Seize heures.
Je n’ai pas pris garde à la route que nous suivions : ce chauffeur imbécile a descendu l’avenue du Trocadéro. Nous arriverons à l’Exigeantpour ne trouver que le concierge et le veilleur. Tant mieux ! Hé ! pourquoi me réjouir de ce retard qui se chiffrera par un minimum de minutes ? Je souhaite un accident, une folie, un miracle. Comment sortir de cet engrenage où l’on me tient ? Ne pas arriver, ne plus reculer, ne plus bouger, ne plus être, ah, ne plus être.
Que faisons-nous sur le Cours-la-Reine ? Joie ! Le chauffeur ne connaît pas son chemin.L’Exigeantest au haut de la rue Montmartre et le voilà qui passe le pont Alexandre III. Je ne veux pas rire. Je ne veux pas livrer mon contentement. On va perdre un quart d’heure, une demi-heure peut-être, et nous trouverons la rédaction désertée.
L’auto stoppe devant la Chambre des Députés.
Cobral saute hâtivement.
— Suivez-moi.
Je suivrai donc.
Nanni reste dans la voiture.
Cobral exhibe je ne sais quels papiers qui lui ouvrent toutes les portes. Peut-être n’a-t-il pas de coupe-file mystérieux ? Son autorité et son allure de trombe suffisent à l’introduire.
Dans les pas perdus, deux journalistes me reconnaissent et courent vers moi.
— Vous savez la nouvelle ? dit le petit gros mélancolique dont je n’ai jamais su le nom.
— Venez vite ! crie Cobral.
— Quelle nouvelle ? dis-je en me dérobant.
— Cardiette… Cardiette n’est pas là …
— Il est malade sans doute. Il sera demeuré dans son lit.
— Mais, mon bon, dit l’autre, — un maigre à monocle, — je viens de chez lui. On ne l’a pas vu depuis dix heures. Ses domestiques ne se rappellent pas où il déjeunait.
Je ne les écoute plus. Cobral est venu prendre mon bras et m’emporte vers une tribune. De quel droit entre-t-il dans cette tribune ?
Nous y sommes seuls. Les autres sont bondées. Les parlementaires sont en nombre dans leurs fauteuils d’orchestre. Il vient d’y avoir une agitation considérable qui s’apaise.
C’est le silence tout d’un coup.
Le président de la Chambre s’est levé. Il parle :
« Messieurs, l’absence de M. René Cardiette est inexplicable et angoissante. Je ne veux même pas dire, au nom de tous, le souci qui nous atteint profondément à ne pas le voir ici, même si cette séance n’eût pas dû briller de ses paroles. Laissons cette inquiétude violente au fond de nos cœurs et ne pensons qu’à l’intérêt de la patrie, qui exige des actes immédiats. Vous allez être appelés, Messieurs, à vous prononcer sur trois projets de lois qui importent à la Défense Nationale. Nous savons que vous leur ferez le sort glorieux qu’ils méritent. Mais le discours préliminaire de M. René Cardiette vous devait donner tous éclaircissements sur elles et vous en faire saisir l’urgence. Cette urgence, je veux doublement vous la prouver en vous lisant moi-même ce discours dont il m’a confié les feuillets. Vous me pardonnerez d’être si médiocre interprète de ce verbe patriotique. »
Un long cri unanime jaillit de toutes les poitrines. Peut-être quelques protestations ont-elles essayé une dissonance timide. Le formidable hourrah des parlementaires de tous les partis a raison des restrictions chétives.
Cobral hausse les épaules.
— Je le savais, bougonne-t-il.
Il sort de son portefeuille une lettre cachetée et m’entraîne hors de la tribune. Il appelle le premier huissier qui passe.
— Voulez-vous remettre ce billet à M. le Président, s’il vous plaît ? C’est de la part de M. René Cardiette. Je suis le nouveau secrétaire de M. René Cardiette. Faites vite.
L’huissier s’empresse.
Nous rentrons dans la tribune. Le président a pris dans une serviette de maroquin les pages d’un discours. Il sonne pour imposer le silence qu’a rompu le jet d’enthousiasme où la curiosité a sa part.
Le silence revient, total.
Debout, maigre, élégant, net, le président s’enorgueillit de cette parole qu’il va faire sienne et sa voix part comme un trait :
« Citoyens… »
Le mot porte une émotion dans toutes les mémoires de cette France représentée.
« Citoyens, mes frères, citoyens, fils de la grande blessée et de la victorieuse bientôt, vous vous êtes dressés, vous vous êtes unis, vous avez frappé l’assaillant : votre vaillance est imbattable et votre acharnement guerrier se perfectionne jusqu’au génie. Pourtant, citoyens, je vous crie : « Aux armes »…
Cet appel me trouble comme il trouble tous les assistants. Le président n’a pas la déclamation large et sonore de Cardiette, mais il donne à chaque mot une valeur solide, et chaque mot n’est pas seulement un mot.
Cobral a son visage obstinément tranquille. Pourtant il murmure avec impatience :
— Que fait cet huissier ? Pourquoi ne se presse-t-il pas ?
A ce moment, un huissier paraît au pied de la tribune, monte jusqu’au président et pose la lettre de Cobral sur son bureau. Le président, surpris, s’interrompt. L’huissier lui dit quelques mots que nous ne pouvons entendre. Le président déchire l’enveloppe fébrilement. Il lit. Il est bouleversé. Il est défiguré de stupeur.
La salle chuchote.
Sonnerie.
« Messieurs, dit le président, je reçois un avis de M. René Cardiette. Il est souffrant, mais ne peut dire où ni comment. Il s’excuse de son absence, mais affirme que son discours ne peut plus être prononcé, étant en désaccord avec ses nouvelles obligations et avec les événements. Ce langage est trop mystérieux, Messieurs, pour que je ne réclame pas toute votre courtoisie. Je vous demande de remettre cette séance et le débat qu’elle comporte, à mardi prochain. Je suis certain que d’ici là tout sera éclairci. Déplorons seulement ces trois jours de retard apportés à une délibération nationale. »
« Messieurs, dit le président, je reçois un avis de M. René Cardiette. Il est souffrant, mais ne peut dire où ni comment. Il s’excuse de son absence, mais affirme que son discours ne peut plus être prononcé, étant en désaccord avec ses nouvelles obligations et avec les événements. Ce langage est trop mystérieux, Messieurs, pour que je ne réclame pas toute votre courtoisie. Je vous demande de remettre cette séance et le débat qu’elle comporte, à mardi prochain. Je suis certain que d’ici là tout sera éclairci. Déplorons seulement ces trois jours de retard apportés à une délibération nationale. »
Après l’effarement de la première minute, une rumeur naît et se répand. La rumeur des grandes colères. Quelle révolte va crier ? Et qu’adviendra-t-il des grandes idées destinées au peuple ? Ah si je parlais ! si j’avais la franche simplicité de dire ce que je sais ! Lâche ! Lâche !
— Vous êtes rêveur ? questionne Cobral en riant.
Et il ouvre brutalement la porte de la tribune.
— Taïaut ! Taïaut ! crie-t-il. Demain vous direz : Hallali ! avec moi. Partons.
Derrière nous le nuage crève. Debout, criant, gesticulant, doublant le vacarme avec le claquement de leurs pupitres, les parlementaires ne sont que fureur et indignation. L’orage éclate indescriptiblement.
Taïaut !