Quelques jours plus tard, un homme armé d'une carabine, des raquettes aux pieds, errait à l'aventure dans les bois que traverse la rivière Batiscan, au-dessus de la paroisse de Notre-Dame-des-Anges. Il paraissait accablé de tristesse autant que de fatigue, et le soir, quand le silence envahissait la forêt et que tout se confondait dans un océan de ténèbres, il entrait dans une cabane de bûcheron, abandonnée depuis longtemps, et là, s'endormait sur un lit de branches. Il avait épuisé sa provision de poudre et de plomb, et sa carabine, fidèle amie des anciens jours, lui devenait inutile.
Quelques jeunes gens qui venaient de couper des billots vers le haut de la rivière, remarquèrent des traces de raquettes et se dirent entre eux qu'il devait y avoir un trappeur en ces endroits. Ils entrèrent dans la cabane pour y passer la nuit, car il se faisait tard, déjà. Ils ne furent pas surpris d'y trouver un chasseur. C'est l'habitude de ceux qui errent dans les bois, en hiver, de chercher un refuge dans les chantiers.
Sougraine,--car le chasseur c'était lui--réveillé en sursaut par le bruit que firent en entrant les bûcherons, s'élança vers la porte pour s'échapper.
--Eh! l'ami, dit l'un des survenants, vous êtes bien peureux... nous ne sommes pas des ours.
--Un sauvage! remarqua quelqu'un de la bande.
--La chasse est elle bonne? demanda un autre.
--La chasse ne paie guère encore, répondit Sougraine: on a tendu des collets aujourd'hui; on ne sait pas quelle chance on aura.
--Y a-t-il longtemps que vous avez laissé les habitations? Quelles nouvelles?
--Oh! non, il n'y a pas longtemps....
--D'où venez vous? de Lorette?
--Oui, de Lorette.
Il était content de faire croire cela. Le mensonge était petit et les conséquences pouvaient en être grandes.
--Comme ça, vous n'avez pas de nouvelles de Notre-Dame-des-Anges, fit un jeune homme. J'aurais pourtant voulu savoir comment se portent ma vieille mère et ma jeune blonde.... Mais je le saurai demain.
--Bah! la mère Audet est taillée pour vivre un siècle, reprit le plus vieux de la bande, et la petite Fradette, ta blonde, serait bien folle de ne pasfréquenterun peu pour se consoler de ton absence.
Au nom de la mère Audet, Sougraine eut un frisson. C'était un des frères d'Elmire qu'il voyait là, devant lui?...
La causerie ne fut pas longue, et tous ces hommes durs à la fatigue, rudes au travail, s'endormirent d'un profond sommeil, dans leur hutte de bois rond, sur des rameaux de sapin. Seul, Sougraine fut longtemps avant de clore les paupières, tant son esprit était cruellement tourmenté.
Les hommes de chantier partirent dès le point du jour. La première chose qu'ils apprirent en arrivant à Notre-Dame-des-Anges fut le retour de Sougraine.
--Il est à Québec, assurait-on. Il a été reconnu. Les gazettes annoncent une récompense de la part du gouvernement à celui qui l'arrêtera.
--Parions, s'écria Audet, que c'est lui que nous avons rencontré, dans lacabane à billots, la nuit dernière.... Je m'explique sa frayeur, maintenant.... Si nous avions pu deviner!
Comme une traînée de poudre, la nouvelle se répandit dans la paroisse, que Sougraine se cachait dans un chantier abandonné, sur le bord de la rivière Batiscan, à quelques milles seulement dans la forêt, et l'on organisa une expédition pour l'aller surprendre.
Sougraine prévit ce qui devait arriver. Vers le soir il sortit de la cabane et, marchant avec une grande précaution, il suivit le cours de la rivière pendant quelques arpents. Il s'arrêta près d'un amas de racines et de branches, reste d'un arbre arraché du sol un jour de tempête, attendant en ce lieu que les ombres fussent assez épaisses pour lui permettre de fuir sans être aperçu. Il venait de se réfugier en cet endroit, quand il entendit des voix et un bruit de raquettes sur la neige durcie. Quelques instants après il vit, dans la pénombre, un groupe noir qui s'avançait sur le lit gelé de la rivière. Les voix devenaient plus distinctes.
--Il ne nous échappera pas, s'il est encore dans la cabane, disait l'un de ceux qui approchaient.
--Nous ferions mieux d'attendre, dit un autre; il peut nous voir arriver.
Et la troupe s'arrêta.
--Nous n'allons pas rester ici, plantés comme des piquets, au beau milieu de la neige, repartit une voix.
--Avec cela qu'il ne fait pas chaud. Nous sommes exposés au vent comme des girouettes.
--Il y a là, tout près, un tas de branches qui feraient un excellent abri.
Celui qui disait cela montrait, de la main, l'endroit ou s'était réfugié l'abénaqui.
La troupe se dirigea vers l'arbre tombé. Sougraine ne pouvait pas fuir sans être vu. Les gens s'étaient mis au pas de course, à qui arriverait le premier.
Un moment il perdit la tête, demeura immobile, les yeux fixés sur ces hommes qui le traquaient, comme le charmeur qui regarde le serpent pour le désarmer. L'instinct de la conservation lui revenant tout à coup, il ôta ses raquettes et se fourra sous le tronc, passant à travers les branches que la neige n'avait pas entièrement recouvertes.
--On est mieux ici que sur la glace, observa l'un des chasseurs d'hommes, en s'asseyant sur un tronc d'arbre pourri.
