L'amour du notaire pour Léontine allait en grandissant de jour en jour. Les passions qui s'éveillent tard gagnent en intensité ce qu'elles ont perdu en durée. Il lui tardait de se jeter aux genoux de cette enfant pour lui demander pardon d'avoir osé l'aimer, pour la supplier d'avoir pitié de lui. Il serait assez éloquent pour l'attendrir. On ne résiste pas à un amour comme le sien. Il crut bon, toutefois, de mettre mademoiselle Ida Villor dans ses intérêts. Il la savait l'intime amie de Léontine. Il quitta donc son bureau et se rendit chez madame Villor. On le reçut cordialement. Un bienfaiteur!.... Il fit comprendre à mademoiselle Ida qu'elle et sa mère lui devait un peu de reconnaissance. Six mois de loyer, c'était quelque chose..... Il ne demandait rien, en retour, si non un léger service, une parole seulement. Parler, c'est facile et ça ne coûte pas cher... Il faudrait voir mademoiselle Léontine et lui dire, sans faire semblant de rien, qu'il avait un bon coeur, lui Vilbertin, qu'il rendrait certainement une femme heureuse..... qu'il était riche, avec cela pas égoïste comme il y en avait tant...... qu'il n'était pas sans pitié pour les pauvres; au contraire. Ida le remercia avec effusion de ce qu'il faisait si généreusement pour elle et sa mère, mais elle lui rappela que Rodolphe était son cousin à elle, presque son frère, et qu'elle ne pouvait pas détacher de lui la seule femme qu'il eut jamais aimée.... c'eût été une trahison.
Le notaire, dans son aveuglement, avait oublié que Rodolphe était le cousin d'Ida. Il s'en revint tout penaud, jurant qu'on ne le reprendrait plus à faire des remises de loyer.... Il cherchait un moyen de se venger. Les âmes basses ne manient bien que cette arme: la vengeance. Elle est à la portée de tous les lâches.
Quand il fut dans son étude il rédigea cette affiche originale:
GENS PAUVRES
Un philanthropeVous offre un logement gratisPour l'année prochaine.Allez au No. 444, rue Richelieu.
Il paya quelques centins pour faire coller cette affiche sur les murs de la porte St. Jean, dans l'escalier de la rue Buade, à la salle Jacques Cartier, et sur la clôture du terrain vacant, près de l'Eglise du-Faubourg St. Jean. Tous les passants lisaient et se sentaient pris de curiosité.
Le lendemain il se présenta chez D'Aucheron. Mademoiselle Léontine ne recevait point: elle était souffrante.
Il revint chez lui, écrivit une longue lettre toute de feu, mais dans le style du parfait notaire, et la fit porter à l'objet de sa passion. Il demandait une réponse et se mourait en l'attendant. La réponse ne vint pas.... la mort non plus.
Il fut plus heureux le lendemain. Il la vit, cette adorable créature dont il raffolait. Il se jeta à ses genoux. Il avait vu quelque part, au théâtre peut-être, que cela se faisait dans les grandes passions. Il voulut lui embrasser les mains, il ne réussit qu'à effleurer le velours de sa robe. C'était déjà quelque chose. Elle fut tentée d'appeler au secours.
--Si vous saviez comme je vous aime! lui disait-il, et sa voix rauque avait des pleurs de lubricité... Je suis riche et ma fortune est à vos pieds. Pour vous je donnerais la terre entière, si je la possédais; je donnerais toutes les félicités du ciel.
--Si vous le possédiez, ajouta Léontine qui s'était tout à coup décidée à rire de cette étrange passion, afin de la mieux désarmer. Il n'y a rien comme le rire pour tuer l'amour.
--Avec vous je le posséderais, le ciel! oui, et je n'en voudrais pas d'autre, continua-t-il..... Depuis que je vous ai vue, au bal, l'autre jour, je n'ai pas eu de repos. Votre souvenir m'a poursuivi partout, la nuit, le jour, au travail, à la promenade, toujours, toujours! Je voulais vous oublier d'abord: je pensais bien que vous ne m'aimeriez pas. Je ne suis ni beau, ni jeune. Vous en aimiez un autre! Vous étiez promise... Je me faisais toutes les objections. Je savais que j'étais fou. Et cependant c'était inutile, je ne pouvais éteindre cette flamme étrange. Je me délectais dans mon désespoir. Elle ne peut toujours pas m'empêcher de la voir en rêve, me disais-je, m'empêcher de songer à elle?
Oh! que je voudrais être plus jeune! plus beau, plus riche! plus renommé! Mais mon amour suppléera à tout ce qui me manque; daignez, ô daignez m'accorder votre main! Je serai le plus dévoué des maris. Vos moindres désirs seront pour moi des ordres; je ne vivrai que pour vous. Vous puiserez dans ma bourse pour vos pauvres... vos pauvres que vous aimez tant! Vous leur donnerez tout ce que vous ne voudrez pas garder pour vous même... quel besoin aurai-je des biens et des richesses, moi, quand je vous posséderai? Vous serez tout mon bien, toute ma vie, toute ma richesse! Oh! par pitié, mademoiselle laissez-vous attendrir.
Il était épuisé. Il poussa un énorme soupir qui retentit dans les quatre coins du salon, et s'essuya le front avec son mouchoir.
Léontine l'avait trouvée joliment grotesque cette éloquence de notaire.
--Relevez-vous, dit-elle, en souriant d'un air sardonique, je vous pardonne.
Il se releva. Son enthousiasme était quelque peu tombé. Seulement il avait dans les paupières des éclairs de chaleur qui indiquaient un orage. Il acheva par où il eût dû commencer.
--Votre père vous a dit, n'est-ce pas, que je sollicitais votre main.
--C'est vrai, mais vous n'êtes pas généreux; vous menacez mes parents de toutes sortes de malheurs si je résiste à vos instances.
--Je vous aime tant que je ne reculerai devant rien pour vous obtenir....
--Ce n'est pas moi que vous aimez alors, c'est vous même.
--C'est vous, mais parce que vous devez être à moi. N'est-ce pas toujours ainsi?
Mademoiselle D'Aucheron lui fit comprendre qu'elle ne pouvait pas décemment rompre avec l'autre et s'engager avec lui en une minute. Elle passerait pour une étourdie. Elle eût mieux aimé ne point se marier; cependant s'il fallait faire cet acte de dévoûment pour sauver ceux qui avaient eu soin de son enfance, elle se sentait capable de le faire. Mais celui qui l'épouserait serait bien sot de prendre une femme incapable de l'aimer. Elle ne serait que sa servante dans sa maison, car une femme qui n'aime point son mari ne fait plus dans sa maison que le rôle d'une servante.
Léontine venait d'échapper à une union détestable, mais ce n'était que pour subir une humiliation plus profonde, et pour accomplir un sacrifice plus pénible encore... Le bon Dieu n'avait donc point pitié d'elle. Cette fois il n'y aurait plus de délai. L'épée était suspendue par un fil sur la tête de ses parents. Vilbertin n'avait qu'à le vouloir et le fil se romprait.
