médecin,» échappa le père Duplessis. Et il continua:
--M. Rodolphe Houde, je vous félicite d'être le neveu d'une si bonne tante et le cousin d'une si jolie cousine.
--Monsieur le professeur dit Rodolphe, d'un ton demi-sérieux demi-badin, j'espère que plus tard, si nous nous rencontrons encore tous ensemble, vous féliciterez ma tante et ma cousine d'avoir, l'une un si digne neveu et l'autre un si brave cousin.
--C'est cela: «Fais honneur à tes habits et tes habits te feront honneur,» répliqua le professeur en prenant le siège qu'on lui offrait.
Les deux jeunes filles, craignant d'être indiscrètes, ou voulant causer à leur aise, passèrent dans la chambre voisine.
--Puisque Monsieur est votre neveu, je puis sans doute parler de vous devant lui.
--Il sait notre gêne, répondit Madame Villor.
--Le notaire Vilbertin, reprit le professeur, a dit à qui voulait l'entendre qu'il allait vous jeter dans la rue. «Le fumier couvert d'or reste toujours fumier.» Son clerc, qui fut mon élève, m'a rapporté cela ce matin même; et je viens vous dire de ne point vous décourager... La Providence a soin des petites insectes qui trottent sur nos sillons, elle ne peut oublier les pauvres humains qui la bénissent?
--C'est vrai, mais mon Dieu! il est malaisé d'espérer contre toute espérance....
--Bah! laissez faire le ciel, il est ingénieux. Il vous causera quelque bonne surprise.... «Si Dieu a créé la bouche il a aussi créé de quoi la remplir.»
Des larmes coulaient des yeux de madame Villor.
--Monsieur, dit Rodolphe, j'aurais voulu vous connaître plutôt; un jeune homme comme moi gagne beaucoup dans la fréquentation d'un homme comme vous.
--«Chacun est fils de ses oeuvres.» «Il faut puiser tandis que la corde est au puits.» Tout de même, jeune homme, je crois que vous n'avez pas perdu votre temps. Les bons conseils de votre tante ne sont pas tombés dans une terre aride. Tant mieux. J'aime beaucoup la jeunesse, beaucoup. C'est elle qui est l'avenir. Une génération croyante et chaste forme toujours une époque de force, de gloire et de grandeur dans la vie d'un peuple. Oh! la jeunesse, si on savait mieux préserver sa foi! La morale va souvent se perdre sur les écueils du monde si elle n'a pas la foi pour guide. «A navire sans pilote tous les vents sont contraires.» La vraie foi ne fait pas souvent naufrage. Sachons l'inculquer et la morale suivra. «La barque sous voiles n'est pas ballottée comme le vaisseau désemparé.»
Dirait-on, à m'entendre, que je deviens mondain que je ne rêve plus que bal et grande soirée? Voilà bien pourtant la vérité. «Comme on connaît les saints il faut les honorer.»
--Vous allez chez monsieur D'Aucheron, peut-être? observa madame Villor.
--Je vais chez monsieur D'Aucheron. Je ne serai pas fâché de rencontrer là quelques uns de nos hommes politiques. Je veux leur dire dans l'intimité ce que je pense de leur manière de gouverner. J'ai ma petite influence. Puis on a souvent besoin de plus grand que soi. J'ai une autre raison. J'accompagne ma femme. «Le coeur mène où il va.» «Qui prend s'engage.»
--Comment! madame Duplessis va au bal? exclama madame Villor.
--Eh oui! comme elle irait à un enterrement. Même elle se mêle d'intriguer. Pas dans la politique; cette bêtise-là n'est bonne que pour nous, les forts. Elle fait dans les amours. Pas comme entremetteuse, par exemple, oh! non! Comme protectrice de l'innocence menacée. Un beau rôle pour une femme qui a sacrifié, un jour, l'avenir le plus brillant à la foi promise. «Mais il n'y a ni belles prisons, ni laides amours.»
