LA RESTAURATION

Un autre est dans son lit, et il n'y a de constitutionnel dans le royaume que la maladie du prince.

Enfin un ministre vient d'échapper à un attentat. Tirersur le ministre, c'est manquer de politesse envers le roi.

1807.—Varsovie.—En partant pour Posen, il m'arrive un accident de voiture versée, dont je retrouve le souvenir dans ce billet à une amie:

Je vous réponds du milieu des boues de Pologne; peut-être l'année prochaine vous écrirai-je des sables de je ne sais quel pays. Je me recommande à vos prières.

C'est en Pologne que je fis connaissance avec la princesse de Tieskiewitz, sœur du prince Poniatowski, qui vint se fixer à Paris. Elle avait quarante-cinq ans, sans parler d'un œil de verre, et se montrait, comme madame de Senfit, une belle âme, fort jalouse de mes préférences, ce qui fit dire à madame de Rémusat que «c'était une infirmité d'avoir de l'amour pour Monsieur de Talleyrand.» Merci.

L'Empereur finira par me faire prendre en grippe les formes rondes, pour lesquelles j'ai toujours eu une grande prédilection, à cause de l'abus qu'il fait des boulets de canon, et nous finirons par ne plus nous entendre.

Je suis condamné à la politique de Pénélope, et après le Traité de Tilsitt, l'Aigle est perdu dans les nuages.

La place n'est plus tenable et nous ne nous entendons plus. Je demande à changer mon fauteuil de ministre contre le siège de Vice-Grand-Électeur.

Napoléon s'en étonne.

—Je ne comprends pas, me dit-il, votre impatience à quitter, pour un titre de vanité, un poste où vous avez acquis de l'importance et où je n'ignore pas que vous avez recueilli de grands avantages. Vous devez savoir que ces deux charges sont incompatibles, et que je ne veux pas qu'on soit à la fois grand dignitaire et ministre.

J'insiste, je suis fatigué, j'ai besoin de repos, et cette fois, il cède. Je conserve mon titre de Grand Chambellan, et j'obtiens celui de Vice-Grand-Électeur,—un vice de plus,—avec le traitement de 500,000 francs.

Nous sommes séparés, mais nous ne sommes pas brouillés,et il me consulte toujours familièrement sur les questions graves et les affaires épineuses.

En remettant le Portefeuille des Affaires étrangères à mon successeur, M. de Champagny, je lui présentai le personnel de mes bureaux.

—Monsieur, lui dis-je, voici bien des gens recommandables et dont vous serez content; ils sont fidèles, exacts; mais, grâce à mes soins, nullement zélés.

Comme il témoignait quelque surprise de ce singulier éloge, j'expliquai ma pensée:

—Oui, monsieur; hors quelques petits expéditionnaires qui font, je pense, leurs enveloppes avec un peu de précipitation, tous ici travaillent avec le plus grand calme et se sont déshabitués de l'empressement dans l'étude et l'examen des questions importantes. Quand vous aurez eu à traiter un peu de temps des intérêts de l'Europe avec l'Empereur, vous verrez combien il est nécessaire de ne point se hâter de sceller et d'expédier trop vite ses volontés.

J'amusai beaucoup Napoléon de ce récit et de l'air ébahi de mon successeur, qui ne sera pas assis sur des roses.

C'était un de mes principes appliqué à mes commis: «Messieurs, je vous défends deux choses, lezèle et le dévouement trop absolus, parce que cela compromet les personnes et les affaires.

Narbonne en est un des exemples. Il avait plus d'esprit que moi, cent fois plus; mais il s'attachait et se passionnait, il avait trop de zèle, il se dévouait sans mesure dans un temps qu'on est trop porté à le faire et à en abuser. Cela ne vaut rien. Il faut, en politique comme ailleurs, ne pas engager tout son cœur, ne pas trop aimer; cela embrouille, cela obscurcit la clarté des vues et n'est pas toujours compté à bien. Cette excessive préoccupation d'autrui, ce dévouement qui s'oublie trop lui-même, nuit souvent à l'objet aimé et toujours à l'objet aimant, qu'il rend moins mesuré, moins adroit et moins persuasif.

Lord Chesterfield disait à son fils: «Doucement, doucement.»

Il y a encore le vers de Gresset:

Le zèle n'est pas tout, il faut de la prudence.

Trois mots:Pas de zèle.

Après ma sortie du Ministère, j'étais allé habiter ma maison de la rue d'Anjou-Saint-Honoré. J'y recevais mes amis et mes amies, la princesse de Vaudemont, la duchesse de Luynes, la duchesse de Fleury, mesdames de Bellegarde, de K..., de Brignole, Génoise, de Souza, qui avait été madame de Flahaut,auteur de jolis romans. Il y avait des soirées, des bals d'enfants, des fêtes, avec madame Grassini et Crescentini, Talma et madame Talma, Saint-Prix, Lafon, etc.

La maison était trop petite pour les réceptions, et j'achetai l'Hôtel Monaco, rue de Varennes, où je menai plus grand train. Ma société devint assez éclectique, composée de grands seigneurs de l'ancien régime et du nouveau, assez étonnés de se rencontrer, d'étrangers de marque, d'hommes célèbres dont la réputation, chez quelques-uns, était inférieure au talent, et de femmes qui, si elles n'étaient pas toutes des anges, méritaient bien le titre d'amies. Il y avait même, dans le nombre, certains familiers qui n'étaient pas en odeur de vertu, et qui firent comparer mon salon à une caverne où j'élevais des reptiles.

En 1812, la banqueroute d'un gros financier embarrassa mes affaires. Napoléon me racheta l'hôtel 1,280,000 francs, pour remettre ma barque à flot, dont quittance, et j'achetai l'Hôtel de l'Infantado, rue Saint-Florentin, qu'on appelait aussi laPetite rue des Tuileries.

Depuis que l'Aigle ne m'emporte plus sur les hauteurs, je végète dans une vie de loisir et de jeu, menant de front les affaires et les plaisirs, et je regarde la comédie en attendant la tragédie. J'ai vu de près le bonheur des rois et des grands; quelle misère!

Napoléon a fait 9 princes, 32 ducs, 388 comtes, 1,090 barons.

La Restauration a fait 17 ducs, 70 marquis, 83 comtes, 62 vicomtes, 215 barons, et a accordé 785 Lettres de noblesse.

Madame de X..., nommée à une charge de la cour, fait ses visites officielles en toilette plus convenable pour une soirée que pour une audience. Un homme se demande:Que dirai-je?Une femme songe:Que mettrai-je?C'est égal, voilà une jupe bien courte pour un serment de fidélité.

Le Chambellan d'une princesse, ancien duc et pair, a été fait comte et je l'en ai félicité, car il faut espérer qu'à la prochaine fournée il sera créé baron.

Voici le bouquet. Il y a Maret qui vient d'être bombardé duc de Bassano. Je ne connais pas de plus grande bête que Maret, si ce n'est le duc de Bassano.

Bonaparte prenait des leçons de Talma. Plus tard, il lui dit après une représentation deLa Mort de Pompée:

«Tu entres en scène au milieu des licteurs et l'arrivée de César ne produit aucun effet; viens demain matin aux Tuileries.»

Talma s'y rend et se mêle aux courtisans, rangés sur deux haies, comparses de la figuration impériale. Les portes s'ouvrent et les chambellans défilent à pas comptés, précédant les princes, les maréchaux, les ministres, les dignitaires. Une voix sonore de héraut annonce:L'Empereur. Il apparaît seul, d'un pas rapide, et jette au passage un coup d'œil de triomphe à Talma.

Jepense au mot du Pape:Comediante, Tragediante.

Il y a de singuliers échantillons du sexe faible dans les réceptions officielles. On me fait admirer une belle femme athlétique; mais nous avons mieux dans les grenadiers de la garde.

