V

Mmede La Node avait assisté à ce manège, autant du moins que l'éloignement forcé de son poste d'observation le lui permettait, avec une joie cruelle, une joie de prise, qui se mélangeait néanmoins à trop d'étonnement pour être complète. Par son expérience personnelle et par les confidences d'hommes qu'elle avait pu recevoir, elle était trop initiée aux conditions habituelles des secrets bonheurs parisiens. Comment n'eût-elle pas été déconcertée jusqu'à la stupeur par le quartier où sa cousine avait ses rendez-vous? La plus élémentaire prudence interdisait un pareil choix, d'autant plus compromettant qu'il était plus excentrique. Descendue de sa voiture elle-même, et marchant le long du pauvre trottoir que Mmede Chaligny avait suivi quelques instants auparavant, Jeanne regardait les obscures boutiques de ce commencement du faubourg Saint-Marcel: ici une blanchisseuse, au linge rare et pauvre; plus loin, une échoppe de revendeur; là-bas, une teinturerie au rabais; ailleurs, un étalage de journaux à cinq centimes. Le tassement des bâtisses, sans doute contemporaines de l'époque où Mmede Miramion construisait à côté Sainte-Pélagie, aujourd'hui détruite; l'humidité des allées, les suintements des crépis éraillés,tout dans l'aspect de la vieille rue attestait d'humbles existences pour lesquelles les visites plus ou moins régulières d'une femme jeune, jolie, supérieurement élégante, devaient faire événement. Le caractère même de la maison où Mmede Chaligny venait d'entrer était de nature à provoquer la curiosité, et, par suite l'enquête, avec les conséquences de chantage qui risquaient presque inévitablement d'en découler. C'était un pavillon, isolé entre deux constructions plus hautes, avec un mur qui le prolongeait d'un côté. Les branches jaunies d'une demi-douzaine de tilleuls assez grands dépassaient la crête, et révélaient le luxe d'un petit jardinet. Ces étroites et presque microscopiques enclaves de verdure abondaient encore, voici vingt-cinq ans, sur ce versant sud-est de la Montagne Sainte-Geneviève. C'étaient les minuscules débris, sauvés par quelque hasard, de ces vastes parcs appartenant à des couvents, que George Sand a décrits avec tant de poésie dans l'Histoire de ma Vie. La communauté des Augustines anglaises, où la romancière fut élevée, était tout auprès,—tout auprès l'immense potager des dames de la Miséricorde, dont elle célèbre «les raisins dorés et les œillets panachés». Et puis, ces pavillons à jardinets ont disparu les uns après les autres. Celui-ci, à cette extrémité de la rue Lacépède, n'avait pas dû être plus remarquable autrefois que ceux de la rue Rollin et dela rue des Boulangers. Aujourd'hui sa survivance était une bizarrerie et qui nécessairement attirait l'attention. Mmede La Node passa et repassa plusieurs fois sur le trottoir opposé pour considérer l'endroit avec une attention qui ne fit qu'accroître sa surprise. Le pavillon avait deux fenêtres au rez-de-chaussée, à côté de la porte, et trois à chacun des deux étages au-dessus. Les croisées d'en bas étaient garnies de verres dépolis et protégées par des ferrures; celles du premier et du second n'offraient aucune autre particularité que cette légère différence de couleur entre les vitres qui atteste la très grande vétusté de certains carreaux. Des rideaux blancs à fleurs tombaient par derrière. D'autres rideaux d'étoffe les doublaient, relevés par des embrasses. On voyait seulement l'envers de la satinette crème et la frange, rouge ou bleue, suivant les pièces. Les passants, étrangers au quartier, s'il en était qui s'arrêtassent devant cette façade, imaginaient, sans doute, un de ces doctes intérieurs bourgeois, celui d'un savant ou d'un professeur, tels que le voisinage du Muséum, de deux grands lycées et de la Sorbonne, les multiplie, entre le Luxembourg et le Jardin des Plantes. Mais qu'un pareil logis servît d'abri aux amours d'une authentique marquise, venue ici d'un des plus nobles hôtels du faubourg Saint-Germain, c'était une hypothèse extraordinaire jusqu'à l'invraisemblance. Ilfallait à Jeanne de La Node presque un effort pour se persuader qu'elle était bien là, qu'elle avait bien vu Valentine de Chaligny poser sa main sur cette poignée de fer qui pendait à une chaîne, à la vieille mode,—sonner,—pousser cette porte au milieu de laquelle une ligne de cuivre marquait l'ouverture d'une boîte aux lettres, destinée à recevoir le courrier, sans que le facteur entrât,—franchir ce seuil exhaussé de trois marches au-dessus du trottoir... En ce moment, elle était dans une de ces chambres closes. Auprès de qui? Quel était l'homme de leur monde, arrivé dans cette maison quelques instants avant elle? Il le fallait, puisqu'on était venu lui ouvrir. Ou bien cette maison abritait-elle quelque aventure plus romanesque encore? Valentine avait-elle, par suite de circonstances qu'aucune personne de sa société ne soupçonnait, formé une liaison hors de sa caste? Retrouvait-elle ici un jeune homme qui n'allait jamais chez elle? Qu'il s'agît d'une intrigue d'amour, en effet, la chose n'était plus douteuse. Rien au monde ne s'opposait à ce qu'elle vînt devant cette porte, avec sa voiture, dans cette rue pauvre mais parfaitement décente, si elle y venait pour un motif avouable, et le caractère, sinon riche, du moins très convenable de la maison excluait aussi l'idée d'une visite de charité. Valentine était auprès d'un amant. Quel amant?

