XIII

En entrant chez lui, après sa dernière visite à madame D'Aucheron, M. Le Pêcheur trouva une lettre portant le timbre de St. Jean d'Iberville.

--Tiens, fit-il, une lettre du père.

Ce n'est point par l'écriture qu'il la reconnaissait; le père Le Pêcheur ne savait pas écrire. Il déchira le bout de l'enveloppe, déplia la mince feuille de papier réglé et lut des yeux, en un moment, les deux pages de fine écriture. C'était évidemment la main de la maîtresse d'école.

Le bonhomme Le Pêcheur suppliait le ministre d'empêcher l'arrestation de Sougraine. Il ne savait pas encore que le malheureux était pris. Il disait:

--Tu es tout puissant, puisque tu es ministre, interviens au plus vite, c'est moi qui t'en conjure. Il faut que cet homme reste libre; il faut qu'il s'éloigne, qu'il s'en aille, qu'on n'en entende jamais parler.

--Voilà qui est curieux, par exemple, se dit le jeune ministre.... Est-ce un coup monté? On dirait qu'il y a entente entre le père Le Pêcheur et le père Duplessis. C'est tout de même singulier. Je voudrais bien l'empêcher d'être pris, ce chenapan de sauvage, mais il n'est plus temps. On pourrait peut-être lui faire prendre la clef des champs... Mais madame D'Aucheron aurait beau rire de moi. Allons! que justice se fasse!

Une foule considérable suivait la rue St. Louis et s'engouffrait dans les ruelles qui conduisent aux anciens hôpitaux militaires, métamorphosés depuis plusieurs années en Palais de justice. A l'extérieur, la bâtisse a le même aspect triste, pauvre, désolé, avec sa couche d'enduit jaunâtre qui donne aux pierres une certaine harmonie de ton avec la rouille des vieilles ferrures; à l'intérieur, des malades encore et encore des médecins. Les malades d'une société qui se corrompt et les médecins que demande la morale outragée.

Un spectacle toujours nouveau attirait cette foule curieuse: Un procès à sensation. Le monde est tellement avide d'émotions qu'il serait capable de pousser au crime afin du voir juger un criminel. Si l'accusé n'a rien de remarquable, s'il est peu retors, laid, gauche, mal fait, on le verra condamner sans regret; s'il est beau, rusé, ferme, de bonne mine, on le prend sous sa protection, on fait des voeux pour son acquittement, et, s'il est condamné, on crie à l'injustice. C'est comme au théâtre. Ou ne songe pas qu'un malfaiteur est d'autant plus à redouter qu'il a plus de qualités physiques ou morales, et que ce n'est pas l'homme que la justice veut atteindre mais le crime même. L'homme s'est fait l'instrument du mal, il faut qu'il devienne l'instrument de la réparation. Le mal doit être honni, poursuivi, puni partout et toujours, sans merci ni pitié, l'homme doit être un objet de commisération. Attendrissons-nous sur le sort du coupable mais applaudissons au châtiment du crime.

Sougraine allait être amené à la barre des criminels. La salle d'audience était remplie. Il y avait des gens debout dans les passages, dans les galeries, autour des sièges réservés aux avocats, partout. Quand l'accusé parut précédé et suivi par des hommes de la police, il se fit un long murmure et toutes les têtes se tournèrent vers lui.

Il regarda avec assurance cette foule curieuse et menaçante et un sourire triste passa sur ses lèvres pâles. Le juge, l'un des plus éminents du pays, sa longue toge de soie noire sur les épaules et son rabat blanc tombant sur la poitrine, entra précédé de l'huissier audiencier. Le silence se fit dans toute la salle. Les jurés furent appelés et répondirent à leurs noms, en se levant. Les jurés sont tenus de connaître leurs noms et même leurs prénoms, mais rien de plus. Tant mieux s'ils sont ignorants et simples; on les pétrit plus facilement. Les natures timides sont recherchées. Les revêches qui ont un cran de fermeté sont souvent éloignées avec succès. Un beau système tout de même. N'y touchons pas, l'Angleterre nous l'a donné; c'est sacré. Honni soit qui mal y pense! Vous êtes jugé par vos pairs. Mes pairs? des naïfs qui souvent se laissent manipuler comme de la cire et trompent les fins de la justice. Si vous voulez pratiquer le système à la lettre, comme vous prétendez qu'il le doit être, faites donc juger l'accusé par ses compères... Le voleur par des voleurs et l'assassin par des assassins. Voilà ce qui s'appellerait suivre la lettre de la loi anglaise.

En face du banc des juges, auprès d'une longue table couverte de drap bleu foncé, s'étaient assis les avocats chargés de conduire la cause: Le substitut du Procureur Général, M. Dunbar, l'un des plus éminents parmi les jurisconsultes anglais, M. Guillaume Amyot, un orateur puissant, puis, M. F. X. Lemieux, jeune encore, mais déjà célèbre par son éloquence ardente et ses merveilleuses ressources.

Sougraine, désespéré, gémissait dans sa prison et personne ne voulait ou n'osait entreprendre la tâche ardue de le défendre. Il était pauvre et ne pouvait récompenser le dévoûment de son avocat. Il fallait donc que la charité, une grande charité, vînt s'unir à de grands talents pour lui venir en aide. C'est une chose terrible que d'être accusé d'un crime qui entraîne la peine capitale, lorsque l'on est innocent, et grand Dieu! quelle responsabilité pèse sur la tête d'un homme de loi qui se charge d'éclairer le tribunal et de faire triompher la justice! Comme il doit être habile, perspicace et prudent! comme il est bon qu'il sache bien dire, exposer nettement et savamment! comme il est important surtout qu'il soit honnête, car l'honnêteté a des accents qui vont à l'âme et que ne saurait trouver le mensonge.

Quand on vit monsieur Lemieux prendre la défense de Sougraine, on se dit que le prisonnier serait sauvé s'il était possible qu'il le fût....

Messieurs Stuart et Vallée--ce dernier, un notaire fatigué de sa paisible profession qui s'était fait avocat--tous deux remarquables aussi, s'étaient joints à leur jeune confrère, pour l'assister.