Il paraît que notre jeune ministre Le Pêcheur, a témoigné le désir d'épouser la dot de Mlle D'Aucheron. Une belle dot. Une belle demoiselle aussi, Léontine D'Aucheron, et bonne, et gentille. Un peu.... comment dirai-je? un peu étrange, par exemple. Mais c'est un charme de plus, un charme rare, à mon avis. Elle ne m'entend pas, j'espère. Le citoyen D'Aucheron est on ne peut plus flatté. La citoyenne D'Aucheronne appelle déjà sa fille laministresse. On a tenu la chose secrète.... autant qu'on peut tenir secrète une chose dont on est heureux, fier, orgueilleux. Le secret ne doit être officiellement éventé que demain soir. «Préparez-vous au pire en espérant le mieux.» «On ne va jamais si loin que lorsqu'on ne sait pas où on va.»
Rodolphe éprouvait une rude angoisse pendant cette conversation. Il voyait ses espérances tomber une à une comme les feuilles quand le frimas d'octobre les a recouvertes de sa froide poussière d'argent. Il aimait depuis longtemps mademoiselle D'Aucheron. Il l'avait connue dans une des solennelles fêtes de l'Université Laval.
Il recevait ses diplômes et la médaille d'or. On l'avait acclamé. Il resplendissait dans son triomphe, et pourtant son maintien grave avait gardé une suave modestie. On eût dit qu'il ignorait son mérite et que l'ovation n'était point pour lui.
Parmi les petites mains blanches qui battirent bien fort, ce jour là, les plus vaillantes furent celles de mademoiselle Léontine.
Tout modeste que l'on soit, on lève les yeux de temps à autre, surtout vers des galeries peuplées de jolies femmes qui vous regardent curieusement et vous admirent au moins un peu. Rodolphe avait levé les yeux et rencontré sur son passage le minois gracieux de mademoiselle D'Aucheron. Le regard de la jeune fille croisa le sien. Deux regards qui se croisent produisent souvent un effet merveilleux. C'est comme deux courants électriques. Le feu s'allume soudain au fond du coeur, comme si les regards partaient de ce coin secret de notre être.
Quelques heures plus tard la ville se promenait sur l'immense terrasse Frontenac, à 200 pieds au dessus des hautes maisons noires de la rue Champlain, à 150 pieds au-dessous de l'imprenable citadelle. La fanfare, sous la direction de Vézina, l'habile chef d'orchestre, jetait au ciel ses éclats sonores qui se répercutaient sur les rochers voisins; le fleuve dormait dans son lit profond; les navires immobiles avec leurs grands mâts garnis de cordages, ressemblaient à une forêt dépouillée par l'hiver. Le bruit continu des camions, des charrettes des wagons, qui serpentaient dans les rues étroites de la basse-ville, montait comme un grondement de tonnerre vers les calmes allées des remparts. Les hommes d'affaire, les flâneurs, les étudiants, les dames de l'aristocratie, les demoiselles, les bonnes d'enfants, les gamins, les désoeuvrés, les curieux, les employés du gouvernement, les chercheurs d'aventures ou de distractions, les avocats en quête de paradoxe, les médecins fuyant les remords, les notaires placides, les ouvriers de tout métier, les hommes politiques de toutes couleurs, les chercheurs de place de toute sorte, tout ce monde allait, venait, se croisait, se mêlait, se dégageait pour s'embarrasser encore, comme une populeuse fourmilière qui s'ébat au soleil sur le sable doré d'un jardin. Un grondement sourd s'élevait de là, qui se taisait quand les cors et les flûtes, les clarinettes et les trombones recommençaient leurs accords.
Mademoiselle Léontine se promenait avec Ida Villor. Elle dit tout à coup à demi-voix et ne croyant pas être entendue:
--C'est lui.
Elle regardait un joli garçon qui passait près d'elle avec quelques amis.
Le jeune homme surprit son regard et saisit ses paroles. Il dit à ses compagnons, assez haut pour qu'elle l'entendit:
--C'est elle.
Il voulait faire une boutade, rien de plus.
