CHAPITRE IX

Dans l'État, presque indépendant, que nous venons de décrire, quelle place tiennent les Canadiens-Français? Leur autonomie dans la province de Québec est aussi grande que celle du Dominion vis-à-vis du gouvernement anglais; elle leur permet de conserver intactes leurs traditions, leurs mœurs, leurs institutions et leurs lois.

Formant les quatre cinquièmes de la population de Québec, ils y sont, dans les limites de la Constitution, à peu près tout-puissants, et cette constitution est fort large. Tous les intérêts locaux sont laissés à la province. Le gouvernement fédéral ne fait sentir son autorité que dans les affaires d'intérêt général, telles que le régime douanier, les postes et télégraphes, la milice, la navigation, les monnaies et les loiscriminelles.

Quant à la législationcivile, à l'administration de la justice, aux institutions municipales, aux travaux publics provinciaux, au domaine public (les terres de la couronne, suivant l'expression officielle), à l'instruction publique, et à la constitution provinciale elle-même, tout cela reste dans la compétence de la province.

La province de Québec, en somme, est dès aujourd'hui, et non seulement au point de vue des mœurs et de la langue, mais même au point de vue politique, un petit État français.

Elle s'est donné une législation civile toute française par ses sources, puisqu'elle a été tirée en grande partie de laCoutume de Parisen usage dans l'ancien Canada, mais remaniée et modernisée dans les données de notre Code civil.

Son Parlement, aussi bien la Chambre haute (ou Conseil législatif), nommée par le lieutenant gouverneur, que la Chambre basse (ou Assemblée législative), nommée au suffrage universel, se compose à peu près exclusivement de Canadiens-Français; sur les soixante-cinq membres de l'Assemblée législative, on ne compte guère qu'une dizaine d'Anglais.

En somme, ce Parlement est un petit parlement français, toutes les discussions à peu près s'y font en français et, ajoutons-le, à la française, avec cette pointe de vivacité qui caractérise les nôtres. L'étiquette et la procédure parlementaires ont beau être empruntées à l'Angleterre, le président a beau s'appeler M. l'Orateur, unhuissier de la Verge noiresorte de personnage sacramentel, laMasse d'armeelle-même qui, soi-disant, représente l'autorité de la Reine, ont beau donner aux apparences comme une sorte de vernis britannique, les hommes et leurs actes sont bien français.

La rapidité même avec laquelle se succèdent les ministères ne suffirait-elle pas à montrer que nos frères d'Amérique n'ont rien perdu de la promptitude de notre caractère? Dans l'exercice du gouvernement parlementaire, les Canadiens n'ont pu apporter cette patience et ce calme propres aux Anglo-Saxons; ils y mettent un peu de cette ardeur française, dont leurs concitoyens anglais leur font un reproche, mais qui, après tout, n'est peut-être pas un défaut.

Libéraux et conservateurs se disputent le pouvoir avec acharnement, et l'occupent tour à tour avec une remarquable périodicité. Bien mieux que des changements de ministères, les Canadiens ont eu, eux aussi, leurscoups d'État,--sans effusion de sang, grâce à Dieu! Déjà deux fois depuis 1867, les lieutenants gouverneurs ont, de leur propre autorité, renvoyé des ministres possédant la confiance du Parlement, et dissous le Parlement lui-même pour procéder à de nouvelles élections. C'est ce que fit en 1878, en faveur du parti libéral, M. Letellier de Saint-Just, et en 1892, M. Angers, en faveur du parti conservateur.

Mais ces luttes de parti n'altèrent en rien l'union nationale. Libéraux et conservateurs, divisés sur des détails de politique et d'intérêt, demeurent unis sur les points essentiels. Les uns et les autres sont également d'ardents défenseurs de l'idée catholique et de la nationalité française.

Cette unanimité s'est manifestée, il y a quelques années, lorsqu'on 1885, à la suite de la rébellion des métis français du Nord-Ouest, le gouvernement fédéral sévit contre les révoltés avec une sévérité qui put faire supposer qu'il poursuivait en eux les représentants de la race française plus que les rebelles. A la nouvelle du supplice de Louis Riel, la province de Québec tout entière fut unanime; libéraux et conservateurs oublièrent leurs querelles et, sous la direction d'un homme politique habile qui prit la tête du mouvement, s'unirent en un seul parti sous le nom deParti national. Grâce à l'influence de l'auteur de cette fusion (M. Mercier, qui devint premier ministre de la province), la concorde dura quelques années. Mais la question Riel finit par tomber dans l'oubli, les luttes de parti reprirent, et ont eu dernièrement leur conclusion par la chute du cabinet Mercier, remplacé par M. de Boucherville.

Querelles de famille que ces luttes; arrive de nouveau un danger, ou même l'apparence d'un danger national, tous les partis s'uniraient de nouveau.

Cette suprématie de l'élément français, les Anglais de la province sont bien obligés de la subir; ils le font sans récriminations et, sauf quelques rares exceptions, se montrent satisfaits de la liberté absolue de conscience qui leur est laissée comme protestants, et de la part équitable, généreuse même, qui leur est faite dans la répartition des fonctions publiques. Un député anglais a beau s'écrier parfois dans l'Assemblée législative «que ce n'est pas par tolérance que la population anglaise se trouve dans la province de Québec et qu'elle y restera en dépit de tous60»; ce sont là des fanfaronnades que personne ne relève parce qu'elles n'ont aucune portée. Personne, en effet, parmi les Canadiens-Français, ne conteste à la population anglaise le droit de demeurer dans la province, et ce n'est pas leur faute si, de l'aveu de tous, elle y est en voie de décroissance constante. De ce fait avéré et avoué par eux, les Anglais ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes. Il est pourtant quelques rares fanatiques qui ne craignent pas d'attribuer à l'action du clergé français la décadence de la population anglaise: «Est-il nécessaire de dire, écrit l'un d'eux,--un journaliste,--que l'introduction du système paroissial dans les cantons anglais de Québec y a apporté la décadence? Un grand nombre d'établissements anglais ont disparu et partout le nombre des Français augmente, au point que les Anglais qui pouvaient commander vingt collèges électoraux il y a vingt-cinq ans, s'y trouvent maintenant en minorité à l'exception de quatre comtés61.»

Note 60:(retour)Séance du 16 janvier 1890.

