XXVII

Les élections générales approchaient. On entendait une rumeur sourde et profonde comme le grondement d'un orage encore lointain. On fourbissait dans l'ombre des armes qui promettaient d'être mortelles. Chaque parti faisait la revue de ses forces et préparait les machines qui devaient détruire le camp ennemi. Les futurs candidats se montraient d'une politesse exquise envers tout le monde, serraient avec effusion la main de l'ouvrier, saluaient avec le sourire sur la bouche le laitier, le bottier et le regrattier, libres et indépendants électeurs, dont le vote pouvait faire pencher la balance, et le regrattier, le bottier et le laitier, tous gens honnêtes et madrés, se disaient: On a souvent besoin de plus petit que soi....

L'un des plus actifs, des plus polis, des plus affables, des plus populaciers, c'était M. Le Pêcheur. Il entendait bien se faire réélire et garder encore son portefeuille si doux à porter. Il allait de maison en maison solliciter les suffrages. On le recevait bien, mais on se disait à part soi:

--L'on verra. Le scrutin a été donné pour cacher son vote, on s'en servira, du scrutin....

L'adversaire du jeune ministre serait probablement l'employé qu'il avait destitué par économie et remplacé par galanterie. Le peuple est naturellement sensible, honnête, compatissant. Les actes tyranniques ou injustes le révoltent. Il protège les victimes et flagelle les bourreaux. Le peuple inclinait vers monsieur Préchon, la victime. D'autant plus que Préchon avait des capacités, n'était pas sot du tout et se montrait bon chrétien. On a beau dire, cela ne nuit pas aux choses temporelles d'aller à la messe le dimanche et à confesse plus souvent qu'à Pâques. Préchon avait bien menacé M. Le Pêcheur, c'est vrai, dans un mouvement de colère dont il n'avait pu se défendre, mais aujourd'hui, il ne tenait plus à se servir de cela pour discréditer son adversaire. Et qu'importe l'origine d'un homme, dans notre monde et dans notre siècle? Ce qui importe, c'est le caractère de cet homme. Qu'il sorte d'un palais ou d'une chaumière, qu'il soit l'enfant de l'amour chaste ou du crime, on le jugera d'après ses oeuvres. C'est ainsi que Dieu lui-même le juge. L'humanité, longtemps aveugle ou lâchement avilie, avait oublié ce suprême jugement du Créateur et se prosternait souvent devant un homme ignare ou méchant, voluptueux ou sot, parce que l'un de ses aïeux avait fait une belle action, son devoir probablement, et rangeait du pied le nouveau venu plein de sciences, de talents ou de vertus qui n'avait point de noblesse ou de famille. Aujourd'hui, une lumière plus pure éclaire les hommes, un sentiment plus juste les anime, un motif plus noble les conseille. Ce n'est pas le souffle jaloux et dangereux de l'égalité qui passe sur la terre pour raser les têtes qui s'élèvent... c'est la colère de Jésus qui maudit et jette au feu les arbres qui ne portent point de fruits.

La chasse aux caribous n'est pas un frivole amusement, certes! et chaque hiver on voit sortir de nos murs, pour se diriger vers la chaîne des Laurentides, plus d'un chasseur bien emmitouflé, le fusil à l'épaule, l'imagination pleine de fantastiques panaches qui dansent sur des têtes effarées. Les neiges sont hautes, les chemins, durs, le froid, piquant, et il est bon d'aspirer l'air vivifiant de nos climats rigoureux. La glace, sous son éblouissant et incorruptible manteau, tient dans une impuissance absolue toutes les souillures du sol.

Aux reflets du soleil les cristaux de la neige étincellent comme une poussière de diamants, et sur les plaines d'une blancheur éclatante se déroule sans fin l'azur foncé d'un ciel pur...

Le notaire Vilbertin et D'Aucheron, son ami, traversaient la ville dans une carriole mollement rembourrée. D'autres suivaient. C'étaient Dupotain, Landau, Griflard, la Longue chevelure. Puis une voiture remplie de provisions de toutes sortes fermait le cortège. Ceux qui connaissaient la coutume du notaire et son goût pour la chasse n'eurent pas de peine à deviner qu'il s'en allait relancer le caribou dans nos montagnes pittoresques.

Le parti de chasseur descendit la côte d'Abraham, traversa St. Sauveur et suivit le chemin de la petite rivière. Il passa par Lorette, St. Augustin, le Pont Rouge, entra dans la chaîne des Laurentides, laissa derrière lui Ste Catherine, atteignit et dépassa St. Raymond, au fond de sa charmante vallée, sur les bords de la rivière Ste Anne....

La dernière habitation disparut derrière un coteau de neige, au bout des terrains à demi-défrichés, et les chasseurs s'enfoncèrent dans la forêt sombre, infinie, où les montagnes, les rochers, les lacs et les vallons se succèdent toujours, toujours jusqu'aux défrichements du lac St. Jean et, par de là, jusqu'à la mer de glace. Les grands sapins, les pruches, les épinettes avec leurs larges palmes vert sombre couvertes de blancs flocons, ressemblaient à ces vieux rois du nord que nous montrent les légendes scandinaves--vieux rois drapés dans leurs manteaux sombres garnis d'hermine, et couronnés de chevelures d'argent. Les chasseurs marchaient à la file et les raquettes laissaient sur la neige molle une empreinte qu'on eût dit produite par le pied d'un animal énorme ou le sillage d'un vaisseau dans une mer d'écume. Sougraine conduisait la marche. Il connaissait bien ces lieux qu'il avait mille fois parcourus. La Longue chevelure, alerte et souple comme un cerf, le suivait. Puis les chasseurs de la ville, Vilbertin, D'Aucheron, Landau, Dupotain, Griflard. Puis encore les hommes de peine, ceux qui emmenaient le bagage sur des traînes sauvages, ou le portaient sur leur dos. Le soir, on dressait la tente, on allumait le feu, on faisait des lits de sapins, sur lesquels on étendaient de chaudes couvertes de laine, et, après avoir bu un peu sec et mangé avec appétit, on s'endormait profondément.