--Il y a des pistes, observa un autre. Notre individu à du passer par ici.
--Nous ne sommes pas loin du chantier, ajouta un troisième.
Le fugitif, blotti dans la neige, ramassé sur lui-même, tremblant, retenant son haleine, éprouvait des tourments qui lui semblaient longs comme l'éternité. Il se demandait s'ils ne partiraient pas bientôt; s'ils allaient passer la nuit là. Il devait être nuit enfin. L'obscurité ne venait donc point, ce soir-là, sous la forêt? Ses pieds s'engourdissaient. Ils gelaient peut-être. S'il allait se geler les pieds!... Oh! il mourrait là, dans sa cachette, comme un fauve. On le trouverait au printemps. Les ours le dévoreraient peut-être.... Ce serait affreux, cette mort lente, dans le désert, sans une prière, sans un prêtre,... Mourir sans confession, sans recevoir le pardon de ses fautes... Mais, non! il ne gelait point.... Ce n'était rien que de l'engourdissement. Tout à l'heure il sortirait et ses pieds seraient encore dispos et rapides... Ses pieds! il ne les sentait plus. Il les remuait peut-être, mais il n'en était pas sûr... Ses mains! l'une était sous lui, plongée dans la neige froide, l'autre se crispait sur un tronçon de branche.
Et les hommes qui le traquaient riaient et discouraient ensemble. Tout à coup un grognement sourd et rauque sortit du fond de l'antre formé par le pied de l'arbre affaissé sur ses énormes racines. Sougraine frémit. Il leva quelque peu la tête et crut voir, plus avant sous le tronc, deux yeux ardents qui le regardaient fixement dans l'obscurité.
Il voulut reculer sans faire crier la neige, sans faire craquer une branche, car le moindre bruit pouvait attirer l'attention des hommes ou exciter la bête dont il profanait l'asile. Au premier mouvement qu'il fit, un rameau sec cassa, et l'animal gronda plus fort.
Une sueur abondante et glacée coulait maintenant sur ses membres, et des transes amères torturaient son âme. Devant lui, un fauve cruel et affamé, irrité d'être dérangé dans sa retraite, derrière, des hommes qui le guettaient pour lui faire expier une faute que le repentir avait sans doute effacée depuis longtemps. Alternative épouvantable! Les hommes sans pitié le conduiraient à l'échafaud, la bête le dévorerait tout vif... Après tout, s'il ne bougeait plus, s'il demeurait là, immobile comme un cadavre, l'animal l'oublierait peut-être, ou lui pardonnerait de l'avoir troublé dans son repaire. Mais il ne pourrait pas rester là longtemps: il y mourrait. Il fit un nouveau mouvement de recul.
--Avez-vous entendu? demanda quelqu'un de la bande.
--Oui, un grondement sourd qui sortait de là, fit un autre, en montrant l'arbre arraché qui leur servait d'abri.
--Il se pourrait qu'un ours y fut caché. Baptiste Lanouette en a tué un pas bien loin d'ici, l'hiver dernier.
Un nouveau grognement sortit du repaire et tous s'éloignèrent subitement.
--Sougraine aussi sortit de son gîte. L'ours poussa un cri féroce mais n'osa pas le suivre. Ces animaux-là ne marchent guère sur la neige molle. Ils s'enferment l'automne dans un arbre creux ou se cachent sous un tas de branches, d'où ils ne sortent que le printemps pour se mettre en quête de leur nourriture.
Quand l'obscurité fut assez épaisse, Sougraine prit le chemin des habitations, marchant d'abord avec peine à cause de l'engourdissement de ses pieds, et titubant comme un homme ivre. La nuit était avancée quand il arriva aux premières maisons. Tout reposait dans un calme profond, seul le coeur troublé du malheureux fugitif s'agitait convulsivement dans cette paix universelle.
Un missionnaire de l'ouest venait d'arriver à Québec. Il se nommait François-Xavier Blanchet, était natif de l'une de nos jolies paroisses de la rive sud. Il se consacrait aux missions des côtes du Pacifique depuis sa jeunesse. Il pouvait avoir cinquante ans. Il était grand, un peu courbé par l'habitude des longues marches dans les montagnes, plein de zèle pour le salut des hommes et doué d'une énergie indomptable. Il avait pour devise:Quand on veut on peut. Il fut vite au courant des nouvelles qui défrayaient la ville depuis quelques jours. On lui demanda s'il n'avait pas, par hasard, rencontré Sougraine, autrefois, dans ses pérégrinations. Il ne se souvenait pas de lui. Mais quand on lui parla de la Longue chevelure, il n'écouta plus avec la même indifférence. Il avait beaucoup entendu parler de ce fier sioux que les siens voulurent un jour mettre à mort. Il savait sa vie aventureuse, ses actions chrétiennes, sa condamnation à mort et sa délivrance par deux vieillards convertis. Il exprima le désir de le voir.
On lui dit qu'il était à St. Raymond. Il s'y rendit avec l'abbé Pâquet, un ancien compagnon de classe.
La Longue chevelure éprouva une indicible joie à la vue du missionnaire des Montagnes Rocheuses.
--Mon père, commença-t-il, je n'ai guère l'air d'un chasseur sioux mourant. Ce n'est pas ainsi d'ordinaire que l'on meurt dans ma tribu... sur un bon lit de duvet, dans une chambre bien chaude, avec des amis dévoués qui prient.