Ne vaudrait-il pas mieux, cependant, laisser se consommer la ruine des D'Aucheron plutôt que son malheur à elle?... Ah! si comme elle le croyait, il n'y avait pas longtemps encore, elle n'était pas la fille de madame D'Aucheron, ce serait bien aisé de laisser faire les événements, de se tenir à l'écart.... Elle avait assez souffert, déjà, pour payer les faveurs dont on l'avait comblée.... Mais ce n'était plus cela. Madame D'Aucheron était sa mère.... Elle l'avait avoué à Sougraine.... Ce ne pouvait pas être un mensonge. Pourquoi un mensonge? Pour se débarrasser des importunités de l'Indien, peut-être. Qui sait? Oh! si elle savait! si elle pouvait savoir? Elle avait envie de se jeter aux pieds de sa mère et de lui demander la vérité, toute la vérité, si affreuse qu'elle pût être. Mais quelle honte pour sa mère! Non, ce serait trop cruel de la faire souffrir ainsi: Dieu arrangerait cela.
La Longue chevelure s'était plu à voir mademoiselle D'Aucheron et à causer avec elle. Rien ne le charmait comme la fraîcheur de sa voix, la naïveté de son esprit, l'éclat de son oeil noir. Il gémissait avec elle car il avait souffert aussi lui, et ceux-là seuls savent compatir aux douleurs des autres, qui ont bu le calice des amertumes. Il avait voulu s'assurer qu'elle aimait toujours le jeune docteur et qu'elle n'aimerait jamais que lui. Alors il revint trouver l'Abénaqui. Il l'avait averti qu'il le reverrait bientôt.
--Sougraine, lui dit-il, tu sais que ta fille n'aime pas le ministre.
--Cela ne fait rien.
--Sougraine, tu sais que ta fille aime un jeune médecin.
--Cela se peut bien....
--Sougraine, si tu tiens à ta tête tu vas donner ta fille à celui qu'elle aime.
La Langue muette fit un bond, regarda la Longue chevelure avec terreur et dit en suppliant:
--La Longue chevelure a le coeur trop bon pour forcer Sougraine à rompre une union qui va faire sa fille riche... et heureuse....
--Tu mens, ta fille en mourra de chagrin.
--C'est que, vois-tu, le mariage est décidé. Tout est arrangé.... Le ministre se fâchera. On ne sait pas ce qu'il peut faire....
--Je sais bien ce que je ferai, moi, si tu ne m'obéis point....
Le directeur de mademoiselle Léontine fit une visite au notaire Vilbertin. Il fut très bien accueilli. On parla politique, religion, instruction, entreprises. Le notaire y mit beaucoup de bonne volonté. Rarement il se montrait si loquace. Il était probablement heureux; on est aimable envers tout le monde quand on est heureux. L'abbé lui demanda, en se levant pour prendre congé, s'il était vrai qu'il allait bientôt épouser une jeune et jolie fille.... Le notaire, gonflé de joie, n'osa pas nier.
--Je ne doute pas que cette jeune fille ne vous apporte son amour, lui dit-il avec intention.
Le notaire eut un soupçon et répondit froidement:
--Quand on se marie c'est signe que l'on aime.
L'abbé lui fit observer que malheureusement le contraire arrivait quelquefois et qu'alors la bénédiction divine ne descendait pas sur ces mariages. Il n'y avait que des peines au foyer, des remords, des reproches.
--Je ne parle pas pour vous, disait-il, car je suppose que vous êtes aimé....
Et il continuait à faire une peinture redoutable des tortures de toutes sortes qui sont réservées à ceux qu'un amour sincère n'a pas réunis.
Le notaire écoutait tout rêveur. Il sentait bien qu'il disait vrai et c'était pour cela qu'il souffrait de l'entendre.... Peu à peu et graduellement le prêtre en vint jusqu'à le supplier de renoncer à ce projet de mariage, au nom de sa tranquillité, de son bonheur à lui, au nom de la paix et de la félicité de cette jeune fille qui s'immolait par dévouement filial...
--Vous auriez pu commencer par la fin, répondit froidement le notaire, cela vous aurait ménagé du temps, et à moi aussi.
Puis il s'assit à son bureau et se mit à écrire. A la vérité il ne savait pas du tout ce qu'il écrivait. Il voulait faire comprendre à son visiteur qu'il ne faisait aucun cas de ses observations.
--Monsieur le notaire a sans doute de nouvelles affiches à rédiger, je lui demande mille pardons et me retire, dit malicieusement l'abbé en sortant.
Le notaire lui lança un regard foudroyant.
--Ces calotins! grogna-t-il, de quoi se mêlent-ils donc? est-ce qu'on va les déranger dans leurs douce solitude?... Ils veulent tout régenter. Laissons faire, ils verront bientôt qu'on peut naître et mourir sans eux... et surtout qu'on, peut se marier sans leur consentement. Quand donc aurons-nous l'esprit de nos cousins de France et surtout leur courage? Voyons, ajouta-t-il, se parlant à lui-même, ne nous excitons pas trop, mon petit ami, tu sais que le sang te monte au cerveau, et c'est dangereux. L'apoplexie te guette; évite-la. On a toujours le temps de faire le plongeon. Qui peut dire après tout ce qui nous attend là-bas, dans cette maudite tombe?..... Si c'était vrai ce qu'ils nous enseignent de Dieu et de la religion, les prêtres!..... Voyons! j'ai trop d'esprit pour perdre mon temps à scruter ces mystères. Et puis le bon Dieu aura pitié de nous. Il sait bien qu'il n'y pas de malice. Est-ce notre faute si nous sommes ignorants? Au bout la fin! soyons homme; pas de crainte chimérique, pas de courbettes. Renoncer à mon amour! renoncer à la posséder, elle, cette belle jeune fille que je vois dans mes rêves, que je désire de toutes les ardeurs de mon âme, oh! il est fou!..... Il ne sait donc pas ce que c'est qu'aimer?... Mon coeur qui se reposait depuis longtemps ne s'est pas réveillé pour rien. Je le sens battre, je le sens brûler. J'ai du feu dans les veines.... Et l'on veut que tout cela se refroidisse soudain, que tout cela se taise et meure sans retour! Allons donc! je suis plein de vie, et je veux aimer, et je veux jouir des délices de l'amour, et je briserai tout ceux qui me feront obstacle.... Je me moque bien, moi, d'un ciel qui vient trop tard et d'un enfer qui brûle moins que mes sens! Je veux me plonger dans un océan de voluptés, je veux mourir d'ivresse!
Après cette élucubration érotique le notaire se baigna le front dans l'eau glacée. Il avait toujours peur de l'apoplexie.
L'allusion qu'avait faite en partant le jeune abbé n'avait pas, comme on le voit, manqué son effet.
Les passants lurent cette affiche singulière qui promettait un logement pour rien. Plusieurs rirent de cela, mais beaucoup s'imaginèrent que c'était un truc de la charité. La charité fait souvent le bien comme la haine, le mal, en se cachant. Ils se dirigèrent vers la rue Richelieu. On pouvait toujours voir.
Madame Villor ne connaissait rien de l'affaire et comprit que c'était une mystification. Ida devina d'où le coup partait. Rodolphe alla en parler à Duplessis le vieil instituteur. A chaque instant on entendait monter, puis frapper à la porte. On voulait voir ce logement. Il ne manque pas de gens qui seraient heureux d'être hébergés gratis...... C'était un va-et-vient étourdissant dans les escaliers. La maison toujours ouverte, faisait entrer le vent et le froid. On gelait. La malade empirait. Réellement il y avait une persécution atroce.
Le père Duplessis dit à Rodolphe qui lui demandait un conseil:
--Il manque un mot à l'affiche; vous êtes jeune, courez l'écrire.