On découvrit après quelques jours un superberavage, et l'on but à la santé de l'animal complaisant dont la piste allait être un guide sûr. La marche dura plusieurs heures encore avant que l'on pût apercevoir un superbe caribou.

Il était couché sous un magnifique sapin, et s'amusait à mordre les petites branches vertes qui pendaient comme des guirlandes au-dessus de lui. A l'approche de la caravane il dressa l'oreille et tourna la tête. Il flaira le danger et son oeil doux s'alluma subitement. Il se leva tremblant. Une clameur fit retentir les bois; les chasseurs étaient presque à portée du fusil. Alors, rapide comme l'éclair, rejetant, son panache mobile afin de ne point s'embarrasser dans les rameaux des arbres, il s'élança à travers les couches mouvantes de la neige. Une poursuite acharnée et sans trêve commença. La Longue chevelure, avait pris les devants. C'était lui, au reste, qui devait tirer le premier. Vilbertin, l'on ne savait pourquoi, avait demandé qu'il en fût ainsi. Sougraine le suivait. Le caribou distança d'abord ses ennemis, mais la fatigue le gagna peu à peu dans cette course sans merci, sur ces neiges molles et profondes....

Les chasseurs s'aperçurent, aux traces irrégulières qu'il laissait maintenant, que ses forces le trahissaient, et qu'il faiblissait par instant pour reprendre aussitôt courage. Eux-mêmes aussi se sentaient gagner par la fatigue, et l'espoir seul d'un prochain triomphe animait leur courage. Tout à coup deux détonations retentirent; elles furent suivies de deux gémissements. Puis la forêt sonore, réveillée un instant comme en sursaut, retomba dans son morne silence.

Le caribou était tombé, mais non loin de lui, quelques pas en arrière, celui qui l'avait blessé gisait aussi grièvement atteint.

Les chasseurs arrivèrent tour à tour en poussant des cris de joie; mais à la vue de la Longue chevelure affaissé sur la neige et couvert de sang, leurs joyeuses clameurs se changèrent en lamentations.

--Comment cet accident est-il arrivé demanda l'un des chasseurs?

--C'est ma carabine répondit Sougraine. L'indien ne sait pas comment, par exemple. Il courait, il courait.... il y a tant de petites branches.... Tu sais.

--On n'est jamais assez prudent à la chasse, reprit, en forme de maxime, le gros notaire qui arrivait tout essoufflé.

Et il échangea avec Sougraine un regard mystérieux.

La balle était entrée en plein corps un peu au-dessus de la hanche. Le siou, malgré la douleur que lui faisait éprouver sa blessure, n'avait pas perdu connaissance. On le coucha bien enveloppé dans de chaudes couvertures de laine, sur des branches molles au-dessous d'un arbre épais qui lui faisait un excellent abri, en attendant latraîneaux provisions sur laquelle on le mettrait pour le ramener aux plus prochaines habitations.

Le caribou gisait à quelques pas plus loin. Quand les chasseurs l'entourèrent il voulut se lever pour fuir encore, mais sa tête retomba sur la neige ensanglantée, et ses grands yeux doux s'arrêtèrent sur eux pleins de larmes. Qui peut deviner à quoi songe la bête, au moment où elle se sent expirer sous les coups de l'homme? Ne pouvant raisonner sa douleur, ni s'en expliquer la cause, elle doit en souffrir davantage. L'homme, parfois, domine par la force de sa volonté, les souffrances qui le tuent. Sa pensée l'emporte dans une région supérieure. L'esprit impose silence à la matière.

Le retour fut long et pénible. Sur unetraîne, la Longue chevelure, sur l'autre le caribou. Et les hommes peinaient à tirer parmi les broussailles, à travers les arbres de ces régions désertes, par dessus les montagnes, ou à travers les vallons les deux longuestraînes sauvages.

On laissa le malade à St. Raymond, dans la première maison que l'on trouva. Puis on fit avertir le médecin qui accourut aussitôt. Le médecin, c'était Rodolphe Houde. Le notaire avait insisté pour qu'on transportât le blessé à Québec, sous prétexte qu'il y serait mieux soigné, mais les autres furent d'avis qu'il ne supporterait pas un plus long voyage et que ce serait très imprudent de l'exposer à de nouvelles fatigues. Le notaire céda. Il supplia Rodolphe de lui envoyer des nouvelles chaque jour, si c'était possible. Il était bien chagrin, le bon notaire, de ce qu'un pareil accident fût arrivé dans une partie de plaisir commencée sous d'aussi heureux auspices. Il croyait bien que jamais il ne retournerait à la chasse. Cela lui faisait prendre en aversion l'amusement le plus cher de sa vie. La vie d'un homme, il faut y songer, c'est d'un grand prix.

La partie de chasse avait été organisée par le notaire et Sougraine.

Ils en parlèrent à la Longue chevelure qui n'y vit qu'un agréable délassement. Il avait été entendu qu'il aurait l'honneur de tirer le premier. Il passerait devant, alors, et... l'on ne sait pas ce qui pourrait arriver ensuite.