Puis il ajouta:
--Ce serait ridicule, n'est-ce pas, d'avoir échappé à tant de dangers, pendant une vie d'aventures comme la mienne, pour venir se faire tuer prosaïquement, dans une partie de chasse.
--Mais vous ne mourrez pas, vous êtes hors de danger, m'assure-t-on. J'ai moi-même un peu d'expérience en ces matières et je ne vois que d'excellents symptômes répliqua le missionnaire.
--En effet, je me trouve mieux...
--Pensez-vous, continua le prêtre, que vous étiez dans un moindre danger, il y a vingt ans, quand le conseil de guerre des sioux vous avait jugé et condamné?
--C'est vrai, dit la Longue chevelure, et je ne comprends pas comment j'ai été sauvé.
--Je le sais moi. Un jour, deux vieillards entrèrent dans ma cabane et se jetèrent à mes genoux en pleurant. Je fus étonné, car ce n'est que rarement que l'on voit pleurer des guerriers sioux.
--Quelles grandes douleurs remplissent-elles donc le coeur des courageux guerriers de la plus vaillante tribu? leur demandai-je avec douceur.
--Les guerriers, dans leur ignorance, ont fait bien du mal, me répondirent-ils; ils veulent connaître ton Dieu et l'adorer.
Ils me dirent que mon Dieu était bon puisqu'il ordonnait de rendre aux pères infortunés les corps de leurs fils; qu'il était juste, puisqu'il punissait le mal et récompensait le bien; qu'il était miséricordieux puisqu'il pardonnait tout à ceux qui l'imploraient avec humilité. Ils me racontèrent plus en détail la mort de leur deux fils, et comment vous aviez chassé les corbeaux qui venaient se repaître de leurs cadavres, en attendant qu'on put leur donner la sépulture. C'est cette bonne action qui les a touchés. Quand ils virent que vous étiez voué à une mort cruelle, ils résolurent de vous sauver. Ils étaient cependant dans un grand embarras, ne sachant comment faire pour tromper la vigilance des gardiens que l'on avait mis à la porte de votre wigwam et le temps pressait, la nuit arrivait, la dernière nuit que vous deviez passer sur la terre. Ils pensèrent à gagner les sentinelles par des promesses, mais si par malheur, l'une d'elles résistait, elle donnerait l'éveil, et toute chance de vous délivrer s'évanouissait alors. Ils auraient pu mettre le trouble dans le camp, en répandant une fausse rumeur d'attaque, mais on vous aurait égorgé immédiatement; c'était l'ordre. Tuer les sentinelles, voilà ce qu'ils allaient faire dans leur reconnaissance extrême, ces pauvres vieillards, et déjà leurs arcs tendus frémissaient dans leurs mains, quand l'un d'eux, se souvenant qu'il vous avait souvent vu prier le Seigneur, se jeta à genoux en disant:
--O grand Esprit qu'adore mon frère La Longue chevelure, viens à notre secours.
Alors, m'ont-ils tous deux assuré, une femme vêtue de blanc leur est apparue et leur a dit de la suivre. Dans leur étonnement ils ont laissé tomber leurs arcs et leurs flèches. Cette femme, ils la reconnurent bien, c'était la vôtre.
--Tu n'es donc pas morte, lui demandèrent-ils... tu n'as donc pas été tuée?...
--Ce sont vos fils qui m'ont assassinée, répondit la femme blanche, et elle se dirigea vers votre cabane.
Ils la suivirent en priant le Dieu qu'ils ne connaissaient pas encore. Les sentinelles dormaient. Ils entrèrent, défirent vos liens et vous conduisirent loin du campement, dans un endroit où vous alliez prier souvent, sur un tapis de gazon, au pied d'un rocher marqué d'une grande croix rouge.
--C'est l'endroit où mon père est mort, dit la Longue chevelure, fort impressionné. Je croyais avoir été le jouet d'un rêve étrange, pendant cette nuit-là, continua-t-il et je pensais apprendre un jour que ma délivrance n'avait rien eu que de fort naturel. Je n'étais pas digne de cette mystérieuse intervention de l'ange qui m'avait tant aimé ici-bas.
--N'oubliez jamais, dit le prêtre, combien le seigneur s'est montré miséricordieux envers vous.
--Personne ici! fit avec un désappointement singulier, le premier des limiers qui entra dans la cabane où s'était d'abord réfugié Sougraine.
--Il me semblait, dit un autre, qu'il n'attendrait pas notre arrivée. Il sortira du bois ou il y crèvera de faim avant le printemps.
Ils reprirent le lendemain matin, tout décontenancés, le chemin de leur village. En passant près du repaire de l'ours, ils firent beaucoup de bruit et imitèrent les aboiements des chiens. L'ours, mécontent d'être troublé de nouveau dans sa tranquille demeure, répondit par de longs grognements.
--C'est ce que nous voulions savoir, dit alors l'un de la bande. Au revoir, compère Martin. Tu auras de nos nouvelles.
Sougraine s'était réfugié dans une grange. Il se blottit dans le foin, sur le fenil, et dormit en attendant le jour, d'un sommeil agité. Il resta dans sa cachette toute la journée du lendemain. La faim le torturait. Il fallait pourtant manger. Il ne pouvait pas se laisser mourir comme cela, autant valait se livrer à la justice et courir une chance de salut.
Le soir venu il sortit, se glissa le long de la première maison et vit, par la fenêtre plusieurs hommes assis autour du poêle. Ils fumaient en causant. Des nuages de fumée bleue montaient lentement sous le plafond noirci. Une femme et deux jeune filles travaillaient près de la table, éclairées par une petite lampe.
