La première danse s'organisait. Les instruments de musique jetaient les premières notes éveillées, comme des oiseaux qui essaient leurs jeunes ailes. Des vibrations sonores, des soupirs mélodieux, des fugues vives comme des fusées, arrivaient par vagues harmonieuses avec des bouffées d'arômes. Toutes les figures riaient, tous les yeux étaient chargés d'éclairs.
Le ministre dansa le premier quadrille avec mademoiselle Léontine. Ils avaient pour vis-à-vis M. D'Aucheron et madame Griflard. Le notaire Vilbertin eut l'honneur de danser avec la maîtresse de la maison. Duplessis refusa. Les figures du quadrille étaient pour lui d'inextricables dédales où il se serait invariablement perdu. Il danserait peut-être un cotillon, tantôt, après les autres. Le député flottant avait jeté son dévolu sur madame Baudriol, une blonde un peu fade, mais fort sentimentale. Elle parut bien heureuse de danser avec un député. Plus tard elle dansa avec un épicier et elle parut bien heureuse encore. Elle passa par le quadrille, le lancier, la caledonia, le cotillon, le Sir Roger de Coverly, etc., avec le député, l'épicier, le marchand de charbon, l'échevin et le conseiller, et elle parut toujours bien heureuse.
On dansait dans une grande salle voisine du salon. Ceux qui ne dansaient point regardaient danser et critiquaient en attendant qu'ils fussent critiqués.
--Savez-vous que ce bal est splendide? disait-on, d'un côté.
--Un peu bigarré, peut-être, mais enfin....
--Madame D'Aucheron ne vieillit pas.
--Elle attend son mari.
--En effet, il est bien plus jeune qu'elle.
--Une dizaine d'années.
--On dit que c'est un mariage d'argent.
--Elle n'est pas jolie dans tous les cas.
--Pas fine, non plus.
--Pas jolie, pas fine, pas jeune.... mais dorée sur tranche; le mystère est expliqué.
On disait ailleurs:
--Il n'y a pas très longtemps que D'Aucheron est à Québec. Il s'est marié aux Etats-Unis.
Et quelqu'un qui se targuait d'en savoir long expliquait à demi-voix, en s'inclinant vers les curieux.
--D'Aucheron est ici depuis une dizaine d'années, à peu près. Il vient de Lowell, Mass. C'est là qu'il a connu sa femme. Je le sais bien. Mon frère qui demeure en cette ville me l'a dit. Elle était modiste, elle, sur la rue Merrimack, la principale rue. Elle faisait d'excellentes affaires. Il était tout jeune, lui, et beau garçon. Il s'est laissé tenter par les écus.
--Ils n'ont jamais eu d'enfants, je crois.
--Pas depuis que je les connais. Ils ont pris une orpheline peu de temps après leur arrivée ici.
--C'est mademoiselle Léontine.
--C'est mademoiselle Léontine, un beau brin de fille....
D'autres causaient un peu plus loin sous les flots de lumière qui tombaient des lustres et ne se gênaient pas pour rire.
--Voyez donc madame chose, disait l'un, comme elle prend des airs de chatte.
--C'est son air; je vous jure qu'elle est sage, répondait l'autre. Elle a des griffes sous ses pattes de velours.
--Vous aurait-elle égratigné?
--Je me tiens toujours loin de ces charmants petits animaux-là.
--Mademoiselle Léontine danse bien, n'est-ce pas? Et notre jeune ministre, voyez donc s'il y met de l'entrain.
--Ce qui m'étonne c'est qu'il n'aille pas plus vite que le violon.
--Vilbertin garde bien la mesure, malgré son poids énorme.
--Ce serait la première chose qu'il ne garderait pas.
--Tiens, M. le député et madame Landeau qui arrivent après les autres.
--Ils auront passé par la chambre.
Au dessus des accords entraînants de l'orchestre on entendit un tintement joyeux et clair: le timbre de la porte. Léontine eut un vif tressaillement et perdit deux ou trois mesures.
--Venez donc, lui dit plaisamment le ministre, vous savez bien que nous devons marcher ensemble maintenant.
Il faisait allusion à leur union prochaine. Elle feignit de ne point entendre et continua la figure commencée tout en épiant l'arrivée des nouveaux convives.
C'était lui, Rodolphe, avec Ida, sa cousine.
--Est-elle assez simplement habillée, celle-là, remarqua l'une des robes de soie gros grains, en faisant une moue dédaigneuse.
--Elle s'est trompée de pièce, je crois, c'est à la cuisine qu'elle est attendue, répondit un corsage en rupture de ban.
--Elle n'est pas laide, cependant.
--Laissez donc! y a-t-il jolie fille sous pareille pelure? j'appelle cela une pelure, moi!
--Lui n'est pas trop mal, observa une longue jupe allongée sur le tapis comme un chien au pied de sa maîtresse.
--Lui! c'est un beau garçon, mais... ses manières ne sont pas des plus dégagées.
--C'est mal à D'Aucheron de n'être pas plus difficile dans le choix de ses invités. Quant à moi, je ne suis pas vaniteuse, cela ne m'offusque point; mais il y a ici des députés, un ministre, et ces hommes-là doivent être respectés.
--D'autant plus que le ministre, m'a-t-on assuré,--devient ce soir le fiancé de mademoiselle Léontine. C'est le prétexte de la fête.
--Qui vous a dit cela?
--Cela c'est su par les domestiques. Ils connaissent tout, les domestiques et ces gens là sont créés et mis au monde pour vendre les secrets de leurs maîtres.
--Voilà pourquoi D'Aucheron demandait au ministre, il y a un instant, comment il trouvait sa petite Léontine.
Le quadrille fini, les dames furent respectueusement conduites à leurs sièges, sauf Léontine qui vint souhaiter la bienvenue à Rodolphe et à sa chère Ida.