On passa. A la rencontre suivante, Rodolphe--c'était lui--risqua un salut qui lui fut gracieusement rendu. A la troisième promenade, il brûla ses vaisseaux. Il prit un ton badin. Le badinage est souvent un excellent moyen de commencer un affaire sérieuse:
--Puisque c'est vous, mademoiselle et puisque c'est moi, voulez-vous que nous marchions ensemble? La foule est difficile à percer; je vous aiderai à vous frayer un chemin.
--Vous êtes bien aimable, monsieur. D'après ce qu'il m'a été donné de voir aujourd'hui, les difficultés ne vous découragent point, et vous pouvez vous ouvrir un superbe chemin, répondit aussitôt mademoiselle D'Aucheron.
Ce fut là le commencement des amours de Rodolphe Houde, alors étudiant en médecine et de Léontine D'Aucheron.
Pas un nuage n'avait passé sur cette amitié tendre d'une jeune fille sage et d'un jeune homme vertueux, pas un souffle mauvais n'en avait terni l'éclat.
Monsieur et madame D'Aucheron n'avaient pas, il est vrai, donné leur assentiment à cette liaison, et la pensée d'avoir pour gendre un homme sans fortune et sans nom dans la politique, ne leur souriait pas du tout. Ils toléraient partout excepté à la maison les rencontres des deux jeunes amoureux. Ce contresens de la vigilance chrétienne ne les troublait nullement.
Tout en laissant l'attachement se fortifier dans le coeur de sa fille adoptive et de l'étudiant, D'Aucheron cherchait un prétendant sérieux et bien posé.
Il l'avait donc trouvé. Et certes! il n'avait rien perdu pour attendre. Un ministre, quand même il ne le serait que par contrebande et pour un jour, c'est beau. Etre ministre cela grandit un homme et transforme un nom. L'honorable monsieur Renard, L'honorable monsieur Lelapin, L'honorable monsieur Lacarpe, voilà des noms qui deviennent merveilleusement beaux avec cette auréole dont les entoure la vanité. Et puis on la garde cette auréole sa vie durant, descendrait-on quatre à quatre les degrés de l'échelle sociale escaladée un jour par hasard.
Rodolphe souffrait. Les paroles de l'instituteur étaient tombées sur son coeur comme des gouttes de plomb fondu. Il s'éveillait au milieu d'un beau rêve et la réalité cruelle se montrait tout à coup à son âme confiante comme ces spectres horribles que la nuit apporte l'on ne sait d'où, sur ses vagues de ténèbres. Pourquoi lui avoir caché avec tant de précaution une affaire aussi grave? Mais pourquoi surtout l'avoir invité à cette soirée, s'il doit y rencontrer un rival heureux? Non, Léontine n'est pas si méchante que cela. Son âme droite n'a pas médité une pareille tromperie. L'amour ne s'est pas éteint dans son coeur, puisqu'il brillait encore dans ses paupières tout à l'heure. Il se cramponnait à l'espérance.
Les deux jeunes filles sortirent de la petite chambre. L'heure avançait, le froid, le vent, la neige augmentaient d'instant en instant. Il fallait rentrer avant que la neige s'amoncelât sur les trottoirs. Rodolphe proposa à son amie de l'accompagner.
--Je ne saurais refuser un si brave compagnon, répondit-elle. C'est surtout maintenant que la tempête gronde que j'ai besoin de son appui.
Rodolphe la regarda avec de grands yeux chargés de tristesse. Elle eut un profond tressaillement et comme l'intuition d'un malheur.
--Il sait, pensa-t-elle, ce que je n'osais lui apprendre. J'aurais voulu pourtant souffrir seule.
Ils sortirent, après s'être bien enveloppés dans leur vêtement de fourrure. La brise leur fouettait le visage.
--Que ne puis-je me moquer des orages du coeur comme de ces orages de la nature? observa Rodolphe.
--Je vous croyais courageux, répondit Léontine.
