XXIILA VIEILLE FILLE

MlleBrigitte Humbertot avait appris sans étonnement la nouvelle du mariage de M. Albert avec la jeune fille que son oncle avait recueillie dans des circonstances si romanesques. Dans ses petits calculs de dévote, elle avait décidé que cette étrangère était tout bonnement le fruit de quelque faute inavouée du vieil armateur et que, conséquemment, M. Albert épousait sa cousine.

Elle avait suivi jour par jour les publications et, le matin de la noce, avait envoyé sa bonne se mêler à la foule afin de voir sortir la mariée de l'hôtel de la rue de Berlin pour se rendre à la mairie avec les témoins. La persévérante élève du couvent des Dames Anglaises avait, jusqu'à la dernière minute, espéré qu'un incident imprévu démolirait cette union qui traversait d'outre en outre des projets depuis si longtemps médités.

Elle s'était organisé tout un avenir entre l'oncle, qui avait peu de chances de vivre longtemps, et le neveu, que son existence sédentaire, aux côtés de son vieux parent, devait prédisposer à se laisser circonvenir par la première femme tant soit peu supérieure qui se mêlerait à sa vie. Cette supériorité, elle se croyait en droit d'y prétendre, et elle attendait tranquillement, dans le salon de madame sa mère, qu'une demande officielle vînt la solliciter.

Cette demande, c'était cette petite sauvage qui l'avait reçue. MlleBrigitte se considérait donc comme frustrée d'un bien qui lui appartenait, et n'avait été que peu éloignée de poursuivre Emmeline devant les tribunaux pour rapt d'un fiancé avec violence, fausses clefs et escalade.

La teinte de bas bleuisme qui l'incitait à écrire des lettres anonymes plutôt que de renoncer à se manifester littérairement s'était foncée d'ambition quasi politique ; et lorsque M. Albert Dalombre était revenu à Paris membre de l'Assemblée nationale, elle se dit, en dévorant ses regrets qui avaient tant de peine à passer :

— Moi, j'aurais fait de lui un président de la République!

Et elle se voyait, en remontant le cours de ses rêves déçus, recevant les ambassadeurs des puissances étrangères, lançant des invitations sur la ville étonnée de son luxe, et laissant raconter discrètement par les journaux qu'elle était l'Égérie de son mari, lequel ne signait même pas la grâce d'un condamné à mort sans l'avoir consultée ; enfin, qu'elle était plus présidente que lui n'était président.

Ce monument de gloire auquel elle ajoutait tous les jours un étage s'était écroulé, non dans un cataclysme imprévu et grandiose, mais sous le souffle d'une enfant, de l'ex-apprentie d'une petite maison de modes. Ah! pourquoi le malfaiteur qui l'avait jetée d'un coup-de-poing américain le long de la grille de la maison Dalombre ne l'avait-il pas assommée sans rémission? Au lieu de la supprimer, il l'avait simplement rendue intéressante. Il avait cru la tuer, et il l'avait mise au pinacle.

La haine de la demoiselle Humbertot pour Emmeline s'était alimentée de ses succès de jolie femme. Quand Brigitte lisait à sa mère des extraits des journaux mondains où on qualifiait la femme du député de l'Ain de « la belle MmeDalombre », avec l'énoncé descriptif de ses toilettes, les deux femmes verdissaient de jalousie. Emmeline était l'objectif constant de tous les agissements, de toutes les réflexions, de toutes les coquetteries de Brigitte. Elle n'étrennait pas un chapeau sans se dire, en minaudant devant sa glace :

— Maintenant, à nous deux, la « belle MmeDalombre »!

Elle était allée souvent à la Chambre où, dans les premiers mois après l'élection de son mari, Emmeline manquait rarement une séance. Les Humbertot avaient connu des premières la naissance d'Albertine ; l'achat du château en province et le retour des deux époux dans la capitale, où ils allaient occuper désormais une place en vue.

Mais les années qui avaient embelli et arrondi sa rivale avaient encore noirci et séché Brigitte. Il lui était venu des moustaches. Son nez s'était pincé, ses sourcils dégénéraient en broussailles et, un beau matin, la vieille fille était apparue avec son cortège de frimas.

