Rodolphe s'en revenait tout joyeux de St. Raymond. Sur la côte élevée qui domine le village, au sud, il s'arrêta pour embrasser d'un coup d'oeil les jolies maisons groupées dans la vallée, sur le bord de la rivière. Le clocher de l'Eglise étincelait au soleil et cent colonnes de fumée montaient en ondoyant dans le ciel d'azur.
--Léontine aimera bien ce poétique endroit, pensa-t-il; comme nous serons heureux ici!
Le cheval se mit au trot sur le chemin de neige qui serpentait comme un ruban d'argent à travers les montagnes bleues, et les grelots éveillés tintèrent joyeusement dans la vaste solitude des Laurentides, comme des chants d'oiseaux quand le printemps fleurit.
--Ce bon M. Duplessis, pensait encore Rodolphe, il me rend véritablement heureux. Je n'aurais pas songé à venir planter ma tente dans cette ravissante oasis. Mon vieux Québec je ne te regretterai guère. Le rêve de mon enfance va donc se réaliser: une retraite paisible sous les bois, une chaumière sur le bord d'un ruisseau, une femme adorée près de moi.
Il lui tardait de voir Léontine pour lui dire comme ils auraient du bonheur là-bas.... Et sa bonne tante et sa charmante cousine, il pourrait sans doute leur trouver un petit coin dans son nouveau paradis.
Il entra dans la ville qu'il trouva bien sombre et fit arrêter la voiture à la porte de madame Villor. Il monta. Sa cousine vint ouvrir. Il l'embrassa, couvrant d'un frimas léger ses lèvres roses.
--Ma tante? dit-il, ou est ma tante? Bonne nouvelle, va, cousine, bonne nouvelle.
--Triste nouvelle, cousin répondit-elle, et elle se mit à pleurer.
Rodolphe fut saisi de crainte.... Il devina.
--Ma tante est malade, Ida? Ma tante est malade? Dis, parle....
--Bien malade, mon cher Rodolphe.
Et elle le conduisit au lit de sa mère.
La pauvre malade eut un redoublement d'angoisses à la vue de son neveu, et des larmes remplirent ses grands yeux souffrants.
--La paralysie, fit le jeune médecin en branlant la tête.
Ida n'osait parler.
--Dis-moi tout, cousine, dis-moi comment cela est survenu; il faut que je le sache.... Il est plus facile de guérir une maladie quand l'on en connaît les causes.
Ida lui raconta comment l'accident était arrivé, car c'était bien comme un accident, cette maladie subite.
Rodolphe ne pouvait revenir de son étonnement. D'où partait le coup? Qui avait intérêt à cacher l'existence de cette enfant sauvage? Il devait y avoir une question d'argent au fond de cela. On trouverait sans doute en cherchant un peu. Il ne manquait pas de gens qui se souvenaient de son père, à lui, et de la petite fille toute jeune qu'il avait amenée de la Californie. Pour lui, il ne se souvenait de rien. Si sa tante pouvait parler! Il faudra bien qu'elle parle....
Le jeune médecin fit appel à toutes ses connaissances. Il commençait à livrer une guerre sans merci au mal qui tuait sa tante.
Les D'Aucheron étaient venus habiter leur maison nouvelle de la Grande Allée; les visiteurs affluaient. Duplessis disait avec un peu de malice en voyant la splendide demeure:Quand on taille dans le cuir des autres on peut faire large courroie.L'Honorable monsieur Le Pêcheur ne manqua pas une si belle occasion d'aller visiter ce qu'il croyait être sa future propriété. D'Aucheron l'avait dit, c'était pour Léontine. Or, ce qui était pour elle était pour lui, n'est-ce pas? puisqu'elle allait devenir sa femme.
--Je suis née pour le malheur, pensait Léontine, inutile de chercher à fuir ma destinée, je serai malheureuse.
Elle devenait fataliste. Il n'y a pas de destinée absolument nécessaire. S'il y en avait une il n'y aurait point de liberté, par conséquent point de responsabilité; donc ni bien, ni mal. Il y a une destinée que l'on est libre de suivre ou de ne pas suivre. On est poussé vers cette destinée, mais on peut résister; on est sollicité, mais l'on discute les motifs.
Son amour pour Rodolphe ne faisait que grandir devant les obstacles, mais sa raison aussi parlait plus haut, et son coeur saignait à la pensée de causer une peine mortelle à des personnes dont l'affection pour elle avait été si profonde. A l'aspect de la douleur de sa mère, elle se sentait ébranlée dans ses résolutions et trouvait naturel le sacrifice de sa personne.
Voici comment, presque tout à coup, elle en était venue à cet état d'abnégation ou d'anéantissement moral.
Elle avait remarqué les visites fréquentes de la Langue muette et le trouble que la présence de cet étranger jetait dans l'esprit de sa mère adoptive. Sans chercher des mystères que sa naïve innocence ne soupçonnait point, elle voyait bien qu'il y avait quelque chose d'insolite dans cette obstination du sauvage à revenir sans cesse dans une maison où on le connaissait à peine. Elle ne songeait pas à scruter ce secret, et elle serait demeurée indifférente à ce qui se passait autour d'elle, si le hasard, ce terrible instrument de la providence qui y voit plus clair que nous, n'était venu lui montrer un abîme où pouvaient rouler, d'une minute à l'autre, les personnes qui lui tenaient lieu de père et de mère.