La noblesse impériale donna lieu à bien des scènes, qui me rappelaient la petite phrase ironique de Napoléon: «Qu'en dira le Faubourg Saint-Germain?»

En voici une de la collection:

Un soir qu'il y avait cercle, la maréchale Lefebvre arriva en grande toilette de gala, couverte de diamants, de perles, de plumes, de fleurs, d'argent, d'or, etc., car elle voulait avoirde tout sur elle.

M. de Beaumont, chambellan de service, annonça: «Madame la maréchale Lefebvre.»

L'Empereur alla au-devant d'elle et lui dit: «Bonjour, madame la maréchale, duchesse de Dantzick», titre que M. de Beaumont avait oublié.

Elle se retourna précipitamment du côté de ce dernier, en riant, et lui cria à tue-tête: «Ah! ça te la coupe, cadet!»

Uneautre fois, à dîner chez moi, elle me fit ce compliment dénué d'artifice:

—Bon Dieu, vous nous avez donné un fier fricot; cela a dû vous coûter gros.

Je ne voulus pas être en reste:

—Ah! madame, vous êtrebenhonnête, ce n'est pas le Pérou.

Ce jour-là, le général M... arriva en retard. Attendre empêche de dîner, mais dîner n'empêche pas d'attendre.

—Eh bien, eh bien, vous, venir le dernier; on voit bien, mon cher Bayard, qu'un dîner n'est pas pour vous un champ de bataille.

L'Empereur considère les femmes comme des joujoux, et il les casse. Il règle toutes les fêtes, veut qu'on s'amuse à la cour et s'étonne de voir des visages allongés; mais le plaisir ne se mène pas au tambour et les dames comme des grenadiers. Je plains les chambellans, qui s'évertuent à amuser l'inamusable: «Mesdames, l'Empereur ne badine pas; il veut qu'on s'amuse: En avant, marche!»

Dans ses moments familiers d'abandon, Napoléon aimait encore à tourmenter tout le monde par des questions:

—Sije venais à mourir, que dirait l'Europe?

Et quand on s'est bien ingénié à montrer quel vide il laisserait dans l'univers, il ajoute tranquillement:

—L'Europe dirait:Ouf!

1808.—Je remplis les fonctions de Vice-Chancelier d'État, dont le titulaire en nom est le Prince Eugène, Vice-roi d'Italie, et c'est M. de Champagny, mon successeur, qui me remplace aux Conférences de Bayonne.

Napoléon, qui ne perd jamais une occasion de me taquiner, m'a envoyé à Valençay les enfants du roi d'Espagne, pour leur faire passer le temps agréablement. Je les ai reçus princièrement et leur conduite a été royale: ils ont mis à sac le château. Il y avait des foires dans le voisinage où ils achetaient des jouets à toutes les boutiques, et quand un pauvre leur demandait l'aumône, ils lui donnaient généreusement un pantin.

Entrevue d'Erfurth.—Napoléon et Alexandre, les deux arbitres du monde, se sont entendus. J'ai fait les honneurs aux rois et aux princes souverains, qui gravitaient comme des satellites autour de ces astres de première grandeur.

Aumoment de monter chacun dans son carrosse, j'ai dit à l'Empereur de Russie: «Si vous pouviez vous tromper de voiture.»

Napoléon a apprécié les conseils que je lui ai donnés, et en me remerciant, il a ajouté: «Talleyrand, nous n'aurions pas dû nous quitter.»

C'était une éclaircie dans le ciel sombre où je voyais courir les nuages amoncelés, signes avant-coureurs de l'orage européen.

Deux coups de folie: la Guerre d'Espagne, que j'ai conseillée et déconseillée selon l'orientation de la girouette, comme je l'ai dit; mais je n'ai certes pas indiqué ni approuvé les moyens qu'on a employés pour déposséder les princes de la Maison de Bourbon. Quant à l'Enlèvement de Pie VII, le Corse est superstitieux, et il ne peut ignorer que celui qui mange du pape en crève.Amen.

1809.—Un mot suffit pour séparer les destinées comme le tranchant du glaive, une goutte d'eau pour faire déborder la coupe. Un mot m'a coûté mon titre de Grand Chambellan; Napoléon m'éloigne de sa personne, la séparation est complète après quatorze années. Comme dans ses campagnes et ses traités, ses guerres et sa politique, il m'a maltraité sans me frapper, il m'a blessé sans me tuer, il a fait un mécontent de plus sans le rendre impuissant, un ennemi sans l'avoir anéanti. Il me déteste et me méprise en face; je le hais dans l'âme. La vengeance est un art peu connu, et peut-être inutile. Le Temps s'en charge; c'est un vieux juge qui appelle tout le monde à son tribunal.

Ma montre est réglée sur son horloge. L'heure est lente, mais elle sonne; la vengeance est boiteuse, mais elle vient; la ville est loin, mais la nouvelle arrive.

Mesbatteries sont masquées et, comme disent les Anglais,je travaille sous l'eau. Je vois venir, je laisse faire et j'attends l'heure du berger, épiant Napoléon en observateur hostile, mais circonspect, sourdement aux aguets, marquant les fautes et prévoyant les échecs. L'ambition, l'intérêt, la haine m'excitent contre lui.

Il pouvait tout dans la victoire, je pourrais beaucoup dans les revers. Ma retraite n'est pas seulement une perte pour Napoléon, c'est sa perte, et il y court en aveugle insensé.

Il y eut des paroles terrifiantes, car chez lui l'exécution suivait la volonté ou le caprice comme le boulet suit la lumière du canon, et deux fois, j'ai lu mon arrêt de mort sur le visage de César.

Au retour d'Espagne, à son lever, il me retint seul, et le nuage creva sur ma tête, brusquement:

—Que venez vous faire ici? Montrer votre ingratitude? Vous jouez le double jeu de l'opposition. Vous espériez sans doute que je ne reviendrais pas, que je tomberais sous une balle de guérilla ou le poignard d'un moine, et vous croyez peut-être que si je venais à manquer, vous seriez le chef du Conseil de Régence. C'est une illusion que vous allez perdre à l'instant. Si j'étais malade, entendez-vous, vous seriez mort avant moi.

Je m'inclinai cérémonieusement:

—Sire, je n'avais pas besoin d'un pareil avertissement pouradresser au ciel des vœux ardents en faveur de la conservation de Votre Majesté.

C'est égal, je sais un gré infini à Napoléon de s'être bien porté jusqu'en 1814.

La cinquième Coalition, organisée par l'Autriche, est suivie du Traité de Vienne.

1810.—Napoléon a divorcé avec Joséphine. Au Comité des Tuileries, où j'ai toujours mon siège, je me déclare pour l'alliance autrichienne de Marie-Louise et mon avis est approuvé.

1812.—Campagne de Russie.—L'Impératrice me fait mander au Château. On n'a encore aucun détail, mais un fait unique: L'armée est perdue, hommes, chevaux, canons, armes et bagages. Mais voyez comme on exagère, Maret revient, et son nom ne diffère que d'une lettre avec celui de Malet, qui disparaît. Si les absents ont tort, les revenants n'ont pas toujours raison.

Au retour de la Campagne de Russie, ce fut bien une autre fête. Cette fois, ce n'étaient plus les éternelles récriminations sur le duc d'Enghien, la guerre d'Espagne, les cadeaux, l'agiotage, la pêche eneau trouble, et je puis dire que je vis briller l'éclair.

—Comment osez-vous paraître devant moi? Vous êtes un misérable qui avez trahi tous les gouvernements, qui trahirez ceux auxquels vous paraissez attaché aujourd'hui. Je ne vous en laisserai pas le temps, je vous ferai punir comme vous le méritez.

Je sais jouer ma tête, et tant qu'elle sera sur mes épaules, elle ne sourcillera pas.