Sougraine pensa:
--Il y a plusieurs hommes ici, il ne doit pas y en avoir chez les voisins.
Il se dirigea vers la maison voisine, comme il y arrivait il vit venir quelqu'un de son côté. C'était un jeune garçon. Il paraissait tout petit dans l'obscurité et courait vite. Sougraine se cacha près d'une pile de bois. L'enfant entra sans frapper. Il sortit au bout d'un instant, portant quelque chose sous son bras. Sougraine eut envie de courir après lui pour voir si n'était pas un pain. Il aurait pu vivre quelques jours avec cela. Oui, mais quelle imprudence! On devinerait bien que c'est lui... et la chasse s'organiserait de nouveau. Il regarda par la fenêtre et ne vit qu'une vieille femme qui allait et venait dans l'unique pièce. Il entra.
--Bonjour, monsieur, dit la vieille femme avec cette bonne politesse qui ne se perd pas encore dans nos campagnes...
--Ma bonne mère, dit Sougraine, veux-tu me donner un morceau de pain, pour l'amour du bon Dieu...
--Pour l'amour du bon Dieu on donne toujours, répondit la vieille en se dirigeant vers la huche.
Elle prit du pain.
--Si vous avez besoin de souper, dit-elle, bien que je n'aie pas grand'chose, je puis toujours vous offrir un morceau de lard. L'eau est chaude, je pourrai aussi vous faire un peu de thé.
--Tu es bien bonne, la mère, mais on est pressé, répondit Sougraine, un peu de pain pour manger en allant, cela va suffire...
Cette grande hâte n'était pas naturelle. La vieille eut un soupçon et se mit à fixer l'inconnu. Elle savait que Sougraine était dans les environs.
L'abénaqui s'agitait et regardait souvent du côté de la porte...
--Si c'était lui! pensa la vieille.
Et elle se prit à trembler à son tour. Elle eut peur...
--Vous n'êtes pas d'ici? risqua-t-elle, de sa voix cassée.
--Non, répondit l'Indien, on n'est pas d'ici...
--Allez-vous loin?
--Oui, on va loin...
Elle s'approchait avec son morceau de pain. Sougraine avait envie de se reculer. Il sentait comme un fer rouge le regard inquisiteur de cette vieille femme. Elle s'avançait toujours tenant un morceau de pain à la main. Soudain elle s'écria, d'une voix terrible, pleine de colère et de douleur...
--Sougraine, qu'as-tu fait de ma fille?
L'abénaqui, terrifié, ne songea pas même à fuir. Il tomba à genoux.
--Pardon, dit-il, pardon!
La vieille femme était presque belle dans son indignation...
--Sougraine, tu m'as ravi mon enfant, ma fille bien-aimée, mon Elmire que j'aimais tant!... tu l'as déshonorée,... tu l'as perdue aux yeux de Dieu et des hommes... Sougraine, je pleure depuis plus de vingt ans, et c'est par ta faute!... J'aurais été heureuse, moi, avec mon Elmire! J'étais pauvre, mais nous autres, les pauvres, nous nous contentons de peu... c'est bien le moins qu'on nous laisse nos enfants! Tu ne sais pas toutes les larmes que peut verser une mère à qui l'on enlève sa fille chérie!... toutes les nuits qu'elle passe dans les angoisses! toutes les malédictions qu'elle appelle sur la tête du ravisseur! Où est-elle, ma fille, Sougraine, dis, où est-elle?... Elle est morte sans doute. Tu l'as peut-être tuée... On dit que tu sais tuer les femmes, toi...
Sougraine se leva subitement et d'un geste solennel....
--Jamais, se récria-t-il, jamais l'indien n'a tué sa femme.... c'est un mensonge....
--Où est ma fille, continuait la vieille femme Audet? Sougraine qu'as-tu fait de ma fille?...
--Ta fille, elle est riche et heureuse....
--Ah! tu me trompes.... tu ris de ma crédulité.... C'est mal de se moquer d'une mère... d'une vieille personne qui n'a plus d'espoir qu'en la tombe!....
--Je te le jure elle est riche... et heureuse... Elle demeure à Québec, c'est une des grandes dames de la ville....
La vieille femme branla la tête en signe de doute.... Sougraine reprit.
--Ta fille Elmire s'appelle maintenant madame D'Aucheron....
--Madame D'Aucheron? s'écria la mère Audet, en levant les mains au ciel... et presque défaillante, madame D'Aucheron?... la mère de mademoiselle Léontine?... de la bonne demoiselle Léontine!
--C'est elle-même, affirma Sougraine.
L'infortunée vieille murmurait.
--Madame D'Aucheron!... madame D'Aucheron!... est-ce possible... non, ce n'est pas possible....
Elle était accablée par une pensée amère.... Madame D'Aucheron avait renié sa mère.... Oui, elle l'avait reniée, puisqu'elle n'avait pas voulu la reconnaître.... Oh! la nouvelle douleur était bien plus aiguë que la première.... Une mère qui perd sa fille, c'est affreux, mais une fille qui renie sa mère... il n'y a point de mot pour exprimer cela.
Tout à coup la vieille éclata en sanglots... Sougraine fit un pas vers la porte. Il entendit du bruit au dehors. Une pâleur affreuse couvrit sa figure et il s'écria:
--Malédiction! je suis perdu!...
La mère Audet, oubliant sa douleur, oubliant sa vengeance, lui montra un caveau sous l'escalier.