Madame D'Aucheron fut mise au courant de ces petits arrangements, bien inoffensifs en apparence, et elle trouva que le notaire et Sougraine ne manquaient pas d'imagination. Elle attendait avec une impatience fébrile le retour de ses amis. Comme elle semblait préoccupée plus que de raison, Léontine, toute pétulante, toute joyeuse, lui parlait de sa félicité prochaine, pour la distraire un peu. Mais moins attendrie que les jours précédents, cette femme rusée disait qu'il ne fallait pas trop compter sur les promesses du bonheur; qu'il n'y avait rien de changeant comme la fortune; que souvent la félicité nous échappait au moment où l'on en portait la coupe à ses lèvres. Ces paroles jetaient du froid sur l'enthousiasme de la jeune fille et faisaient renaître de vagues craintes un moment oubliées. Elles produisaient l'effet du brouillard glacé qui s'abat sur le frissonnement amoureux des fleurs de la prairie, le soir d'une chaude journée.

Léontine reçut une lettre de mademoiselle Ida Villor. Elle en dévora les pages charmantes. Jamais sa bonne amie n'avait écrit avec autant d'abandon. Elle lui parlait de Rodolphe, son cher Rodolphe!... Comme il t'aime! disait-elle, et comme tu seras heureuse avec lui! Il est bon, va! Il a bien soin de nous.... La clientèle est belle.... On vient de loin le chercher. Notre humble demeure, près de l'église, s'ouvre à chaque instant du jour et de la nuit. C'est un peu fatigant, mais cela chasse l'ennuie.

Madame Villor allait mieux. Le voyage ne l'avait pas trop fatiguée. Elle articulait quelques mots maintenant. Quand le printemps serait revenu avec ses brises chargées de parfums, ses chaudes buées, son éclatant soleil, ses chants d'oiseaux, les murmures des feuilles, les tressaillements nouveaux des champs et des forêts à leur réveil, elle aussi sans doute se ranimerait tout-à-fait et renaîtrait à la vie. Une bonne, une grande nouvelle, pour terminer, ajoutait-elle. On veut que je fasse l'école. J'aurais dit oui, déjà... s'il ne me fallait pour cela négliger un peu, beaucoup même, ma bonne mère et mon cher cousin. On m'offre un joli salaire, et je n'aurai guère à me déranger. Une petite promenade seulement. J'ai bien envie de dire: oui. Si je me décide, tu me verras tomber dans tes bras, car il faudra que j'aille à la ville. Tu reviendras avec moi, c'est Rodolphe qui le veut.

Ces dernières paroles firent longtemps rêver mademoiselle D'Aucheron. Elle ferait bien de se livrer à l'enseignement, pensait-elle, et si j'étais là je lui conseillerais de ne point se fermer une carrière aussi intéressante pour soi-même qu'utile pour les autres.

Comme elle s'abandonnait à l'espoir de voir arriver son amie, et de partir avec elle sans doute, on vint lui dire qu'une jeune personne l'attendait au salon. Elle accourut.

--Ida!

--Léontine!

Les deux noms retentirent à la fois et les deux amies s'embrassèrent dans une douce étreinte.

--J'achevais de lire ta lettre, dit Léontine; un peu plus et tu la précédais.....

--Nous n'avons pas le service de la malle tous les jours, vois-tu, là-bas, dans nos forêts.....

--Non, mais vous avez la paix, le calme, le bonheur..... n'est-ce pas?

--Tous les jours, ma bonne Léontine.... Viens voir cela.

Mademoiselle Villor fit une bonne provision de livres de classe, alla prendre conseil du Surintendant de l'Instruction publique, et se remit en route pour St. Raymond. Léontine l'accompagnait.

Madame D'Aucheron, qui ne détestait pas d'être seule, vu la disposition d'esprit où elle se trouvait et l'attente des nouvelles qui devaient venir, ne fit aucune objection à son départ.

Quand la voiture qui les emmenait fut sur le monticule qui domine le village, Ida chercha des yeux la maison de Rodolphe, et la montrant du doigt à Léontine.

--Là-bas, par de là l'église, sous les grands pins noirs..... Vois-tu?

Léontine ne voyait pas, des larmes voilaient ses regards. On descendit la côte escarpée et on traversa le village au grand trot du cheval. Une voisine que mademoiselle Ida avait laissée avec sa mère vint ouvrir en souriant.

--Tout va bien ici puisque vous souriez, mademoiselle Clémence, observa l'amie de Léontine.

Clémence, c'était la voisine, une vieille fille qui n'avait jamais aimé que les chats et jamais raconté que des nouvelles vraies.

--Oui, mademoiselle, tout va bien ici, mais ça ne va pas bien partout.

--Non? qu'y a-t-il donc?....

--Entrez toujours; déshabillez-vous, mesdemoiselles, vous devez être fatiguées, vous devez avoir froid; on vous contera tout cela.

Elle n'était pas pressée de dire la nouvelle parce qu'elle ne craignait pas d'être devancée par d'autres. Elle était seule avec la malade. Elle l'eût racontée à la porte, au risque de contracter une fluxion de poitrine, s'il se fût trouvé quelqu'un dans la maison pour lui faire concurrence.

Les jeunes filles embrassèrent la malade.

--Où est Rodolphe? demanda Ida.

A ce nom un doux tressaillement agita Léontine et une vive rougeur parut sur ses joues encore froides des baisers du vent.

--Voilà la nouvelle, s'écria Clémence; chaque chose arrive en son temps. On est venu le quérir il y a dix minutes, à bride abattue, pour un sauvage qui s'est fait tuer à la chasse.....