Note 61:(retour)Brochure publiée par l'«Equal Rights association for the province of Ontario.»

La plupart des Anglais de Québec montrent un plus équitable esprit, et reconnaissent que le mouvement de diminution de leur population est un mouvement inévitable contre lequel il n'y a pas à récriminer: «Les Anglais partent, les Français arrivent, dit un Anglais, le Dr Dawson... Si les cultivateurs anglais peuvent améliorer leur sort en vendant leurs fermes, il est certainement préférable qu'ils puissent trouver des acquéreurs62.»

Note 62:(retour)Cité par M. Honoré Mercier dans sa réponse au pamphlet de l'association des «Equal Rights».

Les Anglais de Québec se résignent, on le voit, de bonne grâce à la situation un peu effacée qu'ils occupent. Mais l'attitude des Anglais d'Ontario est tout autre en présence des progrès des Canadiens. Le dépit non dissimulé de ceux-là égale la sage résignation des premiers.

Il existe, dans la province anglaise, une coterie faisant profession d'un protestantisme intransigeant et haineux, et qui, réunie en une sorte de société secrète sous le nom deLoges orangistes, se plaît à accabler les Canadiens de tous les outrages et de toutes les injustices. Les Orangistes voilent leur fanatisme sous un prétendu dévouement dynastique à la couronne anglaise et sous un patriotisme d'ostentation; mais leur zèle est tenu en haut lieu pour ce qu'il vaut, et leur a plusieurs fois attiré des humiliations officielles.

Lorsqu'on 1860 le prince de Galles fit un voyage au Canada, ayant été averti que les Orangistes de la province d'Ontario préparaient en son honneur des manifestations quelque peu hostiles à l'élément catholique et français, il fit savoir aux autorités, par l'intermédiaire du duc de Newcastle, secrétaire d'État des colonies, qui l'accompagnait, qu'il n'accepterait aucune fête d'un caractère exclusif, et ne mettrait le pied dans aucune ville où les dispositions prises pour le recevoir seraient de nature à blesser les opinions ou les croyances d'une portion quelconque des sujets de la Reine. Dans plusieurs villes, on ne tint aucun compte de cet avertissement. Le prince, qui voyageait en bateau à vapeur, modifia son itinéraire, et passa sans s'y arrêter devant les villes de Kingston et de Bonneville, et les Loges orangistes, rangées sur le quai en grand costume et bannières déployées, autour des arcs de triomphe emblématiques qu'elles avaient préparés, ne purent que poursuivre de leurs murmures le bateau à vapeur qui emportait le prince, sans avoir reçu de lui ni une parole, ni un regard.

Cette coterie orangiste s'émeut quelquefois de la politique suivie par la province de Québec. Le vote en 1888 par le Parlement de la province française, sur l'initiative de M. Mercier, d'une loi restituant aux Jésuites une partie des biens qui leur avaient été confisqués par le gouvernement anglais, a suscité dans ce milieu protestant les plus violentes tempêtes. Les protestants d'Ontario demandèrent au gouvernement fédéral le désaveu de la loi. Dans le cours de la discussion, les Canadiens furent accusés de vouloir arrêter le cours du progrès et remonter aux temps les plus ténébreux d'oppression et d'ignorance; des orateurs, sans doute peu au fait de l'histoire, confondirent dans une réprobation commune les Jésuites, le moyen âge, la tyrannie et le papisme! Bref, comme le dit sir John A. Macdonald, qui, pour cette fois, soutint les Canadiens d'une façon effective, «on eût pu croire, à lire les articles publiés par certains journaux, et à entendre les discours prononcés par certains orateurs, qu'on se trouvait en face d'une invasion des Jésuites comme d'une nouvelle invasion des Huns et des Vandales, qui allait balayer la civilisation du pays63»

Si quelques centaines de mille francs restituées aux Jésuites64,--car les biens eux-mêmes ne leur avaient pas été rendus, mais seulement leur valeur,--soulevaient de pareilles tempêtes, c'est que cette somme minime et qui ne regardait, après tout, que les contribuables de Québec, non pas ceux d'Ontario, c'est que les Jésuites eux-mêmes n'étaient, au fond, que l'accessoire de la question, et que le conflit, bien plus qu'une polémique religieuse, était une lutte nationale entre les deux populations rivales.

Note 63:(retour)Débat sur les biens des Jésuites, Ottawa, 1889. Discours de sir John A. Macdonald.

Note 64:(retour)Ibid.

«La question qui agite l'esprit du peuple, s'écriait un député anglais, M. Charlton, qui crée l'intérêt causé par ce débat, c'est de savoir si la Confédération canadienne sera saxonne ou française... C'est une question d'une grande portée, une question dont nous ne pouvons exagérer l'importance... La tendance à développer en ce pays un sentiment intense de nationalité française, tendance qui s'accentue encore de ce que cette nationalité possède une Église nationale qui, dans son propre intérêt, travaille au développement de ce sentiment national, est une tendance que nous devons tous déplorer, une tendance que nous désirons ne pas voir s'accentuer, une tendance que ceux qui ont à cœur le bien du pays désireraient plutôt voir s'amoindrir et disparaître65.»

Note 65:(retour)Débat sur les biens des Jésuites.Mars 1889.

Les Orangistes d'Ontario ont beau le déplorer, cette tendance s'accentue et s'accentuera. La nation canadienne-française n'est pas en voie de s'éteindre; elle est, au contraire, tant au point de vue matériel qu'au point de vue moral, en pleine voie d'accroissement et de progrès.

Nous avons suivi à travers l'histoire les progrès politiques des Canadiens; quelle est aujourd'hui leur situation matérielle? Connaissant le passé, étudions le présent, et voyons quelle est l'étendue et la richesse de leur territoire, le chiffre et la vitalité de leur population.

Le domaine ethnographique des Canadiens s'étend au delà de la province de Québec. Les lignes de démarcation politique ou administrative qui les enserrent, ne sont nullement des barrières pour leur expansion; ils les franchissent de toutes parts, et tout autour de leur province ils ont formé, en territoire étranger, comme une zone de race et de langue française qu'ils élargissent tous les jours.

Ces progrès de la population canadienne à l'encontre de leurs voisins, nous les étudierons plus loin, mais avant de parler des hommes, décrivons le pays: avant les acteurs, le décor!