M. Dunbar avait préparé avec un soin tout particulier l'acte d'accusation. Jamais son talent d'investigation, son esprit logique, sa vertu farouche ne s'étaient mieux affirmés. Il fit l'exposé de la cause au milieu d'un religieux silence:

--Il y a vingt trois ans, dit-il, une famille du nom d'Audet vivait heureuse malgré son indigence, au milieu de nos campagnes tranquilles, dans l'une de nos bonnes et chrétiennes paroisses, sur les bords de la rivière Batiscan. Le père, la mère, les enfants étaient unis par des liens sacrés que les années resserraient de plus en plus.

Une jeune fille, surtout, une jolie enfant de seize ans, faisait les délices de cet intérieur heureux. Un jour elle disparut, et les recherches pour la trouver furent vaines. Le deuil entra dans l'humble maison et les pleurs coulèrent, coulèrent sans jamais cesser. Aujourd'hui encore, sous le même toit solitaire de la chaumière de Notre-Dame-des-Anges, une vieille femme qui n'a pas voulu être consolée, verse des larmes sur la perte de sa fille chérie.

Un indien était venu dresser sa tente au bord de la rivière, non loin de la calme demeure des Audet. Cet homme demi-sauvage avait une femme et des enfants; mais il vit la jeune fille canadienne et fut troublé jusqu'au fond de son âme. Il se laissa bercer par des rêves de volupté, ne trouva plus de charmes à la femme qu'il avait choisie pour compagne, ne fut pas ému des angoisses qu'il préparait à une mère pleine de sollicitude, et, dans son fol amour, il abusa de la confiance naïve de l'enfant, lui fit oublier ses devoirs et sa famille, et, repliant sa tente il partit pour d'autres lieux. Elmire Audet le suivait.

Cependant la femme trahie était restée comme une esclave auprès de l'homme infidèle. C'était sans doute l'amour de ses enfants qui l'enchaînait encore au malheureux. Les jours pour elle s'écoulaient dans l'amertume. Quelquefois, lasse de supporter tant de hontes et d'ignominies elle se révoltait et alors des querelles sérieuses survenaient, des injures et des coups s'échangeaient. Une telle existence ne pouvait durer. Le mari ne pouvait goûter tranquillement les délices de ses illégitimes amours, et la vue continuelle de sa femme ne laissait plus de repos à sa conscience. Il croyait sans doute que si elle disparaissait, le trouble de son âme disparaîtrait aussi, et qu'il pourrait s'endormir dans une douce sécurité. Etrange méprise des âmes coupables!

Un soir, sur les bords du St. Laurent, au pied des caps élevés de St. Jean Deschaillons, l'on entendit des plaintes, des cris et des gémissements. L'on savait que l'Indien s'était arrêté là depuis quelques jours avec sa famille. On vit un canot s'éloigner sur le fleuve profond. L'accusé--car c'était lui--l'accusé toucha la rive nord avec ses enfants. Sa femme ne les accompagnait point. Plus tard, à quelques lieues en bas de Québec, on trouva, sur le rivage, le cadavre d'une femme noyée. Cette femme avait une corde autour du cou. Elle avait donc été traînée à l'eau. On la reconnut, c'était Clarisse Naptanne, la femme de Sougraine, l'accusé.

Les témoins vont corroborer ces paroles.

Un long murmure roula sous les vieux lambris, et les têtes se bercèrent comme la houle au jour de grande brise. Chacun voulait voir ce don Juan de la forêt.

L'accusé se pencha sur la barre comme écrasé sous le poids de ces regards scrutateurs.

Le coroner du district de Québec, à l'époque du crime, était mort depuis longtemps. On retrouva toute fois le procès verbal de l'enquête qui eut lieu alors. Il y était dit qu'un nommé Turgeon, de la paroisse de Beaumont, avait déclaré avoir trouvé dans sespêchesle cadavre d'un homme ayant une corde au cou. Que ce cadavre ayant été transporté à Québec, on reconnut alors que c'était celui d'une femme. On rit un peu de la naïveté ou de la modestie extrême du brave pêcheur.

Le verdict fut: "Trouvé mort."

Verdict plein de sagesse et d'à propos auquel personne ne trouva à redire; la critique cette fois, fut désarmée.

Après l'enquête, le corps fut enterré dans le cimetière Belmont, près de Québec, et la description en fut donnée par les journaux de la ville. La semaine suivante, le curé de Notre-Dame-des-Anges vint à Québec et dit qu'une personne était disparue, l'automne précédent, de St. Jean Deschaillons. On fit l'exhumation du cadavre. Il était fort décomposé mais pas tout à fait méconnaissable. Le curé affirma que c'était la femme de Sougraine, un sauvage abénaqui.

Alors on se mit à la poursuite de ce sauvage qui était parti avec une jeune fille. Toutes les recherches furent inutiles. Les deux fugitifs erraient dans les prairies de l'Ouest.

Turgeon, le pêcheur de Beaumont, qui avait fait la lugubre trouvaille, vivait encore. Il fut appelé comme témoin. Il se souvenait bien du cadavre en question.

L'abbé Lamontagne, le curé de Notre-Dame-des-Anges se rendit aussi à l'appel de la cour.

Il avait connu le prisonnier et sa femme, Clarisse Naptanne, dite Bisson. Il furent ses paroissiens autrefois. La femme Sougraine, plus âgée que son mari, était grande et forte. Ils avaient deux petits garçons, l'un âgé de dix à douze ans et l'autre un peu plus jeune.

Ils demeuraient à une lieue environ du presbytère et habitaient une cabane d'écorce, sur les bords de la rivière Batiscan. L'accord paraissait régner dans le ménage.

Il continua:

Au nombre de mes paroissiens était aussi une jeune fille de seize ans, nommée Elmire Audet. J'ai vu cette fille aller plusieurs fois chez l'accusé. Celui-ci a quitté la paroisse avec sa famille vers la fin d'octobre. Je n'ai jamais revu sa femme. Lui, il est revenu en novembre. Il était seul. Je lui ai demandé où étaient sa femme et ses enfants et il m'a répondu qu'ils étaient aux Trois-Rivières. Elmire Audet était alors dans la paroisse. Quelques jours après elle n'y était plus.