--Courageux, je le suis quand je sais d'où vient le danger et où se cache l'ennemi.
--Je voulais vous éviter d'inutiles alarmes et des tourments insensés.
--Mais si vous m'aviez dit: Lutte, combat et espère, j'aurais, avec le plus grand bonheur, bravé tous les périls, repoussé toutes les attaques, brisé tous les obstacles.
--La valeur, dans ces batailles de l'amour, consiste souvent à beaucoup souffrir en silence. Je vous ai dit d'espérer.
--Mais depuis quand veut-on vous faire épouser ce ministre?
--Duplessis vous a dit que c'est un ministre.
--Pas à moi, à madame Villor.
--Et vous m'avez trouvée bien....
--Bien discrète pour le moins.
--Vous avez dû me décocher un autre qualificatif.
--Ma foi! j'étais tellement ahuri que je ne cherchais nullement les noms que vous méritiez. Quand j'eus repris un peu possession de moi-même, je ne trouvai encore que les doux noms que vous savez.
--Vous avez eu raison de ne pas douter de moi. Je ne sacrifierai jamais mon amour et la paix de mon âme à un sentiment de vanité. Je respecte la volonté de mes parents cependant; mais j'espère qu'ils respecteront aussi cette chose divine et sans prix que le bon Dieu a mise dans l'âme de chacun: la liberté d'aimer.
Les deux jeunes amoureux se séparèrent à la porte de M. D'Aucheron. Léontine rentra tout émue. Elle n'avait pas encore parlé un langage si ferme et si plein de tendres promesses. Rodolphe, la figure au vent, rayonnait de bonheur.
Le professeur Duplessis fut bien chagrin de n'avoir pas ménagé la sensibilité du docteur. Il ne savait pas, lui, qu'il aimait Léontine.
Il rassura de nouveau madame Villor contre les duretés du notaire et s'en retourna en songeant à tout le bien que l'on pourrait faire et que l'on ne fait pas.
Pendant toute la journée du vendredi ce fut un va et vient continuel dans la maison des D'Aucheron. Les servantes allaient et venaient, époussetant, arrangeant, dérangeant. Elles paraissaient avoir perdu la tête et recommençaient dix fois la même chose. C'est que madame D'Aucheron courait partout, donnant des ordres, les révoquant pour les redonner et les annuler encore. Rien n'était assez bien. Les rideaux de damas pourpre tombaient mal et ne se repliaient pas assez gracieusement sur le parquet; les chaises et les fauteuils pouvaient être placés avec plus d'art. Il y avait trop de symétrie, pas d'imagination dans l'arrangement. Les lampes ne jetteraient peut-être point tout l'éclat que l'on était en droit d'attendre d'elles en pareille occurrence. Il ne faudrait pas fermer les volets trop juste, car, de la rue, ou ne verrait rien des splendeurs de l'intérieur. Il faudrait entr'ouvrir discrètement les vasistas pour laisser les flots d'harmonie se glisser un peu au dehors, et surprendre agréablement les curieux qui passeraient ou viendraient écouter. Pourtant ils ont des replis majestueux, ces épais rideaux et ils tombent mollement de leurs corniches dorées. Ils ne font pas un si mauvais effet, après tout, ces sièges de velours rouge où personne ne s'est assis encore. Les tapis de turquie, avec leurs larges fleurs de toutes nuances, ne ressemblent pas mal à un parterre savamment dessiné. On n'a pas vu mieux ailleurs. Il faut être de bon compte et juste envers soi-même, franchement, on n'a jamais vu même rien d'aussi bien ailleurs.
La voiture du pâtissier apporta une charge de choses sans noms, toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Il y a des gens qui connaissent l'histoire et la généalogie de ces étranges produits de l'art culinaire en dévergondage, et qui ne croquent pas unkissou ne portent pas undoigt de dameà leurs lèvres, sans publier aux quatre coins... de la table la raison mystérieuse d'une aussi charmante appellation. Madame D'Aucheron admirait tout cela, se souciant peu des noms et croyant fermement aux qualités.