--Qu'est-ce donc?
--On est prié de s'adresser au notaire Vilbertin, rue du Palais.
Rodolphe courut dans tous les coins de la ville où les malheureuses affiches avaient été placardées et fit la correction suggérée par le professeur.
La foule prit alors le chemin de l'étude du notaire. Ce fut une véritable avalanche. Le notaire ahuri donnait à tous les diables les malencontreux qui le venaient déranger ainsi. Il n'y avait pas écrit sur l'affiche de s'adresser à lui. Il savait bien qu'il n'avait pas mis cela... Au reste, il affirmait qu'il n'était pas l'auteur de cette annonce ridicule. Les gens venaient, venaient toujours comme en procession. Chacun craignant d'arriver trop tard, on se pressait, on se bousculait pour entrer, on criait du dehors, on se réservait un petit coin, n'importe lequel. Et lui, frappait sur son pupitre avec son poing fermé, ordonnait de sortir, menaçait d'appeler la police... Jamais de sa vie il n'avait éprouvé une pareille contrariété; il en voulait à tout le monde... surtout à cette famille Villor qu'il gardait par charité dans cette excellente maison dont il aurait pu tirer un bon profit.
Il se vit dans l'obligation de fermer son étude pendant quelques jours. L'idée lui vint d'aller relire son placard pour voir si l'on était justifiable de venir ainsi le troubler. Il poussa un cri de malédiction quand il lut: Adressez-vous au notaire Vilbertin, rue du Palais.
--Ce ne peut-être que ce freluquet de médecin, pensa-t-il... le neveu de la Villor. Gredin, va! tu me le paieras.
Il donna quelques sous à un gamin pour faire déchirer toutes ces affiches. Afin de calmer un peu son esprit irrité, il se mit à songer à son prochain mariage. Tout s'effaçait devant l'enivrante effluve de volupté que lui apportait le souvenir de Léontine. Il se grisait de folles espérances comme d'autres se grisent de désespoirs insensés. Tout son regret, c'était d'avoir perdu tant de jours qu'il aurait pu dépenser dans les jouissances exquises de l'amour. Comme il passait vis-à-vis l'école des frères, il vit quelques personnes entrer dans l'église du faubourg St. Jean.
--Les hypocrites! murmura-t-il. Ne vaudrait-il pas mieux travailler que de venir pleurnicher devant des images? Quoi d'étonnant qu'il y ait tant de pauvres! Les protestants prient moins et travaillent plus, aussi, comme ils font de l'argent!... Ah! mais, c'est elle! ajouta-t-il, c'est elle! et une étrange émotion serra sa poitrine.
Mademoiselle D'Aucheron entrait dans l'église.
Les riches, les heureux de la terre sentent peu, sans doute, le besoin de prier. La prière, c'est la supplication, c'est l'humiliation dans la poussière; les malheureux seuls savent bien prier. C'est à eux aussi que la bonté divine se manifeste davantage.
Le notaire suivit la jeune fille. L'église avait un charme inconnu maintenant. Ce n'est pas Dieu qu'il venait y chercher, cet homme sensuel et impie, c'était une ivresse toute charnelle. Il s'assit dans un banc, en arrière de l'église, et après avoir porté des regards sceptiques sur les tableaux qui ornaient les murailles, sur les statues dorées rangées autour de l'abside, sur la lampe d'argent qui brûlait dans l'ombre comme une âme chaste, il les arrêta sur la jeune fille à genoux devant l'autel et se mit à penser:
--Tu perds ton temps et tes peines, car le bon Dieu ne s'enferme pas comme un bijou dans une boîte dorée.....
Il se disait encore:
--Si je croyais, je ne dirais pas cela. Je n'ai pas l'intention d'offenser Dieu. Ce n'est pas ma faute, à moi, si je n'ai point la foi.
Il avait peur; la couardise et l'impiété se tiennent par la main.
--Qu'on me la donne, la foi, on m'a bien donné la vie sans ma permission.
Il était de ces âmes lâches qui ne cherchent point la vérité, se complaisent dans l'ignorance, et ne veulent pas être troublées dans leur fausse quiétude.... Elles ne savent pas que Dieu se révèle aux humbles et qu'il se cache aux orgueilleux. La religion du Christ étant une religion d'amour et d'humilité, c'est par l'amour et l'humilité qu'on arrive à la connaître.
Mademoiselle Léontine se leva. Le notaire se précipita à genoux et se cacha le visage dans ses mains. Il écoutait le bruit des pas légers qui glissaient sur les dalles sonores, dont chaque son se répercutait dans son coeur. Quand elle passa près de lui, il la regarda furtivement.
--Comme elle est belle! fit-il... Au moins, j'espère qu'elle m'a vu.... Elle va me croire dévot..... C'est une bonne idée que j'ai eue là...
Il sortit avec l'intention de la rejoindre. Comme il en approchait, Rodolphe débouchait de la rue Ste Marie, et les deux jeunes gens se donnèrent une poignée de main longue et forte qui fut comme un serrement de tenailles pour l'âme du notaire. Il ralentit le pas, car il ne voulait point être vu. Nulle situation n'est pénible comme celle d'un amoureux qui se trouve en présence de l'objet de son amour et d'un rival fortuné.
Rodolphe dit à Léontine qu'il partait pour St Raymond. Il allait emmener sa tante et sa cousine. Il vivraient tous trois ensemble. La tante était mieux; elle pouvait supporter le voyage. Léontine savait déjà le projet du jeune homme. Elle dit qu'elle allait bien s'ennuyer de se voir seule, abandonnée en quelque sorte de ceux qu'elle aimait le plus au monde, mais qu'elle irait les voir. Oui, elle irait bien sûr..... Et ils viendraient eux aussi; ils viendraient souvent, le chemin de fer serait construit bientôt; ce serait facile.
Dans le même temps Sougraine entrait chez monsieur Le Pêcheur.
--Tu n'as pas voulu y mettre le prix, monsieur le ministre, dit-il après les salutations d'usage, eh bien! tu ne l'auras pas. La Langue muette te l'a dit, il est tout puissant dans cette maison, et il a décidé que mademoiselle Léontine donnerait sa fortune et sa main au docteur Rodolphe.
--Ne viens pas m'ahurir avec tes chansons démodées, répliqua le ministre. Sais-tu que le métier que tu fais peut te conduire en prison. On appelle cela du chantage. C'est un vol déguisé, mais c'est un vol.
--L'Indien fait payer un grand service, voilà tout, il n'y a rien de blâmable en cela, monsieur le ministre.... Il aurait pu te faire épouser une jeune fille belle et riche; tu as pensé l'avoir sans lui, c'est ton affaire. Je viens te déclarer que tu ne l'auras point.
Sors d'ici, dit Le Pêcheur qui commençait à perdre patience.
L'Indien ne se le fit point répéter. Il sortit.
--Voilà une affaire réglée, se dit-il, en cheminant. Le ministre et l'indien ne naviguent plus dans les mêmes eaux. Il faut voir l'ancienne maintenant.
L'ancienne, c'était madame D'Aucheron. Il n'y avait pas à reculer; le sioux aux longs cheveux n'entendait pas badinage, et il ne fallait point s'exposer à être livré à la justice des hommes.
Madame D'Aucheron fit remarquer à Sougraine que ses visites étaient trop fréquentes, cela semblait inexplicable aux gens de la maison.