De retour de sa promenade, se rendant à sa chambre, elle passa devant la salle à manger dont la porte était fermée. Une voix suppliante frappa son oreille. C'était la voix de sa mère.
--Je t'en supplie, disait-elle, ne trahis point notre secret. Va-t-en pour ne plus jamais revenir....
Etonnée, elle s'arrêta instinctivement.
--L'indien veut encore de l'argent, dit une autre voix, une voix d'homme.
--Je n'en ai plus: je ne trouve plus personne qui veuille m'en prêter.
--Je resterai.
--Sougraine, je t'en conjure, ne me perds point.... Au nom de notre ancien amour! Pour le bonheur de notre fille!....
--Notre fille! hein! que dis-tu?..... Notre fille! Léontine est la fille de Sougraine?.... de Sougraine? Sa fille? oh! dis, c'est bien vrai?
--C'est vrai... mais sauve-la! sauve-nous...
Un flot de sang monta à la figure de Léontine. Elle crut qu'elle allait mourir. Elle s'appuya sur le mur, tenant son front dans ses mains crispées comme pour en arracher une pensée affreuse, puis elles se traîna jusqu'à sa chambre et tomba au pied de son crucifix. La prière, c'est le seul refuge efficace des vraies douleurs.
Sougraine! Sougraine! ce nom qu'elle ne connaissait que depuis quelques jours tintait comme un glas funèbre à ses oreilles!
Sougraine! Sougraine! c'était le chant de mort de ses amours et de ses espérances!
Sougraine! Sougraine! Toujours il revenait ce nom fatal, et rien, rien ne pouvait le chasser. Il se liait au nom de sa mère.... ils devenaient inséparables, ces deux noms, comme deux serpents qui s'entrelacent et mêlent leurs orbes dans l'amour ou la haine....
Elle demeura longtemps au pied de la croix, dans un inexprimable abattement et ne parut pas au souper. Sa mère, fort agitée elle même, remarqua peu son absence. Cependant elle était plus gaie que d'ordinaire et elle s'applaudissait de l'heureuse idée qu'elle avait eue. M. D'Aucheron n'avait pas seul le monopole des idées heureuses. Pourquoi n'avoir pas pensé à cela plus tôt? Que de persécutions et de soucis elle se serait exemptés!... Sougraine aurait été son esclave au lieu de se faire son tyran! Il ne lui demanderait plus d'argent, maintenant, pour garder l'horrible secret. Il ne voudrait jamais rien faire qui pût troubler la douce quiétude de son enfant.... Son enfant!
Léontine venait de prendre aux pieds du Christ l'héroïque résolution de s'offrir en victime pour le salut de sa mère. Elle avait besoin du secours de la Foi pour ne pas faiblir. Ce qui l'effrayait surtout, c'était la pensée que Rodolphe, atteint dans ses affections les plus pures, déçu dans ses plus chères espérances, finirait peut-être par la mépriser. Il ne saurait pas, lui, les motifs impérieux et sacrés qui la faisaient agir; il ne les saurait jamais. Elle en mourrait probablement. On meurt de chagrin; les peines de l'âme minent et détruisent le corps. On dit: une maladie de langueur emporte cette jeune fille, cette jeune femme; oui, mais cette langueur est née de quelque grande douleur.
Les personnes énergiques n'aiment point les atermoiements et vont droit au but; l'incertitude les irrite; elles veulent des situations claires et bien dessinées. Pas de tergiversations! Aussi, Léontine se rendit immédiatement chez son amie, pour lui apprendre la pénible décision qu'elle avait prise tout à coup et lui demander de la soutenir dans le combat terrible qu'elle se livrait à elle même. Ce serait pour Ida un triste devoir à remplir. L'amitié en a souvent. Elle était si bonne, Ida, qu'elle ne s'arrêterait pas une minute à la pensée qu'on pouvait vendre son amour ou le sacrifier à des motifs de vanités. Elle soupçonnerait une raison, sans jamais deviner le terrible secret.
Ida fut péniblement affectée de la résolution de son amie. Elle en fut presque choquée. Mais quand elle vit pleurer la malheureuse jeune fille elle se laissa attendrir et se mit à pleurer elle-même.
Rodolphe, qui ne laissait guère sa tante malade, arriva sur les entrefaites. Il crut que les jeunes filles pleuraient à cause de la maladie de madame Villor et s'efforça de les consoler en leur disant qu'il y avait du mieux, un mieux sensible.
--O ma Léontine, fit-il, que nous serons heureux là-bas, dans le nid que nous allons construire, sous les bois, comme les oiseaux!... St. Raymond est une charmante paroisse. C'est en été qu'il fera bon d'y séjourner. De la verdure à foison, des arbres superbes, deux rivières qui luttent de limpidité et font au village une ceinture gracieuse, des côtes d'une hauteur prodigieuse et d'où les yeux plongent en des horizons d'or et d'azur!
Léontine, pâle, la douleur peinte sur la figure, le regardait à travers ses larmes et ne disait rien.