A mesure que le jour baissait les émotions se pressaient dans l'âme de la maîtresse de maison. Le moment solennel arrivait. Les lustres furent allumés. La lumière ruissela sur l'or des cadres suspendus aux murs, sur la tapisserie à grands ramages, sur les consoles sculptées, les panneaux vernis des meubles. C'était un rayonnement qui semblait doux et chaud comme un rayonnement de soleil.
--N'est-ce pas que c'est beau, Léontine, fit madame D'Aucheron tout enthousiasmée?
--Trop beau, peut-être, mère.
--Trop beau? mais tu n'y penses pas. Pour des députés, pour des ministres rien n'est trop beau. Ce sont ces hommes-là, vois-tu, que Dieu place à la tête de la nation pour la gouverner.
--Dieu ou le diable, répondit Léontine en éclatant de rire.
--Il y a peut-être parfois des ministres prévaricateurs, ma fille, oui prévaricateurs, c'est bien le mot que j'ai entendu l'autre jour, mais ces ministres-là sont rares, ton père l'a dit.
--Ah! mère, parlons colifichets, plutôt, nous serons mieux dans notre élément.
--Il faut que tu t'habitues à parler politique, et que tu apprennes à en causer toi-même, ma fille; car, autrement, la position que tu vas occuper, bientôt dans le monde, t'exposerait à bien des mécomptes. Je ne voudrais pas que l'on pût me reprocher une lacune quelconque dans ton éducation.
--J'aimerai mon mari, je le laisserai parler et agir à sa guise; j'aurai soin de sa maison pour qu'il y revienne toujours avec bonheur, ce sera ma politique....
--Je me disais cela, moi-même, dans le temps, mais j'ai bien compris plus tard toute l'influence que la femme peut exercer sur les hommes publics. J'ai compris mon époque, et je ne suis pas demeurée inactive. C'était aussi par intérêt pour mon mari que je travaillais. Je voulais le sortir de la foule des misérables où il peinait sans espoir. Aujourd'hui tu vois quelle position nous avons conquise. Nous sommes montés haut, laissant au-dessous de nous ceux qui furent nos égaux. La fortune passait, j'ai su lui ouvrir la porte. Plus chanceuse que moi, tu as reçu, par mes soins, une instruction parfaite--je ne te la reproche point--et tu vas du premier coup--grâce toujours à mon habileté--atteindre le faîte de la grandeur. Comme tes amies vont te porter envie! C'est là le plaisir: faire crever de jalousie tous ceux qui nous connaissent.
--Je ne tiens à faire mourir personne. D'ailleurs, ce ministre ne recherche-t-il pas votre argent plutôt que votre fille?
--Notre argent! si tu savais avec quel accent passionné il m'a parlé de toi. Au reste, il dit qu'il sera ministre aussi longtemps qu'il le voudra. Il n'est point de ces esprits étroits qui s'attachent irrévocablement à un parti, à une idée. Il croit qu'il faut savoir changer avec les temps et les circonstances, se modifier sur les nécessités ou les intérêts nouveaux qui surviennent. Il a l'esprit large, il est sans préjugé; tu le connaîtras.
--Je le connais assez déjà.
--Ton père qui est tout à fait son intime, a dû te dire déjà comme il est surprenant ce garçon, ce monsieur, dis-je, cet honorable Monsieur.
--Il ne me surprendra point.
--Montre-toi charmante comme toujours, qu'il devienne fou de toi. Prends bien garde de donner des espérances à ce petit freluquet d'étudiant. On t'a permis de l'inviter, mais on avait une intention. On veut qu'il sente toute l'ironie de sa position et tout le ridicule de ses démarches.
--L'étudiant d'hier est un docteur aujourd'hui, mère.
--C'est cela, femme, tu parles comme la sagesse même, s'écria D'Aucheron en faisant irruption dans le salon tout illuminé.