J'ai vu le corps de la défunte au cimetière Belmont, et l'ai parfaitement reconnu. C'était bien la femme du prisonnier. A la mâchoire inférieure il y avait une dent qui faisait saillie. Les dents de la mâchoire supérieure étaient noircies par l'usage du tabac et usées par la pipe. La défunte fumait beaucoup. Les cheveux étaient très noirs.

Transquestionné par M. Lemieux le curé ajouta:

--Un peu avant son départ Sougraine est venu à confesse et a communié.

Hermine Auger, un autre témoin, fut appelée.

--Il y a vingt-trois ou vingt-quatre ans, dit-elle, je demeurais chez monsieur Raymond Beaudet, à St. Jean Deschaillons. Un soir du mois d'octobre, j'étais au bord du cap et j'entendis du bruit sur la grève. Un homme criait: Ma maudite, je vais te tuer et te noyer! Une voix de femme répliquait en pleurant: Laisse-moi donc, j'ai les pieds gelés, je vais mourir. Elle disait aussi: je vais me noyer! Un peu plus tard j'ai vu un canot qui s'en allait. Il y avait un homme à l'arrière et quelque chose de blanc au milieu.

A une transquestion qui lui fut posée par M. Lemieux, elle répondit:

--Après le départ du canot, j'ai encore entendu du bruit sur le rivage; c'était toujours la voix de femme qui continuait ses lamentations.

Alors comparut Metsalabanlé, le chef abénaqui de Bécancour.

--Je me nomme Joseph-Louis Metsalabanlé. Je suis le chef des Abénaquis de Bécancour. Mon nom signifie: un homme que l'on a renfermé par surprise et qui réussit à s'échapper. L'accusé est arrivé à Bécancour avec ses enfants, vers le commencement de novembre de l'an 18... Il est venu chez moi le lendemain de son arrivée. Il était sous l'influence de la boisson. Je lui ai demandé où était sa femme et il m'a répondu qu'il ne le savait pas; qu'elle était comme folle lorsqu'il l'avait laissée et qu'elle avait voulu faire chavirer le canot dans la traversée. Il a ajouté qu'elle était au désespoir et s'était peut-être jetée à l'eau.

Pierre-Antoine Thomas, autre Abénaqui vint à son tour:

--Je demeure à Bécancour dit-il. Je connais le prisonnier, et j'ai connu sa femme. Sougraine est arrivé chez moi, un soir de l'automne de 18... avec ses deux enfants. Un charretier les conduisait. Je lui demandai où était sa femme et il me répondit qu'elle était désertée par désespoir. Il me demanda si je voulais prendre ses enfants en pension parce qu'il allaiten chantier. Il partit et je gardai les enfants. Je le revis plus tard; il s'informa de sa femme et de ce qu'on disait de lui. Je lui dis qu'on le soupçonnait d'avoir tué sa femme. Il nia, disant qu'il n'avait jamais pensé à cela. La première fois qu'il est venu il n'avait pas l'air inquiet, mais, la seconde fois, il était très abattu. Il partit le matin au petit jour et s'enfonça dans la forêt. Il revint le soir même, vers dix heures, mangea, alla se coucher dans le grenier, puis partit encore de grand matin, disant qu'on ne le reverrait probablement pas de sitôt.

Je lui dis que, puisqu'il n'était point coupable, il ferait mieux de se livrer. Il me répondit qu'il le ferait s'il n'était pas sûr d'être puni pour avoir enlevé une jeune fille.

Puis, il ajouta, répondant à M. Lemieux, que l'accusé lui avait dit qu'il regrettait de s'être amouraché de cette jeune fille et qu'il ne savait pas où il avait eu la tête; que Sougraine vivait en bon accord avec sa femme et était un bon sauvage; qu'un des enfants lui avait dit alors que la défunte, pendant la traversée, avait voulu faire chavirer le canot.

Desanges Denis, épouse de Léon Deveau, fit la déposition suivante: Nous demeurons à cinq arpents environ du fleuve. Sougraine est arrivé chez nous, un matin, il y a bien vingt ans passés de cela. Il est entré seul et nous a demandé de prendre soin de ses enfants jusqu'au lundi. C'était le samedi, je crois. Il dit qu'il voulait aller à la recherche de sa femme qui l'avait laissé après une querelle. Il a ajouté qu'elle était jalouse d'une jeune fille. Il a dit aussi qu'il irait à Notre-Dame-des-Anges chercher des pièges qu'il avait tendus. Il fut absent une couple d'heures. Il est allé chercher ses enfants et les a amenés chez nous. Ils sont partis le dimanche. Il est revenu une quinzaine de jours plus tard avec une jeune fille. Il m'a dit que c'était sa femme. Ils sont arrivés le soir, ont partagé le même lit et sont repartis le lundi matin.

Le témoin dit se rappeler bien tous ces détails, parce que Sougraine ayant été soupçonné du meurtre de sa femme, quelques mois plus tard, elle dut alors raconter souvent ce qu'elle savait touchant cet homme. Elle ne reconnaissait pas l'accusé, cependant; il avait trop vieilli.

L'huissier appela: Pierre Leroyer, de son nom sauvage la Longue chevelure.

Il se fit un profond murmure, et les curieux qui remplissaient les couloirs se rangèrent pour livrer passage au noble chasseur des Montagnes Rocheuses. Lui, pâle, mal rétabli encore de sa récente blessure, il s'avança lentement, le front haut mais sans arrogance, vers le banc des témoins. Un air de souffrance tempérait l'énergie de sa figure et lui donnait un charme nouveau. On savait comment il avait été blessé dans une partie de chasse, quelles souffrances il avait endurées, comme la mort était venue près de l'emporter. Depuis quelques jours seulement il pouvait sortir; la plaie était cicatrisée. C'est lui qui dans un accès de fièvre, avait innocemment et sans malice, trahi son frère l'Abénaqui, un sauvage comme lui. Il le regrettait sans doute.... comme l'on peut regretter une faute dont l'on n'est nullement responsable. S'il n'eût point eu cette fièvre, l'accusé serait encore libre et heureux. Voilà ce que peut faire une parole même inconsciente. Ah! si la partie de chasse n'avait pas eu lieu!... Mais c'était le notaire, c'était Sougraine, c'était madame D'Aucheron qui l'avaient imaginée, cette malheureuse partie de chasse.... Ainsi souvent les projets des méchants tournent contre eux.