--L'Indien est forcé d'agir, répondit Sougraine; il a le couteau sur la gorge; il est reconnu....
--Reconnu! exclama madame D'Aucheron en pâlissant....
Une peur effroyable s'emparait d'elle....
--Il n'y a pas encore de danger, reprit l'indien, car celui qui sait notre secret le gardera bien, mais à une condition....
--Qui est-il donc cet homme? à quelle condition? demanda fièvreusement la pauvre femme.
--C'est la Longue chevelure.....
--Mon Dieu! mon Dieu! qu'il ne dise rien.
--Il ne parlera pas; il me l'a juré, et sa parole est irrévocable. Mais.....
--Quelle condition met-il à son silence?
--Le mariage de notre fille avec le docteur Rodolphe.
--Le mariage de notre fille!..... notre....
Elle ne savait plus que dire, avait envie de défaire ce qu'elle avait fait, de jurer que Léontine n'était pas sa fille..... qu'elle ne savait rien après tout..... qu'elle avait été folle longtemps dans sa maladie..... qu'elle n'avait jamais vu son enfant... qu'on lui avait dit que c'était un garçon.... Mais à quoi cela servirait-il? Si le sioux voulait ce mariage, il faudrait bien le faire tout de suite... Il pourrait parler, le siou. Il dirait: Voici Sougraine, prenez-le, car c'est un ravisseur de jeunes filles, c'est peut-être un meurtrier.... Un meurtrier! Il ne l'était point..... mais les apparences seraient contre lui... Sougraine, pour se venger crierait à son tour: Voici Elmire Audet, mon ancienne maîtresse, ma complice!... C'est cette belle dame qui se promène avec un magnifique attelage, chaque jour, dans les rues de Québec. C'est madame D'Aucheron. Oh! malheur!
Jamais madame D'Aucheron n'avait éprouvé une pareille terreur. Elle se sentait devenir folle. Elle tenait sa tête à deux mains et criait: Mon Dieu! mon Dieu! qu'allons nous devenir?....
--Allons! Elmire, dit Sougraine avec douceur, courage! prudence! rien n'est perdu....
--Rien n'est perdu? rien n'est perdu? mais la fortune que Vilbertin nous promettait!... Vilbertin allait épouser Léontine. Il est riche, Vilbertin, très riche! Il aime notre fille à la folie... il donnerait toute sa fortune pour l'avoir. Il la veut, il a juré qu'il l'aurait. Tout est arrangé, conclu. Léontine a consenti..... Et puis les affaires vont mal. Nous avons fait des pertes. Si Vilbertin nous abandonne nous sommes perdus.... Nous lui devons beaucoup à ce gros notaire que vous avez vu ici, au bal.... à notre grand bal.... Ah! le malheureux bal!.... Et s'il épouse notre fille, le notaire, il nous fait remise complète de ce que nous lui devons.... Si elle en épouse un autre, il nous ruine; il l'a dit l'autre jour...... Oh! quelle affreuse situation! qui donc nous tirera de cet horrible abîme?
--C'est beau de l'or, c'est commode de l'argent, répondit Sougraine, lentement, scandant chaque mot, mais l'indien aime mieux sa tête.... Et toi?
Madame D'Aucheron eut un frémissement. Non! elle le voyait bien, il n'y avait pas à lutter. Ce serait l'écrasement du ver par le talon. La richesse, c'est une belle chose, mais l'honneur, mais la vie, ce sont des biens qui ne se paient ni ne se remplacent. La fortune perdue se retrouve quelquefois, l'honneur, la vie, jamais!....
Cependant ce mot lugubre: ruiné! ruiné! tintait à ses oreilles comme un glas des morts. Cela voulait dire: plus de demeure somptueuse, plus de vêtements magnifiques, plus de brillants équipages, plus de serviteurs! Ruinés, les D'Aucheron, ruinés! Comme leurs amis en feraient des gorges chaudes! Ce sont toujours les amis qui s'amusent le plus de nos infortunes. Quand ils passeraient à pied sur les trottoirs, eux les D'Aucheron, ils se feraient éclabousser à leur tour. On ne se rangerait plus pour les laisser passer. On n'écrirait plus leur nom avec une apostrophe et un grand A. Et puis comment expliquerait-on leur éclat d'un jour suivi d'une aussi horrible obscurité?... Voilà donc comme vont les choses de la vie! Des songes vermeils et des réveils épouvantables, des coups de soleil et des bourrasques terribles.
Et c'était bien vrai cela! Mais pourquoi l'intervention de la Longue chevelure dans leurs affaires? N'était-ce pas un accès de folie qu'elle avait tout à coup, elle, madame D'Aucheron? Peut-être que tout cela se dissiperait tout à l'heure, comme un nuage emporté par le vent, et que le calme reviendrait. C'était peut-être une fantaisie de Sougraine pour l'effrayer. Il en était bien capable. Elle verrait le beau sioux et lui ferait entendre raison. Il ne résisterait pas à ses larmes. Elle se jetterait à ses genoux..... Un homme résiste-t-il aux larmes d'une femme? Mais comment annoncer la chose à monsieur D'Aucheron? Il ne voudrait rien entendre. Il ne saurait pas la raison de ce changement d'idée, il ne pourrait pas la savoir, et cependant il faudrait le convaincre.....
Quand elle se retira dans sa chambre, elle passa devant une image de la Ste Vierge au pied de la croix, mais elle ne comprit rien à la douleur de cette autre femme qui fut la plus grande des martyrs, et ne songea même pas à lui demander le secours divin qui n'est jamais refusé aux âmes souffrantes. Elle n'avait pas l'habitude des mystiques entretiens, et ne cherchait ses consolations que dans les frivolités du monde. Le monde allait lui manquer et elle se trouverait seule avec elle-même: ce serait le désespoir. Le ciel ne manque jamais à ceux qui l'invoquent, et c'est pourquoi les hommes de foi n'ont jamais de ces lâches défaillances qui cherchent un refuge dans la mort.
Vers le soir Léontine rentra. Elle venait de laisser Rodolphe et le bonheur rayonnait encore dans son coeur. Elle voulait parler de la mère Audet, sa grand'mère peut-être, à madame D'Aucheron, et elle éprouvait un serrement de coeur inexprimable. Elle avait peur d'être indiscrète, d'éveiller des souvenirs trop pénibles. Cependant il le fallait bien.
--Tu te rappelles, mère, commença-t-elle, la bonne vieille que monsieur Duplessis a amenée souper ici l'autre jour?
--Eh bien! fit madame D'Aucheron qui avait tâché de se remettre un peu et de faire disparaître les traces de ses dernières larmes.
--On vient de la renvoyer dans sa paroisse.
--Madame D'Aucheron respira plus à l'aise.
--On a bien fait, dit-elle. Il est mieux d'aller mourir avec les siens.
--Elle ne semble pas prête à mourir. Elle se porte à merveille maintenant que son garçon est revenu et qu'il lui a témoigné le désir de ne plus se séparer d'elle.
--Son garçon est revenu? oh! il est revenu? quand cela?
--Il était ici hier. C'est lui qui emmène la bonne vieille. Croiriez-vous qu'elle pleurait en nous disant adieu?.... Ces pauvres gens, comme ils exagèrent le bien qu'on leur fait!
--Est-ce qu'elle retourne dans sa maison, au huitième portage?
--Au huitième portage? qu'est-ce que cela veut dire?