Pour se développer, une nation doit se nourrir, et son accroissement est intimement subordonné à la richesse productive du pays qu'elle occupe. Quelle est la richesse du territoire des Canadiens; quelle est l'étendue, quels sont les produits de la province de Québec, leur centre et leur citadelle?

Laprovince de Québec, c'est là un nom modeste, relativement aux territoires qu'il désigne. Que ce nom de province ne les fasse pas comparer à ceux de quelque province de France ou d'Europe. La superficie des territoires embrassés par la province de Québec,--669,000 kilomètres carrés,--la France entière ne l'atteint pas, et de tous les États européens, la Russie seule en dépasse le chiffre.

Deux grandes villes, les plus importantes de toute la Confédération canadienne, l'une par le lustre de son histoire, l'autre par le chiffre de sa population et son activité commerciale, sont l'orgueil des Canadiens-Français.

Québec se glorifie de ses souvenirs militaires, et vante avec orgueil ses Frontenac et ses Montcalm. Seule de toutes les cités d'Amérique elle est plus célèbre encore par son histoire que par ses richesses.

Un spectacle admirable attend le voyageur qui débarque à Québec. De l'immense terrasse qui règne sur son rocher, dominée elle-même par les murailles de la citadelle, le spectateur embrasse un des plus beaux panoramas qui se puisse voir: à ses pieds l'œil plonge dans les rues qui bordent le port, toutes pleines de mouvement et d'où s'élève le lourd bruit des voitures et des chariots; plus loin, les quais, où se chargent et se déchargent de nombreux navires; plus loin encore, le fleuve majestueux et large, où se croisent barques et paquebots, où les élégantes et rapides voiles blanches des goélettes coupent la fumée noire des lourds et puissants remorqueurs. Au delà, bornant l'horizon, la pointe Lévis, toute couverte d'habitations et de verdure, l'île d'Orléans, avec ses nombreux villages, puis, la vaste plaine, au fond de laquelle les Laurentides découpent leurs crêtes boisées et montrent de loin leurs vallées déchirées et sombres.

Si nous remontons le fleuve, autre cité, autre perle: Montréal!

Montréal est la ville la plus importante du Canada; elle est la septième de l'Amérique entière pour sa population, mais l'une des premières sans contredit par sa situation et sa beauté. Sur les flancs du mont Royal, qui la domine et lui a donné son nom, un parc splendide fait circuler ses allées sous l'ombre des arbres séculaires; leurs gracieuses courbes et leurs douces pentes conduisent au sommet de la montagne. De là le regard embrasse la ville et son port, traverse le vaste Saint-Laurent et s'arrête, à la rive opposée, sur de jolis villages aux clochers pointus, rendus si petits par la distance qu'ils semblent des jouets d'enfant mis en ordre sur le rivage. Au delà, une plaine immense toute couverte d'habitations court jusqu'à l'horizon, formé d'une ligne bleuâtre de montagnes à peine estompées sur le ciel.

Telles sont les deux grandes cités de la province de Québec; le territoire tout entier est digne de telles capitales.

Le fleuve le plus important et le plus majestueux de l'univers; des rivières auprès desquelles nos fleuves sont des ruisseaux; d'admirables forêts; des mines encore inexplorées; des terres fertiles, voilà en résumé la province de Québec, le vieux Canada français, la jeune France américaine de l'avenir.

Sa configuration géographique est remarquable. L'estuaire du Saint-Laurent, immense artère par laquelle le pays reçoit la vie, conduit jusqu'à son cœur, jusqu'aux grandes cités de Québec et de Montréal, les plus puissants navires venus d'Europe à travers l'Océan.

Dans cette grande voie fluviale, des affluents nombreux, partis du nord et du sud, déversent la masse de leurs eaux. Les plus grands viennent du nord; sortis des plaines immenses et marécageuses qui forment, entre le bassin de la baie d'Hudson et celui du Saint-Laurent une séparation indécise, ils ont, dans leur course puissante, traversé la barrière que leur opposait la chaîne des Laurentides; à travers les rochers, ils se sont fait un chemin, et franchissent cet obstacle par une suite de rapides et de chutes.

Des trois principaux de ces affluents du nord, le plus étendu, l'Ottawa (ou pour l'écrire à la française, la Rivière des Outaouais, du nom des Indiens qui habitaient autrefois ses bords), plus long que le Rhin, plus abondant que le Nil, déroule ses flots sur une longueur de 615 milles et débite, aux hautes eaux, 4,000 mètres cubes d'eau par seconde. Ses tributaires sont eux-mêmes des fleuves d'une longueur moyenne de 200 milles.

Un autre affluent du nord, le Saint-Maurice, à l'embouchure duquel s'élève la petite ville de Trois-Rivières, arrose une étendue de 280 milles.

Le Saguenay enfin, non pas le plus long, mais de beaucoup le plus important de tous les affluents du Saint-Laurent, profond de près de 300 mètres, bordé sur ses deux rives de rochers escarpés qui font l'admiration des touristes, accessible sur la moitié de son cours aux navires du plus fort tonnage, large de plusieurs milles, présente plutôt l'aspect d'un golfe sinueux entrant profondément dans les terres que celui d'un fleuve au cours régulier et constant.

Les affluents de la rive sud n'ont pas la même importance hydrographique, mais la population se presse sur leurs bords, bien plus dense que sur ceux des affluents du nord. Les deux plus connus sont la rivière Richelieu, qui sort du lac Champlain et aboutit dans le Saint-Laurent au sud de Montréal, et la rivière Chaudière, dont le cours arrose, au sud de Québec, le riche comté de laBeauce, nom que les habitants ont voulu donner à la contrée, en souvenir, sans doute, de leur pays d'origine, ainsi qu'en témoignage de sa fertilité.

Et les lacs! De véritables mers intérieures! C'est le lac Saint-Jean, qui couvre de ses eaux 92,000 hectares; le lac Témiscamingue, 85,000 hectares, et une multitude de lacs de moindre importance, reliés entre eux par de gracieuses et pittoresques rivières. Le pays est comme sillonné d'un réseau de cours d'eau, navigables aux seuls canots à cause de la rapidité de leur cours, mais qui, par là même, fournissent à l'industrie la force motrice de leurs chutes.