--Rodolphe, dit Ida, c'est un rêve que tu fais là... ce n'est qu'un rêve.
Léontine se cacha le visage dans ses deux mains et fit entendre un sanglot.
--Un rêve que je fais? reprit Rodolphe, un rêve qui va se réaliser, n'est-ce pas, Léontine?
Il avait peur de la réponse, malgré son air d'assurance.
Mademoiselle D'Aucheron branla la tête lentement à deux reprises et ne répondit point. C'était une réponse que ce silence, une réponse douloureuse que le jeune homme ne comprit que trop.
--Comment, vous trompez ainsi mes plus chères espérances, s'écria-t-il? vous ne m'aimez donc plus?....
--Rodolphe, je vous aime plus que jamais, Dieu m'en est témoin... et pourtant il faut que nous nous oubliions....
--Moi, vous oublier?..... Les femmes qui se vantent de leur tendresse infinie et de leur éternelle fidélité peuvent, dans l'espace d'un jour, mentir à leurs serments, oublier leur amour, mais les hommes ne sont pas ainsi, dit Rodolphe avec amertume.
--Rodolphe, je vous en supplie, fit Léontine, joignant les mains et regardant son fiancé avec l'expression de la plus affreuse douleur, ne me jugez pas, vous me jugeriez mal! ayez pitié de moi, je suis la plus infortunée des femmes! ne me méprisez point, je ne suis point coupable!
--Alors expliquez votre conduite et faites-moi connaître au moins le pouvoir occulte auquel vous obéissez.
--Impossible. Le secret qui me lie n'est pas le mien et je n'ai pas le droit de le révéler.... Ce serait un crime. Dieu seul peut le dévoiler. Rodolphe, il est un homme qui saura tout parce que cet homme prend la place de Dieu, c'est le prêtre. Je lui dirai tout; je lui ouvrirai mon coeur; il y verra tout l'amour que j'ai pour vous, toutes les angoisses qui me torturent. Il vous dira ensuite si je suis digne de mépris ou de pitié.....
Rodolphe réfléchit un instant puis il reprit d'une voix grave et brisée.....
--Léontine, ce que vous faites doit être bien, malgré le mal que j'en ressens. Vous m'aimez et vous me sacrifiez à un devoir plus saint que l'amour, que Dieu soutienne votre courage. Je serais indigne de vous si je ne respectais point votre secret ou si je suspectais vos motifs.
--Rodolphe, je n'ai plus qu'un espoir...... mourir bientôt......
Quand mademoiselle D'Aucheron fut sortie, Rodolphe et sa cousine, profondément attristés, cherchèrent longtemps, mais en vain, qu'elle pouvait être la cause de cette détermination subite.
--O mes beaux rêves! ô mes doux espoirs! ô félicités divinement entrevues!... adieu! adieu! dit à la fin le jeune docteur, et son front resta longtemps appuyé sur sa main. Un souffle avait passé et l'édifice de sa félicité n'était plus qu'une ruine.
Madame D'Aucheron, certaine maintenant que son ancien amant ne la trahirait point, se livrait à des accès de folle gaîté, riait, se moquait de la peur qu'elle avait eue, s'apostrophait à cause de sa sottise. Elle voulait se dédommager de ses angoisses. Elle s'attendait si peu à ce retour de la fortune. Les bonheurs vont deux par deux comme les malheurs. Quel allait être l'autre? Elle ne tarda pas à le savoir et faillit, dans sa joie inopinée, gâter sa délicieuse quiétude par une parole imprudente. Elle était dans son boudoir, voluptueusement enfoncée dans une berceuse de velours, rappelant avec délice les amertumes qu'elle avait bues, quand sa fille entra, se mit à genoux devant elle, l'entoura de ses deux bras et, l'embrassant avec une fiévreuse ardeur, lui dit:
--Mère, je n'apporte plus de résistance à tes volontés; je suis ton enfant soumise.
Madame D'Aucheron était sa véritable mère, il fallait donc qu'elle fût sa véritable fille. C'est ce qu'elle pensait. L'amour filial qui se réveillait tout à coup au fond de son coeur la transformait et lui donnait une grande force pour supporter les afflictions. On ne dit jamais au calice: Passe loin de moi! quand, en le vidant jusqu'à la lie, on peut arracher à la douleur le coeur d'une mère.
Madame D'Aucheron ne se mit pas en peine de savoir d'où venait un pareil changement dans les dispositions de sa fille. Elle crut y voir le travail de la vanité. Elle ne connaissait guère d'autre mobile aux actions, la pauvre femme.
--Chère enfant, dit-elle, comme tu me fais plaisir!... comme ton père va t'aimer! comme monsieur le ministre, ton futur mari, éprouvera de joie et de reconnaissance! Tu seras une grande dame. La femme de l'honorable monsieur Le Pêcheur! Il y en a qui ne trouvent point ce nom-là de leur goût, mais cela sonne bien; surtout avec le titre d'honorable. Tu vas faire des jalouses, ma petite, tu es bien heureuse. Et moi, quand je dirai: ma fille, madame laministresse... Il m'en passe des frissons.... J'ai de l'orgueil, vois-tu. Une mère est toujours orgueilleuse de ses enfants.... C'est comme si tu étais ma propre file..... Je t'aime autant.....