La Longue chevelure parlait bien. Sa voix nette et ferme était l'écho d'une âme droite. On sentait que cette âme n'avait rien à cacher, et que cette parole n'avait rien à taire. On se plaisait à l'entendre, cet homme demi-sauvage.

Il raconta sa première rencontre avec l'accusé; comment il le sauva lui et sa jeune amie des flammes de la prairie, et les emmena dans son wigwam, au milieu des montagnes. Il répéta les questions qu'il leur adressa alors et les réponses qu'ils lui firent. L'accusé lui avait affirmé que sa femme était morte d'un hérésypèle, à St. Jean Deschaillons, et qu'elle était enterrée dans le cimetière de la paroisse; qu'il était marié avec cette jeune fille et ne voulait point s'en séparer; que cependant il avait fini par avouer que le mariage n'avait pas été célébré encore et que la jeune fille était sa maîtresse. Alors dit le témoin, je lui défendis de vivre plus longtemps avec elle, et je pris la résolution de renvoyer la jeune fille dans son pays, dès qu'il se présenterait une occasion. L'accusé se montra soumis. Des voyageurs canadiens passèrent vers le même temps et je leur confiai la jeune fille. Ma femme aussi partit alors avec une jeune enfant....

La voix du sioux trembla légèrement. On vit qu'il faisait un effort pour refouler une émotion profonde. Il s'interrompit un moment et baissa la tête comme pour se recueillir. Il reprit ensuite.

--Les malheurs qui suivirent ne regardent que moi, ce n'est point le lieu de les répéter ici. Je dus, pour échapper à la mort, fuir ma tribu. Je n'avais plus qu'à pleurer sur ma femme indignement massacrée par les sioux, et sur la perte de mon enfant morte avec sa mère, sans doute. Je m'éloignai de mes chères montagnes. Deux ans après je rencontrai l'accusé à Los Angeles. Il niait toujours avoir tué sa femme. Plus tard, je gagnai les pays espagnols de l'Amérique du Sud. Je cherchais les parents de ma mère. Je ne revis plus Sougraine, jusqu'au jour où je le rencontrai à l'auberge du Loup Garou, il y a quelques semaines. Je ne le reconnus pas alors, mais depuis j'ai pu constater son identité. Je le reconnais bien maintenant.

Les péripéties du procès n'étaient pas finies. Les curieux en auraient pour leur temps perdu, cette fois, et l'on en parlerait longtemps de l'affaire Sougraine.

L'audience avait été suspendue, mais la foule était restée là, entassée dans la vaste pièce, aimant mieux respirer l'air chaud et vicié qui la remplissait, que de perdre un mot des témoignages. Au reste, dans un tête à tête entre le prisonnier à la barre et son défenseur, on avait surpris une parole qui piquait la curiosité.

--On va le faire venir... Il faut qu'il vienne, avait dit l'avocat...

--Quel peut être ce témoin? C'était la question que chacun se faisait.

A la reprise de l'audience, au milieu d'un calme solennel, l'huissier appela:

--Louis Vilbertin!

Il y eut un désappointement. On comptait sur un nom nouveau, inconnu, improbable... et c'était le gros notaire que tout le monde connaissait.

Il roula lentement vers ce qu'on appelle vulgairement la boîte aux témoins. Il s'essuyait le front avec son mouchoir. En marchant il pensait:

--Qu'avait-il besoin de me déranger ainsi? Est-ce que je vais le sauver? Et puis, c'est cruel de me forcer à m'avouer publiquement son fils... Il embrassa l'Evangile, comme il eût embrassé n'importe quoi.

--Votre nom est Louis Vilbertin? demanda la greffier.

--Mon vrai nom est Louis Sougraine, répondit le notaire, d'une voix ferme, un peu irritée; je suis le fils de l'accusé.

Il bravait l'opinion.

--Le fils de l'accusé! ce mot s'échappa de toutes les bouches... Ce fut un murmure sourd qui couvrit un instant la parole des avocats.

--Nous demeurions, il y a vingt trois ans, à Notre-Dame-des-Anges. La famille se composait de mon père, de ma mère, de mon frère et de moi-même. Nous sommes partis de là avant l'hiver, en canot, suivant le cours de la rivière. Nous nous rendîmes à Ste Anne, sur la grève, et de là à St. Jean Deschaillons. Là, mon père et ma mère se battirent. C'était le soir, sur le bord de l'eau. C'est mon père qui commença la querelle. Il voulait avoir soncapotque ma mère avait mis sur ses épaules pour se garantir du froid. Il battit la défunte à coups de poings et d'aviron et la jeta à terre dans les branches. Ma mère lui demandait de ne pas la tuer et elle pleurait. La querelle a bien duré une heure. Le prisonnier lança aussi des pierres à ma mère. Elle paraissait souffrir beaucoup. J'ai vu du sang sur elle.... Nous sommes partis pour traverser le fleuve, mon père, mon frère et moi.... ma mère est demeurée sur la grève. Mon père ne voulut pas la laisser embarquer. Il la menaça avec une branche. Après notre départ elle est restée assise sur le sable et elle pleurait. Dans la traversée mon père nous a dit qu'il nous tuerait si nous rapportions ce qu'il avait fait. Le temps était noir. Le prisonnier nous a conduits à une maison où nous avons couché. Puis nous avons gagné Bécancour. Mon père nous a laissés chez mon oncle Pierre-Antoine, et je n'ai jamais revu ma mère.

Répondant ensuite à M. Lemieux, il continua:

--En traversant la rivière ma mère a menacé de faire verser le canot. Avant de partir de Sainte Anne elle avait envoyé mon père acheter de la boisson. Elle but du whisky avant d'embarquer et aussi pendant la traversée, si je me rappelle bien.... Il y a longtemps de cela. Elle but, je crois, ce qui restait dans une première bouteille... Peut-être un demiard... C'est l'idée qui m'est restée. Cependant mon père avait bu plus qu'elle...

Plusieurs dirent:

--Le gros notaire ne tient pas à sauver son père...

Et d'autres:

--On dirait qu'il veut être le fils d'un pendu...

Le notaire, sous les questions pressées de M. Lemieux, soufflait, haletait, s'épongeait... puis se contredisait.