—Je n'ai jamais trahi personne, sire, et je vous suis dévoué. Qui m'accuse? De quoi s'agit-il? Où? Mes complices? Pourquoi? Comment? Quand?

—Tenez, vous n'êtes que de labouedans un bas de soie[6].

Dans l'antichambre, où des aides-de-camp, des généraux, des maréchaux, des courtisans, qui avaient entendu, me suivaient des yeux, je sentis comme un vent de sabre passer sur mes cheveux, et frappant le parquet de ma canne, je leur dis au passage: «Messieurs, l'Empereur est charmant ce matin.»

La boue dans un bas de soien'était pas une nouveauté; Mirabeauavait trouvé cette métaphore avant lui:

«C'est de la boue et de l'argent qu'il lui faut; pour de l'argent il a vendu son honneur, il vendrait son âme et il ferait un bon marché, car il troquerait du fumier contre de l'or.»

Je racontai le trait à Montrond, tout chaud tout bouillant, et il s'écria: «Et lui? c'est du crottin de cheval dans des bottes fortes!»

Fouché et Cambacérès m'ont sauvé; il était temps.

Fouché s'était trouvé dans la même passe en 1810, et j'avais eu le plaisir de l'en tirer.

Napoléon, au cours de son voyage en Hollande avec Marie-Louise, avait acquis les preuves de ses intrigues dans les Pays-Bas et en Angleterre. Il réunit le Conseil où Fouché, qui avait la puce à l'oreille, brilla par son absence.

L'empereur posa, sans préambule, la question de vie ou de mort:

—Que pensez-vous, messieurs, d'un ministre qui, abusant de sa position, aurait, à l'insu du souverain, ouvert des communications occultes avec l'étranger sur des bases imaginaires et compromis la politique de l'État? Quel châtiment doit-on lui infliger?

Jesavais affronter la colère du Corse et lui tenir tête, par le silence ou la contradiction. J'avais moi-même le doigt pris dans l'engrenage, et je rompis le morne silence:

—Monsieur Fouché a commis une grande faute, une très grande faute; je lui donnerais un remplaçant, mais un seul, Monsieur Fouché lui-même.

Napoléon haussa légèrement les épaules, congédia les ministres, et il n'en fut plus question.

«Fouché, disait-il, est le Talleyrand des clubs, et Talleyrand le Fouché des salons.»

Je m'empressai de porter la bonne nouvelle à mon compère, qui en prit thème pour me raconter une discussion qu'il avait eue dans un cas semblable avec Robespierre au Comité de Salut public, et dans le feu du récit, il laissa échapper cet anachronisme révolutionnaire:

—Robespierre me dit: «Permettez, monsieur le duc d'Otrante...»

—Ah! ah! mon cher Fouché, duc... Déjà?

Même dans les circonstances les plus graves, on ne peut pas être toujours sérieux.

1813.—Après Leipzig, l'Aigle a du plomb dans l'aile. On peut s'arrêter quand on monte, jamais quand on descend. Napoléon décline. Il me rappelle et m'offre le Portefeuille des Affaires étrangères; mais il me faudrait renoncer à mon titre de Vice-Grand-Électeur. Il est trop tard pour se concerter et agir. L'Empire s'écroule; Samson était aveugle quand il s'est enseveli sous les ruines du Temple. C'est le comble de la niaiserie de se faire le courtisan du malheur, et les hommes, comme les chiens, sont souvent punis de leur fidélité.

L'Europe coalisée et victorieuse propose à Napoléon, isolé et vaincu, mais encore redoutable, les limites de la France de 1789. C'est la paix et l'équilibre del'Europe. Il refuse et répond à l'ultimatum des puissances:

Je suis si ému de cette infâme proposition que je me crois déshonoré rien que de m'être mis dans le cas qu'on me l'ait faite. Je crois que j'aurais mieux aimé perdre Paris que de voir faire de telles propositions au peuple français, et je préférerais voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables. J'ai trois partis à prendre: Combattre et vaincre, combattre et mourir glorieusement, et si la nation ne me soutient pas, abdiquer.

C'est bien ce qu'il a dit à La Besnardière:

Je ne puis faire la paix sur la base des anciennes limites, en perdant les Alpes et le Rhin, avec une frontière ouverte de cent cinquante lieues. J'abdiquerai plutôt, je rentrerai dans la vie privée, et je vivrai tranquille avec vingt-cinq francs par jour. Je voulais faire de la France la reine de l'univers. Si personne ne veut se battre, je ne puis faire la guerre tout seul. Si la nation veut la paix, je lui dirai: «Cherchez qui vous gouverne, je suis trop grand pour vous».

L'invasion commence.

Au Conseil, la question du départ de Marie-Louise et du roi de Rome fut mise sur le tapis au dernier moment. Comme je savais qu'on ferait juste le contraire de ce que je conseillerais, je m'y montrai formellement opposé.

—Sa Majesté ne saurait courir le moindre danger. Ilest impossible qu'elle n'obtienne pas de l'Empereur d'Autriche, son père, et des souverains alliés, de meilleures conditions que si elle était à cinquante lieues de Paris.

Marie-Louise voulait une décision écrite, mais je me gardai bien de la donner. Pour couper court à la discussion, Joseph donna lecture d'une Lettre de Napoléon qui était un ordre: «Si les Alliés approchent de Paris, l'Impératrice se retirera sur la Loire.»

L'Empereur avait parlé, la cause était entendue et le départ fut résolu.

En sortant de la séance, clopin-clopant, je dis à Rovigo:

—Si j'étais ministre de la police, Paris serait insurgé avant vingt-quatre heures et l'Impératrice ne partirait pas.

—Il dépendait du Conseil de l'empêcher.

—Eh bien, voilà donc la fin de tout ceci; n'est-ce pas aussi votre opinion? Ma foi, c'est perdre une partie à beau jeu. Voyez un peu où mène la sottise de quelques ignorants qui exercent avec persévérance une influence de chaque jour. Pardieu! l'empereur est bien à plaindre, et on ne le plaindra pas, parce que son obstination à garder son entourage n'a pas de motif raisonnable; ce n'est que de la faiblesse qui ne se comprend pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans l'histoire: donner son nom à des aventures au lieu de le donnerà son siècle. Quand je pense à cela, je ne puis m'empêcher d'en gémir. Maintenant, quel parti prendre? Il ne convient pas à tout le monde de se laisser engloutir sous les ruines de cet édifice. L'empereur, au lieu de me dire des injures, aurait mieux fait de juger ceux qui lui inspiraient des préventions; il aurait vu que des amis comme ceux-là sont plus à craindre que des ennemis. Que dirait-il d'un autre, s'il s'était laissé mettre dans cet état?

La conclusion de tout ceci est claire comme de l'eau de roche. Si je vais, qui reste; si je reste, qui va? Il n'y a pas à hésiter. J'ai fait le simulacre de sortir de Paris comme si je voulais suivre Marie-Louise à Blois, en m'arrangeant pour faire arrêter ma voiture à la Barrière du Maine par un poste de gardes-nationaux choisis, programme qui s'exécuta à la lettre et à l'heure convenue.

Une combinaison de Régence n'était pas impossible; je n'aurais pas été fâché d'avoir deux cordes à mon arc et cette carte dans la main pour jouer la partie avec Louis XVIII; mais il fallait opter à rouge ou à noir. Après le départ de l'Impératrice, mon titre de Vice-Grand-Électeur, qui me donnait un siège auConseil de Régence, me faisait presque roi à l'entrée dans Paris des Alliés victorieux.

Jeles attends. Les meilleurs gouvernements tombent, mais les pires aussi. Le rôle de Napoléon est fini; il est vieilli, fatigué, abandonné; la mort même ne veut pas de lui.

Un roi malheureux est toujours de la vieille famille; son autorité reste intacte, elle est de droit divin et non du droit du plus fort; il trouve du crédit dans son royaume et obtient des concessions de ses cousins, à charge de revanche.