Avec cela, des montagnes pittoresques, mais ne présentant pas de sommets inaccessibles, et dont toutes les vallées pourront un jour être utilisées pour la colonisation et la culture; tel est le tableau général de la province de Québec.

La plus grande partie de cet immense et beau territoire est encore, il est vrai, le domaine exclusif de la forêt. Lorsque du haut de la terrasse de Québec on admire cette splendide campagne couverte d'habitations, que l'on voit les lignes ferrées sillonner au loin la plaine, il est curieux de se dire qu'à dîx lieues à peine de cette civilisation, sur ces hauteurs boisées des Laurentides qui ferment l'horizon, les arbres dont on aperçoit les cimes sont les premières sentinelles du désert! Ce verdoyant et gracieux rideau, c'est la lisière d'une forêt sans bornes, dont les dernières branches plongent, à 200 lieues de là, dans les eaux glacées de la mer d'Hudson!

Ce désert, c'est la richesse même du pays, c'est la réserve de l'avenir! Cette immense forêt dont l'imagination atteint péniblement les bornes, c'est le domaine ouvert à l'activité des Canadiens. C'est là que vont pénétrer le bûcheron avec sa hache et le colon avec sa charrue: l'un pour en faire sortir tous les ans ces produits des forêts qui, exportés au loin, procureront en échange au pays l'aisance et la richesse, les autres pour transformer la forêt en moisson, remplacer par la vie et le bruit le silence et la solitude, et faire sortir du néant des hameaux et des villes.

Dans ces cités, nées du travail du colon, fleuriront à leur tour le commerce et l'industrie; telle est la marche du progrès, la gradation du travail humain, aux prises avec la nature primitive.

Suivons d'abord les bûcherons dans les limites les plus reculées de la forêt. Ses vastes étendues appartiennent au domaine public des provinces, qui en disposent à leur gré, soit pour l'exploitation des bois, soit pour la colonisation et le défrichement.

La province de Québec possède le plus riche domaine forestier. Il s'étend, au nord du Saint-Laurent, sur une superficie d'environ 120,000 milles carrés66, couvrant encore, malgré les progrès de la colonisation, les neuf dixièmes du territoire. Près de 30,000 bûcherons sont tous les ans employés à son exploitation, et la valeur des produits qu'ils en retirent dépasse 50 millions de francs67!

Note 66:(retour)47,037 milles carrés octroyés pour l'exploitation et 68,136 milles carrés disponibles. (Mercier,Esquisse de la province de Québec, 1890.)

Note 67:(retour)C'est le chiffre de l'exportation des bois de la province de Québec. Le chiffre total pour tout le Dominion est de 100 millions de francs. On voit qu'à elle seule la province de Québec en fournit la moitié.

Ne vous effrayez pas de ces chiffres; ne craignez pas de voir rapidement disparaître la forêt soumise à un tel régime: sur de pareilles étendues, l'homme ne peut détruire aussi rapidement que la nature crée. Il est certain que la limite des bois exploitables recule peu à peu vers le nord, mais ce mouvement est d'une lenteur qui le rend imperceptible. Suivant un rapport officiel de 185668, la seule vallée de l'Ottawa contenait alors une réserveactuellesuffisante pour fournir, pendant un siècle, à cette exportation de 50 millions par an, et cela sans tenir compte du bois qui pourrait repousser dans l'intervalle.

Note 68:(retour)Cité parS. Drapeau,Études sur la colonisation du Bas-Canada. Québec, 1863, in-8º.

D'ailleurs, si l'exploitation change la valeur de la forêt, elle n'en modifie guère l'aspect. Les spéculateurs ne la saccagent pas autant qu'on pourrait le croire; non pas qu'ils soient retenus par aucun scrupule artistique ni philanthropique, mais parce que leur intérêt ne les y pousse pas. Les frais de transport étant énormes, ils n'abattent que des arbres choisis sur de grands espaces; tout le reste demeure intact, et l'œil n'aperçoit d'abord aucune différence entre les portions exploitées et celles où le bûcheron n'a pas encore promené sa hache.

Le feu est, pour la forêt, un ennemi autrement redoutable que l'homme. Allumé par la foudre ou par l'imprudence de quelque bûcheron, l'incendie peut se propager sans obstacles sur des centaines de lieues. Toute la région du Saguenay fut ainsi dévastée il y a une vingtaine d'années. Ce fléau est impuissant lui-même à diminuer, d'une façon sensible, l'immense domaine forestier; dans lesbrûlés(c'est le nom que donnent les Canadiens aux espaces dévorés par le feu), le bois reprend peu à peu le dessus, et l'on voit, au bout de quelques années, les troncs calcinés des vieux arbres dominer, de leurs noirs squelettes, la masse verdoyante qui repousse à leurs pieds.

La province de Québec n'aliène pas son domaine forestier; elle ne l'exploite pas non plus elle-même. Elle le loue par lots, oulimites, suivant l'expression officielle, et de ces locations elle retire tous les ans un revenu d'environ 3 millions de francs (600,000 piastres).69

Note 69:(retour)Rapport du commissaire des Terres de la Couronne pour 1892.

Le commerce des bois n'est pas accessible à tous: un personnel nombreux à entretenir, des transports difficiles, nécessitent une mise de fonds considérable qui ne le rend possible qu'à un nombre restreint de capitalistes. Les marchands de bois sont, par leur richesse, presque une puissance dans le pays.

La vallée de l'Ottawa, dans son cours supérieur, est la plus riche de toutes les régions forestières canadiennes. A elle seule, elle fournit les trois quarts des bois abattus dans toute la province; tous les ans elle occupe près de dix mille ouvriers forestiers; en 1889 un seul négociant d'Ottawa, M. Mac-Kay, en avait engagé quinze cents.

C'est une véritable armée, presque une invasion. Au commencement d'octobre, les auberges, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, retentissent des chants de ces joyeux compagnons. Profitant de leurs dernières heures de liberté, ils se préparent, par une gaieté un peu bruyante, à la captivité de six mois qu'ils vont subir, séparés du reste de l'univers par la forêt, la neige et les glaces. Pour tout voisinage, ils n'ont à espérer que celui de quelque tribu indienne campée dans sa Réserve; une fois seulement dans la saison ils reçoivent la visite d'un missionnaire qui, vers Pâques, vient leur faire remplir leurs devoirs religieux, car tous sont de fervents catholiques.