Une telle véhémence de curiosité possédaitJeanne qu'oubliant toute prudence elle se tenait immobile, sur ce trottoir, la tête levée, au risque d'être aperçue de l'intérieur, si quelqu'un s'avisait de regarder dans la rue, à travers les rideaux. Elle aurait peut-être, dans sa fièvre d'en savoir davantage, sonné elle-même à la porte mystérieuse, offert de l'argent aux boutiquiers voisins pour les faire parler, si un événement nouveau n'avait soudain donné une réponse à la question qu'elle se posait et se reposait: l'arrêt d'une voiture devant cette maison dont elle dévorait des yeux la face énigmatique et muette. C'était un coupé de remise d'où s'élança un homme encore jeune qui se reprochait évidemment d'arriver en retard, car, ayant tiré sur la chaîne, et durant le temps que l'on mit à lui ouvrir, il consulta sa montre, avec un hochement de tête. Il se précipita, aussitôt le battant poussé, pas assez vite cependant pour que Mmede La Node n'aperçût des tableaux et des tentures, un escalier avec un tapis,—mais pas même la silhouette de la personne arrivée à l'appel de la sonnette. A peine si elle avait pu distinguer les traits de l'homme: un visage intelligent et maigre, tout glabre, des cheveux encore très noirs, quoique ce masque portât quarante ans, des yeux bruns qui luisaient sur un teint gris avec un éclat singulier. Ils avaient croisé les yeux de Jeanne, et, sous ce regard, celle-ci s'était sentie rougir. Pour n'avoirpas l'air d'espionner, elle avait fait quelques pas, comme quelqu'un qui n'est pas sûr de son chemin. A quelle classe sociale pouvait appartenir cet homme dont elle ne doutait pas qu'il ne vînt rejoindre Valentine de Chaligny? Il lui avait semblé très bien mis, et cependant elle n'avait pas eu la sensation d'un personnage de son monde. Elle avait marché dans la direction de la rue Monge avec l'idée que l'inconnu l'aurait remarquée et ouvrirait peut-être la croisée pour vérifier si elle était encore là. Elle tourna la tête et constata que les fenêtres de la petite maison restaient closes. La voiture qui avait amené l'homme ne s'en allait pas. La tentation la saisit de ne pas s'en aller, elle non plus, et d'attendre que Valentine ou l'inconnu reparussent,—peut-être tous les deux. Mais qu'apprendrait-elle de plus? Et pourquoi s'exposer à les avertir?... Elle tenait la preuve tant désirée. Elle n'avait plus maintenant qu'à chercher quel usage en faire? Et déjà elle était remontée dans un autre fiacre, et elle retournait vers le Paris aristocratique,—leur Paris à sa cousine et à elle.—L'image de l'étrange endroit où cette cousine avait caché le roman de sa vie lui aurait paru un songe si la mauvaise voix intérieure à laquelle dans son premier sursaut de conscience elle avait répondu: «Je ne ferai pas cela», n'avait recommencé à lui prononcer des paroles trop nettes, trop précises, trop mêlées aux réalités quotidiennesde sa vie, et aux intérêts les plus positifs de son avenir. Elle avait le moyen de perdre Valentine auprès de Norbert. Ne l'utiliserait-elle pas?

LA LETTRE ANONYME

Il convient de le reconnaître, à l'honneur ou à la charge de la nature humaine,—cela dépend du point de vue,—les très mauvaises actions ne sont guère commises tout de go, et comme telles. Nos basses passions excellent à nous déguiser leur perversité native sous les plus spécieux prétextes et quelquefois les plus justes d'apparence. Il est rare que nous leur cédions en nous en rendant bien compte. Il tient toute une psychologie du crime dans le mot cynique de cet assassin, qui racontait sa lutte avec une vieille femme, sa victime: «Elle se défendait,la canaille!...» Quand un homme en hait un autre pour des motifs aussi vils que l'envie, par exemple, il arrive presque toujours à voir son ennemi tel que sa haine a besoin qu'il soit. Il se permet contre lui des infamies, mais il les perçoit comme d'équitables représailles. Cette illusion, qui n'est pourtant qu'à demi volontaire, explique seule que certainsméfaits d'un ordre abominable puissent être exécutés par certains êtres, lesquels, au demeurant, ne sont pas des monstres. Mmede La Node,—puisqu'il s'agit d'elle,—n'en était pas un. La preuve en est que, de nouveau, en rentrant chez elle après sa course de policière improvisée, elle avait répondu à la voix tentatrice un «non» plus énergique que le premier. Dans le temps qu'elle avait mis à franchir la distance qui sépare la rue Lacépède de la rue Barbet-de-Jouy, les possibilités de reconstruire sa propre existence sur les débris du ménage Chaligny,—coupable chimère à laquelle elle s'abandonnait en idée depuis ces treize jours d'attente—s'étaient de nouveau offertes à son esprit. Par un détour singulier de sa sensibilité, elle avait, maintenant qu'elle savait tout, trouvé en elle pour les repousser, et, avec elles, l'acte dénonciateur qu'elles impliquaient, plus de force qu'aux moments où elle doutait encore. C'est qu'une intime, une passionnée satisfaction d'amour-propre l'inondait toute entière, et, pour une heure, endormait la cuisson de la vieille blessure. Sa force de haine,—le principe moteur de son âme durant tant d'années,—était comme paralysée par l'orgueil de savoir, cette fois d'une façon qu'elle jugeait décisive, la faute de sa cousine. Cette supériorité de la vertu conjugale que toutes les femmes reconnaissent au fond de leur conscience, en la dédaignantdes lèvres, Valentine de Chaligny ne l'avait plus sur Jeanne. Jeanne, au contraire, pouvait avoir sur l'autre une supériorité en se montrant généreuse. «Je me tairai et nous serons quittes...» Cette phrase qu'elle se répétait à haute voix: «Nous serons quittes...» résumait assez bien le paradoxal travail de sa pensée démoralisée par sa vie. Elle mettait d'un côté le tort qu'elle avait fait à sa cousine en lui prenant son mari, et elle trouvait le plateau de la balance trop léger, comparé à l'autre, où elle pesait les avantages qu'elle sacrifiait,—en ne se rendant pas coupable d'une infamie!

Elle devait aller à l'Opéra, le soir, et dans la loge des Chaligny. Elle y avait sa place à poste fixe, chaque lundi de quinzaine. C'était une des innombrables gâteries de Valentine à son égard, cette invitation une fois pour toutes, un des procédés que la charmante femme employait pour aider sa cousine à se maintenir, malgré sa fortune diminuée, dans le courant de la haute vie parisienne. D'ordinaire l'ingrate ne montait l'escalier du théâtre pour gagner cette première loge qu'avec les sentiments d'une amertume toujours renouvelée. Elle se souvenait de l'époque où elle avait elle-même une baignoire à son nom. Elle y avait prié sa cousine, alors jeune fille,—et maintenant c'était elle qui recevait, qui subissait cette humiliante aumône d'une élégante hospitalité.—Maisce lundi-ci, et après l'épisode de l'après-midi, une seule impression la dominait, un désir, presque un besoin de revoir la visiteuse de la petite maison clandestine; d'épier, d'étudier sa physionomie. Elle voulait jouir du contraste entre la marquise de Chaligny fière et parée, respectée et vertueuse, qui trônait dans le cadre opulent de sa royauté mondaine, et l'adultère voilée, vêtue de sombre, en train de suivre une rue perdue dans un lointain faubourg. Elle était arrivée exprès, un peu tard, pour être sûre de trouver Valentine installée. Ce lui fut une déception, dès son entrée dans l'arrière-salon qui précédait la loge, de ne pas apercevoir les cheveux blonds cendrés, les doux yeux bleus et le profit délicat qu'elle espérait, mais seulement Mmede Bonnivet et sa petite tête de coquet oiseau de proie; la lourde carrure du duc d'Arcole; la pâle, la fine figure sans âge d'Abel Mosé, et le masque tourmenté de Chaligny, qui devança son interrogation en lui disant:

—«Valentine m'a demandé de l'excuser auprès de vous, ma chère Jeanne. Elle s'est sentie souffrante au dernier moment, et elle s'est couchée...»

