CHAPITRE XVI

La merveilleuse multiplication de la population canadienne est devenue presque proverbiale. Tout le monde a entendu parler de ces familles de quinze ou vingt enfants qui fleurissent sur les bords du Saint-Laurent. Tout le monde connaît aussi cette curieuse coutume qui veut que le vingt-sixième soit élevé aux frais de la commune. Ces faits sont dans toutes les bouches, ont été relatés dans tous les récits de voyage, et reproduits par tous les journaux.

En 1890, l'Assemblée législative de Québec vota une loi accordant une certaine quantité de terres à tout chef de famille père de douze enfants vivants. L'année suivante, plus de 1,500 demandes étaient déjà enregistrées81. Dix-sept avaient pu être émises dans une seule paroisse!

Note 81:(retour)Rapport du commissaire des Terres de la Couronne pour 1891, p. 437.

Inutile d'insister sur un fait si universellement connu. Il suffira de donner ici quelques chiffres pour montrer que non seulement la population canadienne augmente, mais qu'elle augmente d'une façon bien plus rapide que celle de tous ses voisins, anglais, américains ou autres.

Dans la province de Québec, les Canadiens, que nous avions laissés, en 1763, au nombre de 68 à 70,000, s'élèvent aujourd'hui au chiffre de 1,200,000. La population totale de la province étant de 1,500,000 habitants, le chiffre laissé pour les Anglais n'est pas bien fort, on le voit. Et cependant, si faible qu'il soit déjà, chaque recensement décennal indique, d'une façon continue, une diminution constante de leur nombre relativement à celui des Canadiens.

En 1851 les Anglais formaient les 25,49 p. 100 de la population.En 1861      ----      ----       23,68           ----En 1871      ----      ----       21,93           ----En 1881      ----      ----       20,98           ----En 1891      ----      ----       20,00           ----[82]

Note 82:(retour)Voici les chiffres tirés des recensements décennaux:+--------+-----------+-----------+------------+|        |           |  ANGLAIS  | POPULATION || ANNÉES | CANADIENS |     et    |   TOTALE   ||        |           |IRLANDAIS  |            |+--------+-----------+-----------+------------+|  1851  |   669.528 |  226.733  |    890.261 ||  1861  |   847.615 |  263.019  |  1.110.661 ||  1871  |   929.817 |  261.321  |  1.191.516 ||  1881  | 1.073.320 |  285.117  |  1.359.027 ||  1891  | 1.196.346 |  292.189  |  1.488.586 |+--------+-----------+-----------+------------+

+--------+-----------+-----------+------------+|        |           |  ANGLAIS  | POPULATION || ANNÉES | CANADIENS |     et    |   TOTALE   ||        |           |IRLANDAIS  |            |+--------+-----------+-----------+------------+|  1851  |   669.528 |  226.733  |    890.261 ||  1861  |   847.615 |  263.019  |  1.110.661 ||  1871  |   929.817 |  261.321  |  1.191.516 ||  1881  | 1.073.320 |  285.117  |  1.359.027 ||  1891  | 1.196.346 |  292.189  |  1.488.586 |+--------+-----------+-----------+------------+

Ces chiffres se passent de tout commentaire. Il peut être intéressant pourtant d'en suivre le détail dans certaines régions de la province de Québec. Il en est dans lesquelles est groupée d'une façon toute spéciale la population anglaise, qui ont été ouvertes et colonisées par elle. Voyons ce qui s'y passe.

La principale et la plus connue de ces régions est celle descantons de l'Est, peuplés, à la suite de la guerre d'Amérique, par quelques-uns desloyalistesréfugiés au Canada. Jusqu'en 1830 environ, la population y demeura exclusivement anglaise; pas un Canadien n'avait pénétré dans ces régions où sa langue était inconnue, qui portaient des noms anglais et s'appelaient desTownships, desTrompe-chipescomme ils disaient, faute de pouvoir mieux prononcer cette désignation étrangère.