Léontine, la tête appuyée sur sa mère, était navrée par l'émotion. Elle se releva subitement, à cette dernière parole, et son regard interrogea madame D'Aucheron qui ne comprit pas.
--Ma mère rougit de moi, pensa-t-elle, et j'irais dire à un homme: prends moi pour ta femme, je suis digne de toi!... jamais! oh! jamais! La honte de ma naissance sera le châtiment de celui qui m'achète.....
Elle alla plus tard, comme elle l'avait dit, épancher son coeur dans le sein de son directeur. Elle avait besoin de s'appuyer sur quelqu'un pour marcher dans cette voie douloureuse où elle venait d'entrer. L'étonnement du prêtre fut grand; grande aussi fut son admiration pour le dévouement sublime de l'enfant. Cependant il ne trouva pas qu'il y avait lieu de se hâter d'accomplir le sacrifice. On pouvait temporiser. Le danger ne semblait pas imminent. Que d'incidents pouvaient surgir et modifier la situation. Puis il fallait toujours espérer en Dieu, même contre toute espérance. C'est quand les hommes de bonne foi ont perdu leur voie et se sont égarés dans des ténèbres les plus profondes, que la Providence fait rayonner son étoile pour diriger leur pas.
Léontine revint consolée, fortifiée, et comme bercée par l'espérance d'une mystérieuse protection.
Les jours passaient.
Sougraine était content. S'il ne pouvait sans danger chercher ses deux garçons il pouvait, au moins, voir sa fille. Il pourrait un jour se faire connaître à elle, car par sa position elle le protégerait.... Elle allait se marier avec un homme puissant!... Quelle chance! Après tout, son affaire n'aurait pas si mal tourné.... Il entra dans un hôtel et but un peu sec. Il fallait saluer la bonne fortune. Quand il sortit il rencontra Leroyer.
--Viens prendre un verre de vin, lui dit-il, la Langue muette a la joie au coeur, et puis il a de l'argent.
Il montra un rouleau de billets de banque.
La Longue chevelure le regarda tout surpris.
--Je ne te croyais pas si riche, Langue muette, lui dit-il....
--Riche et heureux!... On n'a pas dit le dernier mot.
La Langue muette, grisé par le vin, par la satisfaction d'avoir extorqué une bonne poignée de dollars et le bonheur d'avoir retrouvé, dans une position fort honorable, un enfant qu'il n'avait jamais connu, s'abandonnait aux délices du moment. De taciturne qu'il avait été il devenait jovial, de méfiant il se faisait expansif. La Longue chevelure suivait avec une certaine curiosité les phases de son ivresse. L'homme qui boit perd tout contrôle sur lui-même et devient indiscret. Il ne voit plus les choses telles qu'elles sont, mais transformées de mille façons selon les caprices de son imagination ou l'humeur de son caractère. Il se croit plus fort et plus roué que tous les hommes ensemble et ne craint plus de les provoquer. Il se vante et ne souffre pas qu'on le mette en parallèle avec d'autres. Ce qu'il fait, nul ne le ferait mieux, ce qu'il ne fait pas, on aurait tort de le tenter. Il trahit souvent ceux qui ont mis en lui leur confiance et il se trahit lui-même.
--Mon frère La Langue muette a peut-être assez bu, observa La Longue chevelure.
--La Langue muette peut boire encore et garder toujours la prudence du serpent, répondit Sougraine. Il n'a que des amis, et des amis puissants.
--Il est bon d'avoir des amis, surtout de savoir les garder, répliqua La Longue chevelure.
--L'amitié de la Langue muette est recherchée comme un trésor et sa puissance est grande, répondit avec ostentation, l'Abénaqui.
Il ouvrait la porte aux confidences. La Longue chevelure profita de l'occasion.
--Ton influence et ton amitié sont bien payées si j'en juge par ce que je vois, dit-il.
--La Langue muette n'a qu'à parler et l'or tombe dans ses mains comme une pluie. La Langue muette a ses secrets. Il tient dans ses mains la destinée de plusieurs. Mais il ne parlera pas.
--La Langue muette n'était ni si riche, ni si puissant il y a quelques jours, alors qu'il me demandait quelques misérables écus pour faire le voyage de Québec à Bécancour.
--La Longue chevelure était bien pauvre la veille du jour où il trouva des diamants bruts dans les Montagnes-Noires....
--Qui t'a dit cela? Langue muette.
--La Longue chevelure, lui-même, à Los Angeles.
Le sioux s'approcha de l'Abénaqui et le regarda fixement dans les yeux.
L'Abénaqui perdait contenance. Il s'apercevait tout à coup qu'il n'avait pas eu la prudence du serpent.
--Tu as bien vieilli depuis vingt-ans, Sougraine, mais tu n'as pas acquis la sagesse. Je t'ai dit que tu buvais trop....
Sougraine fut un instant abasourdi.
--Si la Longue chevelure a reconnu Sougraine, qu'il ne le trahisse point, supplia-t-il.
--La Longue chevelure n'est pas un traître!... mais d'où te vient tant d'argent et tant de gaieté?...