Elle était devenue toute autre. Elle subissait une transformation complète. Tout le monde remarqua son expansive et joyeuse humeur. Le ministre en prit ombrage. Il n'entendait point que le premier venu, même un docteur en médecine, vînt donner sur ses brisées. Il était bien décidé d'épouser Léontine, pour sa dot, d'abord, pour elle ensuite, et il l'épouserait. Il chercha l'occasion de lui parler. Il dut attendre un peu, car elle voulut danser un lancier avec Rodolphe. En attendant il aborda D'Aucheron.
--Est-ce que ce garçon recherche mademoiselle Léontine? demanda-t-il; il me semble la poursuivre plus que de raison. Je serais humilié d'avoir à lutter contre un pareil rival.
--Mon cher ministre, une amitié de jeunesse, vous savez ce que c'est. Autant en emporte le vent. Il n'oserait pas; non, il n'oserait pas. Et puis Léontine est avertie, bien avertie. Elle est cachée par exemple, elle est dissimulée, la coquine. Il est malaisé de savoir ce qu'elle pense.
--S'attend-elle à me voir lui demander sa main?
--Sans doute.
--Et si elle allait me la refuser?
--Elle ne le fera pas. Un ministre, allons! vous n'y pensez pas.
--Les jeunes filles... voyez-vous, c'est toujours ce rêve stupide d'une chaumière sous les bois, loin du monde, près des flots bleus, avec le bien aimé qui les a ravies... le bien aimé! un sot, très souvent, qui peut à peine dire oui, non, un gueux qui grignote un morceau de pain noir en chantant des stances amoureuses, un poète!
La danse allait toujours, il y avait de l'entrain. La chaude atmosphère des salles pleines de femmes et de lumières se remplissait de suaves émanations. On sentait passer des effluves voluptueuses. O les grandes soirées de danse, quelles délices pour les sens! quel champ pour les amours! quel tombeau pour la chasteté!
Rodolphe et Léontine se laissaient emporter aux accords de l'entraînante musique, et les yeux dans les yeux, coeur contre coeur, ils tourbillonnaient comme des flocons de neige au souffle de la tempête. Ils vinrent s'asseoir l'un près de l'autre, portant vaillamment le poids de tous les regards.
Madame D'Aucheron cherchait une occasion d'aborder sa fille pour lui rappeler que le ministre était là.
Plusieurs d'entre les messieurs passèrent dans le fumoir. D'autres s'assirent aux tables de cartes.
L'on se mit à discourir sur toutes sortes de sujets, mais la politique finit par tout absorber. La politique, c'est une éponge qui boit bien. Le ministre était entouré.
Il discourait avec l'aplomb que donne l'ignorance entée sur la vanité, et maints sots l'approuvaient. Les puissants n'ont-ils pas toujours raison?
Comment, si jeune et sans fortune, était-il devenu ministre? Un accident. La constitution permet cela. Il avait de la langue et du toupet, fausse monnaie très en vogue et que des gens sensés même ont la faiblesse d'accepter. Il se vantait de tout savoir et le monde, qui est ignorant, le croyait sur parole. Il exploita les préjugés et le peuple jaloux lui trouva du bon sens. Il était pauvre, il devait être supporté par la classe pauvre. C'est juste, disait-on. Les riches ont les riches pour eux. Il connaissait les misères de l'ouvrier, lui, et serait en état d'y apporter remède. Nul plus que lui n'était déshérité, puisqu'il n'avait pas même de parents. Il en avait emprunté pour naître. Il ne rougissait pas de son origine et se vantait de remonter à Adam, comme tous les autres hommes, mais par un chemin détourné. On trouvait cela fort original. Il avait passé par le séminaire, fait plus depensumsque de versions et lu plus de nouvelles que d'histoire. Il est vrai que l'histoire n'est souvent qu'un roman. Il sortit en troisième pour étudier le droit, et donna pour payer ses cours, des leçons de grammaire, de latin, de grec et d'anglais. Des choses qu'il ignorait la veille, et qu'il apprenait à la hâte pour l'occasion. Il se faufila dans les assemblées publiques, se hissa sur l'estrade et se mit à pratiquer l'éloquence à quatre sous. Il devint habile, se fit un cliché de phrases et de maximes sonores et vagues qui pouvaient être dites en tout temps, en tous lieux et en toutes occasions. Il proclama sans cesse son amour de la patrie, protesta de son désir d'éclairer ses semblables, affirma la nécessité de créer des lois sages et de faire sortir le peuple de la torpeur où il gémissait. Il osa briguer les suffrages des électeurs et les électeurs osèrent l'élire. Il était peut être de bonne foi et croyait en lui-même, mais sa vertu n'avait pas été mise à l'épreuve. Combien de belles et nobles intentions font naufrage dès la première tempête! Ceux qui n'ont point passé par le creuset de la tentation ne connaissent ni leur force, ni leur faiblesse.
Hier donc, intransigeant, il menaçait de rester toute sa vie dans les bas-fonds de la gauche, plutôt que de sacrifier une de ces idées généreuses qui devaient sauver le monde; aujourd'hui il s'est séparé de ses amis pour accepter, au refus de tout autre, un siège à la droite, un portefeuille de ministre et un titre qui ne cache pas sa honte.
--Le grand secret de la politique, disait-il, c'est l'économie. Dépensez peu et vous serez toujours riches. Avant longtemps le coffre public sera plein car nous allons émonder sérieusement. La politique, c'est un arbre. Si vous voulez qu'il croisse vite et monte haut, taillez-le, coupez les branches inutiles, émondez! C'est ma devise.
--«J'entends bien la bruit de la meule mais je ne vois pas la farine,» observa le père Duplessis en aparté.
--Le ministre a raison, dit le notaire, l'économie est la grande loi qui sauve les nations comme les individus.
--Il existe un mal certain, risqua un autre, un jaloux: Le trop grand nombre d'employés.