Léontine pâlit tout à coup; une angoisse inexplicable l'oppressait.

--Quand je dis: tuer, reprit Clémence, ce n'est pas tout à fait exact; mais blessé gravement.

--Quel est le nom de ce sauvage? demanda mademoiselle Ida.

--Un drôle de nom, répondit Clémence qui ne se hâtait plus.

--Encore, quel est-il? insista Léontine, qui faisait un effort pour se remettre.

--La chevelure longue, je crois, ou quelque chose comme ça....

--La Longue chevelure! s'écria Léontine.... est-il possible? mon Dieu!...

--C'est cela, la Longue chevelure!.........

Est-ce que vous le connaissez, mademoiselle? demanda la voisine.

--Depuis peu de temps seulement, mais je l'estime beaucoup.... Il est si bon.... Si tu veux, Ida, nous irons le voir?

--Nous le ferons transporter ici, Léontine, et nous le sauverons si c'est possible....

Les jeunes filles attendirent avec une grande impatience le retour du médecin. Il ne revint que le soir. Elles veillaient en causant près du poêle où la flamme bourdonnait gaiement. Quand le cheval qui ramenait Rodolphe s'arrêta devant la porte, couvert de frimas et secouant sa longue crinière et ses grelots au son argentin, elles coururent ouvrir.

Il y eut un moment d'égoïste bonheur: le blessé fut oublié pendant une minute. Que ceux qui n'ont pas aimé jettent la première pierre.....

Après les premiers épanchements on parla du malheureux siou.

--Il est en danger, remarqua Rodolphe, et j'ai mandé un médecin de la ville en consultation... Il n'y a cependant point de parties essentielles de lésées, car la mort serait déjà survenue... Il y a les complications à redouter... les inflammations.

--Sais-tu, cousin, reprit Ida, que nous voudrions l'avoir ici pour le soigner, Léontine et moi.

--S'il est possible de l'amener, nous le ferons de grand coeur. Je tiens à l'avoir sous mes yeux, afin de suivre mieux les phases du mal.

Ensuite Rodolphe raconta comment l'accident était arrivé. Il n'y avait rien de bien surprenant en cela. Les accidents de chasse sont si fréquents.

Cependant une pensée amère, atroce peut-être, entrait dans l'esprit de Léontine. Elle voulait s'en débarrasser, la chasser comme un mauvais rêve, comme un cauchemar, et elle revenait toujours, comme l'onde que l'on repousse avec un aviron.

Les chasseurs, Vilbertin en tête, rentrèrent dans la ville, avec le caribou qu'ils avaient tué, étendu sur un traîneau. La nouvelle de l'accident se répandit vite. Ce fut toute une journée le sujet de la conversation.

--Il me semblait, disait le notaire, que je ne pouvais pas être toujours heureux à la chasse; j'avais comme un pressentiment de ce qui devait arriver, et je crois que je ne serais point parti, si les autres ne m'avaient entraîné...

Il disait encore:

--Un accident est vite arrivé. Nous venions d'apercevoir le caribou. Ce fut un cri général. Le sioux prit les devants, l'Abénaqui suivait en imprimant à sa carabine un mouvement de va-et-vient dangereux. Je le voyais bien et j'allais lui dire de faire attention. Tout à coup. Vlan! Vlan! deux détonations. Une branche probablement avait fait partir la gâchette... C'est dommage, la chasse promettait, et c'est si plaisant de courir les bois en hiver!.... Pourtant, je crois bien que je n'y retournerai plus... Après un malheur comme celui-là... Si le pauvre diable pouvait en revenir!

Le soir il y eut réunion des chasseurs chez D'Aucheron. On parla beaucoup de l'accident. Madame D'Aucheron demanda discrètement au notaire s'il pensait le sioux mortellement atteint. Il répondit de même que les apparences le faisaient croire. La malheureuse reprenait, comme malgré elle, ses rêves de vanité, d'ambition de richesses, de luxe.... et sa fille redevenait une chose à exploiter......

La Longue chevelure fut amené chez le docteur Rodolphe. Il éprouva d'abord un mieux sensible puis une rechute. Une fièvre brûlante s'empara de lui. Il eut le délire.

Léontine se tenait à son chevet, et quand Ida revenait de sa classe, elle remplaçait son amie pour lui permettre de se reposer un peu. Le soir, elles veillaient toutes deux avec un dévouement d'enfants pour un père bien-aimé. Tour à tour, avec des linges imbibés d'eau froide, elles lavaient le front et la tête du malade; elles mettaient de la glace sur ses lèvres enflammées par la fièvre. Puis elles priaient avec une ardente ferveur. Rien n'était touchant comme de voir ces deux anges de la terre disputer à la mort sa victime. Parfois la mort vaincue s'éloignait et l'espérance rentrait dans l'âme des jeunes filles. Le médecin luttait aussi de toutes les forces de son énergie, de toutes les ressources de la science..... La lutte était étrange et belle.

Là-bas, dans la ville, trois êtres misérables se cherchaient comme les ombres cherchent les ombres, sans bruit, sans amour, sans charité, pour se communiquer les rumeurs saisies au vol. Ils prenaient un suprême intérêt à la lutte qui se livrait loin d'eux. Ce qu'ils pouvaient faire, ils l'avaient essayé. Ils n'avaient plus qu'à suivre d'un oeil inquiet les péripéties du combat. Les voeux qu'ils formaient n'étaient point pour le triomphe des anges et du jeune médecin, mais pour le triomphe de la mort. Elle tardait bien cette mort pourtant si vorace d'habitude.... elle tardait bien à venir.