La petite ville de Mattawa, leur principal rendez-vous avant de monter dans leschantiers, ne doit qu'à eux son existence, et n'a guère d'autres maisons que des hôtelleries. Quand ils partent à l'automne, et quand ils reviennent au printemps, elle est bondée; lorsqu'ils sont passés, elle est vide.

C'est là que cette armée se divise. Sous la conduite du chef de chantier, duforeman, chaque groupe gagne la limite sur laquelle il doit travailler. Laissant bien loin derrière nous le dernier village, la dernière ferme et le dernier champ cultivé, pénétrons avec eux dans la forêt.

Supposons-nous au sommet de quelque haute colline: un océan de verdure s'étale devant nous et se prolonge, sans interruptions et sans clairières, sur des centaines de lieues vers le Nord. Seuls, les lacs, les rivières et les torrents, viennent couper de leurs eaux ces immensités boisées; encore les broussailles rongent-elles leurs rives et semblent-elles, en allongeant sur l'eau leurs branches pendantes, jalouses d'en diminuer la surface.

La forêt est aussi diverse d'aspect que variable de valeur marchande. Ici dôme élevé de verdure, là inextricable fouillis de broussailles, tantôt elle darde vers le ciel la haute mâture de ses pins géants, tantôt elle présente humblement le triste profil de ses épinettes rabougries, dont les pauvres branches décharnées pendent comme de misérables haillons, donnant au paysage cette impression de mélancolique abandon, si souvent ressentie par le voyageur, dans les forêts du nord de l'Amérique.

Dans cette solitude, s'élève la solide et massive demeure où les bûcherons, leur travail terminé, se réunissent chaque soir.

Lechantier(car ils nomment ainsi, non pas comme les ouvriers le font chez nous, le lieu où ils travaillent, mais celui où ils prennent leur repos) est un bâtiment de 15 mètres de long environ, sur 8 de large. Les murs sont faits de troncs d'arbres aplanis sur deux de leurs faces, posés l'un sur l'autre et assemblésà demi-boisdans les angles. Le toit, formé lui-même de pièces de bois plus légères dont les interstices sont bouchés avec de la mousse, est percé dans son milieu d'une large baie, par où s'échappe la fumée et pénètre la lumière; c'est, avec la porte, la seule ouverture de la massive construction.

Pénétrons dans l'intérieur. Une seule salle l'occupe tout entier; au centre, sur un énorme brasier dont les cendres croulantes sont maintenues par un cadre de pièces de bois, des arbres entiers brûlent en pétillant; c'est lacambuse, c'est le centre et l'âme du chantier, c'est le foyer des forestiers.

Tout autour, contre l'épaisse muraille de bois, les lits s'alignent en deux rangées superposées. Ne cherchez là ni matelas, ni draps: une épaisse couche d'élastiques branches de sapin est le meilleur des sommiers. Étendez-y une chaude couverture de laine; cela suffit aux travailleurs de la forêt.

Si vous levez la tête, par l'ouverture béante du toit, d'où s'échappe en tourbillonnant la fumée bleuâtre et pleine d'étincelles, vous pouvez, durant le jour, apercevoir le clair rideau du ciel, et, le soir, le lointain scintillement des étoiles, dans la sombre profondeur de la nuit.

C'est là que, la journée finie, les bûcherons rentrent un à un. Déjà quelques-uns, accroupis devant le vaste flamboiement de lacambuse, les mains tendues vers la flamme, ont allumé leur pipe à la braise du foyer. Le feu monte en tournoyant vers le ciel, projetant à la fois dans la vaste pièce une réconfortante chaleur et une éclatante lumière, et tandis qu'au dehors la neige tombe, la gelée pince, et la forêt gémit sous la bise, ici règnent le repos, le calme et la gaieté.

De temps en temps un retardataire arrive; la porte en s'ouvrant laisse apercevoir la nuit et pénétrer une bouffée d'air froid. Le nouveau venu, en se frottant frileusement les mains et secouant la neige qui fond sur ses vêtements, vient prendre place autour du foyer. Puis, quand tous sont rentrés, quand tous ont puisé, dans la grande marmite mijotante, leur frugal mais abondant repas, les conversations s'engagent et les histoires commencent.

La France est--en la présence d'un Français--l'objet de toutes les questions. Ils ne la connaissent pas beaucoup la France, ces braves bûcherons, mais ils l'aiment tout de même. Ils savent qu'elle est bien loin, au delà de la mer, et qu'ils ne la verront jamais, mais c'est de là que sont venus leur grands-pères, c'est leur pays, et cela leur suffit pour l'aimer.

--«Avez-vous des forêts? Avez-vous des sauvages?» Des forêts sans sauvages! Ils n'en reviennent pas d'étonnement!

L'histoire de France elle-même les intéresse autant, mais leur est aussi peu familière que sa situation ethnographique. Napoléon! voilà le héros de tous leurs récits, et quelles proportions fantastiques ils lui donnent! Dans leur bouche, ce n'est plus un homme, c'est un demi-dieu, si au-dessus de l'humanité, que les narrateurs eux-mêmes en viennent à douter de son existence réelle. Napoléon, pour eux, c'est une sorte de grand fantôme qui, pendant de longues années, a fait trembler les Anglais: «On tirait sur lui... à boulets rouges! Il vous lespoignaità deux mains et les renvoyait sur les ennemis!» Et c'est avec une mimique expressive que le narrateur--un peugouailleuret sceptique--faisait, en s'arc-boutant de toutes ses forces, le geste depoignerle boulet, de l'élever péniblement au-dessus de sa tête, pour l'envoyer avec vigueur dans le camp opposé.

Après maint récit, les conversations finissent par s'éteindre. Roulé dans sa couverture, chacun cède au sommeil. Seul, l'ardent brasier de la cambuse veille dans le chantier silencieux perdu dans la forêt.

Dès l'aube, les bûcherons sont sur pied. Pour le travail ils sont divisés pargagnes, suivant l'expression consacrée par eux. Chaque gagne se compose de six hommes: deux bûcherons qui abattent les arbres, deuxpiqueurs, qui en dégrossissent les quatre faces, et deuxéquarreursqui les aplanissent d'une façon parfaite. A chaque gagne sont joints quelques«coupeux» de chemins, dont le rôle est de tailler, à travers les broussailles, les pistes par où chaque pièce de bois sera traînée jusqu'à la rivière voisine. Les salaires de ces diverses catégories d'ouvriers sont assez élevés. Leforeman(contremaître) reçoit par mois 60 piastres (300 francs), les équarreurs 40 (200 francs), les piqueurs et abatteurs 35 (175 francs), enfin lescoupeux de cheminseux-mêmes, de 12 à 20 (60 à 100 francs).