--Pour cela, c'est vrai, répondit une voix nouvelle; nous nourrissons à ne rien faire un tas de fainéants.
--Nous allons mettre ordre à cela, fit le ministre, se rengorgeant. La question--qui est une des grandes questions sociales--est à l'étude depuis mon arrivée au pouvoir, et il a été décidé, à la dernière réunion du conseil--je puis bien le dire, puisque la chose sera connue officiellement dès demain--il a été décidé, messieurs, de renvoyer tous les serviteurs inutiles. C'est ainsi qu'un chef de maison agit, n'est-ce pas? il renvoie les serviteurs dont il n'a plus besoin.
--Quand leur engagement est terminé, répliqua le docteur.
--Les employés, reprit le ministre, ne sont maintenus que durant le bon plaisir des autorités.
--Je croyais qu'un certain nombre était nommé à vie.
--Oui, sans doute, ils sont nommés à vie; c'est-à-dire qu'on leur donne avis de leur destitution, dit le ministre en riant de son affreux jeu de mots.
--Monsieur, fit le jeune docteur, n'avez-vous que cet ingénieux moyen de vous tirer d'affaire?
--Pour le bien public tout est permis; il n'y a pas d'injustice lorsque la force majeure commande.
--La question est de savoir quand il y a force majeure, répondit le professeur Duplessis. Et, s'adressant au notaire Vilbertin, il ajouta:
--Quand un contrat, même tacite, a eu lieubona fideentre deux parties, est-il permis à l'une ou à l'autre des parties de l'abroger de son chef?
--Un contrat? non, s'il s'agit d'un contrat; mais il y en a tant de contrats, vous savez, il faut être explicite et bien spécifier. Il y a tant de causes qui peuvent rendre un contrat nul. Il y a, par exemple....
--Assurément, monsieur le notaire, fit le jeune docteur, vous ne l'êtes guère explicite, vous, en ce moment.
--Jeune homme, vous pataugez dans votre pilon comme vous l'entendez, c'est votre affaire, et l'on est trop poli pour vous le dire.
--Vous pataugez dans le droit, c'est notre affaire, et nous sommes assez francs pour vous en avertir, répliqua vivement le jeune homme.
Rodolphe se faisait des ennemis. Il y trouvait une âcre jouissance, parce que ces hommes qui se montraient sans coeur, il ne voulait pas les trouver sur son chemin.
--Et croyez-vous, monsieur, recommença le ministre, que ce soit par plaisir que nous renvoyons du service tant de bras cependant inutiles.
--Il ne fallait pas faire la faute de les placer d'abord. Maintenant, il n'y a qu'un moyen honnête de réparer ce mal, c'est de ne point remplir les places qui deviennent vacantes.
--Nous sommes bien obligés de faire des nominations, les députés nous les imposent.
--Ou bien vous les offrez comme prix du vote de ces députés sans conscience.
--C'en est trop, s'écria le jeune ministre. Monsieur D'Aucheron, si ce monsieur Rodolphe.... Je ne sais qui, ne me fait point d'excuses, je vous prierai de recevoir mes adieux.
--Jeune homme, demanda M. D'Aucheron avec fatuité et comme s'il eût été un vieillard, lui, vous ne refuserez pas, j'espère, de réparer l'outrage que vous avez fait à l'honorable monsieur Le Pêcheur.
--Si, par ma vivacité, j'ai blessé ici quelque personne que je ne voulais pas atteindre, je le regrette infiniment.
--Etes-vous satisfait, monsieur le ministre, demanda D'Aucheron?
--Je me contenterai de ces excuses, répondit le ministre.
--Il n'est guère difficile, dit Duplessis à son voisin, mais: «A petit saint petite offrande.»
Le ministre, tout triomphant, passa dans le salon. Léontine causait avec Ida de l'incident qui venait de se produire dans le fumoir, car tout ce qui se disait là s'entendait du salon. Léontine, tout en étant bien aise de voir Rodolphe donner la réplique à son rival, craignait qu'il ne se fît un ennemi de son père.
--Je crois que j'ai mal choisi mon temps pour demander une subvention plus considérable en faveur des maisons de charité et d'éducation, dit le père Duplessis.
--Et moi, répliqua Rodolphe, je ne me suis guère affermi dans les bonnes grâces de M. D'Aucheron.
--Je vous dirai monsieur le docteur quele temps détruit tout ce qui est fait et la langue tout ce qui est à faire.
Minuit approchait et madame D'Aucheron regardait souvent à sa pendule. Les aiguilles d'or se promenant lentement dans leur cercle fatal, marquaient sans cesse les moments de la vie que nous avons à jamais perdus, car les horloges ne sonnent que les heures passées. Une horloge c'est le plus terrible témoin de notre néant; c'est un doigt qui nous montre sans cesse la fuite irréparable du temps. Cependant pour madame D'Aucheron les aiguilles ne se hâtaient point assez. Elle était anxieuse. Les sauvages devaient entrer au coup de minuit.
L'honorable M. Le Pêcheur avait réussi, par une manoeuvre adroite, à se trouver seul avec Léontine et il était en train de lui raconter comment il avait forcé Rodolphe à lui faire des excuses. Il amplifiait un peu, et corrigeait à son avantage certains détails de la scène. Léontine le laissait dire et regardait d'un oeil distrait les méandres de la danse.
--Mon honneur de ministre et la qualité plus agréable que je dois avoir à vos yeux, mademoiselle, m'obligeaient à le traiter ainsi.
--Je ne comprends guère vos dernières paroles, monsieur, observa Léontine.
--Quelle est charmante cette modestie qui refuse de comprendre!
--Je vous assure que la modestie n'y est pour rien.
--Vous êtes merveilleusement adroite. Vous voulez que je vous dise tout et que je n'apprenne rien. Vous voulez que je vous devine. Les femmes aiment les petits mystères et elles veulent qu'on les devine, elles et leurs petits mystères.