Madame D'Aucheron s'aperçut qu'elle avait lâché un mot de trop.....
--J'ai entendu dire cela, qu'elle demeurait au huitième portage.... je ne sais pas ce que c'est.
Léontine n'eut plus de doute, madame D'Aucheron était bien la fille de la mère Audet.... mais elle, était-elle vraiment la fille de madame D'Aucheron?..... Pourquoi alors l'hospice des enfants trouvés? Ah! pourquoi?.... sa candeur se troublait; cette question était pleine d'épouvantement.
--Tiens! chère enfant, reprit madame D'Aucheron avec des airs câlins, j'ai à t'annoncer une chose qui va faire battre de joie ton petit coeur.
--Ah! rien ne peut me réjouir maintenant.... vous le savez bien.
--Ces enfants, comme ils se découragent vite! on dirait qu'ils n'ont pas l'avenir pour eux.... Ecoute-moi bien. Je ne suis pas une femme sans pitié comme tu pourrais le croire. J'ai un coeur de mère.... et si j'ai contrarié tes desseins et tes voeux c'était pour avoir la paix avec mon mari. Une femme doit obéir aux volontés de son époux... Cependant, après des réflexions profondes, j'ai compris que je devais te protéger. La fortune, les honneurs, les plaisirs, c'est beau sans doute et cela rend la vie attrayante; mais quand il faut acheter ces divers biens au prix du bonheur de son enfant, une mère a raison de se dresser devant la volonté cruelle du maître, et de s'écrier: Frappe-moi, mais épargne l'innocente créature qui nous a voué ses plus pures affections....
Léontine, pendant ce préambule prétentieux, éprouvait de curieuses sensations: des rayons d'espoir traversaient les ténèbres de son âme comme des étoiles filantes sillonnent, à certaines époques, le ciel obscur, puis des craintes, des appréhensions suivaient. Elle était assaillie de mille sentiments divers, mais elle eut une joie intense, elle poussa un cri de surprise lorsque sa mère ajouta:
--Moi je désire que tu donnes ta main à celui qui possède ton coeur. Aimes-tu toujours monsieur Rodolphe?
--Si je l'aime! mère, que tu es bonne! que tu me rends heureuse.
Et elle se mit à pleurer, à pleurer comme si elle avait eu quelque grande douleur. Chose singulière les larmes sont la plus haute expression du bonheur et le rire la plus grande preuve du plus profond désespoir.
--Tu sais, mon enfant, disait toujours madame D'Aucheron, je fais un grand sacrifice, mais n'importe, tu seras heureuse, je ne désire rien de plus. Nous serons ruinés,.... nous serons pauvres.... comme les pauvres que tu vas visiter avec tant d'amour,.... mais tu seras heureuse, toi..... Peut-être me donneras-tu une petite place, là-bas, dans ton humble maison, au milieu des champs... Ah! je n'ai plus d'ambition..... oui j'en ai une: l'ambition de faire ton bonheur.....
Léontine lui jetant ses bras autour du cou l'embrassa avec une inexprimable effusion.
D'Aucheron avait dû se rendre auprès de monsieur Le Pêcheur pour lui déclarer que des raisons d'une extrême gravité le forçaient à décliner l'honneur de l'avoir pour gendre. Il en était extrêmement mortifié et ne s'en consolerait point. Il avait tant caressé cette espérance: avoir dans sa famille, dans sa maison, un homme politique, un membre du cabinet. Il savait bien ce qu'il perdait en rompant ce mariage et ne se faisait point illusion.
Le ministre qui l'avait d'abord accueilli avec une affabilité toute particulière, prit un air digne. Lui aussi il voyait tomber ses illusions. Il ne put s'empêcher de songer à l'indien. Ce maudit sauvage était-il donc réellement pour quelque chose dans le désagrément qui lui arrivait? Il faudrait éclaircir ce mystère et.... gare à lui!... il lui apprendrait à ne pas se mêler des affaires des autres...
Il sortit pour secouer un peu sa torpeur morale et dissiper l'essaim de ses pensées noires. Il rencontra un ami qui lui dit à brûle pourpoint:
--A quand ton mariage?
--Va au diable avec tes questions indiscrètes! pensa-t-il.
Il en rencontra un autre qui lui apprit que la belle mademoiselle D'Aucheron épousait le notaire Vilbertin. Un mariage d'intérêt.....
Il devint blême et une sourde colère gronda dans son âme.
--Est-ce bien vrai, ce que tu dis-là? demanda-t-il en tremblant.
L'ami ne remarqua pas son émotion et répondit.
--C'est absolument vrai. D'Aucheron donne sa fille pour sauver sa fortune. Il a des relations d'affaire très intimes avec le notaire.....
L'Honorable monsieur Le Pêcheur continua sa promenade la tête basse, l'esprit très préoccupé. Il s'expliquait la volte-face exécutée si prestement par D'Aucheron, et se consolait en songeant que la capture n'eut pas été alors excessivement importante. Mais il aperçut le notaire qui venait avec la Langue muette, et la jalousie lui darda ses aiguillons dans le coeur.
--C'est pour laisser entrer ce ballon que l'on me prie d'évacuer la place, grommela-t-il? ce n'est pas flatteur pour moi,.... un ministre!.... Et toi, face jaune, te voilà encore sur mon chemin, ajouta-t-il, en pensant à l'indien, es-tu donc mon mauvais génie?..... Tu viens à moi, mon mariage s'arrange; tu t'éloignes pour en aborder un autre, mon mariage se rompt et ma future passe dans les bras de cet autre.... Il y a du diable là-dessous: Es-tu sorcier?..... Il faut que je te déniche, mon hibou de mauvais augure!.....
Ils passèrent près de lui et le saluèrent en souriant....
Jamais D'Aucheron n'entra chez lui le coeur plus gai et l'esprit plus alerte que le jour où madame son épouse, pressée par Sougraine, promit de donner sa fille à Rodolphe le jeune médecin. Il avait vu de nouveau son ami Vilbertin qui s'était montré fort accommodant, généreux même. Les affaires allaient se relever. Il n'y aurait pas d'effondrement scandaleux. Il se souciait bien du jeune ministre qui ne serait peut-être plus rien demain. Ce qu'il fallait avant tout, c'était de l'argent. Les honneurs qui ne rapportent rien deviennent un embarras. Il était bien bon, ce Vilbertin, de payer si cher la possession d'une fille pauvre. Elle était belle, c'est vrai, mais il n'en manque pas de belles filles à Québec.
Il trouva que sa femme le recevait un peu froidement. En tenait-elle encore pour monsieur Le Pêcheur? Non pourtant. Elle n'était toujours pas d'une humeur gaie. Après tout, une femme ne comprend pas les affaires comme un homme. Les combinaisons du coeur la touchent plus que les calculs de l'esprit.
--Notre gendre agit royalement, commença D'Aucheron. Il m'a donné un fameux coup d'épaule.
--Notre gendre? demanda ingénument madame D'Aucheron, lequel?
--Lequel? Comment? nous n'en avons qu'un, nous n'en aurons jamais qu'un seul... Vilbertin, le brave notaire Vilbertin.
Madame D'Aucheron ne savait trop comment engager cette dernière lutte, la plus terrible de toutes. Comment faire croire à son mari qu'il devait tout sacrifier, sa réputation d'homme d'affaires et sa fortune entière, au caprice, à l'inclination d'une enfant trouvée?.... On ne pouvait pas reculer, cependant. Il y avait en jeu quelque chose de plus important qu'une fortune et une réputation d'habileté en affaires........ quelque chose qu'il ignorait, lui D'Aucheron, mais qu'elle ne savait que trop, elle, la malheureuse femme.