--Sougraine a retrouvé un enfant.... Tu sais? l'enfant de la jeune canadienne qui le suivit aux Montagnes Rocheuses.... C'est une fille. Tu l'as vue, tu la connais. Elle est belle, elle est riche, elle va épouser un ministre, monsieur Le Pêcheur.
--Que dis-tu là, Langue muette? Mademoiselle Léontine est ton enfant?... Tu ne te moques pas de moi?... Mais comment sais-tu cela?...
--Voilà ce que la Langue muette aura la sagesse de taire.
Un éclair traversa l'esprit du siou; c'était un souvenir limpide de certains incidents de la soirée de madame D'Aucheron.
--Sougraine, sois prudent. Je te quitte, mais pour te revoir bientôt.
Il voulait avoir le coeur net de cette affaire mystérieuse, le beau siou, et il se rendit chez madame D'Aucheron. Le Pêcheur prenait justement congé des dames. Elles se tenaient debout près de la porte où s'engouffrait un petit vent froid qui les faisait frissonner sous leur châles de laine.
--Au revoir, ma charmante amie, disait-il à Léontine. A bientôt, pour ne plus jamais vous quitter.
--Tu y vas un peu vite, toi, pensa le siou. C'est la fille de Sougraine. Eh bien! nous allons voir; c'est une partie à deux....
Il entra.
Tout en causant il envisageait madame D'Aucheron qui, sous son regard perçant, rougissait comme une jeune fille. Elle ne soupçonnait plus aucun danger. Elle croyait que l'heure redoutable était passée. En cherchant un peu on trouve toujours, sous l'empreinte de l'âge, quelques traces de la jeunesse. Le voile épais que les années étendent sur nos fronts devient transparent et nous apercevons tout à coup les traits que nous avions oubliés.
La Longue chevelure se dit à part lui:
--C'est bien elle.
Il profita des paroles qu'il avait entendues en arrivant, pour amener la conversation sur le mariage de mademoiselle Léontine, et, malgré les protestations de madame D'Aucheron, il n'eut pas de peine à comprendre le rôle de victime de la pauvre enfant. Son coeur n'était pas là. Elle ne l'avait pas repris. Elle savait peut-être le triste secret de sa mère, et s'offrait en expiation.
Léontine se rendit chez le vieil instituteur, afin de se faire accompagner de l'excellente madame Duplessis, dans sa visite aux pauvres du quartier.
--Savez-vous une chose, lui dit le bonhomme, ne vous mariez pas maintenant,bien qu'il faille manger le poisson frais et marier les filles jeunes. Attendez après les élections. On ne sait pas ce qui arrivera. Il peut être battu ce ministre de contrebande, et s'il tombe ça sera pour longtemps. Ces hommes-là n'ont pas deux chances en leur vie. C'est déjà trop d'une.Les gouvernements sont établis par Dieu, mais les gouvernants appartiennent souvent au diable.Vous me pardonnerez ma franchise si je parle ainsi de celui dont vous porterez peut-être le nom. Je sais que l'on vous offre en holocauste. Il va éprouver une rude contestation. Quand il ne sera ni ministre, ni député, il ne sera plus rien du tout, alors je ne crois pas qu'on s'obstine à vous le faire épouser.La mort des loups est le salut des brebis.
Le Pêcheur, lui, voulait épouser le plus tôt possible en prévision d'un échec. Avec une fortune on flotte toujours sur la mer politique.... D'Aucheron opinait aussi pour un mariage immédiat. Sa réputation d'homme d'affaire était intacte, et sa fortune, énorme dans l'imagination de tout le monde. Comment faire une alliance brillante quand les prétendants, au lieu d'une dot princière, n'auraient à recueillir que des titres inutiles et des comptes en souffrance?
Lorsque Léontine revint à la maison elle vit un rassemblement au coin de la côte Ste Geneviève et de la rue D'Aiguillon. Elle fut un peu effrayée parce que l'on y parlait fort. C'était un grand gaillard, à l'air intelligent, qui s'escrimait de la langue et des poings. Il était mécontent, indigné, furieux. On l'écoutait avec curiosité; plusieurs même l'applaudissaient....
--Oui, disait-il, on m'a jeté sur le pavé avec ma famille, sous prétexte d'économie, moi un vieux serviteur, un serviteur fidèle.... Que puis-je faire maintenant pour donner du pain à mes enfants? Vais-je, à l'âge de cinquante ans, apprendre un métier ou défricher une terre? Ah! l'on n'a plus besoin de moi!... Monsieur Le Pêcheur peut se dispenser de mes services. A nous deux, monsieur Le Pêcheur. Vous n'êtes pas encore élu.
--Savez-vous, demanda quelqu'un, l'heureux mortel qui vous remplace?
--Est-ce que je suis remplacé?... ce serait trop canaille par exemple....
--Tu n'as pas vu papillonner une jolie femme autour de l'honorable ministre? demanda un petit vieillard, d'un air narquois.
--Eh bien! ensuite? Cela ne veut rien dire. Les femmes papillonnent un peu partout....
--Où il y a de la lumière et quelque chose à butiner, ajouta quelqu'un.
--Et elles se brûlent les ailes, cria un autre.