--Je suis bien femme mais pas du tout mystérieuse. Je n'ai rien à cacher.
--Vous cachez, pourtant, l'amour que vous devez avoir pour celui qui sera bientôt votre mari.
--Il ne serait pas nécessaire de le publier tout haut, cet amour, dans le cas où il existerait.
--Non, sans doute, mais il se dit tout bas, il se montre dans un regard, il s'élance dans un soupir.... Entendez-vous?
Il poussa un long soupir:
--J'entends, fit Léontine, éclatant de rire.
--L'amour qui rit n'est pas loin d'être cruel, observa le ministre.
--Ce n'est pas mon amour qui rit.
--Ne me faites donc point souffrir davantage. Vous savez bien que j'ai eu l'honneur de solliciter votre main, et vos excellents parents m'ont donné l'assurance que mes voeux seraient comblés.
--Ils ont promis plus qu'ils ne pourront donner, peut-être.
--Comment, vous refuseriez d'unir vos destinées aux miennes?... Pourquoi donc.
--C'est mon secret.
--Je suis jeune, j'occupe une haute position, l'avenir le plus beau m'est sans doute réservé. Ah! combien de jeunes filles, dans notre brillante société canadienne, seraient heureuses de devenir la femme de l'Honorable M. Le Pêcheur.
--Alors faites donc le bonheur de l'une d'elles et laissez-moi rendre heureux un homme qui n'a pas vos étonnants avantages.
Le tête à tête fut long et animé.
Le jeune ministre venait d'essuyer un rude échec, mais il ne se tenait pas pour battu. Il avait trop haute opinion de lui-même pour cela.
Il se plaignit amèrement à monsieur et à madame D'Aucheron.
Madame D'Aucheron vint trouver sa fille et lui dit:
--Je ne veux plus que tu parles à M. Houde.
D'Aucheron vint à son tour:
--Ma volonté est ma volonté, lui dit-il, et tu seras la femme de l'honorable M. Le Pêcheur avant un mois. Agis en conséquence.
Il alla vers le jeune docteur.
--Monsieur, lui dit-il, ma fille doit épouser bientôt l'honorable M. Le Pêcheur, faites-moi le plaisir de ne plus songer à elle, et de ne plus chercher à la voir. Sinon....
--Sinon?
--Sinon je serai forcé de prendre des moyens énergiques pour faire respecter mes volontés.
--Et si votre fille m'aime, monsieur?
--Amour de jeunesse, folie! Il faudra bien qu'il s'en aille comme il est venu, cet amour... où bien elle s'en ira comme elle est venue, elle.
D'Aucheron s'animait. Il se souciait peu d'être entendu ou de ne l'être pas. Même, il n'était pas fâché que l'on sût comment il congédiait le malencontreux amoureux de sa fille.
Léontine se trouvait alors avec madame Duplessis.
--Que dois-je faire, lui demanda-t-elle?
--Laissez passer l'orage.
--Mais je ne veux pas qu'on lui fasse subir une humiliation semblable devant tout le monde. Il faut que je lui dise une parole au moins.
--Vous allez irriter vos parents et faire un éclat regrettable.
--Mais je ne tiens pas à acheter, moi, au prix que l'on y met, cette existence brillante que l'on m'offre.
--Ce n'est pas en brusquant le dénouement que vous le ferez tourner à votre avantage.
--Voyez-vous? le voilà qui part.
Rodolphe, debout dans le vestibule, se préparait à sortir.
Léontine se leva tout émue. Elle rougit puis aussitôt devint d'une pâleur singulière. Elle traversa le salon et s'avançant vers lui.
--Vous partez, monsieur Rodolphe?
--Ma présence n'est pas agréable à tout le monde, ici.
--Si tous ceux qui n'ont pas la bonne fortune de plaire à tout le monde suivaient votre exemple, d'autres partiraient aussi, vous le savez bien.
--Il y a cette différence entre les autres et moi, que l'on m'a dit à moi que je ne plaisais point.
--D'autres devraient le deviner.
Deux mains tremblantes se serrèrent bien fort.
--Mais, mon cousin, dit une voix allègre, vous n'allez pas m'oublier ici?
--Je n'oublie pas ceux que je laisse, cousine.
Il regarda Léontine en disant cela.
--Ida, je te garde jusqu'à demain, dit mademoiselle D'Aucheron; je ne veux pas que tu partes; j'ai besoin de toi; j'ai besoin de tous ceux qui m'aiment.
Rodolphe ne partit pas seul, cependant, monsieur et madame Duplessis, prétextant la fatigue, se retirèrent en même temps.
Comme ils sortaient les douze coups de minuit tombaient sur le timbre de bronze de la pendule du salon. D'Aucheron dit au ministre.
--Vous voyez qu'on y va rondement. Pas de midi à quatorze heures. La porte, voilà mon argument.
--La porte! c'est ce que nous disons aux employés récalcitrants ou inutiles. La porte! c'est la base de mon système d'économie.
On entendit rire et parler au dehors.
--Les voilà, s'écria madame D'Aucheron.
--Qui? demandèrent plusieurs voix.
--Les sauvages! vous allez voir.
On crut qu'elle devenait folle. Un instant après, on comprit bien qu'elle disait vrai quand on vit entrer au salon dix visages cuivrés.
--Que viennent faire ici ces gens? demanda le notaire à son voisin.
--Du diable! si je le devine.
--Mes amis, commença D'Aucheron, j'ai cru, ou plutôt madame D'Aucheron a pensé vous faire une agréable surprise, en vous donnant le spectacle assez rare d'une danse de guerre sauvage.
--Par des gens guère sauvages, souffla l'un des invités à son voisin.
On applaudit à outrance aux paroles de monsieur D'Aucheron.