Un jour, la rumeur apporta une nouvelle terrible pour les trois conjurés... La Longue chevelure avait le délire....Il allait mourir peut-être.... Mais ce n'est pas cela qui les effrayait. Dans sa folie il avait parlé; dans son délire il avait jeté un nom en pâture à la curiosité du monde, et plusieurs l'avaient entendu ce nom qui réveillait un triste souvenir. Il avait parlé de Sougraine.

--Ne tire pas, Sougraine, avait-il dit, si je le manque, tu l'attaqueras à ton tour.

Il faisait évidemment allusion à la chasse. Il avait dit encore:

--La Langue muette, cache-toi bien, car si l'on devine que tu es Sougraine, tu seras poursuivi comme le caribou de la forêt par le chasseur implacable...

Puis:

--Elle est méconnaissable, cette malheureuse Elmire, sous ses riches vêtements de dame.... Je ne peux cependant pas les laisser périr dans les flammes; il faut que je les sauve encore... Ils me tueront ensuite, mais n'importe, j'aurai fait mon devoir.

Une nuit entre autres il ne cessa de parler.

A ce nom de Sougraine une foule de pensées assaillirent l'esprit d'Ida. Elle se souvint de l'histoire lamentable racontée par le siou, le soir du bal et de l'évanouissement de madame D'Aucheron. Léontine, elle, avait des frémissements de terreur. Elle entrevoyait la vérité à travers le sombre tissu des événements, comme à travers des ombres flottantes on aperçoit une lumière encore vague... Elle avait peur de comprendre, de voir trop nettement dans ces mystères redoutables. Et pourtant quelque chose lui disait qu'il y avait un mensonge dans ce qu'elle avait entendu; qu'elle n'était pas l'enfant du crime, et que sa délivrance et son salut sortiraient de la ruine des siens. Elle aurait bien voulu épancher ses craintes et ses frayeurs dans l'âme de son amie, mais elle n'avait pas le droit de parler.

Elle passa une partie de cette nuit en prière. Ida, remarquant son extrême inquiétude et sa tristesse amère, s'unissait à elle pour prier.

Quelque temps après, l'Abénaqui, fort tranquille en apparence, savourait un verre de whiskey en songeant au blessé de St. Raymond, dans un des nombreux estaminets de la basse ville. Il était seul. Plusieurs jeunes gens entrèrent et, debout près du comptoir, se firent verser à boire.

--Savez-vous la nouvelle? demanda l'un d'eux.

--Non, quelle nouvelle?

--Il paraît que Sougraine est revenu....

--Quel Sougraine?

--Un sauvage qui a tué sa femme et enlevé une jeune fille, il y a vingt ans.

--Et il est revenu? pourquoi?

--Pour se faire pendre, je suppose....

--Comment sais-tu cela?

--C'est lui, parait-il, qui a, dans une partie de chasse, envoyé une balle à ce beau siou, la Longue chevelure.... sous prétexte de tuer un caribou.

--C'est assez singulier, cela. Est-il arrêté?

--Je ne crois pas. On le cherche.

Pendant ce dialogue Sougraine éprouva toute les angoisses par lesquelles un homme peut passer. Des sueurs froides lui coulaient des tempes sur les joues et ses dents claquaient de frayeur.

La fille qui servait au comptoir ouvrait la bouche pour dire:

--Je crois que c'est lui qui est assis là-bas, à cette table, mais un sentiment de pitié l'arrêta.

--Il y a vingt ans, pensa-t-elle.... Mon Dieu, il doit avoir expié suffisamment sa faute.... qu'il s'échappe s'il le peut.

Les jeunes gens sortirent.

Sougraine était trop inquiet pour demeurer plus longtemps dans cet maison ouverte à la foule. Il sentait bien qu'il ne lui restait qu'une chose à faire, disparaître. Il lui en coûtait cependant de laisser le notaire et madame D'Aucheron recueillir seuls le fruit de la partie de chasse. Il décida de se rendre chez Vilbertin pour avoir des nouvelles. Il sortit, la tête basse, mais regardant sournoisement autour de lui pour voir s'il n'y avait rien de suspect. Il suivit les rues les plus désertes. Il rencontra chemin faisant quelques agents de police et, chaque fois, il sentit une sueur perler sur son front, un frisson parcourir tous ses membres. Il était tenté de courir à toutes jambes, au risque de donner l'éveil. Il est si naturel de se sauver quand on a peur. A la tombée de la nuit il entra chez Vilbertin.

Le notaire n'était pas, non plus, d'une gaieté folle. Il voyait clairement maintenant sa coupable sottise. Ses paupières se dessillaient et l'aveuglement qui précède toujours un crime faisait place aux lumières de la raison.... Avant la faute on ne voit que les jouissances promises, après, l'on suppute avec amertume ce qu'elles nous coûtent.

En voyant entrer l'indien, il devint d'une pâleur extrême et se prit à trembler.

--Savez-vous, dit-il, d'une voix basse et profondément émue, que le sioux a parlé et que votre vrai nom est connu maintenant?

--Les paroles d'un fou, cela ne compte guère, répliqua l'indien.

--La curiosité se réveille et l'on voudra savoir ce qu'il y a de vrai dans ces révélations dues à la fièvre: on vous fera arrêter, c'est sûr. Si vous êtes Sougraine, vous n'échapperez point; ne vous faites pas d'illusion.

--Oh! non l'indien n'est pas Sougraine!