Il embrassa sa femme et mit un baiser sur le front de Léontine, se frotta les mains avec allégresse, enveloppa la pièce d'un regard satisfait, se laissa choir sur un sofa et bondit sur le coussin moelleux. Il se releva presqu'aussitôt.
--Suis-je bien ainsi demanda-t-il.
--Oh! très bien! répondirent les deux femmes.
Il portait l'habit noir de rigueur, cravate blanche, col droit et luisant, gilet largement échancré pour laisser se découper en coeur une chemise de toile fine sur la quelle s'épanouissaient trois gros boutons de diamant plus ou moins authentiques.
--Et nous, comment nous trouves-tu? demanda à son tour madame D'Aucheron, en se tournant dans sa longue robe de satin rose, dont elle renvoya, jusqu'au milieu du salon, d'un coup de pied savant, latraîneéclatante.
--Adorable!
L'horloge en bronze doré achetée à grand prix, la veille, chez Duquet, sonna neuf fois. Madame poussa un grand soupir, monsieur palpa sa cravate blanche pour s'assurer qu'elle était bien à sa place, et mademoiselle fit une moue charmante en disant que c'était bien ennuyeux de commencer la veillée à l'heure où les honnêtes gens songent à se mettre au lit.
--C'est l'usage du monde, ma fille, répliqua madame D'Aucheron; accoutume-toi à veiller, parce que dans la carrière politique où....
Le timbre clair de la porte qui retentit ne lui permit pas de terminer sa phrase.
Les premiers invités entraient. C'étaient le professeur à l'Ecole Normale et sa femme. On pouvait les recevoir, ils étaient mis convenablement. Ils passeraient inaperçus.
D'Aucheron et sa femme échangèrent un regard rapide qui voulait dire:
--Ils pouvaient bien ne pas tant se hâter ceux-là.
Puis s'étant levés ils serrèrent avec une effusion menteuse les mains loyales de ces braves gens.
--J'avais peur que vous ne fussiez empêchés de venir, commença D'Aucheron, vous avez toujours un tas de gens chez vous, le soir. Vrai, cela m'eût chagriné.
--J'ai pensé qu'en effet la présence d'un vieux patriote ne vous serait point désagréable, et j'ai fait une brèche dans mes habitudes.Pourtant, le limaçon ne doit pas sortir de sa coquille.
--Vous êtes tout de même bien aimable, madame Duplessis, d'avoir si vite répondu à notre invitation, disait madame D'Aucheron.
--Il est neuf heures, ma bonne madame, et nous ne voulons point passer la nuit, tout aimable que soit la compagnie.
--Oh! quand je dis: vite.... Cette pendule, la plus belle que nous ayons pu trouver en ville, nous avertit qu'il est temps d'ouvrir nos portes, comme nos coeurs, aux distingués amis qui nous font l'honneur de....
--Monsieur le notaire Vilbertin, annonça un serviteur d'occasion placé en sentinelle à la porte du salon.
--Ce cher notaire! s'écria madame D'Aucheron, qui laissa de nouveau sa phrase inachevée.
Le notaire donna une poignée de main aux dames, une autre à son ami D'Aucheron, salua le vieux professeur, s'inclina aussi profondément que le lui permettait la proéminence de son ventre, devant madame Duplessis, et tout essoufflé, s'assit dans le plus large fauteuil. Il était connu, le notaire; son avarice aussi. Le professeur pensa en le voyant:
«C'est une folie que de vivre pauvre pour mourir riche.»
Le timbre retentit encore, retentit souvent, et les invités arrivaient, arrivaient toujours.
Joseph, le domestique, gauchement affublé d'un habit bleu barbeau garni de boutons dorés, se tenait près de la porte, pour recevoir les messieurs et leur indiquer une petite salle où ils pourraient refaire le noeud de leur cravate et les désordres de leurs cheveux, avant de monter, car le salon était au premier étage.
Les dames passaient aux mains de Catherine, une assez gentille fille de chambre, qui prenait un plaisir extrême à comparer les unes aux autres les tapageuses toilettes dont la maison s'emplissait.