Napoléon n'a rien à attendre d'eux. Sa légitimité, c'était la victoire; le Capitaine vaincu n'est plus un Empereur: on ne remonte pas sur un trône en descendant de cheval.

1814.—Après l'abdication de Napoléon à Fontainebleau et son départ pour l'Île d'Elbe, j'aurais volontiers dit comme le chat assis sur un jambon: «Maintenant nous sommes bien.»

J'avais été prévenu que l'empereur de Russie allait descendre chez moi et, une heure après, il était installé avec sa maison.

—Monsieur de Talleyrand, me dit Alexandre au débotté, vous avez ma confiance et celle de mes alliés, vous connaissez la France; dites ce qu'il faut faire et nous le ferons. Je n'ai aucun plan, je m'en rapporte à vous; vous avez dans une main la famille de Napoléon, dans l'autre, celle des Bourbons; je prendrai celle que vous me présenterez.

J'avais mon plan: Dieu, Table ou Cuvette, prêt à la manœuvre selon le vent.

LaRépublique?Impossibilité.—Bernadotte?Une intrigue.—La RégenceetNapoléon II?Guerre civile.—Les Bourbons?Un principe, laLégitimité.

C'est dit et c'est fait.

Il faut maintenant trois choses: Un Gouvernement, une Constitution et un Traité. Je m'en charge.

La France obtiendra une paix honorable et relativement avantageuse. C'est l'Équilibre européen, le trône aux Bourbons, la conciliation future avec les Napoléoniens et les Républicains. Cependant, réflexion faite, j'ai peut-être abandonné avec trop de désinvolture plusieurs places fortes et du matériel de guerre; mais tout le monde était pressé d'en finir, et voilà la petite politique de mon quartier.

Ce fut par une délicieuse matinée d'avril que j'allai au-devant du Comte d'Artois, au vieux refrain du bon Henri qui marquait la marche en désordre, tirant la jambe, mais enchanté. Je m'appuyai sur le cheval du prince et je lui débitai un compliment très court avec une conviction bien jouée. Il était si ému qu'il étouffait: «Monsieur, Messieurs, je vous remercie, je suis trop heureux; marchons, marchons, je suis trop heureux.» De la Barrière de Bondy à Notre-Dame, ce fut une ivresse générale, et comme on cherchait à lui frayer un chemin: «Laissez, laissez, j'arriverai toujours trop tôt.» De Notre-Dame aux Tuileries, même ovation.

Àonze heures du soir, j'étais avec Beugnot et Pasquier, qui finirent par accoucher d'unMot historiqueque j'envoyai auMoniteur, en annonçant la rentrée du Comte d'Artois: «Rien n'est changé en France, il n'y a qu'un Français de plus.»

À Paris, un mot a plus de force qu'un jugement, et celui-là durera aussi longtemps qu'un préjugé.

Le joli de l'histoire, c'est qu'à force de l'entendre répéter et admirer, le Comte d'Artois finit par être sincèrement persuadé qu'il l'avait dit.

Pas de zèle. Il était inutile d'aller jusqu'à Calais; je rejoins Louis XVIII à Compiègne, et il m'accueille avec une de ses phrases: «L'exactitude est la politesse des rois.» Réponse du berger à la bergère, et l'entrevue prend une tournure où leRoi des Nichesmontre le bout de l'oreille:

—Monsieur le prince de Bénévent, je suis charmé de vous voir; il s'est passé bien des choses depuis que nous nous sommes quittés; mais j'espère que nous nous entendrons.

—Sire, je ne demande rien pour moi, je me crois seulement nécessaire aux Relations extérieures. Si j'ai mérité quelque chose, je sollicite pour ma nièce le titre de Dame du palais.

—Accordé. Je vous reconnaîtrai celui de prince de Bénévent, et vous aurez à la cour le rang des princes étrangers.

—J'ai l'honneur d'être Français, sire, et je ne renonce à ce titre pour aucun autre.

—Soit;je vous réserve un siège à la Chambre des Pairs. Si les événements vous avaient donné raison, vous me diriez: «Asseyons-nous et causons.» Vous le voyez, j'ai été le plus habile et je vous dis: «Asseyez-vous et causons.»

Louis XVIII avait déclaré à Londres que la Providence et l'Angleterre avaient fuit la Restauration, comme si la France, le Gouvernement provisoire et le Sénat n'y étaient pour rien; à Compiègne, c'était lui, lui seul, et c'était assez. La situation ainsi posée, il aborda de front le sujet délicat de l'entrevue.

—Vous voulez une Constitution?

—On demande moins à Votre Majesté qu'à Henri IV, et il avait conquis son royaume.

—Si je la jurais, vous seriez assis et moi debout. Nous verrons... Je voudrais aussi que les fonctions de député fussent gratuites.

—Gratuites, sire, ce serait trop cher; je ne connais rien de ruineux comme ce qui est gratuit.

C'est pourtant dans ce petit Salon bleu que s'est faite la Restauration. Au coin de cette table était l'empereur Alexandre; ici, le roi de Prusse; là, le grand-duc Constantin; plus loin se tenaient MM. Metternich, Nesselrode et Hardenberg. On n'avait pas le temps d'écrire; le sort du monde se décidait au coin du feu, dans des conversations ou des tête-à-tête avec les souverains.

L'Hôtelde l'Infantado, rue Saint-Florentin, était bien le cadre le plus bizarre qu'on pouvait choisir pour y renfermer les destinées du monde. Le premier étage était occupé par l'empereur de Russie et ses aides-de-camp; le comte de Nesselrode, son ministre des Affaires étrangères, s'était installé au deuxième avec ses secrétaires. Les gardes impériales russes garnissaient les escaliers, les Cosaques campaient dans la cour et la rue; on ne distinguait guère le jour de la nuit dans le mouvement de ce coin de Paris, ordinairement solitaire et silencieux, animé et bourdonnant comme une ruche d'abeilles en activité.

Je m'étais réservé l'entresol, où je logeais avec le Gouvernement provisoire, composé de Dalberg, Beurnonville, Jaucourt, l'abbé de Montesquiou, avec Dupont de Nemours comme secrétaire, et Beugnot, commissaire à l'Intérieur, où il se noyait dans la paperasserie. On devrait créer pour lui leMinistère du Sentiment, où il pourrait déployer son plus beau talent, et lui adjoindre comme secrétaire d'État l'imprimeur Michaud, qui apporte leManifested'Alexandre aux Français, d'une main, et de l'autre, le poème deLa Pitié, de Delille, où l'Abbé Virgileavait adressé des vers prophétiques à l'empereur de Russie.

L'entresol comprenait six pièces: trois sur la cour et trois sur les Tuileries, à travers lesquelles Laborie courait toujours pressé, affairé, agité, essoufflé, laMouche du coche. Les premières étaientabandonnées au public. Les trois autres se composaient de ma chambre à coucher, où siégeait le gouvernement; le salon, où travaillaient pêle-mêle les secrétaires, les ministres, les hommes en place, et la bibliothèque, où je tenais mes entretiens particuliers. Quand on parvenait à m'y attirer pour une audience promise, ce que je mettais tous mes soins à éviter, il me fallait traverser le salon, arrêté par l'un, saisi par l'autre, barré par un troisième, et de guerre lasse, je retournais au Conseil, laissant le visiteur se morfondre en m'attendant.

Le jour où le Gouvernement provisoire fut organisé, je reçus la visite de M. de Pradt, archevêque de Malines, qui me dit sans préambule:

—Je suis surpris qu'on ait monté une pareille machine sans m'y réserver une place, et je viens savoir ce qu'on prétend faire de moi, car enfin on ne peut pas me laisser de côté dans un semblable moment.

—Vous pouvez rendre un notable service, lui dis-je; nous avons besoin d'un scandale. Vous êtes en grand costume, arborez un mouchoir blanc et suivez toute la ligne des boulevards en l'agitant et en criant; «Vive le roi!» Vous ferez un effet prodigieux.