--Mon père, avoua-t-il, pria la défunte de lui hacher du tabac. C'était dans le canot, en traversant. Elle consentit, se mit à la besogne, puis cessa tout à coup.... La querelle commença alors....

Ma mère voulut faire chavirer le canot, comme je l'ai dit, et l'accusé la supplia d'avoir pitié de nous, ses enfants... mon défunt frère et moi... Elle donna un coup d'aviron à mon père... Rendus sur la grève elle le frappa avec un couteau... C'était pour se défendre... Ils se battaient. Mon père n'avait pas de couteau, pas de bâton, non plus.... Si je me souviens bien.... Mon père alluma un feu sur la grève pour nous réchauffer et préparer des aliments. Il demanda à ma mère de venir manger avec nous...... Elle refusa. La querelle était terminée. Lorsque nous fûmes sur la grève de Batiscan, après avoir traversé le fleuve, mon père fit un petit feu et nous nous couchâmes tout au près... Mon père nous avoua, à mon frère et à moi, qu'il avait du regret d'avoir ainsi abandonné sa femme, seule, dans l'état où elle se trouvait.... Il remonta alors dans le canot.... et fut absent pendant quelques heures... Nous crûmes qu'il allait la chercher.... Il revint seul.... Il était triste... Il dit qu'il l'avait trouvée morte et que dans la crainte d'être soupçonné ou inquiété il l'avait traînée à la rivière...

Vilbertin se retira. Il avait des sueurs aux tempes et des rougeurs sur les joues. On entendit comme un soupir de soulagement qui montait de tous les coeurs. Les choses devaient s'être passées ainsi. Il était raisonnable de le supposer.

Un témoin, M. Léon Deveau, de Batiscan, vint dire qu'il n'y avait pas de trace de feu sur la grève où s'était arrêté le prisonnier, et laissa croire que Vilbertin venait d'inventer une petite histoire pour sauver son père. Il y eut un malaise soudain. Mais le défenseur de l'accusé ne se tint pas pour battu.

--La grève est-elle large chez-vous? demanda-t-il au témoin.

--Oui, monsieur, répondit celui-ci, joliment large.

--Et la marée s'avance loin?

--Oui monsieur, assez loin.

--A-t-elle pu couvrir l'endroit où s'est arrêté l'accusé, et faire disparaître ainsi toute trace de feu?...

--Certainement, reprit le témoin.

--Alors, fit l'avocat triomphant, il n'est pas étonnant que vous n'ayez vu nulle trace du feu allumé par le prisonnier; c'est le contraire qui eût été surprenant... Une mer passant sur un feu sans l'éteindre...

Un rire bruyant courut dans la vaste salle.

Un homme qui n'avait pas été peu surpris en voyant un huissier entrer chez lui, c'était monsieur D'Aucheron. Il pensa d'abord que Vilbertin le lâchait, comme on dit en termes d'affaires, et que la dégringolade allait commencer. Après tout, s'il fallait tomber, autant valait que ce fût aujourd'hui que demain. La pensée d'un mal qui vous menace est souvent plus amère que le mal lui-même. L'imagination grossit le mauvais comme le bon. C'est un verre qui nous montre souvent les choses sous un faux aspect.

--Un subpoena, monsieur D'Aucheron, avait dit l'huissier en saluant avec la gravité que comporte le métier.

--Un subpoena? fit M. D'Aucheron, qui eut envie d'éclater de rire, tant il avait eu peur.

--Oui monsieur, pour madame.

--Pour madame D'Aucheron? Mais, tonnerre! au sujet de quelle affaire?

--L'affaire Sougraine, monsieur D'Aucheron....

--Hein! l'affaire Sougraine? voilà qui est drôle. Où va-t-on chercher les témoins maintenant? Qu'est-ce qu'elle connaît de cette affaire, ma femme?

Cependant le souvenir du mystère qu'il avait essayé de débrouiller depuis quelque temps, mystère où sa femme, le notaire et Sougraine paraissaient se comprendre parfaitement, lui revint à l'esprit. De grosses gouttes de sueurs perlaient sur son front. Il comprit que tout allait éclater.

L'Huissier s'était retiré; il se rendit à la chambre de sa femme.

--Madame, dit-il avec un accent grave et solennel, lui tendant le papier légal d'une main qui s'efforçait de ne point trembler, on vous appelle comme témoin dans l'affaire Sougraine--une affaire vieille de vingt trois ans--dites-moi donc, s'il vous plaît, ce que vous connaissez de cette affaire.

Madame D'Aucheron poussa un cri.

--Témoin! moi, témoin! et elle s'affaissa sur sa chaise.

Léontine accourut.

Implacable, M. D'Aucheron se tenait là, debout devant elle. Il était résolu d'en finir.

--Madame, dites-moi, je vous prie de quelle façon vous avez été mêlée à l'affaire Sougraine?...

Léontine à son tour jeta une clameur, mais elle ne faiblit pas.

--Pauvre mère, dit-elle, c'est donc fini; tout est connu, et elle se prit à pleurer à chaudes larmes....

--Tout n'est pas connu, répliqua M. D'Aucheron, mais j'ai le droit de tout savoir, et je veux que l'on parle ici avant d'aller parler à la cour...

Il passa le subpoena à Mademoiselle Léontine qui lut à travers ses pleurs....

--Pauvre mère! reprit-elle! pauvre mère! comme elle va souffrir!....

--Eh bien! mademoiselle, parlez donc, s'il vous plaît, si votre mère ne veut ou ne peut pas le faire, dit monsieur D'Aucheron, impatienté.

--Mon père, dit-elle d'une voix pleine de douceur, de prières et de larmes, ayez pitié de ma malheureuse mère... soyez miséricordieux.

D'Aucheron tremblait. Il voyait bien que tout s'écroulait autour de lui, et que sa vie était à jamais empoisonnée. Il n'osait plus parler. Il écoutait maintenant, le front courbé, l'arrêt terrible qui le condamnait à la honte et à la souffrance pour le reste de ses jours.

--Ma mère, votre femme... reprit Léontine au milieu de ses sanglots... c'était....

--C'était?

--Elmire Audet!

--Elmire Audet! s'écria monsieur D'Aucheron, en se cachant le visage dans ses mains. Malheureux que je suis!

--Pitié! pardon! criait Léontine.