--Depuis quelque temps j'ai réfléchi profondément, commença-t-elle, et j'ai des remords, oui des remords qui me rongent le coeur.
D'Aucheron craignit une révélation mortelle. Quelquefois cela arrive qu'une femme bourrelée de remords fasse l'aveu d'une grande faute. Ce fut en tremblant qu'il demanda:
--Pourquoi ces remords? qu'as-tu donc fait?...
--Rien. C'est cette pauvre Léontine. Elle change à vue d'oeil, mon mari; la voilà pâle comme une morte....
--Le mariage la ramènera, ma chère femme.
--Pas le mariage avec le notaire Vilbertin, toujours.
--Comment, pas le mariage avec le notaire Vilbertin? que veux-tu dire? je ne te comprends plus....
--Est-ce que cela ne te fait pas de la peine de la voir se donner ainsi pour nous plaire à un homme qu'elle n'aime pas, quand elle pourrait être si heureuse avec son Rodolphe?
--Ne me parle pas de Rodolphe, s'écria D'Aucheron, qui s'emportait.... est-ce que tu perds la tête?
--Tu n'as pas un coeur de mère, toi?....
--On dirait vraiment qu'elle est ton enfant, cette petite fille du hasard!... Crois-tu que nous l'aurons nourrie, élevée, vêtue, instruite pour rien, ou pour qu'elle nous cause de la peine? Ce serait un peu fort. Tu peux en prendre ton parti, cette fois, c'est irrévocablement déterminé. Vilbertin la veut, il l'aura.
--Tu la vends?
--Madame, mêlez-vous de ce qui vous regarde c'est pour vous conserver votre superbe demeure, vos chevaux, vos voitures, vos meubles somptueux, vos habits magnifiques, que je la vends, comme vous dites.
--Des habits magnifiques, des meubles somptueux, des voitures, des chevaux, une superbe demeure, je n'en veux plus!....
D'Aucheron fut tellement étonné de cette réplique qu'il resta muet pendant une minute...
--Qu'ai-je entendu fit-il enfin? Est-ce vous qui parlez ainsi, madame?
--Oui, monsieur, c'est moi.
--Vous êtes folle.
--Je le deviendrai, bien sûr, si vous donnez suite à vos projets.
--Rien au monde ne me fera changer d'avis...
--Si je vous disais que des malheurs plus grands que ceux que vous redoutez tomberont sur nous si vous ne m'écoutez point....
--D'Aucheron éclata de rire, cette fois.
--Vous voulez vous moquer de moi. Allons! est-ce que je suis un enfant qu'on effraie avec des menaces ridicules.
--Mon mari, je t'en supplie! continua madame D'Aucheron.
Elle avait une expression singulièrement touchante. Sa figure se transformait. Ses mains jointes se serraient convulsivement.
--Caprice de femme! bêtise, bêtise!.... répondit-il.
Elle tomba à ses genoux.....
--Pour l'amour de moi! gémit-elle, pour l'amour de toi! oui, pour l'amour de toi!
--Mais, malheureuse, c'est ma ruine...
--Nous vivrons bien quand même.... Dieu qui donne aux petits oiseaux leur nourriture.
--De la poésie! diable! où prends-tu cela? La première fois de ta vie. Mieux vaut tard que jamais..... Et tu crois, comme cela, que Dieu qui donne aux petits oiseaux leur nourriture.... Ensuite qu'est-ce que c'est?.... fit-il en se moquant.
--Oh! reprit madame D'Aucheron toujours à genoux, ne ris point, je suis horriblement malheureuse.....
--Elle est folle, pensa-t-il tout haut.
--Non, je ne suis point folle, mon mari,.... je t'en supplie, écoute-moi. Tu sais bien que je t'ai toujours aimé. Nous n'avons eu que du bonheur ensemble, continuons à vivre heureux. Pour cela nous n'avons besoin que d'une chose: la santé, la santé pour travailler. Je travaillerai tant que tu voudras.... Je ne te serai pas à charge. Le travail ne me coûte pas; non il ne me coûte pas. Tu sais bien que je ne suis pas une paresseuse.... C'est vrai que j'aimais un peu le luxe, mais c'était quand je croyais pouvoir me donner ces mille choses de la vanité, sans te gêner dans tes spéculations.....
--Tu savais bien, au contraire, que j'empruntais cet argent que tu dépensais si bien....
--Oui, je le savais bien, mon cher mari, je le savais bien; mais je me disais: il est habile mon mari, il réussira; tout cela se paiera d'un coup de dé....
--Oui, eh bien! le coup de dé, le voici, je l'ai tiré et j'ai gagné.... C'est le mariage de Léontine avec Vilbertin. Entends-tu?....
--Non, non, il ne se fera pas ce mariage, il ne peut se faire, cria-t-elle en se tordant les bras... s'il se fait, je disparaîtrai; tu me reverras jamais...
D'Aucheron finit par s'émouvoir et par soupçonner qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire....
--Si elle n'est pas folle, pensa-t-il, elle me cache un secret.
Puis il ajouta tout haut:
--Dis-moi avec franchise, au moins, la raison de la position que tu viens de prendre à l'égard de Léontine et de Vilbertin....
--Je ne veux pas que ma fille meure de chagrin..... je l'aime trop pour supporter plus longtemps cette pensée.... et je sens en moi l'idée d'un grand devoir à remplir.
--Ce n'est pas vrai, répondit-il avec aigreur, et il sortit, la laissant seule à genoux sur le parquet.
Ce fut un beau moment pour Rodolphe que celui où, des lèvres mêmes de Léontine, il apprit que le ciel se laissait attendrir et que l'espoir leur était encore permis. Ils renouèrent le fil brisé de leurs doux projets, refirent leur retraite paisible et chaste avec les oiseaux chanteurs et les arbres fleuris, s'abandonnèrent à toutes les délices nouvelles qui reviennent en foule, comme un essaim de bourdonnantes abeilles, au coeur qui se reprend à croire et à espérer, après un deuil qui devait être éternel.
Rodolphe partit donc ivre de bonheur pour sa paroisse d'adoption. Le village où l'on demeure, c'est la patrie dans la patrie. On l'aime plus que tous les autres, comme on aime plus que tous les autres, aussi, le pays où l'on est né.
Il emmenait avec lui sa tante et sa cousine.
Vilbertin s'était souvent informé de la santé de madame Villor, et quand il apprit son départ pour St. Raymond, il en témoigna beaucoup de plaisir, disant qu'elle y serait mieux qu'en ville, et que l'air pur des champs ne manquerait pas d'avoir sur elle un effet merveilleux. Il loua son logement aussitôt, et ce fut un double plaisir, car il regrettait bien la sottise qu'il avait faite dans un moment d'erreur. Il avait mal calculé. Le secours n'était pas venu de ce côté-là. Enfin tout allait pour le mieux maintenant.