--Alors, dit-il, permettez-moi de vous présenter mes nouveaux hôtes, des Abénaquis de Bécancour, des chasseurs distingués. Et d'abord: Metsalabanlé, le chef. Je ne sais pas les noms de chacun, mais je vous les présente tous. Il en est deux toutefois, continua-t-il, dont je puis décliner les noms magnifiques, c'est la Langue muette d'une tribu que je ne connais point et....
--C'est un nom de femme, ça, dit un malin.
--Et la Longue chevelure, un sioux. Ces deux derniers arrivent des Montagnes Rocheuses. Ils sont très féroces, ajouta-t-il en riant. Ils enlèvent la chevelure de leurs prisonniers et boivent le sang dans leur crâne.
Les femmes frémissaient tout en riant. Madame D'Aucheron reconnut l'indien dont elle avait admiré le bon goût et lui adressa le plus honnête sourire.
La Longue chevelure promena ses grands yeux noirs sur l'assistance, et les fixa un moment sur Léontine qui se trouvait par hasard assez près de lui. La jeune fille ne put s'empêcher de tressaillir sous ce regard profond. La Langue muette regardait avidement madame D'Aucheron qui s'était mise à gesticuler en parlant avec chaleur et à rire aux éclats.
Ces indiens s'étaient revêtus de leurs costumes de fête. Ils étaient couverts de verroteries, de plaques d'étain, de plumes éclatantes. C'était d'un effet curieux. Mais un seul, la Longue chevelure captiva bientôt tous les regards. Il étincelait comme un soleil. On eût dit que de ses vêtements s'échappait une poussière de feu. Il était couvert de diamants. Ce fut un cri d'admiration quand on s'aperçut de l'étonnante richesse de son costume.
Déjà certaines femmes rêvaient de feux et d'étincelles. Pas les femmes aimantes, les vaniteuses.
Madame D'Aucheron se flattait de garder un souvenir. Pas comme Didon, soyons franc.
--Quand on a tant de pierres précieuses on peut bien en donner une, pensait-elle.
Léontine admirait surtout l'étrange beauté de cet Indien, et la douceur de son regard lui plaisait mieux que l'éclat de ses diamants.
La danse fut exécutée avec grâce, souplesse, langueur ou vivacité, selon le rhythme et l'idée qui se développaient. Le chant était remarquablement juste, cadencé, les gestes, très variés. On menaçait les ennemis absents, on piétinait sur les cadavres, on scalpait les têtes, on chantait le triomphe, on pleurait les morts.
Quand ils eurent fini la salle retentit de longs applaudissements. On leur offrit à boire. On dut rester dans le grand salon, tout le monde voulant être où ils étaient.
--Quelle idée ingénieuse vous avez eue, madame D'Aucheron! affirmaient toutes les femmes. Votre bal fera époque: on en parlera longtemps.
La conversation était générale. Tout le monde parlait à la fois, mais quand un Indien prenait la parole, le silence se faisait. Il semblait que ces gens-là devaient parler autrement que les autres et dire des choses étranges.
Les Indiens sont un peu comme le commun des mortels, ils restent où ils se trouvent bien. L'heure du réveillon sonna et l'on se mit à table. La présence des sauvages amusait tellement les invités que D'Aucheron, modifiant son programme avec l'assentiment général, fit mettre dix nouveaux couverts.
Madame D'Aucheron riait toujours, parlait à tout le monde, sans trop savoir ce qu'elle disait. On l'approuvait sans trop savoir pourquoi.
L'Honorable Le Pêcheur la conduisit à la place d'honneur. La Longue chevelure offrit son bras à mademoiselle Léontine. C'est Madame D'Aucheron qui le voulut ainsi. Tout le monde prit place autour de la table somptueusement servie.
On sut manger et boire. Deux choses qu'il est pourtant fort difficile de bien faire. Il y eut des santés: A la reine, au lieutenant-gouverneur, au gouvernement, à l'hôte distingué, à la presse qui éclaire le monde, aux dames qui le charment, aux Indiens!
A la reine, on chanta God save the Queen avec accompagnement d'orchestre. L'excellente mère de famille qui règne depuis bientôt cinquante ans sur un grand peuple, dût sentir ses entrailles palpiter. Au lieutenant-gouverneur, un flatteur dit avec emphase le contraire de sa pensée; au gouvernement, le ministre répondit avec verve et s'enfonça jusqu'au cou dans une nouvelle théorie sur l'économie; à l'hôte distingué, tous les estomacs remplis voulurent témoigner leur reconnaissance; à la presse qui éclaire le monde, on prôna longuement le bien qu'elle produit, on n'eut pas le temps de signaler le mal. C'eût été trop long, du reste. L'un des journalistes les plus enthousiasmés parla de son indépendance en termes magnifiques, et, quand il eut fini, il entra en négociation avec le ministre au sujet de la vente de ses principes.... Aux dames, on dit tout le bien qu'on n'en pensait point; aux indiens, Metsalabanlé adressa quelques mots de remercîment à monsieur D'Aucheron, puis exprima l'espoir que sa tribu dispersée pourrait, grâce au gouvernement, se réunir de nouveau.
L'un des invités eut l'idée de demander des récits d'aventure ou de guerre à la Longue chevelure. Ce fut une salve d'applaudissements. Le Sioux parut intimidé, cependant il reprit bientôt son assurance, et, s'exprimant dans un langage imagé, il dit:
--Il y a plus de vingt moissons, comme un filet d'eau sort d'une fontaine profonde et s'enfuit au hasard, je suis sorti de ma tribu guerrière et j'ai porté bien loin mes pas. Ce fut à la suite d'événements excessivement douloureux pour moi-même, et dont le souvenir est amer comme le fruit du masquabina. Le récit de mon infortune vous intéressera peut-être, car des blancs comme vous et que vous avez peut-être connus, furent mêlés à ces événements et pesèrent d'un grand poids dans la balance de ma destinée. Depuis, comme le hibou taciturne, j'ai vécu seul. Seul j'ai vécu dans les montagnes hautes comme les nues, seul, dans les villes bourdonnantes comme des ruches d'abeilles. C'est dans le désert que je me trouvais le moins isolé; alors j'évoquais en paix les images chéries de ma jeune femme et de ma petite fille. A nous trois nous peuplions la solitude. Dans les villes je me croyais abandonné de ces deux êtres que j'aimais, comme on aime l'ombre d'un chêne au milieu d'une plaine ensoleillée, les rayons du soleil, dans les sombres ravins des Montagnes Rocheuses. Une chance insolente m'a toujours poursuivi depuis que je n'ai plus à faire le bonheur de personne. J'ai ramassé les pierres précieuses et les diamants comme d'autres ramassent les grains d'or. J'en ai jeté à tous les vents. J'étais irrité de cette moquerie du sort. Qu'avais-je besoin de découvrir ces mines inépuisables que je ne cherchais point? Elles pouvaient rester enfouies dans le sein de la terre comme le désespoir est enfoui dans mon coeur.