Ce fut comme une procession radieuse dans l'escalier. Les replis des robes de soie ou de satin jetaient des rayons de vagues où flotte le soleil, et des senteurs enivrantes se répandaient partout.
En attendant le quadrille d'honneur on causait.
--Quelles nouvelles, monsieur Duplessis? Demandait le notaire Vilbertin; la société St-Vincent de Paul a-t-elle bien de la besogne cet hiver?
--Monsieur le notaire, soyez sûr qu'il ne manque pas de gens qui lui en taillent de la besogne, répondit l'instituteur en regardant d'aplomb l'avare notaire.
--Il faut qu'il y ait des pauvres, reprenait celui-ci, afin que la charité des bonnes âmes puisse s'exercer.... Que ferait mademoiselle Léontine, par exemple, si elle n'avait point à qui distribuer ses douces paroles et ses nombreuses aumônes?
Il regardait mademoiselle D'Aucheron en souriant et voulait détourner l'attention qui s'attachait à lui.
--Monsieur Vilbertin, répondit la jeune fille, nous devrions former une société tous les deux; je distribuerais les paroles et vous, les écus....
--Une société avec vous?... je vous prends au mot... mais une vraie société que vous n'aurez pas le droit de dissoudre.
--Une vraie société de bienfaisance. Ouvrez votre bourse, monsieur, payez.
--Ouvrez votre bouche adorable, mademoiselle, parlez....
--Remettez à madame Villor le prix de son loyer... jusqu'au mois de mai prochain. J'ai parlé.
--Rien que cela? fit le notaire un peu décontenancé, mais riant toujours cependant. Vous commencez bien; n'importe, pour vous, je m'exécuterai.
--Il faut que ce soit pour l'amour de Dieu... pas pour l'amour de moi.
--Cela n'est point dans le contrat. Pas de clauses frauduleuses, mademoiselle. Vous n'avez rien à voir aux motifs. C'est pour l'amour de vous. J'y tiens.
--Excusez-moi, l'on me demande, fit Léontine qui se leva pour courir au devant de quelques jeunes dames qui entraient.
--Diable! fit le notaire à madame D'Aucheron, votre fille est bien jolie.
Il lorgnait Léontine qui s'en allait d'un pas gracieux et vif.
--Oh! oui, soupira la vaniteuse femme, c'est à son tour à porter le trouble dans les coeurs.
--Veillez sur elle, on pourrait vous l'enlever.
--L'enlèvement est à la veille de s'accomplir. Vous en entendrez parler. Cette soirée, si vous êtes observateur, vous dira que...
--L'honorable monsieur Jean-Baptiste-Oscar Le Pêcheur! cria tout à coup le garçon de sa voix la plus retentissante.
--Le Pêcheur en eau trouble, chuchota quelqu'un.
Madame D'Aucheron resta court une fois de plus. Elle ne put résister au mouvement qui la poussait, se leva, courut plutôt qu'elle ne marcha, les mains tendues vers le jeune ministre....
--Comme vous êtes aimable de nous honorer ainsi de votre présence! s'écria-t-elle.
--Oui, oui, mon cher Le Pêcheur, que vous êtes aimable! répéta D'Aucheron qui s'était avancé en même temps.
--Tout l'honneur est pour moi, mes chers amis, croyez-le, répondit le jeune ministre.
--Permettez-moi de vous présenter ma fille adoptive, demanda madame D'Aucheron.
--Il me tarde d'offrir mes hommages à mademoiselle Léontine.
Léontine causait avec les jeunes dames qui venaient d'entrer. Elle s'interrompit et salua froidement l'honorable personnage qui s'inclinait jusqu'à terre, comme un huissier de la verge noire, aux jours de gala.
--Elle est intimidée, pensa le ministre. Ces gens-là croient que nous ne sommes point des êtres ordinaires. À leurs yeux nous sommes des divinités. S'ils savaient!...
--J'aurai le bonheur de dire bientôt à mademoiselle Léontine l'admiration que m'inspirent ses hautes qualités, ajouta-t-il, et il passa.