—«Ce n'est rien de grave, au moins?» interrogea-t-elle.

—«Non», répondit-il, «une simple migraine...» Puis, dans l'entr'acte, et quand ilsfurent assis, la jeune femme et lui, sur le même sofa, dans le petit salon où les autres hôtes de la loge eurent la discrétion de les laisser en tête à tête, sans que le mari ombrageux s'en offensât, cette fois: «Je ne sais pas ce qu'elle a,» commença-t-il à voix basse. «Elle avait été parfaitement bien ce matin. Elle avait fait des visites cet après-dîner. Elle a reçu, comme d'habitude, à cinq heures. A six heures, votre tante de Nerestaing est venue. Je me suis renseigné. Elles ont été seules une demi-heure. Je suis arrivé sur la fin de leur conversation. A leur saisissement à toutes deux, au regard de Valentine, j'ai deviné que Mmede Nerestaing venait de lui parler de choses très graves, où j'étais mêlé... Quand je dis moi, c'est nous...»

—«Vous voilà de nouveau dans vos chimères,» interrompit Jeanne en haussant ses jolies épaules. «Est-ce que vous croyez que la tante de Nerestaing s'occupe de nous? D'abord moi, je suis brouillée avec elle depuis des années... Elle ne me voit jamais. Elle ne pense pas plus à moi qu'à son premier bal, et il est loin... Quant à Valentine, personne n'a rien à lui apprendre. Je me tue à vous le répéter...»

—«Et moi je vous répète que Valentine, ce matin encore, ne soupçonnait rien, absolument rien. Elle ne m'aurait pas parlé de vous, elle si franche, comme elle a fait à déjeuner... Nous noussommes quittés à une heure,—j'avais rendez-vous chez un camarade pour une heure et demie,—dans des termes de parfaite entente. Je l'ai retrouvée bouleversée. Quand je lui ai demandé ce qu'elle avait, j'ai vu distinctement qu'elle tremblait, au seul son de ma voix. J'ai voulu lui tendre la main, à peine si elle a pu prendre sur elle de me la donner. A mes questions, elle a répondu en prétextant une migraine foudroyante. Quand j'ai parlé d'envoyer chercher le médecin, elle a refusé. Elle a prétendu n'avoir besoin que de repos. Je l'ai laissée aller. J'étais trop troublé moi-même. J'avais peur, en insistant pour savoir la cause de son changement, de me trahir... Si ce ne sont pas des preuves qu'elle ignorait tout et qu'on vient de tout lui apprendre, que vous faut-il?...»

—«Quand cela serait?» dit la maîtresse, «et après?...»

—«Comment, après?» interrogea Chaligny.

—«Oui, après?...» insista-t-elle. «Si vous m'aimiez, ne devriez-vous pas être heureux que cette situation si fausse, si humiliante pour moi, finisse, sans que vous y soyez pour rien?... Mais nous ne pouvons pas causer davantage en ce moment. Quelqu'un vient... Tiens, c'est Saveuse... Demain matin, à onze heures, j'irai savoir des nouvelles de Valentine. Et ce ne sera qu'une fausse alerte, rassurez-vous...», conclut-elle avec unsourire d'une ironie singulière, qui retroussa ses fines lèvres, au coin, dans un pli cruel. Mais déjà cette bouche frémissante s'était apaisée, ces yeux où avait passé une lueur dure s'adoucissaient pour le visiteur monté des fauteuils d'orchestre et qui était en effet Martial de Saveuse, une des pires langues de Paris. Ce vieil aigrefin, auquel on ne connaît que des ressources équivoques, a trouvé le moyen de se rendre si redoutable par les vérités de ses médisances et l'acuité de ses observations, qu'il est aussi ménagé qu'il est méprisé. Ces sortes de personnalités dangereuses étaient celles que Jeanne caressait le plus constamment depuis sa liaison avec le mari de sa cousine. Aussi fut-elle particulièrement aimable pour ce très méchant homme, qu'elle garda dans la loge durant l'acte entier. Il était de ces propagateurs d'opinion qu'elle voulait avoir pour elle, de ces déchireurs de réputations qu'elle voulait avoir contre sa cousine, si jamais sa vie recommençait dans des conditions difficiles à faire accepter par son monde. Et puis, elle tenait à ne pas renouveler avec son amant, durant la soirée, une explication trop grave pour être bien menée sous l'œil inquisiteur d'une Mmede Bonnivet et surtout d'un Abel Mosé. Elle calculait que Chaligny voudrait à tout prix la reprendre, lui, cette conversation, et que, n'ayant pu l'avoir dans la loge, il accepterait, après le spectacle, une place qu'ellelui offrirait dans sa voiture. Cette imprudence, qu'elle se permettait rarement, était, dans l'espèce, une prudence. Autant il était inutile que l'on soupçonnât qu'un drame couvait dans le ménage de ses cousins, autant il était utile, en cas de scandale, que Norbert fût compromis davantage encore vis-à-vis d'elle. Elle employa donc la durée de la représentation à méditer ce qu'elle lui dirait pendant ce retour. Si les théâtres de musique ont tant de succès auprès des femmes et des hommes de la société, ce n'est pas seulement parce que le bruit «plus cher que les autres», comme disait Gautier, accompagne agréablement la conversation, c'est surtout que l'orchestre et les chants permettent de se taire en feignant de les écouter, et alors ce sont de longs soliloques intérieurs, dans lesquels il ne s'agit, pour une personne rêveusement accoudée sur le velours rouge de sa loge, ni deSalammbô, ni deLohengrin, ni deRoméo et Juliette,—c'était la pièce que l'on donnait ce soir-là,—mais de problèmes aussi peu carthaginois, germaniques ou italiens que celui dont la petite baronne analysait en pensée les éléments, et elle paraissait absorbée par la mélodie:—«Valentine fait la malade. Elle a eu peur de se retrouver en face de moi ce soir. C'est évident. C'est aussi la preuve qu'elle m'a vue cette après-midi. Celui qu'elle attendait est arrivé en retard. Elle se sera mise àla fenêtre... Hé bien! tant mieux! Seulement il ne faudrait pas qu'elle s'avisât d'essayer une diversion, et cette attitude vis-à-vis de Norbert après la visite de la tante Nerestaing m'a tout cet air-là... Dans quel but? Mais pour jouer la comédie de l'indignation, et quitter la maison d'elle-même... Comme elle me juge! Elle a cru que ma première action serait de la dénoncer, moi qui étais si décidée à ne rien dire!... Oui, elle aura tremblé d'être chassée. Elle veut s'en aller la première,—avec le beau rôle. Elle aura fait venir la tante, qui me déteste, pour lui raconter que nous la trahissons, Norbert et moi. Alors, si elle est accusée à son tour, la famille sera pour elle. Norbert et moi, nous l'aurons calomniée, pour nous venger... Si tel est son plan, nous verrons bien. Ah! je ne me laisserai pas faire... Mais il faut que Norbert soit avec moi,—tout à fait,—il le faut...»