Rien comme l'infortune n'inspire l'intérêt. Il ne manquait plus à la Longue chevelure pour être un héros que des chagrins profonds, et, tout à coup, il venait de dévoiler, dans un sanglot, une souffrance longue de vingt années, un désespoir qui ne finirait qu'avec sa vie. On le dévorait des yeux, on buvait ses paroles. Léontine qui souffrait depuis un instant seulement, trouvait déjà, dans cette amère parole, une vigueur nouvelle et un nouvel esprit de soumission.
Le sioux continua:
Mon père était un guerrier de la vaillante mais cruelle nation des sioux, ma mère était une fille de la brûlante Espagne. Je pris pour compagne une indienne de la Baie-des-Chaleurs, une belle jeune femme qui m'aimait beaucoup et me suivit jusqu'aux Montagnes Rocheuses. C'est là qu'habitaient les miens. Je voulais voir mon père déjà bien vieux, et qui se penchait sur sa fosse comme un tronc moussu sur un ravin noir. J'arrivai pour recevoir son dernier soupir et ses dernières volontés. Il me supplia de rester dans la tribu qu'il avait toujours tant aimée, comme le rameau doit rester après le tronc d'où il est sorti; je lui en fis la promesse solennelle, et il mourut en me bénissant. Ma mère dormait depuis longtemps à l'ombre de la croix, dans le cimetière d'un village américain. Elle m'avait enseigné la religion de son beau pays, et cette religion je l'aime jusqu'au martyre. Mes frères sioux n'ont jamais voulu en comprendre les divines beautés.
Cependant ma femme mourait d'ennui dans nos ténébreux rochers et dans nos prairies sans limites. Elle ressemblait à la grive gémissante que l'oiseleur enlève à ses bois. Elle voulait revoir le bassin de la Baie-des-Chaleurs, bleu comme un coin du ciel, et ses parents qui ne se consolaient point de son départ. Par pitié pour elle je résolus d'être infidèle à la parole donnée à mon père mourant. Au reste, je n'étais pas heureux avec les guerriers de ma nation, à cause de leur cruauté, et tout était prêt pour le départ. Or, nos préparatifs ne sont pas longs, à nous, enfants de la forêt. Nous n'emportons rien d'inutile, et nous nous contentons de fort peu de choses. Je voulus une dernière fois aller à la chasse dans ces prairies que je ne reverrais probablement jamais plus. Au lieu des troupeaux de bisons, je vis bientôt s'élancer un torrent de feu. J'allais retraiter au galop de mon coursier, quand j'aperçus, dans le lointain, deux ombres qui fuyaient devant le fléau terrible, comme deux voiles sous un souffle de tempête... C'étaient deux créatures humaines. Je.....
Un cri d'angoisse se fit alors entendre et la Longue chevelure s'interrompit. C'était madame D'Aucheron qui s'évanouissait.
--Cette pauvre madame D'Aucheron, elle est tellement sensible, disait-on....
Son mari vint à elle. Léontine courut chercher des sels. Après un instant de trouble le calme se rétablit. Elle reprenait ses sens. Cependant ses yeux hagards avaient d'étranges fixités. On eût dit qu'ils regardaient loin, loin.
--Courage, madame, ça ne sera rien, lui assurait-on. Vous êtes vraiment trop sensible.
--Me voilà remise et j'espère que mes nerfs ne me joueront plus de ces vilains tours, dit-elle en essayant de sourire.
La Longue chevelure reprit:
--Je regrette d'être la cause de cette pénible émotion, madame, mais ne prenez point d'inquiétude, les pauvres créatures que poursuivait le fléau n'ont pas été perdues. Il était temps cependant. La femme--il y avait un homme et une femme--la femme gisait paralysée par la frayeur sur le sol brûlant. C'était une jeune fille blanche enlevée à sa famille sans doute. L'homme appartenait à quelque tribu du Canada. Il était Abénaqui, je crois.
--Il y a vingt-trois ans de cela? demanda l'un des convives?
--Il y a vingt-trois ans, répondit le sioux.
--C'était peut être Sougraine avec la petite Audet; vous souvenez-vous? continua-t-il, s'adressant aux invités.
Quelqu'un répondit:
--Je me souviens en effet.
--Et moi aussi, fit un autre.... On a trouvé, le printemps suivant, à Beaumont, la femme de Sougraine noyée, avec une corde au cou. Comme il n'était point probable qu'elle se fût pendue avant de se jeter à l'eau, on en a conclu qu'elle avait été tuée.
--Est-ce que la lumière ne s'est jamais faite sur cette affaire? demanda le notaire visiblement affecté.
--Jamais. On n'a plus entendu parler de l'Abénaqui, non plus que de la jeune fille.
Madame D'Aucheron regardait fixement devant elle, pâle, immobile comme une statue. Pourtant un petit tressaillement nerveux courait parfois sur ses épaules nues.