Léontine, qui marchait toujours, n'en entendit pas plus long. Elle eut une pensée de mépris pour monsieur Le Pêcheur, et, comme elle s'était quelque peu habituée à l'idée qu'il serait son mari, elle ne put se défendre d'une légère atteinte de jalousie.
D'Aucheron jouait à la bourse. Il spéculait, achetant et vendant par l'intermédiaire d'un courtier, sans rien en posséder jamais, des actions de toutes les compagnies: compagnies de chemins de fer, de bateaux à vapeur, de canaux, de mines, et comme tous les spéculateurs, il s'éveillait quelquefois au chant de la hausse et souvent au gémissement de la baisse. Vilbertin lui prêtait les fonds et touchait les meilleurs bénéfices. Ce jeu de bascule avait des enivrements indicibles. Ceux qui risquent, sur le caprice des cartes, l'argent dont ils semblent embarrassés, peuvent avoir un aperçu du délire de ces grands joueurs aux millions, quand la partie s'engage à cent endroit divers et contre mille joueurs différents. Il y a, comme aux cartes, des trucs formidables, des coups d'une hardiesse folle, des succès inespérés, des pertes inouïes. Les lutteurs sont aux aguets; ils écoutent toutes les rumeurs, pèsent toutes les probabilités, questionnent continuellement les sentinelles qui se tiennent à l'affût. Le télégraphe parle partout à la fois à ces terribles hommes de proie, et chaque minute peut apporter un nouveau malheur ou une chance nouvelle....
D'Aucheron venait d'entrer chez le notaire. Il était très pâle, très énervé.
--Mauvaises nouvelles, dit-il. Les actions de la compagnie minière ont encore baissé tout à coup d'une façon désolante.... Elles sont descendues à cinquante-sept.
--Le notaire eut envie de sourire, mais il s'observa.
--C'est le temps d'acheter, répondit-il.
--Oui, mais il faut payer... j'en ai acheté trois cents sur marge, il y a un mois, à soixante-sept; c'est une perte énorme.
--C'est un peu lourd, en effet, dit le notaire.
--Il faut que je paie, cependant; j'attendrai ensuite que la hausse revienne; cela ne peut pas durer longtemps.
--J'espère que non, fit le notaire.
--Tu as été bien inspiré, toi, de ne pas acheter; tu croyais cependant qu'il n'y avait pas de danger.
--Je risquais ailleurs pendant ce temps-là....
--Vas-tu me fournir l'argent dont j'ai besoin?
--Je t'avoue que tu me mets un peu dans l'embarras.
--Il y va de mon honneur, tu sais, Vilbertin, ne va pas me lâcher....
--Veux-tu faire une belle spéculation? demanda le notaire.
--Je ne guette que l'occasion... et je trouve qu'elle tarde beaucoup....
--Cette fois, tu n'as pas de baisse à craindre; c'est un coup d'as... la plus belle affaire de ta vie....
--Comment se fait-il que tu ne la gardes pas pour toi, cette affaire, si elle est si bonne?
--J'y ai de grands intérêts.
--Vraiment? Alors, parle.
--Assieds-toi, là; écoute bien: j'ai envie de me remarier.
--C'est une idée.
--Très drôle, je l'avoue.
--Je croyais que tu avais fait voeu d'éternel veuvage.
--Oui, mais c'est la vertu personnifiée que j'adore en secret....
--A la bonne heure! Et c'est en secret que tu l'aimes?
--Oui, tu es le premier à qui je le dis.
--Sait-elle au moins, cette vertu, que tu existes et que tu peux devenir son protecteur légal?
--Elle ne le sait pas, mais tu vas te charger de le lui apprendre.
--Moi? est-ce que je la connais?
--Oh! parfaitement, c'est mademoiselle Léontine, ta fille. Quand je dis: ta fille....
D'Aucheron fit un bond.
--Tu plaisantes, dit-il... tu sais bien qu'elle est promise à Le Pêcheur, et que le mariage doit avoir lieu prochainement.
--Un mariage, c'est facile à rompre cela, surtout quand il n'est pas fait. Voyons, songes-y, la chose en vaut la peine. Je mets, dans la corbeille de noces, la maison que tu viens d'acheter avec mon argent et d'autres bagatelles encore.
D'Aucheron était ahuri. Les dollars se livraient devant ses yeux à une danse macabre des plus étourdissantes. C'était un tourbillon de pièces blanches qui sonnaient un carillon d'enfer en se heurtant dans leurs élans insensés. Une objection jeta du froid dans son imagination.
--Les dons que tu feras à ma fille, dit-il, te reviendront avec elle. Le risque n'est pas fort de ton côté....
--Tu n'auras toujours pas à les payer, toi, et c'est bien quelque chose, ce me semble.
--C'est à dire que je serai gros Jean comme ci-devant.
--Tu seras toujours mieux que maintenant, puisque d'un signe je puis décréter ta ruine....
D'Aucheron courba la tête.
--Je suis tombé dans un piège, pensa-t-il, cet ami-là est mon plus redoutable ennemi.
Il dit tout haut et d'un ton indécis:
--Je songerai à cela; j'y songerai.
--Je songerai, moi aussi, à la demande que tu m'as faite tout à l'heure, riposta Vilbertin.