Ce petit monologue, pris et repris, à travers les menus incidents que comporte une soirée à l'Opéra,—commentaires sur la salle et les acteurs, nouvelles visites, coups de lorgnette sur les autres loges ou sur l'orchestre,—était étrangement inique dans certaines de ses parties. Mmede La Node ne pouvait pas s'en rendre compte. Elle était perspicace sur un point: cette nécessité de ne pas laisser l'obscur et complexe Chaligny en proie à ses dangereuses hésitations.L'audacieuse jeune femme put se convaincre, dès ce soir, qu'elle avait trop raison de n'être pas très sûre de lui. Elle avait beau avoir serré sa fine taille dans la robe de panne rouge la plus savamment décolletée qu'une brune un peu châtaine, comme elle, ait jamais choisie pour rehausser son teint et faire valoir ses épaules, le désir d'étreindre entre ses bras cette jolie créature, sa maîtresse, dans cette toilette préparée pour lui, fut moins fort chez le mari de Valentine que le scrupule de braver les regards des personnes de leur monde qui l'auraient vu s'en aller avec la cousine de sa femme. Quand il la reconduisit à son coupé et qu'elle lui dit, en se retirant dans le coin pour lui faire place: «Vous ne voulez pas que je vous jette chez vous?...» il lui répondit: «Je vous remercie, je dois passer au cercle...» Elle en resta si étonnée, qu'elle le laissa refermer la portière, sans rien faire que lui lancer un regard sous lequel il se sentit rougir.

—«Je l'ai peinée,» songeait-il, en s'en allant à pied du côté de la rue Scribe, pour monter au club réellement, avec cette seule idée de pouvoir le lendemain, lui jurer, sans mentir, qu'il lui avait allégué la vraie raison de son refus: «Pauvre enfant! Et elle était si jolie, si tendre!... Elle ne comprend pas que je ne peux la défendre contre l'autre, que si celle-ci n'a pas de preuves. C'eneût été une, que cette rentrée de l'Opéra ensemble, en voiture, si vraiment Valentine vient d'être avertie. Et elle vient d'être avertie. Mmede Nerestaing ne m'a jamais aimé. Elle n'aime pas Jeanne. Elle nous en veut de nous ennuyer. C'est égal, pour une soi-disant dévote, quelle triste besogne! Après tout, elle n'a pu que rapporter des propos de salon, sans un fait. Je saurai ramener Valentine, pourvu que Jeanne ne m'en empêche pas. Je le leur dois à toutes deux...»

Ces pensées reproduisaient trop bien l'illogisme d'une situation qui se retrouve à peu près la même chaque fois qu'un homme se laisse entraîner à la périlleuse tentation, naturelle à certaines sensibilités composites, d'avoir deux femmes dans sa vie. Ce dualisme émotif,—car si Chaligny trahissait Valentine, elle était bien loin de lui être indifférente,—se compliquait, dans son cas, de cette étroite parenté, très propice à l'engagement d'une pareille liaison. Les péripéties finales en étaient rendues très difficiles. Tout inconcevable qu'un pareil manque de prévision puisse paraître, jamais ce mari infidèle n'avait envisagé la possibilité d'être quitté par la mère de ses enfants, si un hasard l'informait de la vérité. Il n'avait jusqu'ici redouté que sa douleur. Pour la première fois, il redoutait sa résolution. Il n'avait pas davantage entrevu la possibilité réelle d'une rupture avec Jeanne, bien que sa raison lui démontrâtque cette solution était inévitable tôt ou tard et, au demeurant, la seule sage. Toujours,—et ce soir encore, même après qu'il avait eu le courage de sacrifier à la prudence cette rentrée en voiture et les voluptés que lui promettaient les yeux de la jeune femme, si souple, si blanche dans le frémissement de l'étoffe rouge,—oui, toujours, quand il essayait de penser à cette rupture, la sensation des baisers savourés sur cette bouche enivrante se réveillait en lui. Ce souvenir allait ébranler et faire défaillir la fibre loyale. Sa volonté faiblissait à l'avance, sans que cette faiblesse allât jusqu'à se soumettre tout à fait à la sujétion qu'il lui semblait lire chaque jour plus clairement dans ces prunelles de Jeanne, si aiguës par instant, si impératives. Où cette maîtresse toute-puissante sur ses sens prétendait-elle le mener? Il en aurait eu peur davantage s'il l'avait vue, une fois la porte de la voiture refermée, crisper ses jolies mains, dont elle trompa la colère en brisant son éventail, et elle répétait, elle criait, dans ce coupé où Norbert lui avait refusé de monter:

—«Ah! le lâche! le lâche!... C'est à cause d'elle, à cause d'elle, à cause d'elle!...»

Et, se rappelant ce qu'elle savait de Valentine, elle riait d'un rire insultant où se soulageait son orgueil blessé.