--Malheureux que je suis! répétait toujours D'Aucheron. Et il aurait voulu pleurer. La rage et la douleur l'étouffaient.

Il sortit marchant vite comme un homme pressé d'arriver, et cependant il ne savait où il allait. Ceux qui le rencontrèrent s'aperçurent qu'il n'était pas comme de coutume et se détournèrent pour le regarder. Il passa devant l'église du faubourg St. Jean et lui qui se vantait de ne pas importuner le Seigneur, et de ne jamais prendre la place des autres, dans les églises, il s'en alla tomber à genoux devant les saints tabernacles. C'est que les grandes douleurs ramènent à Dieu, et que les hommes profondément infortunés sentent bien que le secours ne peut pas leur venir des hommes. Il demeura longtemps, là, sur le parquet, la tête baissée, les mains jointes, et criant vers Dieu.

Le père Duplessis se trouvait à l'église; c'était l'heure de sa visite au St. Sacrement.

--Il devait en être ainsi, pensa-t-il. Le retour à Dieu ou le suicide.

Quand D'Aucheron sortit il le suivit.

--Mon cher ami, commença-t-il, à quelque chose malheur est bon. Vous perdez beaucoup mais vous gagnez davantage. Au reste, songez-y bien, il n'y a pas de quoi se jeter à la rivière, s'il y a raison de se jeter dans les bras de Dieu.

--Connaissiez-vous mon malheur? demanda monsieur D'Aucheron.

--Je le soupçonnais. Madame D'Aucheron était mademoiselle Elmire Audet.

--Hélas! qui l'aurait pensé?

--Mademoiselle Elmire Audet, tout enfant, a fait une faute mais elle s'est repentie; elle est devenue une excellente femme. Ce n'est pas la première fois que cela arrive, ce ne sera pas la dernière non plus, hélas! soyez-en sûr.

D'Aucheron s'était attendu à bien des mécomptes, à des revers, à des insuccès, mais il ne se doutait nullement que l'orage viendrait de ce côté. Ce qui l'affligeait surtout, c'était de passer sous la dent venimeuse de la médisance. Il se sentait horriblement humilié. Il ne lui serait pas possible de se relever de ce coup et il serait obligé de s'en aller vivre ailleurs.

Plusieurs témoins furent appelés encore pour prouver la culpabilité de l'accusé, mais aucun ne put affirmer que ce ravisseur de jeunes filles fût en effet le meurtrier de sa femme. Ils dirent, pour la plupart, que des querelles s'élevaient souvent entre Sougraine et sa femme et qu'ils proféraient l'un contre l'autre des menaces de mort. Au reste, après vingt-trois ans, les témoins se faisaient rares et ne se souvenaient guère.

Il y eut un mouvement extraordinaire dans la salle, et un murmure d'étonnement passa sur la foule quand l'huissier audiencier appela le nom de madame D'Aucheron.

Elle entra vêtue de noir et voilée. L'huissier grossissant de plus en plus sa voix qu'il voulait rendre terrible, criait en vain: silence! silence! silence!

Madame D'Aucheron prêta le serment d'usage.

--Votre nom, madame, est Elmire Audet, n'est-ce pas? demanda le greffier, qui voulait lui éviter la honte de le dire elle-même.

Elle répondit affirmativement, mais on ne l'entendit pas dans la salle, tant la surprise était grande.

L'honorable M. Le Pêcheur vint alors s'asseoir près de l'avocat de la couronne et parut suivre la cause avec beaucoup d'intérêt. Les gens remarquèrent avec surprise le plaisir qu'il paraissait éprouver en voyant la souffrance du témoin. Plusieurs s'en indignèrent. On fit raconter à madame D'Aucheron ses amours avec l'abénaqui alors qu'elle était jeune fille, sa fuite de la maison paternelle, ses pérégrinations nombreuses. Elle parlait bas et à chaque instant on la suppliait de parler plus haut. Ce n'était pas assez de raconter ses hontes, il fallait même les raconter à haute voix. La pudeur n'avait plus le droit de jeter son voile mystérieux sur ces confidences. Souvent la pauvre femme hésitait. Elle balbutiait des aveux qu'elle était tentée de cacher. Elle n'avait que seize ans lorsqu'elle partit avec l'accusé. Elle le connaissait depuis deux ans déjà....

--J'avais eu alors, depuis un mois environ, des relations avec le prisonnier, avoua-t-elle, et j'ignore si sa femme le savait. Nous sommes partis secrètement. Nous avons passé la première nuit dans une grange, à St. Ubalde, et le lendemain, nous étions à Batiscan. Il ne m'avoua la mort de sa femme qu'au lac Mégantic. Chez M. Deveau, à Batiscan, il me dit qu'elle était aux Trois-Rivières avec ses enfants. Il avait dit la même chose à ma mère. Nous traversâmes le fleuve en canot, puis, nous nous acheminâmes, à pied, vers Richmond où nous devions prendre le train. Il affirmait que nous allions à la recherche de sa femme... Dans la gare de Richmond j'entendis des gens qui disaient qu'un sauvage enlevait une jeune fille et qu'il fallait l'arrêter. Je prévins Sougraine et il se cacha pendant quelques jours dans le bois. Puis, quand il revint nous partîmes pour nous rendre au lac Mégantic où nous passâmes huit jours, chez un monsieur Beaulé. Il nous dit alors que sa femme était morte...

Il m'a parlé de la traversée du fleuve qu'il avait faite avec sa famille. Il m'a dit que sa femme avait voulu faire chavirer le canot et qu'il l'avait suppliée de le laisser rendre à terre pour l'amour de ses enfants. A terre, il prépara le souper et pria sa femme de venir manger. Elle prit un aviron et le lui brisa sur le dos. Elle était ivre. Il est ensuite allé choisir du bois pour faire un aviron, après avoir défendu à ses enfants qu'il avait placés sur une grosse roche, de suivre leur mère quand même elle irait les chercher. A son retour les enfants lui dirent que leur mère avait voulu les battre avec un bâton, puis qu'elle s'était éloignée en disant qu'ils ne la reverraient jamais. C'est lui qui m'a conté cela.

Nous avons continué notre route vers les Etats-Unis.