Tout le monde s'amusa de cette mascarade, où il faillit être écharpé, et il ne lui vint pas à l'idée que je l'avais mystifié.

Il se présentait journellement des intrigants et des aventuriers de toutes les paroisses, qui enchérissaient entre eux à qui trouverait les moyens les plus extravagants de supprimer Napoléon. Je les écoutais avec attention, distribuant à ces têtes exaltées et à ces imaginations en travail des signes approbatifs, des mots enveloppés, qui pouvaient les renvoyer convaincus que leurs projets étaient approuvés et favorablement accueillis.

Ce fut le cas du marquis de Maubreuil. Il était venu proposer de se défaire de Napoléon, et le coup fut discuté en conciliabule. L'abbé de Pradt et l'abbé Louis, qui étaient là, poussaient à la roue et demandaient ses conditions.

—Combien vous faut-il?

—Dix millions.

—Dix millions! Y pensez-vous?

—Maisce n'est rien pour débarrasser le monde du fléau qui nous menace encore.

J'assistais à cette scène, qui se renouvelait si souvent, sans y attacher plus d'importance qu'aux autres, en songeant que ceux qui sont à vendre ne valent guère la peine d'être achetés.

Maubreuil prit pour un encouragement tacite les marques de satisfaction qu'éveillait toujours la perspective d'être débarrassé du fléau de l'Europe. On abandonna cet homme à son mauvais génie, et il a mille fois répété et perdu la tête à répéter qu'il avait été excité à commettre l'attentat et que je lui en avais donné la mission.

À l'anniversaire du 21 janvier 1817, à Saint-Denis, il donna libre cours à sa fureur et, en pleine église, devant le roi, il me frappa au visage avec une violence qui me renversa par terre.

J'ai lu dans les journaux les différents récits de cette agression brutale, qui se réduit à ceci: «Donnez-moi de l'argent ou je ferai du scandale.» On ne lui donne pas d'argent et il fait du scandale, si on peut appeler scandale des injures bien grossières, adressées par un voleur de grand chemin à des gens qui ne le connaissent pas. Il a été traduit et condamné en police correctionnelle, et la Cour royale a confirmé le jugement.

LeCongrès de Viennea été mon dernier bal masqué du carnaval politique, et laConférence de Londresmon jeudi de la mi-carême.

Un Congrès est une académie politique, où les visites préliminaires décident de tout. Les quatre matadors comptent la France comme une basse carte; il s'agit d'en faire un atout: Coupe et passe le roi. Un principe, un mot:Légitimité. Je les tiens tous.

On m'admet au Conseil. Je commence par brouiller les cartes et par mettre la puce à l'oreille de ces larrons, unis par la crainte, séparés par l'intérêt. Puis mêlant ma voix, celle de la victime, au quatuor duconcert européen, les parties bien emmêlées, sous couleur de rétablir l'harmonie, je lève mon archet de chef d'orchestre de cette musique de chambre.

—Je suis ici le seul représentant de laLégitimité. Un roi détrôné par des rois est un exemple plus révolutionnaire, un plus grand ébranlement pour tous les trônes, qu'un roi renversé par un désordre législatif ou démocratique. L'œuvre du Congrès sera donc conforme au droit public.

—Cela va sans dire, répond Humboldt.

—Si cela va sans dire, cela ira encore mieux en le disant.

—Que vient faire ici le droit public?

—Il fait que vous y êtes.

—Vous aussi, dit Metternich, et vous ne devez pas mettre des bâtons dans les roues des Alliés.

—LesAlliés?Ce mot suppose la guerre; il n'a plus de sens après la paix. C'est une injure au roi de France, qui n'y est pas compris.

—Je ne tiens pas à ce mot, je m'en sers par habitude.

—Alors c'est une habitude à changer.

Alexandre se fâche tout rouge. C'est ce que je voulais.

—Monsieur de Talleyrand se trompe étrangement de date en jouant ici au ministre de Louis XIV. Entre puissances, il n'y a de droits que leurs convenances personnelles, et je n'en admets pas d'autres.

—Malheureuse Europe! Où te mène-t-on? Malheureuse Europe!

Mazarinaurait ricané.

—Nous aurions peut-être mieux fait, dit Metternich, de traiter nos affaires entre nous.

—Je suis membre du Congrès; je m'en vais; je reviendrai lorsqu'il sera réuni.

Il y avait deux compétiteurs au trône de Naples, Ferdinand et Murat. Comme avocat de ces deux clients, je reçus de Murat 1,250,000 francs; mais Ferdinand me promit une nouvelle investiture de la principauté de Bénévent, le duché de Dino, plus six millions de traites sur la Maison Baring de Londres, ce qui fit pencher la balance de son côté.Væ victis.

La jeune duchesse de Dino m'avait accompagné au Congrès de Vienne. En 1809, j'avais demandé sa main à Alexandre pour mon neveu, Edmond de Périgord; mais la mésintelligence ne tarda pas à désunir les deux époux, et ma nièce, la belle Dorothée, devint la grande dame de mon Salon. Elle fut mon partenaire dans cettepartie de whistoù les atouts manquaient dans nos jeux.

La duchesse était de famille princière par la lignée des ducs de Courlande illustrée par Biren, favori d'Anne de Russie. Elle avait été élevée comme les grandesdames de ces contrées un peu sauvages, dans toutes les élégances du goût français, en y joignant une force d'attention sérieuse et une faculté universelle d'esprit et de langage, et son éducation s'était complétée pendant un séjour de quatre années en Angleterre. À peine âgée de vingt ans, par sa beauté, la perfection de ses traits aquilins, le charme impérieux de sa physionomie, le feu du Midi mêlé à la grâce altière du Nord, l'éclat inexprimable de ses yeux, la dignité de son front encadré de si beaux cheveux noirs, elle était naturellement destinée à faire les honneurs d'un palais, à embellir une fête. De bonne heure mûrie par les réflexion et les fortes lectures, familière avec l'histoire moderne, ses entretiens se portaient volontiers sur les problèmes les plus graves de la politique ou les questions les plus délicates de l'art. Supérieur à sa beauté, comme elle gracieux, séduisant et dominateur, son esprit paraissait la plus irrésistible des puissances, et lorsque sur une pensée politique reçue ou devinée, cette fine et brillante intelligence voulait préparer la conviction, insinuer un conseil, effacer une défiance, entraîner une volonté, elle y faisait mieux qu'un habile diplomate. Plus d'une fois ce renfort ou cette diversion vint heureusement au secours de ma science et la seconder, éludant des contradictions, aplanissant des obstacles, triomphant des indécisions, avant que je fusse engagé avec les autres et peut-être d'accord avec moi-même.

C'estainsi que l'action politique, commencée le jour au Congrès, se continuait le soir dans les salons. Elle jouait son rôle, et pendant que je faisais de ladiplomatie de cheminée, elle faisait de lapolitique d'éventail, ce qui fit dire qu'elle était plus grande comédienne que mademoiselle Mars, et que je pouvais adopter la devise de Talma:Une Lune:«Je ne brille que le soir.»

J'écris au roi: «Si le Congrès ne marche pas, il danse.» Enfin je signe un traité secret avec l'Angleterre et l'Autriche. Cela finit bien; nous ne perdons que les illusions du sentiment et nous faisons un mariage de raison, sans amour et sans divorce possible.

Je tenais les cartes et j'ai caché mon jeu. On a considéré cette alliance stérile et cette manœuvre contre la Russie comme la faute de la grande partie diplomatique, où la France a failli sombrer six mois plus tard à Waterloo, et Metternich a prétendu qu'il m'avait gagné. J'ai pris ma revanche à laConférence de Londres.