Ce n'était pourtant pas cet orgueil qu'elle avaitdans ses yeux et sur toute sa physionomie le lendemain matin, quand elle passa le seuil de l'hôtel Chaligny, vers les onze heures, comme la veille. Elle avait eu, dès les neuf heures, un billet de Norbert, lui demandant s'il pouvait venir rue Barbet-de-Jouy, et elle avait répondu qu'il ne vînt pas, qu'elle irait elle-même rue de Varenne. La nuit lui avait porté conseil. Elle s'était blâmée d'avoir imposé à son amant une épreuve, et devant témoins, à la sortie de l'Opéra. Quand on se dispose à tenter un très grand effort sur quelqu'un, d'en essayer de petits est une faute. Et puis, elle voulait voir Valentine et elle appréhendait que cette visite de Norbert chez elle n'eût pour but que d'empêcher cet entretien des deux cousines. N'ayant plus rien reçu après son billet, elle en avait conclu qu'aucun incident nouveau ne s'était produit. Elle trouva Chaligny qui l'attendait, seul, dans le petit salon de sa femme, le front toujours barré de souci, les yeux lourds de n'avoir pas dormi.

—«Je ne l'ai pas vue encore ce matin,» répondit-il à l'interrogation de Jeanne. «Elle m'a fait dire qu'elle allait mieux, mais qu'elle se sentait trop souffrante pour me recevoir.»

—«Ce ne sont pourtant pas les rapports que la tante Nerestaing a pu lui faire sur la sortie de l'Opéra, hier au soir, qui lui auront donné de nouveaux soupçons...» dit Jeanne. La grâce desa voix et de son regard adoucissait d'une caresse l'ironie de ce reproche, et, prenant la main de son amant: «J'ai bien pleuré dans ma voiture, mais c'est vrai que vous aviez raison...»

—«Mon amie...» répondit-il en l'attirant à lui, et il lui donna un baiser où vibrait une émotion tout autre que ce délire des sens où Jeanne trouvait son moyen habituel de domination. Elle était trop fine pour ne pas s'en rendre compte, et cette constatation remua de nouveau la lie de rancune déposée dans son cœur: cet attendrissement avait pour cause l'inquiétude du mari au sujet de sa femme. Il était reconnaissant à sa maîtresse de s'associer au sacrifice fait la veille à la tranquillité de son ménage! Elle lui rendit pourtant ce baiser, et elle lui demanda, câline:

—«Veux-tu permettre que j'essaie de la voir? Si elle me reçoit, moi, ce sera bien une preuve que tes craintes sont imaginaires...»

—«Et si elle ne te reçoit pas?...»

—«Elle me recevra,» fit la jeune femme avec une certitude qu'elle commenta d'un regard de triomphe, quand la femme de chambre fut revenue dire: «Madame la marquise attend madame la baronne.» En dépit pourtant de sahardiesse, native et jouée, la maîtresse était très nerveuse en allant ainsi chez la femme légitime. Quoiqu'elle crût bien tenir, depuis la veille, un sûr moyen de parer aux pires reproches de sa rivale, celle-ci était chez elle, et Jeanne marchait peut-être au-devant d'une scène extrêmement pénible, qui risquait d'être décisive pour son avenir. Si, par exemple, Valentine lui faisait un affront trop dur et qu'elle vît Norbert ne pas prendre son parti?... Aussi son pouls battait-il à coups répétés quand elle entra dans la chambre, où les rideaux baissés maintenaient l'obscurité des migraines, pas assez pour que la nouvelle venue ne s'aperçût pas de l'extrême pâleur de sa cousine. Mmede Chaligny était couchée, ses beaux cheveux blonds tressés dans une lourde natte qu'elle ramenait sur le bas de son visage, comme pour cacher sa bouche et ses joues. Ceux des traits qui restaient visibles se noyaient dans la pénombre, mais pas ses yeux, où brûlait le feu fixe d'une fièvre. Certes, la jeune femme possédait une rare force de caractère, mais elle recevait celle dont elle savait depuis la veille les relations avec son mari! Quoique résolue à paraître toujours les ignorer, son saisissement à cette approche fut trop profond. Involontairement ses paupières s'abaissèrent sur ses prunelles, et un tressaillement convulsif agita son corps sous la guipure du couvre-lit. Sa souffrance était trop évidente pour que même sa calomniatrice pût, à cette seconde, la taxer de comédie. Si Valentine avait réellement vu Jeanne, la veille, debout à la porte de la petite maison de ses rendez-vouset si elle savait son secret surpris, son trouble n'était-il pas trop naturel, et trop naturel qu'elle eût voulu admettre son ennemie en face d'elle, quand même, pour savoir, elle aussi, à quoi s'en tenir? Sinon, pourquoi ce retrait involontaire de sa joue brûlante, cette instinctive contraction de tout son être qu'elle expliqua, en disant d'une voix presque brisée,—pourquoi encore?

—«Je suis si nerveuse!... J'ai passé une très mauvaise nuit. Je ne peux rien supporter, ni lumière, ni attouchement...»

—«Qu'as-tu donc?» demanda Jeanne.

—«Une grande fatigue, rien de plus,» dit l'autre, «c'est ce premier froid qui m'aura saisie... et un horrible mal de tête. Mais j'ai désiré te voir», continua-t-elle, «pour m'excuser de t'avoir fait faux bond à l'Opéra. Je ne pouvais pas... Tu es restée jusqu'à la fin?...»

—«Oui,» dit Jeanne.

—«Et tu as ramené Norbert?» fit Mmede Chaligny. «Il avait décommandé la voiture...»

—«Nous y sommes,» pensa Mmede La Node. «Elle m'a reçue pour me poser cette question. Est-ce un prétexte à une scène?... Une scène? Elle ne l'aura pas...» Et à haute voix:—«Mais non. Je le lui ai offert. Il a refusé. Il avait à passer au cercle...»