Il faut avoir vu à l'œuvre les bûcherons canadiens pour se rendre compte de leur habileté et de l'étonnante rapidité de leur travail. Les arbres sont attaqués à hauteur d'homme, par deux bûcherons à la fois; à peine à terre, ils sont dépouillés de leurs branches, divisés en tronçons, livrés auxpiqueursqui les dégrossissent, puis auxéquarreursqui en polissent les quatre faces.

Tout cela marche rondement: abatteurs, piqueurs, équarreurs, tous travaillent à la fois. Le bruit des haches tombe dru comme celui du fléau dans une grange, et la besogne avance à vue d'œil. Les énormes poutres équarries gisent au milieu des écailles de leurs flancs, sur la place même où sont tombés les arbres superbes dans lesquels elles ont été taillées. Leur nombre s'augmente d'heure en heure, et les bûcherons m'ont assuré qu'unegagnepouvait abattre et équarrir jusqu'à quinze pins par jour.

A la fin de la saison, la somme de travail s'élève à un chiffre énorme. En 1888, m'a dit un foreman, 3,300 pièces de bois équarries, faisant ensemble 170,000 pieds cubes, sont sorties de lalimitedont il dirigeait l'exploitation. Le nombre d'ouvriers de toute catégorie qui avaient fourni ce travail était d'une quarantaine d'hommes.

Quand la terre est couverte de neige, les pièces de bois, traînées par de vigoureux chevaux, sont amenées au bord de la rivière, seul chemin ouvert au transport. Toutelimitequi n'est pas traversée par une rivière, quelle que soit la beauté des arbres qu'elle contient, est sans valeur pour l'exploitation. Durant tout l'hiver, les bois sont amoncelés sur la rive; au printemps, dès que la débâcle des glaces a rendu la liberté au courant, ils sont confiés à ce chemin mouvant, et emportés dans une course rapide par les eaux gonflées. Parfois un embarras se produit: une des pièces, arrêtées par quelque rocher ou quelque anfractuosité de la rive, barre le passage aux autres, qui s'amoncellent une à une autour d'elle et s'enchevêtrent en un formidable désordre.

C'est alors que commence la partie périlleuse de la vie du bûcheron. Lesdraveurs, ceux qui, de la rive, surveillent la descente, doivent se dévouer. Il faut que l'un d'eux, s'aventurant sur cet instable échafaudage, aille dégager laclef, la pièce de bois qui retient toutes les autres. Pour se garer à temps de l'effroyable débâcle qu'il provoque, il lui faut déployer une remarquable adresse, aidée d'un admirable sang-froid. Mais le bûcheron canadien affronte fièrement le danger, il sait quels sont ceux auxquels il s'expose, et il n'ignore pas que souvent les hommes d'unchantierne reviennent pas aussi nombreux qu'ils étaient partis.

D'affluent en affluent les bois descendent jusqu'à la rivière Ottawa. Là, sur ce fleuve large de plusieurs kilomètres, leur conduite devient plus facile. Ils sont rassemblés en d'immenses trains de bois ou «cages», comme disent les Canadiens, longues de plusieurs centaines de mètres, qui, lentement, suivent le cours de la rivière. A l'un des angles du radeau, s'élève l'habitation des hommes qui le dirigent. Au centre, le tronc d'un pin sert de mât, et supporte une voile.

Treize rapides interrompent la navigation de l'Ottawa. Pour permettre auxcagesde les franchir, on a établi latéralement des glissoires, étroits canaux à forte pente dont les talus et le fond sont garnis de madriers qui amortissent les chocs et régularisent la vitesse du courant. Lescagesy sont introduites par sections, parcribs, pour employer le mot technique, qui sont de nouveau réunis une fois l'obstacle franchi. Les cribs, au nombre d'une centaine, comprennent chacun environ trente pièces de bois.

C'est à Québec, où les attendent tous les ans douze cents navires, montés par 20,000 matelots, que descendent les bois équarris. Ils y sont chargés à destination de l'Angleterre ou des États-Unis.

Les billots de sciage ne viennent pas jusque-là. Ils sont arrêtés au passage dans les scieries d'Ottawa et de Hull.

Situées face à face, sur chaque rive du fleuve, ces deux villes pourraient, à bon droit, se nommer les métropoles du bois. La population de Hull (13,000 âmes environ) est tout entière occupée dans les scieries. Nuit et jour des milliers de scies lancent dans l'air leur strident grincement. Les pyramides de planches s'amoncellent partout. Du haut de la terrasse du parlement d'Ottawa, qui domine le fleuve d'une hauteur de trente à quarante mètres, tout un panorama de planches se déroule à la vue et c'est à peine, tant les rives sont encombrées de piles de bois, de magasins et d'usines, si l'on aperçoit cette chute de la Chaudière où le fleuve Ottawa précipite d'un seul coup les quatre mille mètres cubes de ses eaux!

L'air est imprégné de l'âcre parfum du bois frais. La sciure (lebran de scie, comme disent les Canadiens), encombre tout. Elle vole dans les rues en poussière impalpable, elle nage sur le fleuve dont elle couvre la surface comme d'une cuirasse d'or, elle en garnit le fond de couches épaisses qui vont se stratifiant chaque année et se sont, en certains endroits, accumulées sur une profondeur de dix à quinze pieds. Toute cette masse fermente au fond des eaux, et quelquefois, l'hiver, lorsqu'une glace épaisse oppose sa masse compacte à l'échappement des gaz qui se forment, de formidables explosions se produisent, brisant la surface glacée du fleuve et mettant la ville en émoi.

La quantité de bois sciés à Ottawa et à Hull, en 1888, a été de 3 millions de billots, et leur valeur, une fois ouvrés, était de 11 millions de francs.

Telle est, dans la province de Québec, cette industrie forestière sur laquelle nous avons cru devoir particulièrement insister à cause de son importance, puisqu'elle fournit chaque année, répétons-le, 50 millions de francs à l'exportation.