--Cachez-vous, dit-elle, que Dieu me pardonne mes offenses, comme je vous pardonne le mal que vous m'avez fait.
Madame D'Aucheron avait vu, de nouveau, ses beaux projets s'évanouir comme un songe, le laborieux échafaudage de sa fortune et de son bonheur s'écrouler comme un mur que le pic a sapé. Cette fois, il lui semblait qu'elle resterait ensevelie sous les décombres. Elle cherchait, pour sortir de l'horrible position qu'elle s'était faite, une issue qu'elle ne pouvait trouver, et ressemblait à l'oiseau captif qui se heurte aux barreaux de sa cage avec l'espoir toujours nouveau mais toujours inutile d'en sortir. Dans ses efforts incessants elle perdait les ressources de son imagination. Ce qui l'effrayait surtout, c'était l'avenir. Un avenir tout prochain. Elle regrettait de s'être laissée surprendre par le rusé ministre. Il ne savait rien, d'abord: il ne pouvait pas savoir. Il supposait tout au plus. Des suppositions, ce ne sont point des preuves. Elle aurait dû se moquer de lui hardiment, lui rire au nez. Maintenant il était trop tard. La sottise était faite, il fallait en porter la peine. Le supplier, ce beau monsieur, cela ne servirait de rien. Il était froissé, plus que cela, irrité. Quand on est ministre on ne se laisse pas éconduire comme un mortel vulgaire. Si cette entêtée de Léontine n'avait pas parlé comme elle a fait. C'est elle, après tout qui est à blâmer. La misérable! voilà donc comment elle me récompense de mes soins et de mon amour....
Toutes ces idées et bien d'autres encore, trottaient dans l'esprit de madame D'Aucheron.
Depuis sa dernière visite à Vilbertin, et sa rencontre dans l'étude au notaire, avec sa femme et l'abénaqui, monsieur D'Aucheron éprouvait une vague inquiétude. Il sentait qu'il se passait quelque chose d'anormal dans son entourage, mais après s'être mis inutilement l'esprit à la torture pour deviner ce que cela pouvait bien être, il n'avait rien trouvé. Il attendit stoïquement, se disant qu'on est toujours averti assez tôt d'un malheur, et qu'il ne faut pas aller au devant du courrier qui nous apporte une mauvaise nouvelle.
Il n'avait pas eu de peine de l'accident arrivé à la Longue chevelure. Il était même arrivé fort à propos, cet accident, puisque le malheureux siou se trouvait comme une pierre d'achoppement dans le sentier qu'il suivait avec ses amis, lui D'Aucheron. La chasse allait donner plus qu'elle n'avait promis.
L'honorable monsieur Le Pêcheur avait lancé des limiers à la poursuite de Sougraine. Il éprouvait un certain plaisir à se venger de cet homme qui avait tenté de l'exploiter; il savourait d'avance, surtout, la satisfaction cruelle qu'il aurait de voir mademoiselle D'Aucheron devenir la risée du monde, car le monde impitoyable ne lui épargnerait ni ses plaisanteries, ni ses sarcasmes, dès qu'il saurait l'histoire de madame D'Aucheron, sa protectrice, sa mère adoptive. Les deux, la mère et la fille, seraient enveloppées dans la même réprobation. Cela ne pouvait tarder. Sougraine n'échapperait point. Et quand même il réussirait à déjouer les recherches de la police et à passer à l'étranger, l'ancienne coureuse d'aventures serait bien obligée de parler. On la provoquerait; on la taquinerait; on ferait revivre son passé dans les chroniques scandaleuses.
Il s'occupait aussi de son élection et disait partout, pour exciter la curiosité des gens, qu'une chose tout à fait surprenante, étrange, inouïe et scandaleuse, serait bientôt connue publiquement; qu'une famille haut placée, qui croyait sa considération affermie sur le roc, s'apercevrait qu'elle n'était assise que sur un sable mobile.... Le procès de Sougraine ferait éclater la bombe. On verrait.... Les gens gobaient la nouvelle, fouillaient dans les familles, soupçonnaient les réputations les plus intactes, sans rien trouver.
Monsieur Duplessis, le brave professeur de l'Ecole Normale, fut mis au courant de cette rumeur méchante que le ministre avait lancée dans la ville, qui volait de bouche en bouche, avec une rapidité que le mal seul peut atteindre, et prenait de jour en jour des proportions plus considérables. Il n'était pas sot, le père Duplessis, et les agissements singuliers de la famille D'Aucheron n'avaient pas manqué de le surprendre. Toutefois il en avait cherché vainement les motifs et avait fini par croire à l'un de ces caprices inexplicables auxquels les braves gens n'échappent pas toujours et dont souvent ils souffrent plus que les autres. Les paroles menaçantes du ministre furent un éclair. Il entrevit la vérité. Elle émergeait d'un fond de ténèbres. Le nom de Sougraine expliquait tout. Il savait que l'indien était devenu un habitué de la maison, mais un habitué que l'on cachait et dont on semblait rougir.
Il prenait vite une résolution et détestait les tâtonnements. Dès que l'on a jugé bonne une action, disait-il, il faut la faire. Le bien ne souffre point de délai, et tous les instants de la vie doivent être employés à bien faire.
Il se rendit auprès de l'honorable M. Le Pêcheur qui le reçut avec empressement, bien qu'il y eût, sur la banquette placée à sa porte, plusieurs solliciteurs déjà fatigués d'attendre.