1815.—On donnait une fête à la Cour de Vienne, quand la nouvelle éclate comme une bombe au milieu d'un tableau vivant: «Napoléon a quitté l'île d'Elbe.»

Les rois se retirent dans un salon, les plénipotentiaires se groupent. Tout le monde a perdu la tête. Je reste à l'écart, comme si j'étais étranger à ce qui se passe.

Alexandre m'interpelle:

—Vous l'avez voulu; ne vous ai-je pas averti que les Bourbons étaient incapables de régner.

—Il faut cependant qu'ils règnent.

Ils avaient bien tout fait pour mécontenter et décourager la nation, en ramenant avec eux les traditions mortes du passé avec le drapeau blanc, le droitdivin, la vieille routine du bon plaisir, l'ostracisme des libéraux, le favoritisme des émigrés, lesÉtrangers de l'intérieur, et ministresad hoc.

Les fous sont aux échecs les plus proches des rois.

On m'écoute: «C'est le commencement de la fin. Le désespoir ne réussit jamais. Tout est possible à Paris pour un moment; tout est impossible contre l'Europe. Bonaparte ne reprendra pas ses bottes de 95; il passera sur la France sans la posséder et sans la soulever, ni pour ni contre lui. Il finira comme un aventurier. C'est un cadavre, seulement il ne sent pas encore mauvais. Sus à Bonaparte, sans rien attendre ni rien entendre. Messieurs, vous pouvez tirer sur lui une traite à quatre-vingt-dix jours.»

Cet épisode fantastique tient de la féerie. Pendant que Louis XVIII, de sottise en sottise, s'enfuit jusqu'à Gand, l'Aigle vole de clocher en clocher jusqu'aux Tours Notre-Dame. Le 1er Mars, Napoléon débarque au Golfe Juan, le 5 il est à Gap, le 7 à Grenoble, le 10 à Lyon, le 15 à Avallon, le 20 à Paris.

LeMoniteurest instructif: L'Ogre de Corsea quitté sa tanière. L'Usurpateurest à Grenoble.Bonaparteest arrivé à Lyon.Napoléonmarche sur Paris.Sa Majesté Impériale et Royalea fait son entrée dans la capitale aux acclamations de ses fidèles sujets.

Dès le 25 mars, les Quatre grandes puissances ont résolu d'en finir, et le rendez-vous est sur le Rhin pour les premiers jours d'Avril.

Napoléon propose la paix universelle. Si son armée n'était pas un troupeau, il ne jouerait pas leLoup devenu berger.

On apprend la défection d'un Maréchal. Sa montre avance.

Vers l'époque de l'Invasion, les artistes les plus distingués de Paris, pour se dispenser de monter la garde, s'engagèrent dans la musique de l'état-major, dont Méhul, Cherubini, Berton et Paër étaient capitaines. Nicolo était clarinette, Boïeldieu, chapeau-chinois, Nadermann, grosse caisse, Tulou, fifre, etc. Tous ces admirables talents frappant, soufflant à qui mieux mieux, formaient une cacophonie épouvantable.

Quand l'Empereur quitta Paris pour reprendre la campagne, un des poètes du moment composa, de sociétéavec deux autres, une pièce pour le théâtre des Variétés qui, au moyen de quelques vers changés, pouvait servir également à célébrer le retour de Napoléon ou de Louis XVIII.

Le premier devoir d'un diplomate, après un Congrès, est de soigner son foie. Montrond me rejoint à Carlsbad avec une commission de Fouché, qui me propose de poser un jalon en faveur du duc d'Orléans. Son père, Philippe-Égalité, a été le vase dans lequel on a versé toutes les ordures de la Révolution, et le temps manque pour greffer la branche cadette sur le tronc de la légitimité. Le duc d'Orléans est un en-cas et peut devenir l'héritier indirect des Bourbons; la porte est entr'ouverte et il serait impolitique de la lui fermer au nez.

Mais la traite à quatre-vingt-dix jours, arrivée à l'échéance, était soldée à Waterloo.

LesCent-Joursétaient comptés; Napoléon venait d'abdiquer une seconde fois à l'Élysée. Il s'éloigna sans espoir, s'embarqua fugitif et se réveilla prisonnier.

On m'a reproché, après les Cent-Jours, d'avoir ouvert les portes à une seconde invasion et d'avoir tendu la main à l'Angleterre. C'était une nécessité du moment; il fallait bien courir au plus pressé, avouer les fautes et ne plus recommencer.

À Mons, Louis XVIII me le fit sentir, en rentrant dansson royaume où j'avais préparé deux fois le logement; mais la tempête passée, le saint est oublié. Quand je voulus lui parler du Congrès de Vienne, il m'interrompit en m'invitant à lui adresser un rapport écrit; puis il me remercia en me signifiant qu'il n'avait plus besoin de mes services, en présence de Beugnot, qui me donnait de l'eau bénite empoisonnée, et de Châteaubriand, dont les sourires me blessaient comme des poignards. Je me rappelais ses mots à la Bonaparte:

«Talleyrand est toujours en état de trahison, mais c'est de complicité avec sa fortune; quand il ne conspire pas, il trafique.»

Je n'avais plus qu'à demander mon congé au roi pour aller aux eaux de Carlsbad.

—Ces eaux sont excellentes, dit-il; au revoir, Monsieur de Talleyrand.

C'était un coup de Jarnac; j'étais démasqué, percé à jour, ridicule; Louis XVIII était froid et je bavais de colère. Cela, je ne me le pardonne pas.

J'eus la faiblesse, disons le mot, la bêtise de me plaindre de l'ingratitude du roi, comme si c'était une chose nouvelle dont il est permis de s'étonner; mais le soir il avait changé d'avis.

J'allais m'éloigner quand je fus rappelé à Cambrai. Wellington avait montré au roi, sous l'horizon, Paris, cette mer difficile, et il n'y avait qu'un pilotepour franchir la passe et entrer dans le port, toutes voiles déployées.

Le baron Louis me tint compagnie dans ma voiture; pendant le voyage, l'idée nous vint de mettre en scène d'autres marionnettes, et de faire le grand saut en donnant un rôle à Fouché.

J'en avais besoin comme second, et je dus imposer sa nomination de ministre de la Police.

À l'Abbaye de Saint-Denis, nous nous sommes présentés au roi, bras dessus bras dessous, «le Vice appuyé sur le Crime», dit encore l'infernal Châteaubriand, et Louis XVIII avala la double pilule amère.

Il faut rendre justice à Fouché. Il a dit au roi: «Bonjour, mon maître», et il n'a oublié sur sa liste aucun de ses amis.

Carnot lui demanda:

—Où puis-je me retirer, traître?

—Où tu voudras, imbécile.

À peine le roi rentré, on vient m'informer en hâte que les Prussiens se disposent à faire sauter lePont d'Iéna, dont le nom sonne mal à leurs oreilles. Beugnot rédige une Ordonnance aux termes de laquelle tous les édifices publics et les ponts reprendront leurs anciens noms de l'année 1700. Je m'empresse de la faire signer par le roi, et comme Beugnot décline la mission de la porter au maréchal Blücher,je m'impatiente: «Mais partez, ne perdez pas une minute; si le maréchal n'est pas chez lui, vous le trouverez au Palais-Royal, au 113, où il joue le trente-et-un. Il vous recevra fort mal, ce n'est pas douteux; mais vous parlerez avec force au nom du roi et vous serez écouté. Ce ne fut pas sans peine que l'Agneauobtint satisfaction duLoup; cependant il finit par en venir à bout, et revint après s'être bien assuré que l'ordre était donné d'enlever les poudres.

Beugnot, qui avait la spécialité desMots historiques, brevetés avec la garantie du gouvernement, en fabriqua un qui, duMoniteur, fit le tour de l'Europe comme le plus beau trait du règne de Louis XVIII:

«Allez dire au maréchal Blücher que s'il ne prend pas les mesures nécessaires, je me ferai porter de ma personne sur le Pont, pour sauter de compagnie.»