Naturellement, elle avait cherché et trouvé dans leBottinl'adresse du député Dalombre ; et, pour se donner l'amère satisfaction de passer de temps en temps sous les fenêtres de l'appartement où il respirait à côté d'une autre, elle allait quelquefois assister à la messe ou aux vêpres de Sainte-Clotilde. A deux reprises, elle avait croisé dans sa voiture Emmeline qui, sortie à pied de chez elle, prenait à cent cinquante pas plus loin le premier fiacre qu'elle rencontrait et qui la conduisait à l'atelier de Gérald.

Elle à pied, marchant vite, et se retournant de temps à autre comme pour regarder si elle n'était pas suivie : c'était plus qu'il n'en fallait pour surexciter une curiosité pour qui la surexcitation était l'aliment principal.

Les femmes qui ont subi les humiliations et les regrets d'un mariage manqué ont la rancune tenace. Pendant quatre jours, elle passa ses après-midi à vingt-cinq pas de la maison qu'habitaient les Dalombre, blottie au fond d'un fiacre et l'œil fixé par la lucarne du fond sur la porte cochère d'où elle comptait bien voir sortir Emmeline.

En effet, Emmeline très enveloppée et très rapide, s'était élancée dans la rue et avait tourné tout à coup à droite en se dirigeant vers le quai.

— Suivez cette dame! dit MlleHumbertot à son cocher, en lui désignant la jeune femme qui montait vivement dans une des voitures rangées le long de la station.

Mais, probablement encouragé par l'appât d'une forte prime, le cocher d'Emmeline prit une telle avance sur celui de Brigitte que la poursuite s'arrêta, faute d'indices suffisants pour la continuer.

Cependant la dévote ne s'en crut pas moins assez renseignée pour donner au mari un de ces bons petits avertissements anonymes qui, s'ils ne font pas de mal, ne peuvent pas faire de bien et aident quelquefois, d'une façon plus ou moins directe, à la désunion d'un ménage.

Avec un peu plus de patience et un peu moins d'acrimonie, elle eût assez facilement connu le mot du rébus ; et il est probable que si elle avait cru à la culpabilité de son ennemie, elle eût poussé l'enquête à fond. Mais elle n'avait aucune base d'accusation sérieuse et n'espérait guère que troubler l'eau en jetant une pierre dedans.

D'ailleurs, la plume lui démangeait. Elle ne résista pas à l'envie de blesser tout de suite, tant dans son amour que dans son amour-propre, celui qui avait eu l'impertinence de la dédaigner, et elle écrivit la lettre qui avait fait hausser les épaules à Albert et qui avait écrasé Emmeline.

Le martyre interrompu par huit années de bonheur et de quiétude relative recommença plus aigu que jamais. Pour comble de complication, les vacances de la Chambre s'ouvrirent plus tôt qu'on ne l'avait supposé, et son mari la laissait bien rarement seule. Il y avait donc impossibilité pour elle à retourner chez Gérald ; mais rien ne l'empêchait, lui, d'apparaître subitement chez elle.

Elle ne mangeait plus, elle ne dormait plus. Trois fois, de sa fenêtre, elle le vit passer devant la maison. Il était tout pâle et tout changé. Elle se contenta de joindre les mains en geste de supplication, pour le conjurer de s'éloigner.

Il avait, en effet, de quoi pâlir. Son estomac aussi restait fermé et ses yeux, comme ceux d'Emmeline, demeuraient perpétuellement ouverts. Ses journées et ses nuits se passaient dans l'attente de ces visites, qui avaient cessé subitement, sans aucun motif avoué, ni avertissement préalable. Elle n'était plus revenue, et voilà! Pas une lettre ne l'avait prévenu des résolutions nouvelles qu'elle avait prises. Rien! La rupture sèche d'une branche qui se casse et tombe.

Tout dévoré qu'il était par la passion, il n'eut pas un instant le soupçon d'une trahison de femme qui, du jour au lendemain, vous quitte pour un autre. Il avait ce sentiment qu'elle ne s'était pas donnée par dépravation ou par plaisir, et il la devinait peu disposée à courir les hasards d'une nouvelle intrigue.