Telle est aussi la vie accidentée et pittoresque de ces bûcherons canadiens dont la nombreuse armée est dans la forêt comme l'avant-garde de la civilisation. Derrière eux s'avance l'agriculteur, qui mettra à nu la terre fertile et en tirera de nouvelles richesses. Après le bûcheron, nous allons suivre le défricheur et le colon.

Dans l'œuvre commune qu'ils accomplissent pour le pays, dans la mise en valeur de ses richesses et de son territoire, le rôle du colon est plus grand que celui du forestier. Celui-ci ne produit qu'une richesse passagère et ne laisse rien derrière lui; il détruit et ne crée pas; le colon, au contraire, fait sortir de la terre une source permanente de richesse; là où régnait le désert, il fonde un foyer. Il plante un jalon pour l'accroissement du pays, et c'est à sa puissance qu'il contribue en même temps qu'à sa prospérité.

Le domaine ouvert à l'activité des Canadiens et à l'accroissement de leur pays, c'est cette vaste forêt, réserve de terres presque sans limites. Les premiers colons français en avaient à peine entamé les bords. Leursseigneuriesne s'éloignaient guère de la rive des fleuves, qui servaient de voies de communication pour les réunir entre elles.

Pour plusieurs générations, ce cadre avait suffi; la population s'y était multipliée, en avait occupé les terres jusqu'à la dernière parcelle. Un moment vint pourtant où il fut entièrement rempli. Les habitants, trop pressés sur un domaine insuffisant, durent chercher de nouveaux héritages. Mais où les trouver? Les rives du fleuve et de ses affluents navigables étaient occupées; comment, sans chemins, sans voies de communication, s'établir dans l'intérieur? L'agriculteur ne peut, comme le forestier, pénétrer seul dans le désert, il doit rester en communication directe avec le consommateur de ses produits, et la population croissante demeurait ainsi enfermée dans cet embarrassant dilemme: la nécessité d'élargir un domaine trop étroit, et l'impossibilité d'en sortir.

C'est vers 1835 que des signes d'encombrement commencèrent à se produire. Déjà quelques Canadiens, fuyant une patrie qui n'offrait pas à la culture autant de terres que sa population lui procurait de bras, étaient allés chercher de l'emploi dans les manufactures des États-Unis. Le mouvement tendait à se généraliser et inquiétait à la fois les patriotes et le clergé. Les forces vitales du peuple allaient-elles donc s'écouler ainsi chez une nation étrangère, et quel était l'avenir religieux réservé aux émigrés, perdus au milieu des populations protestantes de la République américaine?

Une véritable croisade s'organisa aussitôt pour ouvrir au peuple le trésor de ses propres richesses, lui faciliter l'accès de son propre territoire, et lui donner chez lui ce qu'il courait chercher ailleurs. Des chemins furent ouverts, une propagande active et intelligente s'exerça.

Comme toujours, le clergé prit la direction de ce patriotique mouvement, et tout prêtre canadien proposa à ses fidèles la conquête de la terre comme le plus sûr moyen de gagner le ciel. Le prêtre colonisateur est un des types caractéristiques du peuple canadien. Mgr Labelle en a été l'une des figures les plus accomplies. Sa réputation est venue jusqu'en France, où sa brusque franchise et sa rude parole lui ont attiré de chaudes sympathies. Considérant la colonisation à la fois comme une œuvre patriotique et comme une œuvre religieuse, c'est lui qui s'écriait un jour dans un sermon: «Il y a bien des manières d'offenser Dieu, mais une des plus communes et des plus graves, c'est de ne pas tirer parti des ressources que la Providence a mises à notre disposition; elle nous a donné une terre féconde, des mines, des forêts et des cours d'eau. Eh bien, sous peine d'ingratitude envers Dieu, il faut labourer la terre, exploiter vos mines et vos forêts et ne pas laisser sans emploi la force motrice de vos rivières.»

Mgr Labelle avait voué sa vie à la noble tâche de conserver les Canadiens à leur pays. A lui seul, il a fondé plus de quarante paroisses dans la province de Québec. A la fin de sa carrière, la grande popularité dont il jouissait l'avait fait rechercher des partis politiques, et il avait accepté la direction du département de la colonisation dans le gouvernement provincial de Québec.

Quel merveilleux enthousiaste et comme il savait vous faire partager sa foi! C'est dans son bureau de l'édifice du Parlement, à Québec, qu'il fallait le voir, son crayon à la main, devant tout un amoncellement de cartes et de plans, crayonnés de rouge et de bleu. Comme il franchissait du doigt les cours d'eau, comme il remontait les vallées, comme il poussait en avant ses chers Canadiens et faisait reculer les Anglais! Puis, finalement, indiquant d'un vaste geste circulaire le domaine qui doit, du lac Ontario au fleuve Saint-Laurent, appartenir un jour à la race canadienne-française, avec quelle sûreté d'attitude, de ton et de geste, il l'y établissait par avance, et, de sa voix prophétique, la montrait pleine de fierté, projetant sur tout le reste du continent américain le flambeau de la civilisation française!

Tout prêtre canadien a la noble ambition d'être un Labelle, et partout où la colonisation a pénétré depuis cinquante ans, dans les cantons de l'Est comme au lac Saint-Jean, sur le Saguenay comme au lac Témiscamingue, le nom d'un prêtre est attaché à la fondation de chaque village. Partout c'est un prêtre actif et patriote qui a exploré la forêt, reconnu les terrains favorables à la culture, et qui, prenant un égal souci de l'existence matérielle et de la vie spirituelle de ses futurs paroissiens, a choisi sur quelque pittoresque détour de la rivière l'emplacement du moulin à côté de celui de l'église.

Et quelles vaillantes troupes que celles qui marchent derrière ces chefs dévoués! Quoi de plus courageux, de plus persévérant et plus fort que le colon canadien! Il faut l'avoir vu sur une terre nouvelle, cet opiniâtre travailleur, près de la grossière construction de bois où il abrite sa famille, au milieu des arbres abattus et des troncs à demi calcinés, dans ce désordre apparent d'une chose qui n'est ni entièrement détruite, ni remplacée par une autre; alors que la forêt n'est plus, et que le champ n'est pas encore, à ce point mort entre le chaos de la destruction et l'harmonie de la création nouvelle; il faut l'avoir vu défrichant, bûchant, construisant, disputant pied à pied son champ à la forêt, pour se rendre compte de ce qu'on peut attendre de son énergie et de sa persévérance. Son travail est dur; il lui faut pour l'accomplir un bras aussi vigoureux que sa patience est grande. Suivons avec lui ses procédés de défrichement.