--Vous vous portez bien, j'espère, mon cher professeur, dit le ministre en serrant les mains loyales du vieillard.
--Pas mal pour le temps et la saison, répondit le père Duplessis...
--C'est vrai que nous sommes en hiver; c'est une rude saison.
--Pour moi, je suis toujours en hiver et je ne verrai plus de printemps. Cela vaut autant, après tout, car j'ai fait mon tour, répondit le professeur...
--Heureux ceux qui passent leur vie dans la pratique du bien! reprit le ministre.
--Quand ces hommes sont placés comme vous, monsieur, ils sont doublement heureux, car leurs actes ont un grand retentissement et leur influence est immense.
Le ministre baissa la tête.
--Vous m'avez demandé mon appui dans votre élection, monsieur le ministre, reprit le professeur, et.... je viens vous le promettre à une condition...
--Laquelle? monsieur Duplessis, parlez; je suis sûr que nous allons nous entendre....
--Il circule une rumeur assez étonnante, continua le père Duplessis. On dit qu'une réputation va s'effondrer... qu'une famille opulente et respectée est sur le point de se voir aux prises avec la misère et le mépris.
--C'est vrai, se hâta de répondre le ministre.
--Pouvez-vous empêcher ce malheur?
Le ministre réfléchit assez longtemps.
--Peut-être, dit-il; cela dépendra de Sougraine. S'il échappe, le secret reste mien et je suis maître de la destinée de cette famille; s'il est arrêté, je n'y puis plus rien, car il parlera, lui. Il faudra qu'il dévoile tout...
--Je venais vous dire que mon influence vous serait acquise si vous pouviez éloigner le malheur de cette maison...
--Savez-vous donc, M. Duplessis, quelle est cette maison que le déshonneur menace?
--Je crois le savoir, monsieur le ministre. Dans tous les cas, soit que je devine juste ou que je fasse erreur, il y a, n'est-ce pas, des gens qui sont menacés d'une horrible infortune, eh bien! sauvez ces gens quels qu'ils soient, et comptez sur mon appui dans votre élection.
--Je vais donner des ordres secrets pour qu'on favorise la fuite de Sougraine.
--Faites ce qu'il vous plaira pourvu que ce ne soit rien de mal.
--Je serais si content d'avoir votre appui! ajouta le ministre; cela m'assurerait le succès...
Le père Duplessis se disposait à sortir quand on entendit un bruit de voix dans les couloirs.
--Il est pris!... Où est-il? L'avez-vous vu? C'est M. Le Pêcheur qui va jubiler!... Une foule de paroles, des questions, des réponses, des affirmations, des doutes qui volaient, se croisaient, s'éparpillaient. Le ministre pâlit tout à coup. Il toucha le bouton de la sonnette électrique. Un garçon de bureau parut.
--Quel est ce bruit? demanda-t-il...
--Sougraine est arrêté, monsieur le ministre, répondit le messager radieux, croyant annoncer une heureuse nouvelle à son chef.
Le ministre fit une grimace significative dont le messager fut tout ébahi. Il ne s'attendait pas à cela. Il y aura toujours des surprises pour les messagers des ministres, et jamais ces êtres pourtant bien curieux et profonds observateurs souvent, ne pourront comprendre tout à fait ceux qu'ils sont destinés à servir.
--Alors, fit le père Duplessis en se retirant, il n'y a plus d'espoir?
--Je vais essayer quand même, M. le professeur, je vais essayer.
Le ministre avait une idée. Un ministre qui a la grâce d'état doit avoir au moins une idée de temps à autre.
--Nous ferons les élections avant les assises criminelles, pensa-t-il; j'ai une chance de mater le père, si je ne l'ai tout à fait pour moi. Je nourrirai grassement ses espérances en lui promettant tout ce qu'on peut promettre en pareille occasion.
Sougraine venait de s'enfoncer dans la noire cachette que la vieille femme lui avait désignée, lorsque la porte s'ouvrit. C'était le garçon de la mère Audet qui entrait. Il ne remarqua pas l'agitation de sa mère, ni ses yeux mouillés de larmes, ni ses soupirs étouffés. La pauvre vieille pleurait si souvent.
--Ce misérable Sougraine, dit-il, en ôtant soncapot, il nous a échappé. Il a été plus fin que nous et n'est pas revenu à la cabane. N'importe, il est bien guetté; il n'ira pas loin.
Il vit du pain à terre. C'était le morceau que dans sa surprise Sougraine avait laissé tomber.
--Sapristi! la mère, le blé est donc bien abondant cette année, qu'on laisse traîner le pain du bon Dieu sur le plancher? dit-il avec une pointe d'humeur.
La vieille regarda, ne répondit rien et ramassa le pain.
--Nous allons tuer un ours, demain, reprit Audet; il est caché sous un arrachis, au 9e portage, un peu en deçà de la cabane où s'était réfugié Sougraine.
--Un ours? dit la vieille femme, l'avez-vous vu?
--Non, mais nous l'avons entendu grogner, c'est tout comme.... Ce qui me fait de la peine, c'est d'avoir manqué Sougraine. Le maudit! si je savais où il se cache....
Sougraine ne put s'empêcher de frissonner et le tremblement nerveux de ses membres dérangea quelque chose dans la collection de vieilleries entassées au fond du caveau.
--Des rats? fit Audet, allons! pataud! pataud!
Il appelait son chien. Pataud, c'était un petitterrier, allègre, vif, remuant qui ne répondait pas du tout à son nom lourd et sonore. Pataud ne vint point.