Pendant que ces remarques s'échangeaient de part et d'autre, l'un des indiens, celui que l'on nommait la Langue muette, se tenait la tête penchée sur la table et froissait d'une façon convulsive les franges de la nappe.
--Ainsi, demanda au sioux l'un des invités désireux d'entendre la suite du récit commencé, vous les avez sauvés l'un et l'autre du feu de la prairie?
--Quand je suis arrivé près de la jeune fille, elle venait de tomber la face contre terre, je la mis en travers sur ma monture. L'homme se sauvait encore: il l'avait abandonnée. Cependant, il ne pouvait aller guère plus loin. Je le pris aussi avec moi et nous courûmes comme un tourbillon devant l'incendie. Ah! mon pauvre coursier, comme il nous emportait bien! Je conduisis sous ma tente mes deux protégés. Ils furent respectés, car chez nous l'hospitalité est la plus sacrée des choses après la tombe. Cependant l'on me reprocha de n'avoir pas apporté que deux chevelures. J'avais résolu de ramener avec moi la jeune fille afin de la rendre à ses parents, si je les pouvais rencontrer. Son séducteur devait continuer sa route vers la terre de l'or. Il suivit un parti de chasseur. Je le revis deux ans après dans la ville de Los Angeles. Depuis, je ne l'ai jamais rencontré. Pourtant j'ai traversé en tous sens les immenses régions qui bordent la grande mer où le soleil va chaque soir noyer ses feux.
Au moment où je prenais ma carabine pour franchir une dernière fois le seuil de mon wigwam avec ma femme, mon enfant et la jeune Canadienne, continua le sioux, j'appris qu'une bande de voyageurs qui revenaient des mines d'or par les gorges de nos montagnes, avait été surprise, la nuit, à deux pas de notre village, et que l'un d'eux avait été tué à la porte de la tente où dormaient ses compagnons.
--C'était Casimir Pérusse, notre voisin autrefois, dit vivement l'amie de Léontine. Ma mère m'a souvent parlé de ce tragique événement, ajouta-t-elle.
Tous les yeux se tournèrent vers mademoiselle Ida.
--Je suis bien aise, mademoiselle, lui dit la Longue chevelure, je suis bien aise d'apprendre cela. Avec votre secours je pourrai peut-être retrouver quelques uns de ceux qu'alors j'ai sauvés d'une mort certaine, et, en retour du bien que je leur ai fait, ils me diront si mon enfant a péri avec sa mère ou si elle a échappé à la fureur de la tribu.
--Ma mère vous donnera peut-être quelques renseignements, car son frère aussi se trouvait parmi les blancs que vous avez sauvés, et j'ai entendu parler d'une petite fille.....
--Où est votre mère? et son frère, où le trouverai-je? fit anxieusement le sioux dont l'espoir se réveillait plus vif que jamais.
--Ma mère est chez elle et vous la verrez quand il vous plaira.... mon oncle et ma tante sont morts.... leur fils était ici tout à l'heure, le docteur Rodolphe.....
--Tiens! pensa D'Aucheron, j'aurais dû patienter un peu, le cousin Rodolphe avait peut-être son mot à dire..... Le temps de mettre les gens à la porte c'est quand on n'a plus besoin d'eux.
--De son côté, le notaire se demandait quel pouvait bien être le nom de fille de madame Villor. Il questionna son voisin qui ne lui répondit pas. Tout le monde écoutait religieusement le sioux infortuné qui disait avec des larmes:
--Mon enfant, ma chère petite Estellina, est-elle morte ou vit-elle encore? Sait-elle que son père désolé la cherche et la pleure depuis plus de vingt hivers? Ah! si elle vit, elle ignore mon nom et mon existence! Un enfant ignorer le nom de son père! un père ne pas savoir ce qu'est devenu son enfant!.... Oh! vous ne devinez pas quel est le supplice de ma pensée, vous qui pressez sur vos coeurs les enfants que le bon Dieu vous a donnés! Vous qui sentez leurs chauds baisers sur vos fronts vous ne savez pas ce que j'endure, moi qui suis seul au monde! seul comme l'engoulevent dont l'autour a dévasté le nid! Elle n'est jamais là, ma fille, pour me sourire quand je suis désolé, pour essuyer l'eau qui coule sur mon front après de longues courses, pour me murmurer de ces paroles douces qui nous font songer aux anges. Je n'ai jamais reçu, moi, les caresses de ma fille bien aimée, de ma petite Estellina! Elle serait grande aujourd'hui, comme ces belles jeunes filles qui sont là. Elle serait jolie, j'en suis sûr, jolie et douce comme une violette qui parfume l'ombre. Elle serait bonne aussi. Je voulais qu'elle fût bonne et sçut, comme vous, mademoiselle, s'attendrir sur le sort des malheureux.
Il regardait mademoiselle D'Aucheron.
Léontine se cacha le visage dans son mouchoir et se mit à pleurer. D'autres aussi pleuraient. La Longue chevelure lui-même s'interrompit un moment, pour laisser son émotion se calmer. Il avait évoqué le passé et le passé lui était apparu dans toute son amertume.