Il était assis, les jambes allongées, les bras derrière la tête, repassant, avec un raffinement de satisfaction, les derniers incidents de sa vie, et surtout les dernières phases si nouvelles et si pleines d'agréables surprises..... Il fumait un cigare, et des meilleurs..... Il faisait des folies tant il était heureux. Il regardait la fumée bleue qui montait en orbes odorantes vers le plafond noirci par le temps et la poussière, et pensait:
--Il y a des hommes dont les espérances s'envolent et se dissipent comme cette ondoyante fumée. Je les plains. Des maladroits, des malchanceux, des sots, des gens nés sous une mauvaise étoile!... Elle brille mon étoile, à moi.... Elle vaut l'étoile des mages.
Un coup fut frappé à la porte.
--Allons quel malvenu me dérange ainsi dans mes rêveries?
Il eut envie de ne pas répondre. On frappa de nouveau. Il opéra un demi-tour et se trouva convenablement placé devant son écritoire, tel que doit être un notaire sérieux, et cria:
--Entrez!
Sougraine parut.
--On ne te dérange pas trop, j'espère, monsieur le notaire? fit-il en saluant.
--Non, non, répondit Vilbertin, qui pensait tout le contraire.
C'est la coutume, on ment pour ne pas être impoli.
--L'indien vient pour une affaire sérieuse, qui concerne monsieur le notaire.
--Alors explique-toi.
--Tu aimes mademoiselle D'Aucheron?
--De quel droit me poses-tu ces questions?
--La chose n'est pas inutile...
--Je n'ai pas de temps à perdre, mon ami, va droit au but et sois convenable.
--L'indien sait ce qu'il fait, il est prêt à se retirer, mais tu aurais lieu de te repentir de ton impatience.
--Que me veux-tu?
--Tu aimes mademoiselle D'Aucheron?
--Eh bien! oui. Après?
--Tu espères l'épouser?
--Oui!
--Tu ne l'épouseras pas.
--Le notaire éclata de rire.
--Est-ce toi, prophète de malheur, qui m'empêcheras de l'épouser?
--C'est un homme plus fort que nous deux.
--Qui?
--La Longue chevelure.
--La Longue chevelure? ce beau sioux tout couvert de diamants que j'ai vu au bal de madame D'Aucheron?
--Celui-là même.
-Mais comment cet étranger peut-il disposer de la main de mademoiselle D'Aucheron?
--La Langue muette ne peut pas répondre à cette question, mais il affirme que tant que la Longue chevelure vivra, le notaire Vilbertin n'épousera point mademoiselle D'Aucheron. C'est le docteur Rodolphe qui aura la jeune beauté que ton coeur désire.
La jalousie brûla comme un fer rouge le coeur voluptueux du notaire et un éclat sinistre fit étinceler ses yeux.
--Le diable m'emportera, s'écria-t-il, avant qu'un autre possède cette femme qui m'est promise.
--Le diable, dit l'indien, t'emportera peut-être, mais, à coup sûr, tu ne l'auras point.....
--Je voudrais bien savoir, par exemple, si ce drôle-là, va s'immiscer plus longtemps dans mes affaires. Il va voir ce que peut un homme que l'amour influence et que le sentiment de la conservation dirige.... Mais si tu me trompes, toi, tu me le paieras cher.....O mes rêves d'or! fit-il en soupirant, en aparté, ô mes suaves espérances! ô mes divines amours!
Il faisait le fanfaron, mais il était effrayé. Peu accoutumé à la lutte, il s'irritait d'être forcé de descendre dans l'arène. Sa défense à lui, comme ses moyens d'attaque, c'était l'argent. Son coeur saignait un peu sans doute quand il fallait déposer en holocauste, sur l'autel de quelque dieu puissant, d'adorables pièces d'or; mais le sacrifice n'était jamais offert en vain, et les nouvelles jouissances faisaient oublier les déchirements qu'elles avaient coûtés. Ce riche sioux se moquerait sans doute des offres d'argent qu'on lui ferait. Il ne fallait pas songer à le vaincre avec cette arme pourtant triomphante.
--Que faut-il donc faire? demanda-t-il à Sougraine.
--L'indien n'en sait rien. Si le notaire trouve quelque chose, lui, l'indien sera bien aise et il agira.
--Il faut que je voie la famille D'Aucheron d'abord. J'aimerais aussi à rencontrer le siou. Peut-être, après tout, qu'il n'est pas si redoutable que tu le dis. Ou peut le rouler. Vilbertin en a déjà vu d'autres!....
Comme il se laissait emporter agréablement par ses pensées de forfanterie, la Longue chevelure, après avoir frappé à la porte, entra marchant d'un pas majestueux, les cheveux sur le cou, revêtu d'un riche capot de loutre.
--M. Vilbertin? fit-il.
--C'est moi, monsieur, répondit le notaire, dont les pensées vaniteuses s'envolèrent comme des flocons de neige sous la bourrasque....
La Longue chevelure salua aussi la Langue muette.
--Le notaire va bien voir, pensa celui-ci, que la Langue muette ne le trompait pas, et que la Longue chevelure est un ami bien dangereux.... pour nous deux....
Le notaire approcha un siège et pria le sioux de s'asseoir. Il était devenu d'une exquise politesse, le notaire.
--Je suis bien heureux de faire plus intime connaissance, dit-il, avec le chef distingué qui nous a tant émerveillé l'autre soir, chez monsieur D'Aucheron.
--Monsieur, fit le sioux en saluant, je viens vous dire qu'une jeune fille à laquelle je porte beaucoup d'intérêt, désire épouser un homme qu'elle aime, comme la fleur du nénuphar aime le soleil qui baigne sa corolle. Cette jeune fille vous la connaissez, c'est mademoiselle D'Aucheron..... Vous la recherchez vous-même, je le sais, comme le chasseur altéré recherche la fontaine d'eau vive. Elle vous estime et vous respecte sans doute, mais elle ne vous aime point. Je vous supplie d'être généreux et de l'oublier, comme le voyageur oublie l'ombre où il s'est reposé.
--Je ne comprends pas, monsieur, que vous me parliez de la sorte. Etes-vous envoyé par mademoiselle D'Aucheron ou par quelqu'un de sa famille?
--Je ne suis l'envoyé de personne et je n'obéis qu'à un sentiment de compassion et d'humanité.
--Alors permettez-moi de vous dire que je suis à un âge où l'on agit d'ordinaire après des réflexions suffisantes.
--Vous êtes à un âge où l'on fait des folies, parce que l'on en fait toujours, et toujours en se croyant sage.
--Dans tous les cas, monsieur le sioux des Montagnes Rocheuses, vous admettrez sans peine que vous jouez un rôle un peu singulier. Nous ne sommes plus au moyen âge, et c'est en vain que vous voudriez imiter les galants chevaliers qui galopaient, allant de château en château pour défendre les belles châtelaines et s'en faire aimer.
--Je ne suis qu'un père malheureux qui cherche depuis plus de vingt neiges son enfant perdue. J'ai rencontré par hasard une jeune fille remplie de charmes et de vertus. Elle est douce comme la gazelle. Un malheur la menace comme la serre de l'épervier menace la fauvette, et je m'efforce de la protéger.
--Vous êtes vraiment généreux; elle vous devra de la reconnaissance.... Mais laissez faire ce que vous ne pouvez empêcher.
--J'empêcherai ce que je ne dois pas laisser faire, répondit la Longue chevelure avec fermeté, puis il sortit.
Quand il fut dehors le notaire dit à Sougraine:
--Est-ce un complot?
--Ce n'est pas un complot, répondit Sougraine, et l'indien donnerait beaucoup pour voir cet homme loin.... bien loin....