Transquestionnée par M. Lemieux, elle répondit:

Pendant que nous étions au lac Mégantic, mon père est venu avec un autre homme pour me chercher. Il a donné la main à tout le monde, à Sougraine comme aux autres. Il lui a demandé s'il avait objection à me laisser partir, et l'accusé a répondu que non. Lorsque mon père m'a demandé de retourner chez nous, j'ai refusé en disant que j'avais honte, que je serais montrée du doigt comme une chienne....

Il y eut un mouvement de surprise... Le mot sonnait mal. On la regardait avec curiosité.

Madame D'Aucheron paraissait horriblement souffrir. Son regard avait quelque chose de vague et de hagard qui faisait mal; sa parole, tantôt vive et saccadée, tantôt hésitante et embarrassée décelait un grand trouble intérieur. Il lui venait des rougeurs de honte sur les joues et aussitôt après, des pâleurs d'effroi.

Le substitut du Procureur lui demanda si le prisonnier ne lui avait jamais dit comment était morte sa femme.

Elle se leva vivement:

--Oui, monsieur, répondit-elle, et sa voix était vibrante, il m'a dit que cela lui ayant fait de la peine de l'avoir quittée seule sur la grève, il était allé la chercher pour l'emmener avec ses enfants, mais qu'il la trouva morte étendue sur le sable. Oui, je m'en souviens comme si c'était d'hier... monsieur le juge.... Qu'alors il l'a jetée à l'eau pour éviter les persécutions... Vous comprenez? Il aurait été soupçonné... Le monde est si méchant...

--C'est en effet bien possible... murmura-t-on de toute part, dans la salle.

--C'est ce que tu m'as dit, Sougraine, n'est-ce pas? continua le témoin, en se tournant vers le prisonnier.

--C'est bien, madame, observa le juge, mais adressez-vous aux jurés, s'il vous plaît, non pas à l'accusé.

--Je ne mens pas, monsieur le juge. J'avais oublié cela dans mon premier témoignage, parce qu'on ne me demandait rien. La mémoire me faisait défaut. Maintenant je vois tout comme si j'y étais. Il y a pourtant longtemps de cela...

Elle se mit à compter sur ses doigts....

--Un, deux, trois, quatre, cinq--quatre fois cinq font vingt, et trois, font vingt-trois... Mon garçon aurait vingt-trois ans....

--Elle est folle! madame D'Aucheron est folle s'écria-t-on de toute part. Le juge la fit reconduire chez elle. Un vague malaise s'appesantit sur l'assistance, et chacun se sentit touché de cette douloureuse destinée.

L'honorable monsieur le Pêcheur pensait, lui:

--Les voilà bien punis, les D'Aucheron, de leur insolence à mon égard.

La défense n'ayant pas de témoins à faire entendre, l'enquête fut déclarée close.

M. Lemieux prit la parole, et, dans un long et habile plaidoyer, il démolit pièce par pièce le raisonnement subtil de l'avocat de la Couronne. Il paraissait profondément ému; sa voix un peu hésitante d'abord, comme un flot qui cherche à rompre sa digue, prit peu à peu de la force et de l'ampleur. La vague devenait torrent.... On sentait des frémissements passer sur la foule anxieuse.

--Pourquoi, disait-il, pourquoi peindre sous des couleurs si terribles l'infortuné que voici? Il montrait Sougraine. Pourquoi lui prêter une malice qu'il n'eut jamais et des intentions dont le Seigneur seul peut connaître la droiture ou la perversité?... Qu'il se soit fait aimer d'une jeune fille, et que cette infortunée, dans son aveuglement fatal, ait poussé la folie jusqu'à déserter le foyer paternel et s'enfuir, avec lui, en pays étranger, c'est possible, c'est vrai, mais cela ne prouve nullement qu'il soit un assassin. On prétend que la femme délaissée le gênait. On le prétend mais on ne le prouve pas. C'est elle-même, cette femme que l'on veut faire passer pour une victime touchante, c'est elle-même qui pria la jeune Elmire de venir demeurer sous la tente de son mari.

Mais voyons donc ce qu'était la défunte elle-même, voyons ce qu'elle faisait, ce qu'elle disait et déduisons en les conséquences naturelles. La logique n'est pas à dédaigner. Cette femme était adonnée à l'ivrognerie, le plus odieux des vices et celui qui mène le plus souvent à la mort tragique et subite. Elle était grande, fortement constituée, d'une humeur maussade et querelleuse. Elle ne craignait pas de provoquer la colère de son mari et savait se défendre de lui. Ne l'a-t-elle pas frappé à coup d'aviron, pendant qu'ils traversaient le fleuve dans leur canot. En se livrant à une action aussi brutale, dans un pareil moment, au milieu des flots prêts à les engloutir, n'exposait-elle pas volontairement la vie de tous ceux qui se trouvaient dans la frêle embarcation? Et ses enfants n'étaient-ils pas là! De quel crime n'est pas capable une mère qui expose de la sorte la vie de ses enfants?...

Mais la vie, elle s'en souciait bien, elle. C'est la mort qu'elle appelait, la mort pour elle même et pour les autres. Ne l'a-t-elle pas crié, dans sa rage insensée. Je veux mourir, disait-elle, je veux me noyer.

Elle était ivre. Elle but encore cependant, et, descendue sur le rivage, elle continua l'odieuse orgie commencée pendant la traversée.

Fatigué de ces menaces, de ces plaintes, de ces clameurs qui montaient comme des imprécations de l'enfer, et jetaient dans l'étonnement les habitants des côtes voisines l'accusé se rembarqua seul avec ses enfants. Il avait pardonné à sa femme cependant, puisqu'il l'avait priée de venir partager avec lui son modeste souper.

La femme délaissée se livra, dans son désespoir, à des fureurs nouvelles, redoubla ses gémissements et ses blasphèmes, s'avança, chancelante, sur le sable de la grève, et tomba d'épuisement sur le sol glacé. Là, les émotions trop violentes, la colère, la crainte, et surtout l'action des alcools, le froid de l'atmosphère et l'humidité du sol, venaient de lui porter un coup funeste. Le cerveau s'était enflammé, peut-être, ou le coeur s'était paralysé. La mort qu'elle avait invoquée tout à l'heure vint tout à coup la chercher...