Il s'était alors décidé à aller lui-même aux informations, et, sur les vingt pérégrinations qu'il avait risquées de la rue Condorcet à la rue de l'Université, il avait eu la chance d'apercevoir deux fois les beaux yeux d'Emmeline brillant derrière les carreaux de sa fenêtre fermée.

Leurs deux pâleurs les avaient mutuellement frappés, et le geste désespéré qu'elle avait esquissé chaque fois avait convaincu Gérald qu'un grave événement les avait ainsi momentanément séparés. Qui savait si son mari ne l'avait pas surprise au moment où elle écrivait une lettre pour contremander le dernier rendez-vous? C'était ce silence qui le désarçonnait. Il aurait préféré quatre pages, qui lui apprissent que tout était fini, à ce mutisme qui sentait la mort.

De son côté, il lui avait brouillonné dix lettres qu'il s'écrivait à lui-même plutôt qu'à elle et qu'il déchirait successivement, n'osant les confier ni à la poste ni à un commissionnaire. Il s'était imaginé qu'il la posséderait toujours et il ne savait même pas pourquoi il l'avait perdue. Avec toute autre femme, il aurait tenté quelque démarche directe, interrogé des concierges, payé des domestiques ; mais les secrets terrifiants dont elle l'avait fait dépositaire lui imposaient une prudence et une réserve qu'il se serait fait un crime de transgresser. Une indiscrétion, un mot compromettant qui auraient soulevé un coin du voile étaient susceptibles de le déchirer du haut en bas. Il ne se considérait seulement pas comme un amant : il se croyait encore son complice, bien qu'en réalité il eût été surtout sa victime.

Il s'ingéniait, du matin au soir, à chercher par quelle voie il arriverait à recevoir de ses nouvelles. Il eut la pensée de déménager et de venir s'installer près d'elle ; au besoin dans la même maison, où il trouverait bien un logement. Par malheur, M. Dalombre le connaissait de vue, puisque c'est le dessin que ce député-artiste lui avait montré qui avait si fort contribué à lui faire reconnaître sa femme. Il serait donc tenu de le saluer dans l'escalier, et ce voisinage paraîtrait des plus suspects.

Il prit alors la résolution que prennent généralement ceux que l'amour éprouve : il se décida à voyager pour oublier : ce qui est le plus immanquable moyen de continuer à se souvenir.

Il n'y a pas comme les déboires de l'amour pour inviter un homme à se retremper dans les joies de la famille. Il fit ses malles ou plus exactement sa valise pour la Touraine. Il irait embrasser sa mère et se répandrait dans la campagne, flanqué d'un chevalet portatif et d'une boîte à couleurs. Ce serait au travail qu'il demanderait secours. Tous les artistes vraiment forts s'étaient vengés par quelque chef-d'œuvre des trahisons ou des dédains. Il montrerait qu'il n'était pas plus faible qu'un autre.

Plein de ces projets virils, il ne fit qu'un bond de chez lui au guichet de la gare d'Orléans, où il prit un ticket pour Tours. Il avait déjà choisi son wagon et attendait au bas du marchepied le moment d'y monter quand un des hommes du train, ayant crié pour la troisième et dernière fois :

« Allons, messieurs, en voiture! » l'idée qu'il allait volontairement dérouler tant de kilomètres entre lui et elle lui fit perdre absolument contenance. Il ressaisit, dans le filet du compartiment, le sac qu'il y avait déjà déposé et, sans chercher à replacer son billet, fût-ce à moitié prix, il franchit la grille de la cour du départ et rentra dans Paris, qui ne lui avait jamais paru plus attractif et plus séduisant. Il avait voulu savoir au juste s'il aurait l'énergie de s'éloigner d'elle. Il était sûr maintenant que cette énergie lui manquait. Inutile de continuer l'épreuve.