Il lui sembla—le demi-jour est si trompeur!—qu'unevive rougeur était montée aux joues décolorées de Mmede Chaligny et qu'une émotion étrange passait dans ses yeux. La maîtresse suivait son idée, et elle n'interpréta pas ces signes, si faciles pourtant à comprendre. Elle n'y vit pas la preuve que Norbert avait deviné juste et que leur trahison, à elle et à son complice, venait d'être révélée, d'une manière foudroyante, à celle qu'ils avaient si aisément abusée! Un concours de circonstances très ordinaires avait produit cette révélation, tôt ou tard inévitable, mais sa coïncidence avec la découverte que Jeanne avait faite elle-même la veille donnait à cet événement une gravité capitale. Voici les faits, dans leur simplicité:—Jules de La Node, comme le prévoyait sa femme, pensait, lui aussi, à rétablir, par un nouveau et riche mariage, ses affaires d'argent, de plus en plus compromises. Une occasion s'était offerte. Il fallait—Jeanne l'avait prévu également—que le jugement de leur séparation fût converti en un jugement de divorce. La Node avait appréhendé que sa femme ne soulevât des difficultés. Il savait, par la rumeur publique et par des renseignements plus précis, sa liaison avec le mari de leur cousine. Il n'avait, d'autre part, gardé dans la famille de Jeanne qu'une relation suivie avec la tante de Nerestaing qui, par aversion pour les procédés de sa petite-nièce à son égard, avait pris le parti du mari. La Nodeavait pensé que la douairière serait le plus sûr messager pour une négociation aussi délicate. Il était allé chez elle, la charger de faire savoir à Mmede La Node qu'elle eût à ne pas s'opposer à sa demande de divorce, sous la menace d'un scandale. Il avait dit quel scandale, et donné ses preuves. Littéralement affolée par cet entretien et persuadée que Valentine n'ignorait rien, mais supportait tout à cause des enfants, la vieille Mmede Nerestaing était arrivée rue de Varenne... Jeanne avait devant elle le résultat de cette démarche. Elle ne la savait pas dans son exactitude, et, l'eût-elle sue, les données lui manquaient pour calculer la force du contre-coup dans l'âme profonde de sa compagne d'enfance. Elle savait moins encore la noblesse de cette belle âme. Ce qu'elle croyait connaître, en revanche, d'un coupable secret, caché sous ces dehors de grâce et de fierté, lui fit traduire à contre-sens et cette rougeur et ce regard de sa victime. Elle n'y aperçut pas la pathétique secousse d'un cœur qui se débat dans l'agonie noire du doute et pour qui le moindre motif d'espérer est un sursaut vers une lumière:

—«Elle ne s'attendait pas à cette réponse,» se dit-elle. «Que va-t-elle trouver maintenant?... Si je lui parlais de la rue Lacépède, moi? Mais m'a-t-elle vue devant la maison?... Peut-être ne sait-elle pas que j'ai surpris son intrigue, et veut-ellesimplement, elle aussi, se rendre libre, en saisissant comme prétexte notre intimité?...» Et tout haut, avec toutes les caresses de la plus tendre amitié dans l'accent: «Je ne peux rien faire pour toi, ma pauvre chérie, pas de courses? Pas de commissions?...»

—«Non,» répondit Valentine, et avec un sourire de souffrance: «Tu ne peux que me laisser, à présent que je t'ai vue... Quelques heures de repos, ce malaise sera passé... Ce n'est qu'un peu de refroidissement, je te répète...»

Cette fois, elle tendait elle-même la main à Jeanne, et quand celle-ci, pour lui dire adieu, posa de nouveau ses lèvres sur ce front brûlant, elle ne perçut plus le petit mouvement réflexe, le recul animal de tout à l'heure. C'est qu'à travers le va-et-vient de son esprit tourmenté, cette nuit, tantôt acceptant, tantôt rejetant les preuves, si convaincantes, hélas! que sa tante lui avait données—celles de l'enquête même de Jules de La Node—l'anxiété de l'épouse trahie s'était fixée sur ce point: «Ils passent la soirée ensemble. Si l'horrible chose est vraie cependant, il va rentrer avec elle en voiture...» Pour la première fois, cette sensibilité fine et chaste, si cruellement calomniée,—sur des apparences, il est vrai, bien graves,—par celle qui la trahissait, avait été suppliciée par la jalousie. De savoir que les deux complices n'avaient pas saisi cette opportunité d'une rentréel'un avec l'autre suspendait, pour quelques instants, la crise de douleur morale qu'elle subissait depuis la veille. Elle allait réellement pouvoir reposer et reprendre des forces, tandis que Jeanne, rentrée dans le petit salon, répondait au fiévreux: «Hé bien?...» de Chaligny:

—«Hé bien? C'est moi qui avais raison. Elle a une forte névralgie, et voilà tout... Vous pouvez être rassuré,» continua-t-elle avec une ironie qui, maintenant, n'était plus la moquerie caressante de l'arrivée: «Vous ne serez pas encore obligé de choisir entre nous, et de la préférer...»

—«Pourquoi me parlez-vous ainsi?», fit-il, en tressaillant comme quelqu'un que l'on atteint à une place trop douloureuse. «Vous savez bien que rien ne m'est plus pénible...»

—«Pourquoi?» interrompit-elle, «mais parce que je t'aime et que je te veux seule, entends-tu, seule!...» Et le baiser dont elle accompagna cette exclamation passionnée n'avait plus rien de commun avec l'embrassement attendri qui avait précédé sa visite chez Valentine. Sans clairement démêler la vérité complète, elle avait trop senti, durant cette courte entrevue, qu'une catastrophe était imminente. Ces quelques minutes, passées dans cette chambre à peine éclairée, avaient suffi pour lui donner cette impression de rapports absolument changés qui dénonce l'approche du dénouement, dans les tragédieslatentes comme celles que représentent certaines liaisons, vouées par avance aux complications tragiques. Qui l'emporterait, de Valentine ou d'elle, si le conflit entre elles deux arrivait à cet état aigu qu'elle devinait tout proche? Il l'était, en effet, pour des raisons bien différentes de celle que sa découverte de la veille lui faisait imaginer. Cette évidence d'une crise où se terminerait ce long duel qu'elle soutenait contre sa cousine, dans sa propre pensée depuis leur enfance, et, depuis un an, dans le cœur de Chaligny, avait du coup réveillé les énergies assoupies un instant de sa vieille haine.