--Voilà l'argument par excellence, pensa D'Aucheron; évidemment, je vais en sortir--si j'en sors--joliment déchiqueté.
Puis, il dit:
--Il faut toujours bien que je parle de cela à ma femme. Je prévois une opposition sérieuse.
--Ta femme sera plus accommodante que tu ne le supposes... tu peux m'en croire.
Il pouvait la compromettre. Une femme qui emprunte de l'argent à l'insu de son mari n'aime guère à rendre ses comptes. C'est ce que pensait le notaire Vilbertin.
Quand D'Aucheron fut sorti, il se frotta les mains avec une satisfaction évidente:
--Je l'aurai, se dit-il, en ricanant, je l'aurai! Et son gros ventre sautait, sautait si bien que tout son coeur semblait y être descendu.
D'Aucheron grommelait en marchant. Il voyait bien qu'il pouvait retirer quelque bénéfice du mariage de Vilbertin avec Léontine, mais il était un peu tard pour songer à cette union. La spéculation serait peut-être meilleure qu'avec monsieur Le Pêcheur. S'il avait parlé plus tôt, lui, le notaire, on aurait pu s'entendre et monter une excellente affaire. Il s'était mis dans un beau pétrin avec ses emprunts inconsidérés et ses spéculations hasardeuses. Et, qu'allait dire le ministre, le fiancé tant adulé? Que deviendraient ses contrats avec le gouvernement et toutes ces intéressantes annexes qu'on appelle le tour du bâton?...
Il sentait des chaleurs lui monter au visage et trouvait le vent tiède. Il se faisait une lutte terrible en son âme et cette lutte le fatiguait. Il ne pouvait pas résister au notaire, il le sentait bien, puisqu'il le ruinerait sur le champ. Ruiné, pourrait-il encore offrir sa fille à l'honorable monsieur Le Pêcheur et le ministre voudrait-il l'épouser? Mais qu'allait dire Léontine de ce changement à vue dans les sentiments et les calculs de son père? Se résignerait-elle encore? Ne finirait-elle point par se révolter et par traiter comme ils le mériteraient les caprices de ses bons parents. Pour lui, il comprenait bien son devoir; il n'y avait plus à balancer....
Il arriva chez lui sans avoir vu, sur sa route, nombre de ses connaissances qui le saluèrent. Seulement comme il mettait le pied sur le seuil de sa maison, il aperçut, à quelques pas, deux ministres qui lui firent des signes amicaux. Il était trop tard pour entrer; il dut subir leurs compliments.
--Nos félicitations, monsieur D'Aucheron, lui dirent-ils, en lui tendant la main. Il n'est bruit dans la ville que du prochain mariage de notre collègue avec mademoiselle votre fille....
--Ce n'est qu'une rumeur, répondit D'Aucheron embarrassé; les rumeurs ne sont pas toujours vraies.
--Oh! monsieur Le Pêcheur lui-même vient de confirmer l'heureuse nouvelle. Il est chanceux. Une jeune personne d'une beauté remarquable et d'une vertu plus remarquable encore, dit-on... et puis, ce qui ne gâte rien, une petite part des écus du papa.
Ils se mirent à rire.
D'Aucheron rongeait son frein: une colère sourde bouillonnait au fond de son coeur.
--Le mariage n'est pas du tout décidé, je vous le jure, répliqua-t-il. Vous savez, il faut toujours un peu consulter le goût et les sentiments de ces chères petites créatures... et parfois elles ont des caprices, toutes bonnes et toutes vertueuses qu'elles soient.
--En tout cas, présentez à la future nos hommages respectueux et nos voeux les plus sincères pour son bonheur.
--Je n'y manquerai pas, dit D'Aucheron en ouvrant la porte.
--Madame D'Aucheron est-elle sortie, demanda-t-il à la servante?
--Elle est dans sa chambre, monsieur, lui fut-il répondu.
Il monta. Madame D'Aucheron remarqua son air un peu singulier.
Il entra sans préambule dans le coeur du sujet.
--Tiens-tu beaucoup au mariage de Léontine avec monsieur Le Pêcheur?
--Pourquoi cette question? tu le sais bien que j'y tiens. Tu t'es donné bien du mal pour nous faire comprendre que cette alliance nous sauvait pour toujours, nous élevait au-dessus des autres, et je l'ai compris, et Léontine a fini par le comprendre aussi. Il me tarde qu'il soit accompli, ce mariage.
--Il ne s'accomplira pas cependant.
--Ce n'est pas sérieusement que tu parles?
--Très sérieusement.
--D'où vient ce changement d'idées? As-tu ton bon sens, mon mari?
--Nous sommes à la merci d'un excellent ami qui joue avec nous comme le chat avec la souris. Il faut en passer par ses volontés.
--Quel peut être ce tyran?
--C'est mon ami le notaire Vilbertin.
--Vilbertin? A-t-il quelque chose contre monsieur Le Pêcheur? A-t-il songé qu'en se vengeant de lui, c'est nous qu'il allait atteindre? Ce n'est pas possible qu'il nous fasse tant de mal, lui un ami cent fois éprouvé, non ce n'est pas possible.
--Ce n'est pas possible, si tu veux, mais c'est comme cela.