--Alors vous n'avez rien à craindre, restez en paix, attendez les événements.

--Si l'indien s'éloigne, combien lui donneras-tu?

--Mais si vous ne partez pas c'est la prison, le pénitencier, l'échafaud, peut-être, qui vous attend. Allez-vous jouer ainsi votre vie? Vous pouvez fuir, il en est temps encore. Demain il sera peut-être trop tard....

--L'indien n'ira pas tout seul dans la prison, au pénitencier, sur l'échaufaud....

--Comment? fit le notaire effrayé, voudriez-vous nous perdre? pourquoi? quel mal vous avons-nous fait?

--L'indien veut être en bonne compagnie. Tout seul, il sera traité sans pitié; avec un gros monsieur et une grosse dame, il sera entouré de respect.

--Sougraine, allez-vous en, je vous en conjure!...

--Combien paies-tu?

Le notaire, écrasé sous une pensée de scandale, de trahison, d'ignominie et de pitié, crut être généreux en offrant vingt-cinq dollars à l'indien.... Sougraine éclata de rire, et ce rire moqueur fendit l'âme de l'avare Vilbertin.

--Quoi! pensa-t-il, ce n'est pas assez de se voir exposé à la honte, à la mort, au gibet.... il faut encore donner son argent....

Il fit un effort suprême.

--Cent dollars, offrit-il avec une angoisse profonde....

L'indien rit encore. Il se sentait heureux de faire à son tour l'office de bourreau.

Vilbertin se ravisa.

--Vous refusez, dit-il, soit, vous n'aurez rien. Nous n'avons point peur de vous; nous sommes deux pour contredire vos paroles mensongères. Les juges comprendront bien que je n'avais aucun intérêt à faire disparaître la Longue chevelure. Il ne m'a jamais fait de mal, cet homme-là; je n'ai rien à craindre de sa part. Il me connaît à peine. C'est vous qui le craigniez avec raison, et qui désiriez sa mort, puisqu'il savait votre nom et pouvait vous livrer à la justice des hommes.

Sougraine comprit que le notaire et madame D'Aucheron pouvaient, en effet, fort bien se tirer d'affaire, et que lui, leur instrument, il serait aisément sacrifié. Il ne lui servirait de rien d'essayer à les compromettre. Il aggraverait sa position, voilà tout. On pourrait être indulgent pour une faute vieille de vingt années, car on supposerait un long repentir; mais un crime nouveau s'aggraverait de toute la hideur des crimes précédents....

Il reprit après quelques minutes.

--On va s'enfuir, c'est bon, donne les cent dollars.

--Je serais bien fou de payer pour vous empêcher d'être pris, lorsque vous pouvez fuir aisément si vous le voulez. C'est votre affaire. Restez ou partez, cela m'est égal.

Sougraine suppliait à son tour.

--L'indien est pauvre, disait-il, il aura besoin de donner beaucoup d'argent pour se sauver loin; il ne pourra pas travailler pour gagner son pain. Il devra se tenir caché le jour, marcher la nuit... donne les cent dollars et il part tout de suite. Tu vas être heureux, toi, et tu vas épouser une belle jeune fille que tu aimes beaucoup.

Vilbertin s'attendrissait: il allait donner les cent dollars.

--Oh! si tu savais, continua Sougraine, si tu savais de qui elle est l'enfant, cette jeune fille!... On va te le dire puisque l'on s'enfuit pour ne jamais revenir. Tu ne feras pas voir que tu le sais... pas même à sa mère, madame D'Aucheron. Madame D'Aucheron est sa mère. Et son père... eh bien! son père, c'est moi!

--Vous! Vous! Ah! vous me trompez, Sougraine, s'écria le notaire, hors de lui. Ce n'est pas possible! Ai-je bien entendu! Malédictions!!

--Si l'indien te trompe, c'est qu'il aurait été trompé lui-même. Madame D'Aucheron lui a dit que Léontine est sa fille...

--Comment madame D'Aucheron sait-elle cela? Comment? Parlez, mais parlez donc!

Et Vilbertin, suffoqué, frappait du pied, se tordait les bras.

--Voila le fond de l'affaire... on te racontera tout, puisque l'on part pour ne plus revenir. Tu n'en diras mot à personne... Tu vas comprendre pourquoi l'indien avait de l'influence sur madame D'Aucheron... comme tu as compris pourquoi la Longue chevelure était son maître à lui l'indien. Madame D'Aucheron, c'est Elmire Audet, la jeune fille que j'avais enlevée...

Le notaire faillit tomber à la renverse. Il se passait la main sur le front comme pour en enlever des nuages qui obscurcissaient ses idées.

--Est-ce possible? murmurait-il, est-ce possible? Maudite destinée! Enfer! démon!

Tu comprends, on lui disait: fais ceci, fais cela et elle faisait comme on lui disait. Donne notre fille à monsieur le ministre, donne-la plutôt à monsieur le notaire, ou à M. Rodolphe... sinon on te dénoncera... et tu seras perdue.... Et la jeune fille passait de l'un à l'autre. La peur du scandale.... de la honte, c'est fort cela... Comprends-tu?

--Le notaire marchait à grands pas dans son étude, toujours la main sur son front:

--C'est affreux, ce que vous m'avez révélé, Sougraine, oui c'est affreux! Vous me tuez.... Vous me tuez. Vous me volez mon bonheur... O désespoir, ô malédiction! elle, votre fille? Ce n'est pas vrai! Dites-moi que ce n'est pas vrai... et je vous donne de l'or tant que vous en voudrez; qu'ai-je besoin d'argent, moi, maintenant, puisque je suis voué à la honte, à la douleur? puisqu'elle ne sera jamais ma femme, elle, Léontine?... j'aurais été si heureux! si heureux! Qu'êtes vous venu faire ici, vous, après cette longue absence? Troubler notre repos... ruiner nos espérances, empoisonner notre vie...