—«Soit, c'est la guerre!...» se disait-elle, en quittant l'hôtel dont elle regarda un instant la façade, solennelle etpalatiale,—c'est le style d'aujourd'hui,—avec les larges pilastres à chapiteaux ioniques, qui embrassaient les deux étages. Et voici que, derrière une des fenêtres, à droite, celle de la chambre à coucher de Valentine, elle crut apercevoir une silhouette en train d'épier. La pauvre femme, restée seule, s'était de nouveau affolée à l'idée du tête-à-tête de son mari avec sa cousine et elle avait fait l'effort de se lever pour constater par elle-même la minute où il finirait. Elle se rejeta en arrière, aussitôt qu'elle vit l'autre tourner la tête,—pas assez vite! Jeanne avait surpris ce guet, bien innocent par comparaisonavec la poursuite en fiacre depuis le boulevard des Invalides jusqu'à la rue Lacépède. L'un et l'autre espionnage s'égalisèrent soudain dans son esprit, et sa sensation d'une bataille engagée devint plus intense encore: «Elle est malade... comme moi,» conclut-elle. «Mon instinct avait eu raison. Cette migraine n'est qu'une ruse... Que veut-elle? Je n'y vois pas clair dans son jeu. En tout cas, devançons-la. Entre Norbert et moi, je viens de le sentir encore, il n'y a qu'une barrière: ses illusions sur elle. Elle le sait aussi bien que moi... Que j'étais sotte! C'était pour deviner si j'ai parlé qu'elle m'a fait venir tout à l'heure. Maintenant qu'elle a constaté que je me suis tue, elle va agir... Ah! tant pis pour elle, c'est la guerre!» Elle répéta: «C'est la guerre...!» Ce mot descendait dans son être à des profondeurs extraordinaires. Les couches d'envie inconsciente amassées en elle par d'innombrables impressions d'enfance et de jeunesse en étaient comme remuées, comme vivifiées. Elle en oubliait et les règles les plus élémentaires de la probité féminine, et les discours qu'elle s'était tenus à elle-même, après la rencontre dans le magasin de nouveautés, l'autre semaine; puis, la veille, en revenant de son expédition de police... Voilà pourquoi le mari de Valentine, en rentrant du cercle, ce soir-là, vers les minuit, trouva, dans le courrier arrivé par ladernière distribution, une enveloppe dont la suscription, par son écriture renversée et visiblement déguisée, l'étonna dès l'abord. Elle portait le timbre du bureau de la place de la Bourse. Il la déchira, avec un pressentiment que justifia trop le texte de l'infâme lettre anonyme, qui ne contenait que ces mots, tracés de la même écriture que l'adresse, comme dessinée et méconnaissable: «Un ami de Monsieur de Chaligny l'engage à surveiller le numéro 11 de la rue Lacépède. Madame de Chaligny y était encore hier, à trois heures de l'après-midi. Avec qui? C'est ce qui intéressera sans doute Monsieur de C... A bon entendeur, salut.» Et pour toute signature: «Quelqu'un du club...»

UN ORGUEIL D'HOMME

Le premier mouvement de Chaligny, quand il eut lu et relu l'abominable billet, fut de le froisser avec le dégoût méprisant que méritent des missives pareilles. Il le jeta dans le feu à demi éteint qui rougeoyait dans la cheminée de sa chambre à coucher. Son second mouvement, comme il entendait s'approcher le pas de son domestiquequ'il venait de sonner, fut de ramasser le papier dénonciateur dont la braise du foyer avait à peine noirci les bords, et de le glisser dans le tiroir de sa table de nuit, où il le reprit, aussitôt seul. On sait cela, qu'une lettre anonyme ne compte pas; que son auteur, en se rendant coupable de cette malpropre action, a enlevé du coup tout crédit à son témoignage. On sait encore que la vraie manière de l'en châtier est d'annihiler sa méchanceté en la dédaignant. Et puis, neuf fois sur dix, cette méchanceté a raison contre notre raison. Ces phrases écrites à dessein pour nous piquer à un point blessable, nous n'aurions même pas dû achever de les lire, en constatant qu'elles n'étaient pas signées, et nous les relisons mot par mot. Nous laissons chaque syllabe nous injecter son mortel venin, et nous sentons gronder en nous l'impuissante, la douloureuse colère de l'homme outragé qui ne sait pas d'où vient l'affront, et qui, n'ayant pas la faculté de s'en venger, ne trouve plus en soi la force de l'ignorer.

—«Mais qui est-ce?... Qui est-ce?...» C'est la question qui s'impose d'abord à cette colère. C'est aussi la parole que le mari de Valentine se répétait avec une énergie de fureur, toujours grandissante, à mesure que les phrases qui l'insultaient au plus vif de son honneur d'époux s'enfonçaient davantage dans ses yeux. Il en étudiait tous les caractères maintenant, et il n'arrivait pas àdiscerner un seul trait qui correspondît à une écriture de lui connue, tant l'habileté de Jeanne avait été grande dans la confection de ces funestes lignes. Elle avait poussé la précaution jusqu'à employer une demi-feuille du papier duJockey. Elle se l'était procurée en cherchant, dans le meuble où elle serrait sa correspondance, un billet que Norbert lui-même lui eût envoyé du cercle et où l'écriture n'enjambât point sur la troisième page. Chaligny le reconnaissait, ce papier. Il trouvait-là un indice indiscutable qu'en effet l'insulte provenait d'un des camarades avec lesquels il se rencontrait chaque jour, qu'il avait peut-être coudoyé ce soir? Oui, peut-être, au moment où il traversait les salons, cet homme l'avait-il suivi du regard, en souriant d'avance à l'idée de la feuille glissée dans la boîte, et elle cheminait, cheminait sûrement vers lui, qui ne s'en doutait pas? La réalité de la main qui avait touché ce papier, de la tête qui avait pensé ces phrases, de l'ennemi inconnu qui lui portait ce coup le bouleversait. C'est la première image que suscite nécessairement une lettre anonyme: celle de la haine qui l'a dictée. Cette haine nous regarde sous son masque. Elle est là qui menace, qui frappe. Pourquoi? Un frisson nous saisit dans notre fibre la plus secrète au contact de cette rancune, cachée mais assez forte pour être descendue à ce degré de bassesse, afin de s'assouvir.C'est alors que ce premier sentiment d'une personne dressée dans l'ombre contre notre personne nous entraîne presque malgré nous à un second: une suggestion émane du papier qui nous représente cette personne. Le fait dénoncé s'impose à nous. Pour que, nous haïssant ainsi, notre ennemi ait choisi, entre toutes les injures, précisément celle-ci, c'est donc qu'il y attache une importance suprême.C'est qu'il la croit fondée sur une réalité.

—«Rue Lacépède? Qu'est-ce que c'est que cette rue?...» se demandait Chaligny après avoir repassé en imagination les quelques membres de son club avec lesquels il était en termes équivoques. Son soupçon n'avait pu se fixer sur aucun d'eux. On le voit, il suivait la pente: il commençait de méditer non plus sur l'origine de la lettre, mais sur le fond. Il alla prendre dans le fumoir, qui était de plain-pied avec sa chambre, un annuaire où se trouvât la nomenclature de toutes les rues parisiennes, avec la mention du quartier où elles sont placées et des autres artères où elles s'embranchent. Il eut tôt fait d'y découvrir le renseignement qu'il cherchait: «Rue Lacépède, cinquième arrondissement.—Rue Geoffroy-Saint-Hilaire», et, au-dessous, comme première adresse: «1, Hôpital de la Pitié.» Cette indication lui permettait du moins de situer la maison quele dénonciateur anonyme lui enjoignait ironiquement de surveiller. L'idée de l'hôpital s'associa aussitôt pour lui à celle du Jardin des Plantes qu'il connaissait pour y être venu quatre fois peut-être dans sa vie. L'impression qui avait fait hésiter Jeanne, quand son fiacre suivait celui de Valentine, s'éveilla dans le Parisien élégant, au ressouvenir de ce faubourg et de son misérable aspect. D'évoquer seulement la silhouette élégante de sa femme dans un pareil décor lui parut une telle absurdité qu'il haussa les épaules. Il froissa de nouveau la lettre anonyme, et, la prenant entre deux branches des pincettes, il la posa sur la bûche croulante, en attendant cette fois que le papier flambât.