La Longue chevelure reprit:
--Je retardai mon départ pour sauver mes semblables. Je réussis à les faire sortir de l'endroit dangereux où ils s'étaient arrêtés. Ce fut presque un miracle. Ma femme leur servit de guide à travers les montagnes. Elle portait une enfant dans une nagane. J'avais mis dans les langes de la petite, comme plus en sûreté sous la protection de l'innocence, une somme considérable, toute ma fortune alors. Je dus rester dans mon wigwam pour empêcher les soupçons de peser sur ma tête. Ce fut en vain, l'on m'accusa de trahison. Je vis que je n'échapperais point à la vengeance et je profitai des ténèbres pour fuir. J'espérais rejoindre la caravane des Visages Pâles. Un matin, à la sortie des montagnes, je m'agenouillai sur le gazon au bord d'une source limpide qui descendait joyeusement de roche en roche comme un oiseau qui saute de branche en branche, et je priai pour les fugitifs, pour ma pauvre femme, pour ma petite enfant,..... Hélas! malheureux! c'est pour moi-même qu'il eût fallu prier, c'est moi qui avais besoin du secours de la sainte Providence! En reportant mes regards sur la terre autour de moi, je découvris, à quelques pas du ruisseau, sous un feuillage épais, le corps ensanglanté d'une femme. Un frisson parcourut mes membres, un horrible pressentiment me serra le coeur. Je me levai, je fis quelques pas. O Ciel! ô douleur! je reconnus ma pauvre femme!.... Une pensée amère traversa mon esprit comme un dard traverse le coeur de l'ennemi vaincu: Les blancs que j'ai sauvés m'ont donc récompensé de mon dévouement en laissant lâchement massacrer la femme qui leur montrait le chemin du salut. J'étais injuste. Les cadavres de six traîtres sioux gisaient un peu plus loin.
--Merci, Visages pâles, mes amis, m'écriai-je, vous l'avez vengée!
Je me mis à chercher mon enfant. La nagane gisait près de l'eau. Les infâmes l'auraient-ils donc jetée dans le torrent, pensais-je? Ont-ils eu honte de leur lâcheté? Ont-ils voulu cacher leur ignominie en livrant au courant, pour qu'il l'emportât, le corps de l'innocente créature? Mes recherches furent vaines; je ne trouvai nulle part le petit ange que l'amour m'avait donné.
Je fis à ma femme une fosse profonde dans un endroit d'accès difficile, sur la pente du ravin, où fleurissait un coin de verdure, où descendait un rayon de soleil et je mis au milieu de ce tertre simple une croix formée de deux bâtons. Je tressai une couronne de lierre et de fleurs sauvages que je suspendis aux bras du divin emblème, et, après avoir prié, je redescendis au fond de la vallée. Quand je fus en bas, je vis des corbeaux qui tournoyaient en croassant au-dessus des cadavres des meurtriers de ma femme. Je souris et passai sans bruit pour ne pas les effrayer. Cependant j'eus honte de mon action. Cette parole de la prière du Christ: Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, me venait à l'esprit. Je retournai sur mes pas, chassai les corbeaux avec ma carabine, réunis les morts sur une même couche, et les couvris de rameaux en attendant la sépulture. Comme j'achevais ma tâche pénible, deux des anciens de la tribu survinrent. Ils venaient quérir les restes de leurs fils.
--Pourquoi, me demandèrent-ils d'une voix mal affermie, pourquoi la Longue chevelure fait-il cela?
--Pour empêcher les corbeaux de ronger les entrailles de vos enfants.
La Longue chevelure ne sait-il pas que nos enfants ont tué sa femme?
--Il le sait.
--Il le sait et ne se venge point?
--Il vous l'a dit souvent, le seul et vrai Dieu qui existe, et que j'adore, ne veut pas que l'on fasse du mal à ses ennemis.
--Nous voulons le connaître ce Dieu qui t'a dit de respecter les cadavres des guerriers qui ont massacré ton épouse....
--Les vieux guerriers savent-ils, leur demandai-je, ce qu'est devenue mon enfant?
--Ils l'ont jetée dans le torrent.
--Pauvre petite! m'écriai-je en pleurant.
--Je voulais continuer ma route et rejoindre les voyageurs afin de savoir s'ils emportaient ma petite fille, et la pensée me vint qu'une mère seule pouvait s'imposer la tâche de porter un enfant dans ses bras à travers les précipices et les rochers, sous les ardeurs du soleil, dans les déserts, pendant des mois entiers et à des distances prodigieuses. Je ne pouvais non plus me séparer sitôt de la tombe où dormait la femme que j'avais tant aimée. Je revins au campement avec les vieux sioux. La colère des guerriers était terrible à cause des pertes qu'ils avaient subies, et les paroles sages des vieillards qui m'avaient pris sous leur protection ne purent me sauver. Je fus pris, enfermé, gardé à vue. En vérité, l'aspect de la mort ne m'effrayait nullement. Je souriais à la pensée d'aller revoir les deux créatures qui faisaient tout mon bonheur. Je trouvais qu'on tardait bien à me juger. Enfin, un jour j'appris que le conseil de la nation m'avait condamné, et que j'allais être exécuté le lendemain, à l'heure où le soleil sortirait de la prairie. Le lendemain était la fête anniversaire d'une victoire sur les américains, et les jeunes gens allaient se livrer à toutes sortes d'exercices et de divertissements. On s'exercerait à tirer de l'arc, et je servirais de cible. Celui qui me porterait le coup mortel serait déclaré vainqueur.
La nuit arriva, cette nuit qui devait être la dernière pour moi. Je priai longtemps et m'endormis ensuite d'un profond sommeil. Quand je m'éveillai, je me trouvais loin du village, seul dans le ravin qu'avaient suivi les blancs pour revenir de la Californie, près du tombeau de mon père. Ma carabine était près de moi. Je me rendis au pays de l'or, sur les rives de l'océan du soir.
Plusieurs des conviés vinrent serrer la main du brave sioux, et l'assurèrent qu'ils l'aideraient de tout leur pouvoir dans ses recherches.
Madame D'Aucheron, tout à fait remise, s'essuyait avec son mouchoir de fine batiste brodé. La Langue muette rêvait toujours. On eût dit qu'il n'avait guère écouté le récit de la Longue chevelure. Il avait sournoisement mais obstinément regardé l'impressionnable madame D'Aucheron. Il venait de prendre une résolution, et quand une résolution entrait dans cette tête-là elle ne devait pas être facile à déloger.
Il avait toujours été pauvre et misérable, ce mystérieux Indien, pourquoi ne serait-il pas riche à son tour? Est-ce que l'on est nécessairement gueux toute sa vie? N'arrive-t-il pas un moment où la fortune se laisse saisir par toute main adroite ou hardie?