--L'Indien est venu chercher ses enfants, dit Sougraine d'une voix, sombre, car il les aime encore...

--Vos enfants! vos enfants! c'est faux!... vous ne les aimez point. Partez si vous les aimez encore; ne troublez point leur repos, ne les couvrez pas d'ignominie.... Croyez-vous qu'ils pourraient vous aimer, eux?

--Des enfants n'aiment-ils pas toujours leur père?

--Vous vous trompez... moi je suis votre fils... et je vous hais...

Sougraine recula épouvanté...

--Mon fils? toi, mon fils?

Sa voix tremblait, ses mains cherchaient un appui...

--Oui, je suis votre fils... répondit le notaire d'une voix sombre.

--Mon fils? tu es mon fils?... lequel! Louis ou Adélard?

--Adélard est mort il y a longtemps... Il est bien heureux, lui!...

Sougraine tomba à genoux:

--Mon enfant, pardonne à ton père, supplia-t-il...

Le notaire ne répondait rien, Sougraine demeurait à genoux. Il répéta:

--Pardonne à ton père, mon enfant...

--Sauvez-vous avant qu'il soit trop tard, répliqua Vilbertin en proie au désespoir, sauvez-vous.

Sougraine ne bougeait pas. Il était toujours à genoux. Le notaire reprit:

Partez, vous dis-je; si vous êtes coupable nul ne pourra vous sauver...

--Sougraine est coupable d'avoir enlevé une jeune fille et d'avoir abandonné ses enfants... C'est un grand mal, il le sait bien, mais il n'a point tué votre mère.....

--Quoiqu'il en soit, vous ne pouvez pas demeurer ici, vous le comprenez. Voici quelques dollars, adieu...

Sougraine, chassé par son fils, profita de la nuit pour sortir de la ville. Le notaire se mit au lit, mais son esprit exalté fut assailli par une volée de pensées étranges. Dans son angoisse il s'accrochait à des espérances incroyables. J'irai chez la D'Aucheron, se disait-il, je saurai tout. Il faudra bien qu'elle parle.

Le notaire Vilbertin était en effet l'un des enfants de Sougraine, le petit lutin, comme l'appelait son oncle Louis-Thomas qui le garda quelque temps chez lui, après la fuite de l'abénaqui avec Elmire Audet. Un notaire de la paroisse voisine, nommé Vilbertin, l'ayant vu, lui trouva de l'esprit, de l'intelligence, l'emmena chez lui, le fit étudier, et lui donna son nom, son étude et sa fille unique, sans autre condition que de pratiquer consciencieusement et de rendre sa femme heureuse. Peu de temps après l'obligeant notaire mourait presque subitement. A son lit de mort il appela son gendre et lui parla tout bas. Il lui montra une lettre qu'il fit jeter à la poste par un serviteur. C'était une lettre qu'il écrivait à madame Villor. Le malheureux gendre pâlit et se troubla mais ce ne fut pas long. Il fit de la tête un signe affirmatif et laissa le beau-père mourir en paix. Quelques semaines après sa femme suivait son père dans la tombe en lui léguant tout ce qu'elle possédait. Alors il partit, la laissant dans le cimetière de sa paroisse natale auprès des siens.

Vilbertin se rendit chez madame D'Aucheron. Une personne moins agitée, moins troublée qu'elle, eut remarqué du premier coup d'oeil le bouleversement du notaire.

--Vous savez, madame, commença-t-il, qu'il n'est question dans la Ville que de l'affaire Sougraine.

Quelle affaire? demanda-t-elle en pâlissant.

Une affaire madame, qui date de vingt-trois ans. Vous vous en souvenez?

Ce dernier mot était cruel et cruellement dit. Madame D'Aucheron éprouva une torture au fond du coeur.

--J'ai vu Sougraine, hier soir, reprit le notaire, et il m'a tout avoué. Il m'a dit qui vous êtes.

--Moi? fit madame D'Aucheron.

--Oui, vous... Et je lui ai dit qui je suis, et sa surprise a égalé la mienne. Vous êtes, vous, Elmire Audet....

Madame D'Aucheron, la tête basse, ne répondit point.

--Je suis venu vous demander si mademoiselle Léontine est ma soeur.... Parlez, soyez franche, dites, est-elle ma soeur?

--Votre soeur?... je ne sais point.... je ne comprends rien à ce que vous me demandez....

--Vous allez comprendre. Je suis Louis, l'un des enfants de Sougraine....

--Vous? vous? Louis? le fils de Sougraine? Est-ce possible?.... Et elle le regardait de ses grands yeux bleus hagards....

--Léontine est-elle ma soeur?

Madame D'Aucheron se mit à rire....

--Non je vous le jure, elle n'est pas votre soeur. J'ai dit un mensonge à votre père pour sauver la paix de ma maison.... Hélas! cela n'aura servi à rien.

--Dieu soit loué! s'écria le notaire.... tout n'est pas perdu encore.

Il s'abandonnait à une joie folle....

--Vous avez un autre frère... je ne sais point s'il vit.... je n'ai eu connaissance de rien, et l'on ne m'a jamais rien dit....

Le notaire revenait à son étude tout fier, tout palpitant, tout à ses amours un instant compromises.