—«C'est une mystification imbécile,» se dit-il en achevant d'écraser dans la bûche les débris noircis; «j'aurais dû le deviner tout de suite.»

Il se coucha sur cette conclusion, décisive, lui semblait-il, et il s'endormit aussi paisiblement que lui permettait une autre inquiétude. Malgré les assurances de Jeanne et quoique, reçu avant le dîner dans la chambre de sa femme, il fût en droit de croire que le malaise de celle-ci était tout physique, un invincible instinct continuait de lui rendre suspecte cette visite de la vieille Mmede Nerestaing et l'attitude de Valentine ensuite. Ce fut cette pensée qui le décida, le lendemain au matin, quand il la retrouva, levée, habillée, maissi visiblement souffrante encore et toute pâle, à lui raconter en plaisantant la teneur de la lettre anonyme reçue la veille. Il se dit que cette allusion à la sottise des propos qui courent le monde, faite sur un ton léger, n'aurait aucune importance, si personne n'avait parlé de rien à la jeune femme. Dans le cas contraire, et si l'on était venu rapporter à Valentine des médisances, peut-être trouverait-il, dans la gêne que cette plaisanterie lui causerait, une occasion de la questionner.—«Oui,» insista-t-il après lui avoir dit qu'il allait lui répéter une histoire qui la divertirait. «Imaginez-vous que vous avez des ennemis et qui ne reculent pas devant la lettre anonyme. J'en ai reçu une, hier au soir, m'invitant à surveiller vos sorties... Il paraît», continua-t-il, «que vous avez des rendez-vous... Voyons, cherchez bien... Vous ne trouvez pas?... 11, rue Lacépède...»

Il n'eut pas plus tôt prononcé ces mots que le sourire s'arrêta sur ses lèvres, devant l'éclair de terreur qu'il vit passer dans les yeux de sa femme. Un flot de sang inonda soudain ce visage lassé, qui redevint ensuite d'une pâleur livide. Par un geste de supplication qu'elle fut trop évidemment incapable de dominer, elle joignit les mains. Puis, les passant sur son front comme quelqu'un qui souffre, elle dit: «Ah! je m'en vais...» et elle s'évanouit. Ces signes d'une émotion bien étrange permettaient trop au mari de supposerque le nom de la rue et le numéro de la maison indiqués par la lettre anonyme correspondaient à un secret dans la vie de sa femme. Aussi, les soins qu'il lui donna par humanité étaient-ils mêlés d'une fièvre de l'interroger qu'elle devina, quand elle revint à elle. Car les premières paroles qu'elle lui dit équivalaient à une imploration de ne pas lui infliger cette torture dans l'état nerveux où elle se trouvait:

—«Pardonne-moi, mon ami,» dit-elle avec un tutoiement tendre qu'elle employait bien rarement pour lui parler, même dans l'intimité, «pardonne-moi si je n'ai pas su me dominer quand tu m'as parlé de cette infâme lettre adressée à toi, et contre moi!... J'ai trop senti la cruauté du monde, et cela m'a fait mal, très mal, parce que je viens de l'éprouver, cette cruauté, et d'une manière trop atroce pour moi-même, dans une autre occasion...—Ne cherche pas à savoir laquelle.» Et elle mit sa main sur le bras de son mari pour demander qu'il ne l'interrogeât point. «Je ne te le dirais pas... Alors quand j'ai vu que, toi aussi, la calomnie essayait de faire son œuvre auprès de toi, tout ce que j'ai eu de chagrin ces jours-ci m'est revenu à la fois sur le cœur, et mes forces m'ont trahie...»

Elle était si touchante en parlant ainsi, de tout son être émanait une telle évidence de loyauté et de délicatesse, que l'honnête homme qui survivaitdans Norbert, malgré ses criminelles faiblesses, n'y résista pas. Lui, qui avait frémi la veille d'une colère indignée à constater que quelqu'un s'était permis d'écrire le nom de Mmede Chaligny dans une phrase qui l'accusait si clairement, il venait de constater l'effet d'épouvante produit sur elle par cette accusation, et il était physiquement incapable de la questionner, de la forcer à expliquer un bouleversement au moins singulier. C'est qu'à la regarder, même dans cette minute où une énigme si complètement inattendue surgissait devant lui, il ne pouvait pas plus douter d'elle qu'on ne doute de la lumière du jour. C'est aussi, qu'à entendre ces mots: «Je viens de l'éprouver pour moi-même, cette cruauté du monde...» il avait compris qu'il avait deviné juste, et que sa liaison avec Jeanne avait été dénoncée à Valentine. Voilà donc pourquoi elle était malade depuis ces quarante-huit heures. Cette souffrance seule était une preuve de plus qu'elle était innocente de toute faute envers son mari,—et qu'elle l'aimait. Ces diverses choses, Chaligny ne les perçut pas distinctement, la dernière surtout, qui touchait au fond le plus obscur de son ménage. Mais il les sentit, et il répondit à la plainte de la charmante femme en la tutoyant lui aussi pour la première fois peut-être depuis des mois:

—«C'est vrai. Tu es encore si pâle!... Il eûtmieux valu te reposer un jour de plus... Si tu as eu des ennuis, tu me les diras quand ces misères seront passées. Sois bien persuadée que tu me trouveras toujours pour t'aider, pour te soutenir dans les moments difficiles...»

Elle le regarda avec des yeux où passait maintenant une infinie reconnaissance pour la marque d'affection qu'il lui donnait. N'en était-ce pas une que ce respect de ses susceptibilités de cœur? Puis, comme si cet entretien lui était tout de même trop pénible, elle se leva en disant:

—«Je crois que tu as raison et que je dois me recoucher... A ce soir, et merci...»


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