--Où est donc le chien? demanda le garçon.
--Le petit Bernier est venu le chercher il y a un instant, pour le mettre, cette nuit, dans leur laiterie, répondit la vieille en tremblant, il paraît qu'il y a une belette qui dévore tout...
Audet se mit à genoux et pria quelques minutes, les bras appuyés sur sa chaise, le dos au poêle qui chantait son monotone refrain. Il se coucha et la vieille, ayant éteint la lampe fumeuse, se jeta à genoux à son tour et pria longtemps. Ensuite elle ouvrit la huche, reprit le morceau de pain et l'alla donner à Sougraine.
--Sauvez-vous, dit-elle.
Elle lui ouvrit la porte tout doucement, tout doucement. Il était profondément touché. Il fouilla son gousset et tira un rouleau de billets de banque.
--Voici, dit-il, de l'argent qui vient de votre fille, Sougraine vous le donne, il n'en veut plus, que Dieu ait pitié de lui...
La mère Audet repoussa la main, et les billets tombèrent sur le plancher nu de la pauvre habitation.
--Ta fille te doit bien cela, reprit Sougraine; garde tout...
Il sortit ému, épouvanté, et prit le chemin qui longeait la rivière.
La mère Audet se jeta sur son lit et s'endormit en priant. Pendant son sommeil des larmes coulaient lentement sur ses joues ridées...
Sougraine s'enfuit en mangeant le pain que lui avait donné la charité chrétienne, et, quand le jour approcha, il monta sur un fenil pour y passer la journée. Il était tombé une légère couche de neige, qui recouvrait, comme un tapis d'une éclatante blancheur, les maisons, les granges, les routes et les champs. Maintenant, au ciel devenu clair, s'allumaient d'étincelantes étoiles, et sur les forêts noires bordant l'horizon, le disque de la lune à son premier quartier brillait comme les cornes de feu de quelqu'animal étrange noyé dans un océan d'azur. L'indien ne songea point aux traces que ses pieds avaient laissées sur la neige.
Un petit garçon vint à la grange, de bon matin, pour faire letrain. Dans nos campagnes on charge les enfants de cette importante fonction. Il arrive que ceux-ci, faute d'expérience, donnent aux animaux une nourriture insuffisante ou mal proportionnée, négligent d'aérer les étables qui, le printemps venu, se transforment eninfirmeriesou en musées de squelettes vivants. Ensuite, nos braves cultivateurs sont étonnés de lamalechancequi les poursuit, et se demandent comment il se fait qu'ils perdent tant d'animaux et que leur bétail ne rapporte rien.
Le petit garçon remarqua les pistes sur la neige. Il dit en rentrant:
--Il est venu quelqu'un à la grange cette nuit: il y a des traces: un pied d'homme.
Un voisin survint.
--Savez-vous, demanda-t-il, que Sougraine a été vu par ici? Vous vous souvenez de Sougraine qui a enlevé la petite Audet, il y a bien vingt à vingt-cinq ans de cela? On disait aussi qu'il avait tué sa femme...
--Est-ce bien vrai, il est par ici?
--Rien de plus vrai. Pierre Audet, Léon Bernier, le petit Noël à Jean, et deux ou trois autres encore qui descendaient des chantiers ont couché avec lui dans la cabane du neuvième portage. Il ne savait pas alors que c'était lui. Ce n'est qu'en arrivant au village qu'ils ont appris que le gouvernement le faisait chercher. Ils sont remontés à la cabane le lendemain soir, mais, bernique!
--Le petit gars, qui vient de faire le train, a vu des pistes d'homme dans la direction de la grange. C'est un peu drôle; jamais il ne vient personne rôder comme cela autour de nos bâtiments. Si c'était lui?
Ils sortirent, suivirent les traces en les examinant attentivement....
--Il est certainement venu quelqu'un, observa Marcel L'Enseigne, le voisin.
Il n'y avait pas de risque à l'affirmer.
Et celui qui est entré dans la grange n'en est pas sorti, continua-t-il, c'est encore certain. Envoyez votre garçon chercher des gens; on va fouiller la grange. Il est bon d'être plusieurs: ces sauvages.... on ne sait pas....
Ils en demandèrent deux, il en vint dix.
Sougraine entendit venir tous ces hommes qui le cherchaient; il se vit perdu. Il eut été content de mourir tout à coup, et de n'offrir qu'un cadavre à ces chiens de visages pâles qui le traquaient comme une meute fait d'une bête fauve. Peu de temps après il fut pris garrotté et conduit à la maison au milieu des rires et des huées.
Les élections générales mettaient la Province en feu. Les libéraux et les conservateurs s'acharnaient les uns contre les autres, et s'obstinaient à jeter entre eux un abîme tous les jours plus profond. Les héros de l'éloquence populaire escaladaient les hustings armés de lettres compromettantes, de journaux humoristiques, de documents de toutes sortes, et faisaient entendre à la foule enthousiaste et préjugée, des paroles de salut ou de ruine, de menace ou d'encouragement, selon qu'ils étaient inspirés par les faveurs ministérielles ou par les dépits de l'opposition. Les uns glorifiaient le premier ministre et ses collègues. Jamais hommes semblables ne nous avaient gouvernés. Ils possédaient toutes les vertus, toutes les qualités administratives, une finesse d'observation surprenante, un flair étrange. Depuis leur arrivée au pouvoir, la Province s'était enrichie, des travaux de toutes sortes avaient fourni du pain à l'ouvrier, l'économie était franchement à l'ordre du jour. Pas de bouches inutiles. Peu d'employés, mais des bons. Plus d'avances, de bonus, de gratifications d'aucune sorte. Il fallait songer au peuple qui paie, à l'ouvrier qui souffre.