--Et pourquoi agit-il de la sorte? quelle raison donne-t-il?...
--C'est tout simplement une substitution qu'il veut faire...
--Une substitution? qu'est-ce que cela veut dire?
--Cela veut dire que Léontine aura toujours un épouseur quand même.
--Un épouseur? qui? Un autre ministre?...
--Non, pas un ministre...
--Un député au moins?
--Pas un député, non plus...
--Mon Dieu! mon Dieu! où s'en vont mes rêves?
Elle poussa un long soupir, puis elle demanda d'une voix inquiète:
--Est-il riche, au moins?
--Riche, veuf, assez jeune encore...
Elle poussa un autre soupir, un soupir de satisfaction, cette fois.
Elle avait pensé voir s'écrouler sa magnifique demeure, disparaître ses équipages, ses toilettes, toutes les délices de sa vanité. Cependant une ombre traversa cette lueur: le spectre de Sougraine. Si l'Indien allait tenir pour le ministre? Ils sont entêtés ces sauvages. Il ne voudrait pourtant pas troubler le repos de celle qu'il croyait être sa fille.
Madame D'Aucheron était très agitée; elle se sentait menacée de nouveau. Ça ne finirait donc jamais cette alternative de quiétude et de terreur? Elle regrettait bien d'avoir adopté cette enfant. C'est à cause d'elle qu'elle se voyait en butte à tous ces ennuis, à cause d'elle qu'un passé coupable se dressait tout à coup. Faites du bien maintenant, voilà la récompense. Elle avait presque envie de la haïr, cette jeune fille qui troublait sa sécurité et faisait sourdre des remords éteints.
--Enfin, reprit-elle, avec l'accent du dépit, où est-il cet homme qu'il faut accepter à la place de l'honorable monsieur Le Pêcheur?
--Tu ne le divines point? cela m'étonne.
--Ce n'est toujours pas le notaire Vilbertin.
--C'est là ton erreur: c'est précisément le gros, le rond, mais le riche notaire.....
--Le notaire Vilbertin! exclama madame D'Aucheron! Va-t-il se montrer généreux au moins?
--Comme tous les avares qui sont mordus au coeur par l'amour. Il fera des folies sublimes.... Et si nous sommes intraitables, il nous ruinera complètement.
Ils firent demander Léontine. La jeune fille, qui cherchait dans la musique un adoucissement à ses douleurs, fit, en se levant, glisser ses doigts agiles sur le clavier et les gammes s'élancèrent comme des fusées d'harmonie. Elle entra dans la chambre de ses parents adoptifs et attendit, debout, ce qu'on lui voulait.
--La nouvelle que j'ai à t'apprendre, mon enfant, commença madame D'Aucheron, va te surprendre un peu, beaucoup même, mais elle ne te causera pas de peine, j'en suis sûre.
--Parlez, mère.
--Ma fille, tu n'épouseras pas monsieur Le Pêcheur.
--Vraiment! fit Léontine en joignant les mains, que vous êtes bons, chers parents! Que je suis heureuse.
Les D'Aucheron sentirent qu'ils n'étaient pas si bons que cela. La joie naïve de leur fille leur fit mal. Ils se regardèrent un moment sans rien dire... A la fin, comme il valait mieux en finir tout de suite, D'Aucheron ajouta:
--Il se présente un autre parti,.... un homme riche, très riche même, et jeune encore. Il t'aime à la folie.... c'est un notaire.... Une profession très digne, le notariat. Il va te faire une corbeille de noces splendide..... et il m'aidera à sortir de mes embarras financiers..... Il vaut autant l'avouer, j'ai des embarras financiers. Tout le monde en a.
Léontine avait pâli et sa tête s'était inclinée sur sa poitrine. Elle ne répondit pas.
--Tu comprends, continua D'Aucheron, je ne te donnerais pas à un homme qui ne serait point honorable, bien posé dans le monde. Je tiens à ce que tu vives en grande dame. Vilbertin est mon ami d'enfance.....
--Vilbertin! s'écria Léontine, le notaire Vilbertin! Consommons vite le sacrifice, ô mon Dieu! car l'autre prétendant qui suivrait serait peut-être pire encore.
Son désespoir s'armait d'ironie.
--N'est-ce pas que tu vas te montrer soumise... comme toujours, mon enfant? murmura madame D'Aucheron, avec l'accent de la prière....
--Ne suis-je pas votre chose?.... vendez-moi donc au plus haut enchérisseur, répliqua Léontine en les regardant avec fierté.
Les D'Aucheron furent étonnés de cette sanglante réplique et courbèrent le front, à leur tour, sous le regard étincelant de la jeune fille.
--Vilbertin te rendra heureuse; il me l'a bien promis, reprit D'Aucheron, et, tu sais, ces gens là--il allait dire les avares--quand ils aiment, c'est une fureur, une folie.....
--Enfin, décidez de moi comme il vous plaira; répliqua Léontine, vous me trouverez toujours soumise.
Elle songeait maintenant au secret de sa mère et cela lui donnait l'esprit d'abnégation. Elle se retira. Quand elle fut sortie, monsieur D'Aucheron dit à sa femme.
--Ça n'a pas été, après tout, aussi malaisé que nous le supposions.