Le Roi Nichard fut d'abord un peu effrayé de son héroïsme; mais il en reçut les compliments flatteurs avec une modestie qui en doublait le prix.

Cette fois, les Bourbons tombaient de la poêle dans le feu. Alexandre ne me pardonnait pas le traité secret de Vienne, et personne ne voulait plus de moi.

J'avais pris les devants en donnant, avec le Cabinet, ma démission à l'anglaise, et le Roi Nichard me livra à la risée des courtisans, qu'il encourageait dugeste et de la voix. Le 28 septembre, quatre jours après la note des puissances, trois jours après ma réponse, je quittai le Ministère, dix-huit mois après avoir fondé la Restauration, quatre mois après l'avoir rétablie. J'avais perdu mon titre de Prince de Bénévent, et je pris celui de Prince de Périgord.

La France fut mise à l'encan, dévalisée, ruinée, humiliée, occupée, démembrée.

Le trône de Jérôme, roi de Westphalie, fut acheté par le propriétaire du Café des Mille Colonnes, au Palais-Royal, pour en décorer le comptoir, et on pouvait y voir assise laBelle Limonadière, qui y étalait ses charmes tous les soirs.

Le sculpteur marquis autrichien Canova procéda lui-même à l'enlèvement et à l'expédition des chefs-d'œuvre acquis à nos musées. Il prenait le titre d'ambassadeur; je crois qu'il se trompait et qu'il voulait direemballeur.

L'histoire a enregistré tous ces événements.

Joséphine était morte l'année précédente à la Malmaison. Sept ans après, Napoléon s'éteignait oublié à Sainte-Hélène:

Petite urne, tu contiens celui pour qui l'univers était trop étroit.

J'ai été l'astre de deuxième grandeur de la Révolution et de l'Empire à côté de Mirabeau et de Napoléon, et Louis XVIII me relègue au rang des satellites qui gravitent autour de son fauteuil.

Finirai-je ma vie politique avec la dignité illusoire de Grand Chambellan, dont la première prérogative est de recevoir les coups d'épingle duRoi Nichard? J'en rends bien quelques-uns, mais la partie n'est pas égale dans cette petite guerre d'épigrammes.

Que faire quand il est à table, mangeant du gibier, pendant qu'assis sur un pliant, je trempe un biscuit dans un verre de vieux madère? Quelquefois, il m'observe d'un air narquois, sans m'adresser la parole, et quand je reprends ma place derrière son siège, j'ai un peu l'air de la Statue du Commandeur dans leFestin de Pierre.

Nousavions des conversations, où nous nous regardions comme chien et chat:

—Comment vous êtes-vous arrangé pour renverser le Directoire avecBuonaparte?

—Mon Dieu, sire, je n'ai rien fait pour cela; c'est quelque chose d'inexplicable que j'ai en moi, et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent.

Puis, il me parle des ministres, pour me rappeler que je ne suis pas indispensable, du duc de Richelieu, mon successeur, et du duc Decazes. Quelques mois avant, le baron Louis m'avait présenté ce jeune homme que je ne connaissais d'aucune façon et dont je n'avais jamais entendu parler.

—Le duc de Richelieu a de hautes qualités et de grandes connaissances.

—Je le crois bien, c'est l'homme de France qui connaît le mieux la Crimée.

—Qu'a-t-on à reprocher au duc Decazes? Il travaille beaucoup, il m'aime bien; malheureusement, ici on le trouve suffisant.

—Suffisant et insuffisant.

—Vous n'êtes pas tendre pour un jeune collègue à son début dans la carrière, et vous oubliez la parole de l'Évangile: «Celui qui juge sera jugé.» Vous n'avez pas l'étoffe d'un Premier ministre dirigeant et l'autorité d'un Président du Conseil.

—Napoléons'est contenté de moi pondant quatorze ans, et plus, si je l'avais voulu.

—Buonaparten'était pas un roi; il faisait ses affaires lui-même, et la preuve en est qu'il fermait les yeux sur votre incurie, votre dérèglement et votre cupidité.

—Péchés de jeunesse, sire.

—Je vous connais, Monsieur de Talleyrand; vous êtes un vieux politique, sagace et expérimenté, un négociateur habile, sachant tirer parti d'une situation, en vous servant des instruments intéressés à sa réussite; mais vous êtes incapable de la dominer si elle devient difficile et prolongée. Vous avez les qualités d'un homme de cour et de diplomatie, ennemi du travail, indolent, superficiel et léger; mais vous n'avez pas les idées nettes, précises et arrêtées d'un homme de gouvernement. Votre bon sens est une lumière froide qui éclaire les surfaces sans les pénétrer, et vous n'avez pas même eu assez d'âme française pour recueillir les épaves du naufrage de 1814, qu'on vous eût facilement abandonnées. Quand on est indifférent au but et que tous les moyens sont bons pour obtenir un succès personnel, il faut être plus indulgent envers des hommes modestes qui servent les intérêts du royaume.

—Je fais amende honorable, sire; Messieurs Richelieu et Decazes méritent le prix d'Excellence.

Un soir, les deux ministres, se rendant à une soiréedu Faubourg Saint-Germain, se trompent d'hôtel et se trouvent au milieu d'un bal donné par la princesse de Talmont, situation singulière qui se dénoua avec grâce et courtoisie. Après avoir séjourné dans le salon pendant le temps commandé par les convenances, ils se retirent et les plaisanteries circulant sur cette méprise inattendue.

—Vous vous étonnez de cela, dis-je; c'est pourtant la chose la plus naturelle du monde; M. Decazes ne sait jamais où il va, et M. de Richelieu ne sait pas davantage où on le mène.

Une autre fois, le Roi Nichard m'invite gracieusement à aller planter mes laitues.

—Est-ce que vous ne comptez pas retourner à la campagne?

—Non, sire, à moins que Votre Majesté aille à Fontainebleau; alors, j'aurais l'honneur de l'accompagner pour remplir les devoirs de ma charge.

—Non, ce n'est pas cela que je veux dire, je demande si vous n'allez pas repartir pour vos terres?

—Non, sire.

—Valençay n'est pas très loin.

—Il y a quatorze lieues de plus que de Paris à Gand.

—Le Château est une charmante résidence.

—Oui, sire, c'était assez bien autrefois; mais les jeunes princes espagnols, mes hôtes sous l'Empire, yont tout dégradé, à force de tirer des feux d'artifice en l'honneur de la Saint-Napoléon.

À son culte pour Horace, le Boileau d'Auguste, le Roi Nichard joignait le goût d'écrire dans les gazettes satiriques et se plaisait à se voir découvrir sous son transparentincognito. Cela était facile à ceux qui connaissaient son faire. Ses articles étaient fort polis, fort soignés, et le plus ordinairement sans conclusion et sans but; il prenait sa correction pour de la chaleur et son élégance pour de la clarté. On reconnaissait l'Envoi du Roi, on vantait et on prônait au Château l'effet de ce style tout royal, et Sa Majesté Nichard disait, eu se frottant les mains: «Ce ne sont pas là des phrases à laBuonaparte.» En effet, il n'écrivait pas avec une plume d'aigle.

Il arrivait quelquefois qu'il recevait la monnaie des pièces à son effigie, et il trouva un jour ce joli mot, que je crois de Charles Nodier:

—Il faut aux Français un roi qui monte à cheval.

—Eh bien! prenez Franconi.

J'ai assisté à une audience qu'il avait donnée à Baour-Lormian, cet auteur de sombres tragédies sur lequel on a fait ce distique à propos d'un verre cassé:

CeBaour-Lormian a d'étranges façons;Il fait de mauvais vers, il en casse de bons.

—On m'a rapporté, lui dit le Roi, que vous vous étiez entretenu plusieurs fois avec monsieurBuonaparte; avait-il des connaissances littéraires?