Les autres, d'une voix indignée, démolissaient tout ce splendide échafaudage élevé à la gloire des ministres, décrivaient, avec des larmes dans la voix, les hontes et les lâchetés des escrocs politiques qui escaladent le pouvoir afin de dépouiller la Province et d'appeler leurs amis à la curée, montraient, avec des airs effrayés, la profondeur du gouffre que creusaient sous nos pieds les chevaliers d'industrie et les spéculateurs véreux, suppliaient le peuple d'ouvrir enfin les yeux, de secouer sa torpeur, de chasser les infâmes qui déshonoraient le pays et le poussaient à la ruine.
Le peuple écoutait toujours, avec un égal intérêt, ces diatribes échevelées et ces louanges stupides, trouvait que tout cela ne manquait point de bons sens, ni de vraisemblance; qu'il y avait probablement du vrai, beaucoup de vrai, et finissait par subir l'influence de quelque gros bonnets.
Il est évident que l'excès de langage de nos orateurs d'élection, de même que les articles pleins d'exagérations qui s'impriment presque chaque jour dans les journaux, ébranlent les convictions du peuple et faussent son jugement. Les hommes publics sont rarement aussi bons ou aussi méchants qu'on le dit. On oublie, dans l'intérêt de la cause que l'on embrasse, cette juste mesure qui est le propre de l'homme fort et du lutteur chrétien. Ceux qui gouvernent ne doivent pas faire litière de leur prestige et de leur nom. S'ils aiment la gloire et les distinctions, ils doivent tenir à leur réputation qui survit aux jours du pouvoir.
M. Le Pêcheur fut élu par une majorité de trois voix. Une petite majorité, l'on est convenu d'appeler cela une défaite morale. C'est un baume sur les blessures du vaincu, mais un baume qui n'est pas sans amertume. Il semble évident, en effet, qu'on aurait pu trouver, en cherchant mieux, les malheureuses voix qui manquent.
On cria dans les rangs de l'opposition, dans les réunions intimes et dans les assemblées publiques, que la corruption la plus effrénée venait de faire son oeuvre, et que l'argent du trésor avait coulé à flots; que la liberté avait été étouffée sous les monceaux d'or; qu'il faudrait une catastrophe pour réveiller la conscience publique.... Une chose certaine, c'est que le père Duplessis, tout à son idée de charité, avait mis ses pauvres dans la balance. Personne ne songeait à chercher là la raison du triomphe de l'hon. ministre. Le vieux professeur se donna garde de l'oublier, lui, et il écrivit un petit mot à son noble obligé pour lui rappeler ses engagements. Le Pêcheur jeta la note au panier.
Serait-il convenable d'intervenir pour arrêter les fins de la justice, raisonnait-il? N'y avait-il pas là une question sociale de la plus haute importance? Comment un homme honnête et intelligent comme le père Duplessis n'avait-il pas songé à cela? Il est vrai, d'un autre côté, que l'offense était ancienne, douteuse même. Si l'abénaqui eût été seul à jouir de l'impunité, passe encore... Mais cette femme, madame D'Aucheron, volait sa haute réputation et les hommages des honnêtes gens. C'était une injustice envers la société de Québec. On lui serait reconnaissant, à lui le ministre, s'il remettait chacun à sa place, comme cela doit être. Il était l'élu du peuple, il devait protéger le peuple contre la supercherie et la fraude. On attendait cela de son esprit impartial.
Il répondit à monsieur Duplessis qu'il s'occupait de l'affaire. C'était vrai, mais pas dans le sens que le voulait le professeur. Il avait un dernier espoir, c'est que mademoiselle D'Aucheron serait peut-être éblouie par son nouveau triomphe et se montrerait touchée enfin de la constance et de la force de son attachement. Il se faisait illusion. La résolution de Léontine était bien prise, maintenant, et rien ne pourrait l'ébranler: Rodolphe, ou le couvent. Rodolphe, dans son imagination exaltée, dans son coeur naïf et débordant d'amour, elle le voyait tout près, tout près... et le couvent paraissait là-bas, à demi-perdu dans une buée vaporeuse.
Madame D'Aucheron avait complètement perdu la tête, et ne se sentait plus la force de prendre une résolution. Elle était comme une épave ballottée par les flots, au gré des vents et des courants. Elle ne savait plus où était le salut; elle ne le voyait nulle part. Menacée par le ministre qui avait surpris ses secrets, par le notaire qui la jetterait comme une vaurienne sur le pavé, par sa fille qui reculait devant le sacrifice et parlait d'entrer dans un couvent, par son mari qui se montrait maintenant tout inquiet, tout troublé, tout désolé, elle chancelait, s'affaissait. Elle eût voulu s'insurger contre elle même, braver les menaces et se moquer du monde. Elle se disait qu'il fallait désarmer ses ennemis par l'audace, et ne pas se laisser désarçonner comme cela du premier coup. A quoi lui servirait de se laisser aller à la frayeur? ce n'est pas ce qui la sauverait. Elle comptait les jours qui la séparaient des assises, comme un condamné, les jours qui lui restent à vivre. Elle regardait cette époque fatale, comme on regarde avec terreur le nuage plein d'éclairs et de tonnerre qui accourt de l'horizon ténébreux.