Pour le pionnier qui s'installe dans la forêt, le temps est précieux et le bois sans valeur: il faut mettre le sol à nu au plus vite, et les moyens les plus rapides sont les meilleurs. Le feu lui-même n'est pas un destructeur trop puissant; c'est lui que le colon appelle à son aide.

Si la portion de la forêt qu'il défriche n'est peuplée que debois mou, c'est-à-dire d'arbres de petite venue et de broussailles, il abat le tout sur place, ilfait un abatis plat, suivant son expression, et, durant toute une saison, il laisse sécher cet inextricable fouillis de branchages. L'année suivante, il met le feu à l'un des angles. Activée par le vent, la flamme court, s'étend avec rapidité, embrase bientôt l'étendue entière de l'abatis, et ne s'arrête que devant les larges tranchées ménagées tout autour pour que l'incendie ne puisse gagner au delà. Pendant des semaines l'immense brasier brûle et se consume; il n'en reste plus bientôt que quelques amas de cendres qui, répandues sur le sol, servent d'engrais pour les récoltes futures.

Le terrain à défricher est-il, au contraire, peuplé de futaie, debois franc, suivant l'expression canadienne, le colon n'abat tout d'abord que les broussailles végétant sous le dôme élevé des hautes cimes. C'est lesarclage, dont le produit est immédiatement mis en tas et brûlé. Le terrain ainsi nettoyé de tous cesembarras, les grands arbres demeurent seuls et sont facilement abattus, dépouillés de leurs branches qu'on brûle, et débités en billes de 10 à 20 pieds de longueur.

Traînées par une vigoureuse paire de bœufs, ces billes sont rassemblées en un lieu élevé, puis, à l'aide de leviers, amoncelées en bûchers plus ou moins nombreux, suivant l'épaisseur même de la forêt qu'on détruit. C'est là ce qu'on appelletasser le bois. On obtient en moyenne six ou sept tas par acre de terrain. A ces tas debois franc, le feu peut être mis de suite, leur masse produisant un brasier d'une chaleur intense qui les consume, en plein hiver même, au milieu des neiges et des glaces. Amoncelée et recueillie avec soin, la cendre, n'étant pas mélangée de terre comme celle que produit sur le sol la combustion du bois mou, peut servir à la fabrication de la potasse, et c'est là, pour le colon, un premier et assez important revenu.

En six jours, un bûcheron canadien peut sarcler, abattre, ébrancher et couper par billes un arpent de forêt; une paire de bœufs et trois hommes armés de leviers sont nécessaires pour mettre les billes en tas, ce qui porte les frais de défrichement en bois franc à 10 piastres (50 francs) l'arpent en moyenne; ils sont de 12 piastres (60 francs) dans le bois mou, le travail--moins pénible--y étant plus long et plus minutieux.

Ne croyez pas que là s'arrêtent les peines du colon, et qu'il va pouvoir profiter de suite de cette terre qu'il a si péniblement mise à nu. Le feu n'a détruit que la surface, les souches sont restées dans le sol et opposent à la charrue l'obstacle persistant de leurs racines. Les enlever de main d'homme serait beaucoup trop coûteux; c'est à la nature elle-même qu'il faut s'en remettre pour leur destruction; ce n'est qu'au bout de six à neuf ans, lorsqu'elles sont en grande partie consumées par la pourriture et les insectes, que le premier labour devient possible. Jusque-là, le colon doit se contenter de herser la surface, et de transformer la terre en prairie ou pacage.

Le labourage lui-même ne détruit que lentement les derniers vestiges du bois; bien longtemps encore, au milieu des champs déjà fertiles, d'opiniâtres souches dressent tristement leur mince silhouette noire, humbles monuments funèbres des pins géants tombés et ensevelis dans ce cimetière de la forêt.

Ce n'est pas peu de chose, on le voit, que de disputer le sol à cette force opiniâtre de la végétation forestière. Des bras robustes, un courage persévérant, et l'indispensable concours du temps, sont à la fois nécessaires pour en venir à bout; aussi le Canadien est-il devenu le pire ennemi de cet arbre à qui, pied à pied, il a dû disputer son champ; il le détruit avec fureur, quelquefois par plaisir et sans nécessité. Jamais, près de sa maison, il ne le conservera pour son agrément; il fait place nette, et l'idée du frais ombrage, des nids printaniers et des oiseaux gazouillants cédera toujours devant celle d'un champ bien «planche».

Excusable rancune, car, malgré tout son courage, malgré son travail incessant, le colon défricheur n'est quelquefois que bien faiblement récompensé, et les récoltes qu'il obtient ne l'indemnisent pas toujours de ses peines. Mais rien ne l'abat, rien ne le désespère, ni les échecs ni les déboires. S'est-il trompé, sous la forêt qu'il a mise à nu a-t-il trouvé un sol ingrat, il abandonne le champ qu'il a ébauché, la maison qu'il a construite et s'en va, suivi de sa famille, chercher plus loin un sol plus rémunérateur.

Aussi voit-on quelquefois par les chemins des maisons à demi achevées, squelettes de bois que secoue le vent et que consument les éléments, ruines précoces, mélancoliques témoins de bien des peines et de bien des sueurs perdues. Ne vous apitoyez pas trop pourtant en les voyant; les ruines des jeunes pays d'Amérique n'ont rien de triste comme celles des vieux pays d'Europe; elles ne rappellent pas la mort et le regret, mais la vie et l'activité. Soyez sûr que celui qui a dû abandonner cette demeure avant de l'avoir terminée, a su déjà se créer ailleurs, par un labeur persévérant, un foyer plus stable et plus heureux.

Il semble que le colon canadien obéisse à une impulsion providentielle et qu'en défrichant il entonne ce chant d'un poète américain: «Frappons, que chaque coup de hache ouvre passage au jour; que la terre, longtemps cachée, s'étonne de contempler le ciel! Derrière nous s'élève le murmure des âges à venir, le retentissement de la forge, le bruit des pas des agriculteurs rapportant la moisson dans leur demeure future!»


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