--Dès que mon père sera loin, se disait-il, je profiterai de mes avantages sur mes rivaux; je serai, à mon tour, maître de ces gens-là... Il m'est bien égal d'être appelé Sougraine ou Vilbertin. On ne peut rien me faire à moi... Et puis, je suis riche, on me respectera... en ma présence, du moins. En arrière, on dira ce qu'on voudra... Madame D'Aucheron, elle, ce n'est pas la même chose.... Si elle tombe... elle tombe dans la boue.... Une grande dame ne se laisse pas traîner dans la fange comme cela. Elle fera bien des sacrifices avant de consentir à cette dégradation... J'aurai Léontine. O mon amour, tu n'es pas perdu!... Quand je pense à la peur que j'ai eue!... j'en frissonne encore... Elle, ma soeur? Bah! ça n'avait pas de bon sens... je le sentais bien... Vilbertin, tu vas te tirer d'affaire. Que le diable emporte les autres... Chacun pour soi... Les autres ne voudront peut-être pas épouser une jeune fille élevée par Elmire Audet, par Elmire Audet déchue, avilie, ridiculisée... montrée au doigt... Moi je l'emmènerai dans la solitude... je l'aurai à moi seul... Oh! qu'elle soit un objet de honte pour tous si je ne puis l'obtenir qu'à ce prix-là...

Monsieur Le Pêcheur gardait rancune à Sougraine; il se mit en frais de découvrir sa retraite, et lança une meute de policiers sur ses traces.

--Si je le pince, se promettait-il, il verra!... je lui apprendrai à venir troubler mes amours.... Mais comment pouvait-il avoir tant d'influence sur madame D'Aucheron? se demandait-il?

Et il cherchait. Il avait l'esprit inventif, de l'audace dans la conception, de la curiosité dans le caractère, et ne s'effrayait devant aucune supposition quelqu'absurde qu'elle fut....

--Si c'était cela! se dit-il, tout haut, en se frappant le front comme un homme qui veut en faire jaillir une étincelle... si c'était cela! car enfin, il y a quelque chose, c'est sûr. Il faut voir.

Quelques heures après il présentait ses hommages à madame D'Aucheron. Léontine venait d'arriver et les nouvelles qu'elle apportait étaient des meilleures. La longue chevelure échappait à la mort; la science et la charité chantaient leur hymne de triomphe, et madame Villor commençait à se lever, marchait sans le secours de personne. La maison du médecin s'emplissait de chants et de gaieté.

--Vous savez sans doute, commença le jeune ministre que notreamila Langue muette était un misérable enleveur de fille, un assassin, peut-être...

--J'ai vu ce que les journaux en disent, répondit madame D'Aucheron.

--Comment avez-vous pu être trompée, vous surtout, mesdames, qui avez un instinct si merveilleux?

--Nous ne faisons cependant pas métier d'épier les gens, répondit Léontine en souriant avec malice.

--J'espère, au moins, que vous ne faites pas, non plus, métier de protéger les scélérats en rupture de ban, reprit le ministre.

--Nous protégeons nos hôtes quelqu'ils soient, dit madame D'Aucheron; mais nous nous efforçons de recevoir des gens honnêtes seulement.

--Ce serait drôle, continua le ministre, si nous allions découvrir Elmire Audet, maintenant.... Elle se cache sans doute quelque part... qui sait? elle est peut-être une grande dame aujourd'hui... une dame louée, aimée, admirée de tout le monde...

Il pouvait parler, le ministre, on ne songeait pas à l'interrompre, tant la surprise était grande chez madame D'Aucheron et sa fille. Une même pensée les atteignait au coeur:

--Il sait tout; c'est fini...

Il revenait encore ce tourbillon noir: la honte, la peur, les terreurs, l'ignominie.... Et tout cela dansait, glissait, s'agitait lugubrement, confusément comme les cendres et les charbons d'un âtre immense où passe un souffle de tempête. Le ministre continuait toujours avec méchanceté:

--Je crois que je sais où la prendre, cette jolie femme aux yeux bleus; car elle avait les yeux bleus, la jeune Elmire. Elle aura vieilli un peu. Les femmes même les plus aimables sont soumises à cette inéluctable loi; mais je parie qu'on pourra la reconnaître encore. Il reste toujours quelque chose des traits de la jeunesse sur les visages les plus vieux. On soulève les rides et les teintes roses des fraîches années apparaissent encore. Qu'est-ce que je fais? parler de rides, c'est absurde. Elmire n'a pas plus de 40 ans maintenant, l'âge de la beauté parfaite, votre âge, madame, j'en ferais le pari.... Voyons, dites, est-ce que je me trompe beaucoup?

--Vous êtes bien cruel, monsieur, dit Léontine et vous n'avez pas la générosité d'un gentilhomme.

Elle se leva pour sortir.

--Je puis laisser échapper Sougraine, madame, si vous le désirez, vous n'avez qu'à parler.

--La clémence est une vertu divine, dit encore mademoiselle D'Aucheron, debout, prête à s'éloigner.

Madame D'Aucheron gardait le silence.

--L'amour est une chose divine aussi, répondit le ministre; je vous promets la clémence, mademoiselle, si vous me donnez l'amour....

--Jamais, monsieur; j'ai choisi mon époux.

Elle quitta le salon. Sa mère resta seule avec monsieur le Pêcheur.

Le Pêcheur se leva à son tour. Il était très froissé.

--Je sais votre secret, madame, dit-il froidement: j'avais deviné juste. Sougraine sera pris et vous verrez ce qui s'en suivra.


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