Ce n'est pas du roman que je fais, messieurs, les choses ont dû se passer ainsi. L'accusé, dont le caractère est doux, éprouva bientôt des remords et regretta d'avoir abandonné sa femme dans le triste état d'ébriété ou il l'avait laissée. Et puis, il n'était pas sans éprouver certaine crainte assez légitime.

Si elle venait à mourir là bas, pensait-il, on me soupçonnerait peut-être de l'avoir tuée. On sait que j'ai débarqué sur cette rive et que j'en suis reparti soudainement, le soir, sans elle. Les apparences seraient contre moi. Le préjugé naîtrait vite, et je serais peut-être condamné. Il est arrivé que des innocents aient été ainsi trouvés coupables... Je vais aller la chercher.

Il partit seul dans son canot, et quand il atteignait la rive sud, il régnait partout un silence lugubre. Il appela, rien ne répondit à son appel.... rien que les échos des rochers. Il marcha vers l'endroit où il avait quitté la malheureuse créature. Rien encore.

Elle a peut-être essayé de se rendre aux maisons de la côte, se dit-il, et il se dirigea vers les hauteurs.

Alors il l'aperçut couchée dans les broussailles. Il crut qu'elle dormait et voulut l'éveiller. Elle ne se réveilla pas. Elle dormait du sommeil qui n'a pas de réveil ici bas. Il fut effrayé, anéanti.

On va dire que je l'ai tuée.... que faire?

Il était hors de lui, et ne pouvait rassembler ses idées. Il aurait voulu réfléchir froidement, ne fût-ce qu'une minute, et son trouble augmentait toujours.

La faire disparaître, c'est tout ce qu'il trouva au milieu du tourbillon des pensées diverses qui l'agitaient.

Il détacha machinalement la corde qui lui ceignait les reins, la passa en frémissant autour du cou de la morte et, traînant le lourd fardeau, il se dirigea vers le fleuve.

C'est mal, pourtant ce que je fais-là, pensait-il, mais il ne pouvait s'empêcher de marcher. Et le cadavre suivait, glissant avec son bruit mat sur la grève rocailleuse. Il l'attacha à l'arrière de son canot et se mit à ramer avec ardeur, se hâtant d'achever cette horrible tâche. Derrière le canot, le cadavre roulait et creusait un sillage lugubre qui s'effaçait bientôt. Au milieu du fleuve il détacha la corde et la morte descendit lentement, creusant la vague qui se referma bientôt sur elle comme le couvercle d'un tombeau. Il reprit sa rame. Alors une pensée, comme une lame aiguë, traversa son esprit.

--Ma ceinture!... Malheur!

Il venait de comprendre les suites terribles que pouvaient avoir cet oubli... Il était trop tard. Il n'y avait plus qu'à attendre le hasard des événements, la sagesse des hommes, ou la justice de Dieu. Il fut longtemps plein de tristesse et puis, afin d'éviter les dangers d'une accusation redoutable dont il serait toujours difficile de se laver, il s'en alla vers des régions lointaines.

Il eut tort de ne pas avouer franchement les causes de la mort de sa femme et les circonstances dont elle fut environnée. La franchise est encore la meilleure défense d'un accusé. Mais quand on connaît le caractère timide et craintif du sauvage, l'idée étrange qu'il se forme de nos tribunaux, son horreur instinctif de la prison, son effroi de tous ces apprêts solennels de la justice, on n'est pas surpris de le voir se compromettre par des explications inexactes...

C'est là l'histoire vraie du crime de Sougraine, et qui se déduit naturellement des témoignages rendus.

Un murmure approbateur accueillit les paroles du jeune avocat.

Alors M. Amyot se leva à son tour. On était avide de voir comment il rétablirait l'accusation et pourrait détruire l'effet produit par son habile confrère. On le savait un redoutable jouteur aux luttes de la parole. Il repassa, en les commentant les témoignages que l'on venait d'entendre et s'écria en terminant:

--L'accusé voulait vivre avec la jeune fille qu'il avait introduite sous sa tente, contre la morale et la justice, mais la présence de l'épouse légitime devenait un embarras, et il fallait qu'elle disparût. En effet elle disparaît, et désormais le bonheur coupable ne sera plus troublé. Elle disparaît, mais Dieu qui se joue des projets des hommes, veut qu'un jour, longtemps après le crime, à trente lieues de l'endroit où pour la dernière fois les accents plaintifs de la victime ont été entendus, on trouva sur le rivage un cadavre que la vague y avait apporté. Une corde est nouée autour du cou bleuâtre de ce cadavre sans nom qui vient l'on ne sait d'où..... ce cadavre c'est celui de la femme de l'accusé, cette corde qui lui serre le cou, c'est une corde qui servait de ceinture à l'accusé. La dernière fois qu'ils ont été vus, la victime et l'accusé, ils étaient ensemble. Ils burent, s'injurièrent et se battirent odieusement.... L'homme, le mari infidèle partit, mais il revint seul, au milieu de la nuit... Que se passa-t-il alors entre la femme délaissée et lui, dans les ténèbres, sur les rivages déserts?... Ce cadavre retrouvé avec une corde au cou trahit le secret des ombres et révèle un crime qui demande un châtiment!

Sougraine écouta, la tête basse, cet appel à la vengeance des hommes. Tout le monde le regardait pour deviner ce qui se passait en lui.

Le juge s'obstina à voir un crime où il n'y avait peut-être qu'un accident, et son adresse porta quelque peu le trouble dans l'esprit des jurés qui se retirèrent pour délibérer. Ils passèrent la nuit en discussion. Le lendemain, à l'ouverture de la séance, ils dirent qu'ils s'accordaient et l'huissier les introduisit dans leur tribune. Tous les yeux se fixèrent sur eux avec une intensité brûlante. Il y avait un serrement de coeur presque douloureux dans cette foule anxieuse. On cherchait à deviner sur la figure de ces hommes qui tenaient dans leurs mains la vie de leur semblable, le jugement solennel qui allait être rendu. L'accusé aussi regardait ses juges, et son oeil mélancolique était suppliant comme une prière. Il s'efforçait de ne point trembler et pourtant un frisson courait de temps en temps sur tout son corps. Les jurés furent comptés et appelés par leur nom. Le silence devint profond.

--Le prisonnier à la barre est-il coupable ou non coupable du crime dont il est accusé? fit la voix solennelle du juge.


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