--Monsieur Antoine Duplessis, ancien instituteur, membre de la St. Vincent de Paul, et congréganiste, débita D'Aucheron en présentant l'instituteur.
--M. Duplessis, l'amitié, la confiance et l'aide d'un homme comme vous ne peuvent que m'être utiles et me flatter. J'espère que nous ferons tout à l'heure plus intime connaissance, et que nous nous comprendrons à merveille.
--M. le notaire Vilbertin, l'honneur et la gloire de la profession, continua D'Aucheron.
--L'on fait ce que l'on peut dans l'humble sphère où la Providence nous a placé, repartit le notaire en donnant la main au ministre.
--Votre état, M. le notaire, vous met en rapport avec bien des gens, et votre influence doit être grande, observa celui-ci.
--Je ne dis pas non, et si l'on voulait se livrer à la chose publique on pourrait peut être arriver à son tour.
--Le champ est ouvert à tous.
--C'est vrai, mais beaucoup d'appelés et peu d'élus, ajouta en riant D'Aucheron qui s'imaginait avoir inventé un mot drôle.
Jean Griflard, député multicolore et souvent en disponibilité, fut acclamé chaleureusement quand il entra avec sa femme, une joyeuse dondon à l'oeil clair, avec une rose sur la tête, une robe fantastique qui ne commençait nulle part et ne finissait jamais.
Monsieur et madame Laminon firent aussi une entrée triomphale. Ils venaient de se retirer des affaires. C'est un titre. Ils furent suivis de monsieur et madame Dupotain, de monsieur et madame Blanchoux, de Joachim Pichenette, le conseiller de ville, de Marc Blondole, l'échevin, d'Athanase Baudriol, le marchand de charbon, de Pierre-Jean-Louis Landeau, l'épicier; toute une légion. Tous les états se trouvaient représentés. C'était une bigarrure qui ne manquait pas d'avoir son côté drôle. Les femmes étaient mises avec ce goût particulier dont les a douées le Créateur. Il y avait peut-être un brin de coquetterie; il y en avait certainement. Chacune voulait paraître mieux que les autres; de là un déploiement de luxe inutile. Les chances restaient les mêmes qu'auparavant.
On retrouvait d'anciennes connaissances, on en formait de nouvelles; la conversation s'allumait comme un feu de broussailles, et le murmure des fraîches voix de femmes, le parler sonore des hommes, les frémissements de la soie, le bruissement des pieds sur les tapis, tout cela formait un bruit étrange et gai qui remplissait la maison et grisait tout le monde.
Léontine se montrait fort aimable. Elle avait une bonne parole, un sourire gracieux pour chacun des invités. Cependant elle semblait un peu inquiète, un peu mal à l'aise, et ses grands yeux noirs revenaient toujours se fixer vers la porte grande ouverte. Elle attendait quelqu'un. Et celui qu'elle appelait de tout son coeur ne venait point. Elle perdait toute sa gaieté et ne répondait plus que par monosyllabes à ceux qui lui adressaient la parole. Elle ne se contraignait pas longtemps. Avec son caractère vif, bouillant, un peu fantasque, comme disait le père Duplessis, elle ne pouvait pas feindre.
--Vos parents font vraiment bien les honneurs de leur maison, lui dit le jeune ministre, qui venait de s'asseoir auprès d'elle, aussi, comme tout le monde se livre à la joie; vous seule semblez un un peu ennuyée: n'aimez-vous donc pas ces fêtes.
--Mes invités à moi ne se montrent guère empressés, et cela me fait de la peine.
Elle souligna cette phrase.
--Ah! vous attendez quelqu'un?
--Deux amis seulement.
--Et s'ils ne viennent pas, ne vous laisserez vous point distraire ou consoler un peu par d'autres amis qui, pour être nouveaux, n'en seront pas moins dévoués et fidèles?
--Je tâcherai de déguiser mon désappointement, mais j'ai peur d'y mal réussir.