Et puisqu'il avait, cette fois, pris le parti définitif de ne pas s'éloigner d'elle, il ne lui restait désormais qu'à essayer de s'en approcher. Comme pour se punir d'avoir commis cette tentative de séparation, il s'imposa la douce tâche d'aller faire sous ses fenêtres une station discrète, mais prolongée. Il ne quitterait son poste que quand il l'aurait aperçue glissant le long de la croisée du salon d'où peut-être elle l'apercevrait à son tour. Il était environ deux heures de l'après-midi. Jusqu'à six heures du soir, il y avait quelque chance pour qu'il récoltât cette bonne fortune. Payer un coup d'œil par quatre heures d'attente, c'était le comble du bon marché.

Mais les rideaux restaient immobiles et ne révélaient rien de ce qu'ils abritaient sous leurs lambrequins.

— Je ne la reverrai donc plus? répétait-il presque tout haut, en s'abritant dans un angle de porte qu'il avait adopté et qui lui servait de niche.

Tout à coup il vit sortir d'un pied alerte une petite femme de chambre qu'il crut reconnaître pour celle qui lui avait ouvert la porte lors de sa visite de remerciement après sa mise en liberté. A tout hasard, il la suivit, presque décidé à lui demander des nouvelles de sa maîtresse. Elle lui en donnerait ou ne lui en donnerait pas. Mais parler l'espace de deux minutes et demie à une personne qui voyait Emmeline tous les jours et couchait sous les mêmes plafonds qu'elle, c'était là un bonheur trop intense pour qu'il le laissât échapper.

Au moment où il était sur le point de la rattraper, car il avait allongé le pas, la servante entra chez un pharmacien, devant lequel, à travers les vitres, il la vit déployer un papier qui ne pouvait être qu'une ordonnance.

« Est-ce qu'elle serait malade? » pensa-t-il, sans songer qu'elle n'était pas seule dans l'appartement et qu'on va chez le pharmacien pour acheter du vin de quinquina ou de la poudre dentifrice encore plus souvent que pour commander une potion.

Mais ce mot : elle est malade! expliquait toute sa conduite. Il entra dans la boutique presque immédiatement à la suite de la jeune fille, et demanda un petit flacon d'arnica pour un enfant qui venait de se couper le doigt assez profondément.

Tandis que le pharmacien appelait un de ses élèves, ne pouvant faire face à deux clients qui semblaient également pressés, Gérald eut l'air de remarquer subitement la présence de la femme de chambre :

— Ah! mademoiselle, fit-il, comme cédant à un mouvement de curiosité sympathique, n'êtes-vous pas chez M. Dalombre, le député?

— Oui, monsieur, fit la jeune fille.

— Est-ce qu'il serait souffrant? reprit-il. Cette ordonnance m'effraye.

— Ce n'est pas pour monsieur, c'est pour madame, répondit-elle.

— Est-ce possible! Sa charmante femme est malade. Mais ce n'est rien probablement, balbutia-t-il en se retenant au comptoir pour ne pas faiblir.

— Oui, elle ne dort plus du tout, mais plus du tout. Et, toutes les nuits, elle a une fièvre! Alors, le médecin est bien obligé de lui faire prendre de l'opium. Ça la fait dormir, seulement ça lui donne des cauchemars atroces, expliqua la domestique.

— Mais… rebalbutia Gérald, le mal n'a rien de sérieux? Elle n'est pas alitée, au moins?

— Non, il lui est impossible de tenir dans son lit. Elle passe maintenant toutes ses nuits assise auprès de la petite.

— Ah!… et elle va bien, la petite Albertine? insista Gérald pour bien montrer à la fille qu'il n'était pas un étranger pour les Dalombre.

— Très bien! Elle pousse comme un chêne.

Il paya sa petite bouteille d'arnica, fit à la femme de chambre un bonjour de la tête et reprit à pied le chemin de la rue Condorcet, navré de savoir son Emmeline ainsi atteinte, quelque peu consolé cependant en songeant que c'était à cette maladie qu'il devait attribuer l'interruption des visites qu'elle lui rendait naguère si régulièrement.

Comment serait-elle venue le voir puisqu'elle ne bougeait pas de chez elle? Mais, dès qu'elle irait mieux, il était sûr que sa première sortie serait pour lui.


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