—Sire, il jugeait assez bien l'ensemble et fort mal les détails. Il n'entendait rien ni au style ni à ce qui tient au goût; il ignorait les premières règles de la versification; et à ce sujet, je parlerai d'un vers d'Hector, de M. Luce de Lancival, qui lui avait singulièrement plu et qu'il affectionnait beaucoup:

La guerre a des attraits, prince, pour les grands cœurs.

Voici comment il le citait:

«Prince, la guerre a beaucoup d'attraits pour les grands cœurs.»

Le Roi laissa percer un sourire de satisfaction, et M. Baour-Lormian eut un succès de tragédie auquel il n'était pas habitué.

Je me dispensai d'ajouter mon grain de sel; mais j'aurais pu me rappeler un familier, grand admirateur d'Achille, qui citait souvent la fin de sa tirade à Agamemnon:

Et pour trouver ce cœur que vous voulez percer,Voici par quel chemin il vous faudra passer.

Ilse frappait la poitrine en déclamant avec énergie:

«Et pour arriver jusqu'à ce cœur que vous avez l'intention de percer, voici par quel chemin vous serez obligé de passer.»

Je suis entré dans le giron de l'opposition libérale à la Chambre des Pairs et dans les Salons. J'ai bien gagné la satisfaction de souffler dans les roseaux flexibles: «Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne.» On ne rirait pas de grand'chose en France si on ne riait pas du gouvernement et je m'en donne à cœur-joie. Quand il pleut sur le curé, les sacristains reçoivent des gouttes.

À tout seigneur tout honneur. Quand on parle de la Chambre des Pairs, où on dit qu'il y a des consciences, je pense auVieux Chat:

—Oh! oui, beaucoup de consciences; il y a même, par exemple, Sémonville qui en a deux. À propos, comment se porte Sémonville?

—Mais très bien, il engraisse même un peu.

—Sémonville engraisse? Je ne comprends pas; non, je ne comprends pas quel intérêt Sémonville peut avoir à engraisser.

Ferrand arrive à la Chambre, appuyé sur deux laquais. C'est l'image du gouvernement, il croit marcher et on le porte. Dansun salon ultra, comme je faisais remarquer qu'on voulait ramener l'ancien régime et que c'était un rêve, M. de Sallabery me dit:

—Oh! monseigneur, ce serait folie de songer à vous refaire Évêque d'Autun.

Les caricatures me représentaient souvent une crosse à la main. C'était bien inoffensif.

—Que voulez-vous, monsieur, je ne suis plus de ce temps; sous l'Empire, on était fort en retard et on ne faisait que des merveilles; depuis la Restauration, on fait des miracles.

La riposte montre que j'étais piqué. La maîtresse de la maison, voulant couper les chiens, me demanda ce qui s'était passé au Conseil.

—Madame, il s'est passé trois heures.

Ma disgrâce est complète, la cour m'est fermée, et j'entrevois l'exil en perspective. Je fais, comme toujours, bon visage à mauvais jeu, mais je ne jette pas les cartes. Au lieu d'imposer ma présence à la cour, j'élève autel contre autel. J'ai fait inscrire en lettres d'or sur ma porte-cochère:Hôtel Talleyrand. C'est le quartier-général de l'Opposition, et je me déclare chef desIndépendants.

Mon jour de réception est le mercredi; c'est celui du duc Decazes, ministre de la police, et c'est à mon tour de faire des niches.

Un jour que le duc donnait un dîner officiel, j'invitai Messieurs Molé et Pasquier. M. Molé s'excusa et partit à la campagne; M. Pasquier prétexta une indisposition.

1821—Ministère Villèle.—LaCensureest le premier anneau d'une chaîne qui peut entraîner tout au précipice. De nos jours, il y a quelqu'un qui a plus d'esprit que Voltaire, que Bonaparte, que les Directeurs et les Ministres passés, présents et à venir, sans me compter ou en me comptant, c'est tout le monde. Je tiens pour certain que ce qui est voulu, que ce qui est proclamé bon et utile par tous les hommes éclairés d'un même pays, sans variation aucune, pendant une suite d'années diversement remplies, est une nécessité du temps. Telle est laLiberté de la Presse.

Sur la question duJury, mon opinion est celle de Malesherbes, et j'ai voté avec lui le rejet de la loi qui proposait le maintien d'une institution sans garantie et sans autorité.

1822.—Le duc de Fitz-James a fait un discours où il m'attaque avec une singulière violence, par des sarcasmes amers et des allusions sanglantes. Je remarque que tous les regards sont fixés sur moi, et je ne quitte l'orateur des yeux que pour prendre des notes. Le duc a beaucoup de talent; à l'exception de ces quelques petites choses un peu trop acerbes, le discours est fort bien. On crut que j'allais répliquer; mais j'en ai entendu bien d'autres, et me rappelant les aménités de Bonaparte, j'y ai renoncé.

1823.—L'Invasionde l'Espagne aura le sort de la première, c'est la fin de la Restauration;Finis coronat opus. Mon discours a allumé la fureur du Roi qui n'a pas mis de gants pour me le dire. Il n'y a qu'une manière de ne pas se tromper, c'est de ne rien faire. Je ne ferai plus rien; mais on aura beau dire et citer le proverbe politique: Quand il n'y a plus de Pyrénées, il y en a encore.

Me voilà condamné à l'inaction. La Chambre des Pairs, la causerie des salons, la littérature,—j'écris mesMémoires,—le whist, ne sont que les amusements de ma vie oisive et de ma tête inoccupée. La politique me manque; la seule distraction à mon profond désœuvrement serait le jeu des grandes affaires; mais j'ai peu de chances de voir réussir une combinaison ministérielle qui me rendrait le Portefeuille.

Pendant la belle saison, je prends mes regrets en patience. Tous les étés, je fais ma cure aux eaux de Bourbon; je vais goûter la fraîcheur des ombrages de Valençay, dans l'Indre, ou de Rochecotte, en Touraine, le Jardin de la France, près de la duchesse de Dino; quelquefois, l'hiver, je vais me réchauffer au soleil des Îles d'Hyères.

À Valençay, j'avais pour voisin de campagne M. Royer-Collard, qui habitait Châteauvieux, distant de quatre à cinq lieues. La relation était assez difficile à établir avec un doctrinaire qui ne faisait pas mystère de ses opinions et qui disait: «Il y a deux êtres que je n'ai jamais pu voir sans un soulèvement intérieur, c'est un régicide et un prêtre marié.» Je fis les premières avances, la duchesse de Dino y mit sa coquetterie d'esprit, et il capitula, mais en dictant ses conditions: sous raison de bourgeoisie et de simplicité, sa femme et ses filles n'iraient point à Valençay. C'est à ce prix qu'il se montra bon prince, et je devins petit seigneur, dans ce désert éloigné, pour voisiner avec le Grand Bourgeois.

Ce diable d'homme est un Alceste. La première foisque je lui ai rendu visite, après avoir été cahoté le long des chemins raboteux qui conduisent à son domaine, je n'ai pu m'empêcher de lui dire en arrivant:

—Monsieur, vous avez des abords bien sévères.

—Châteauvieux est escarpé, me répondit-il, mais ce n'est pas une île.

Voilà un de ces coups de boutoir avec lesquels le sanglier découd son homme, sans entamer ma peau de requin, tannée par le Corse et le Roi Nichard.

D'ailleurs, sa personne altière, sous une écorce rustique, était en harmonie avec le paysage: Droit et robuste comme un chêne, le visage rugueux, le front couvert d'une perruque brunâtre, les sourcils mobiles surplombant l'œil dur, le nez fort, la voix mordante, avec des éclats stridents qui découpaient les mots frappés en médaille à l'emporte-pièce. Nous étions taillés pour ferrailler ensemble; mes traits portaient sur les faits et les événements, les siens sur les hommes.


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