--Si c'est une affaire entre vous, reprit Vilbertin, cela ne me regarde pas; arrangez-vous ensemble, moi je tiens à mon mariage.
Il se remettait à peine de son émotion que madame D'Aucheron, survint à son tour. Elle était plus pâle que d'habitude et l'on voyait, à ses yeux rougis, qu'elle avait beaucoup pleuré. Le notaire la fit entrer dans son bureau particulier, s'excusa auprès de l'indien et s'enferma avec elle.
--Mon cher notaire, commença-t-elle--et sa main droite cherchait à comprimer les battements de son coeur--mon cher notaire, il faut renoncer à notre projet, notre doux projet....! Une force majeure.... quelque chose d'inexplicable et de terrible est survenu qui nous force à retirer notre parole.... Léontine ne peut point vous épouser. Mon cher notaire, soyez indulgent: soyez bon comme toujours! Ce n'est point notre faute à nous, non, je vous l'assure....
Le notaire l'écoutait tout ébahi.
--Quel est ce mystère? dit-il à la fin.... Ma tête s'égare.... je deviens fou, ma foi! c'est à devenir fou... l'Abénaqui arrive et me dit: Vous ne vous marierez point. Le sioux le suit et me conjugue le même verbe. Vous survenez et c'est encore la même chanson... Vous me direz toujours bien pourquoi je n'épouserai votre fille, et pourquoi, dans ce cas-là, je ne vous ruinerais point, et ne vous jetterais point sur le pavé.
Il était en fureur, le notaire, et ne pesait plus ses paroles....
--Pourquoi! oh! pourquoi vous vengeriez-vous ainsi? ce n'est pas notre faute, je vous l'ai dit; nous sommes sous un talon de fer....
--Et mon talon à moi, croyez vous que vous ne le trouverez pas dur?
--Ce ne sera toujours que la ruine, répondit madame D'Aucheron, d'un air résigné....
--Que la ruine! comme vous en prenez votre parti, remarqua le notaire de plus en plus stupéfait..., l'autre chose qui vous menace est donc bien redoutable. Ce serait curieux cela, ajouta-t-il avec ironie.
Pendant que le notaire et madame D'Aucheron échangeaient ainsi des prières contre des imprécations, des supplications contre des moqueries, un monsieur entra dans l'étude.
--Le notaire est-il engagé? demanda-t-il à l'Indien.
--Il y a une dame avec lui dans l'autre chambre, là....
Et il montrait du doigt la porte du petit bureau.
--Ne le dérangeons pas, alors, fit le survenant.
L'abénaqui pensait à part lui:
--Ça va être drôle tout à l'heure.
Au bout d'une vingtaine de minutes qui parurent bien longues à celui qui attendait, la porte du bureau s'ouvrit et madame D'Aucheron parut. Elle était bouleversée et ses yeux avaient quelque chose de vague, de hagard à faire peur.
--Vous ici madame? fit le dernier arrivé.
C'était monsieur D'Aucheron. Sa femme fit un pas en arrière et ne répondit rien.
--Vous avez voulu prendre les devants, madame, continua D'Aucheron, mais vous n'arriverez pas plus vite pour cela.... Elle vous a supplié, sans doute, de renoncer à la main de notre fille? demanda-t-il, en s'adressant au notaire, n'allez pas l'écouter: elle divague.
Le notaire poussa un soupir de soulagement comme un homme qui revient du fond de l'eau. L'abénaqui sourit en entendant D'Aucheron appeler Léontine sa fille.
--Il me semblait, répondit Vilbertin que tu ne pouvais pas renoncer aux immenses avantages que t'assure mon mariage.
--Jamais! répliqua fermement D'Aucheron. Est-ce que je me ruinerais pour les caprices d'une femme, la mienne? Ce mariage aura lieu, je le veux.... Mais j'oublie que nous sommes en présence d'un étranger, remarqua-t-il en faisant allusion à Sougraine, passons donc de l'autre côté; nous allons, une fois pour toutes en finir avec cette affaire....
--Il paraît, répondit Vilbertin, que cet indien n'est pas de trop. Il est du complot; le siou aussi. Ils sont venus ici avant madame D'Aucheron pour me sommer, s'il vous plaît, rien que cela! de renoncer à mademoiselle Léontine.... Dis-moi donc ce qu'ils ont à voir, ces individus-là, dans nos projets.... Y comprends-tu quelque chose?
--Ces deux étrangers, ces deux sauvages sont venus te dire de renoncer à la main de ma fille?
--Comme j'ai l'honneur de te l'affirmer....
--Quelle insolence! quelle....
--Ce n'est pas cela, fit l'abénaqui, d'une voix étrangement douce, c'est la nécessité.... une affreuse nécessité....
--Allez donc vous promener, avec vos nécessités, cria D'Aucheron qui s'emportait...
--C'est pour sauver la paix de ta maison, l'honneur de ton nom, et plus que cela encore, continua l'abénaqui.
--Tu mens.
--L'indien dit la vérité.... Tout cela pourrait s'arranger pourtant, oui tout cela pourrait s'arranger, et le mariage de monsieur Vilbertin aurait lieu comme vous le désirez tous, si un homme s'éloignait.
--Comment cela? quel est cet homme? demanda D'Aucheron.
--C'est la Longue chevelure, répondit l'abénaqui. Il nous tient tous sous son pied, et il nous peut tous écraser comme des vers de terre.
--Quant à moi, continua D'Aucheron, je ne vois pas ce qu'il peut me faire....
--L'indien le sait, lui, et c'est terrible, va!
--Si le sioux disparaissait, demanda le notaire, tout s'arrangerait? Il n'y aurait plus d'obstacles à mon mariage?.... La paix de tout le monde serait respectée?
--Oui! s'écrièrent à la fois Sougraine et madame D'Aucheron.
--Comment peut-il se faire, demandait D'Aucheron, qu'un homme qui ne nous connaît que depuis quelques jours, qui a passé toute sa vie loin de nous, qui est parfaitement étranger à nos relations et à nos projets, devienne tout à coup l'arbitre de nos destinées, nous oblige à faire ce que nous ne voulons pas, et à nous désister de ce que nous voudrions faire. Parlez donc, vous autres qui connaissez ses motifs et qui vous montrez les esclaves de ses volontés, parlez donc! Quand on saura ce qu'il est, ce qu'il médite, ce qu'il ose on pourra déjouer ses desseins. Rencontrons-le face à face. Avons-nous peur d'engager la lutte? Encore une fois, que peut-il nous faire? Nous n'avons rien à cacher dans notre existence. Aurions-nous quelque chose, que ce ne serait pas lui, cet étranger, qui feuilletterait le livre de notre vie? Vous a-t-il achetés avec ses diamants? Quel intérêt a-t-il à empêcher le mariage de Léontine avec M. Vilbertin?...
Madame D'Aucheron écoutait la tête basse, l'abénaqui paraissait distrait. Il cherchait à oublier le danger dont il était menacé.
La position que prenait D'Aucheron n'avait rien de bien rassurant pour lui.
--Voilà du singulier, ajouta D'Aucheron. Il faudra toujours bien que j'aille au fond de ce mystère.
Il regardait sa femme avec une certaine cruauté. Elle vit bien qu'il était résolu de découvrir le secret qu'elle cachait avec tant de soin.
--Si la Longue chevelure disparaissait, pensait-elle.... Je n'aurais plus rien à craindre.