Mais un moment arriva où les Canadiens furent contraints de sortir des vieilles seigneuries françaises, devenues trop pleines, et, dès lors, la nécessité les poussa à chercher des terres dans les cantons anglais; ils osèrent aborder de front ces noms terribles qui les avaient effrayés; ils surent d'ailleurs tourner la difficulté, et dans une bouche canadienne, Sommerset devint Sainte-Morisette, et Standfold se changea en Sainte-Folle. En même temps qu'ils en altéraient les noms, ils changeaient de fond en comble la situation ethnographique de la contrée, si bien que, partis de 0 en 1830, ils formaient, en 1881, 63 pour 100 de la population des cantons de l'Est83.

Note 83:(retour)E. Reclus,Géographie universelle, l'Amérique boréale, p. 494.

Une à une dans cette région les municipalités, autrefois anglaises, deviennent des municipalités françaises: «La langue anglaise, dit le journal anglais leWitness, du 22 juillet 1890, a été abolie dans une partie du canton de Stanbridge (comté de Missiquoi), maintenant appelé Notre-Dame de Stanbridge; elle est à la veille d'être abolie dans une partie du canton de Whitton (comté de Compton).Dans dix ans, que seront devenus les cantons de langue anglaise dans l'Est?»

Même résultat au point de vue des élections politiques. Sur les soixante comtés ou divisions électorales existant dans la province de Québec, treize présentaient encore, il y a quelques années, une majorité anglaise; elles sont aujourd'hui réduites au nombre de six84; dans les cinquante-quatre autres, les Canadiens dominent.

Les villes elles-mêmes, où l'élément anglais, attiré par l'industrie, le commerce et les affaires, avait afflué bien plus que dans les campagnes, sont peu à peu reconquises par les Canadiens.

A Montréal la population comprenait:

450 Français sur 1,000 habitants en 1851482        ----           ----      1861530        ----           ----      1871559        ----           ----      1881576        ----           ----      1891[85].

Note 84:(retour)Ce sont: Argenteuil, Brome, Compton, Huntington, Pontiac, Stanstead.

Note 85:(retour)Reclus,Nouvelles géographiques, 1891, p. 236.

Tels sont les progrès, indéniables et flagrants, des Canadiens dans la province de Québec. Suivons-les dans les autres provinces de la Confédération.

Dans la province d'Ontario elle-même, peuplée entièrement, comme nous l'avons dit plus haut, par les descendants des loyalistes,--milieu hostile certes à l'élément français et catholique,--les Canadiens se sont fait une place et l'agrandissent chaque jour. Peu à peu ils ont acheté des terres dans la province anglaise, et partout où ils s'établissent ils tendent à supplanter et à remplacer leurs voisins de sang étranger, moins actifs, moins patients et surtout moins prolifiques. De l'aveu même de leurs rivaux, le taux de la natalité des Canadiens est bien plus fort et bien plus continu que chez les Anglais: «Le Canada anglais, dit M. Johnson, directeur du recensement de 1891, n'a pas échappé au courant d'abaissement dans la natalité qui se fait sentir aux États-Unis, et les naissances y ont diminué à mesure que montent les gages et que se propage l'instruction. Le nombre des membres de la famille moyenne a baissé depuis vingt ans dans Ontario. En 1871, la famille ontarienne comptait en moyenne 5,54 personnes. En 1881 elle n'en compte plus que 5,24, et 1891 la réduit à 5,1086.» Cette décadence ne se fait pas sentir dans la famille canadienne-française, et les Canadiens gagnent d'une façon constante sur leurs voisins. Dans cette province d'Ontario où ils n'avaient, il y a cinquante ans, aucun représentant, ils comptaient déjà en 1871 pour 4 pour 100 de la population totale; ils atteignaient 5 pour 100 en 1881. Là, comme dans les cantons de l'Est, ce mouvement est une véritable conquête.

Note 86:(retour)Reclus,Nouvelles géographiques, janvier 1893.

Il est plus apparent encore si on l'étudie dans les comtés d'Ontario limitrophes de la province de Québec, les plus à portée, par conséquent, d'être envahis par l'élément canadien. Dans l'ensemble des huit comtés orientaux d'Ontario, la proportion des Canadiens était en 1871 de 13 pour 100; elle est passée à 22 pour 100 en 188187. Dans les comtés de Prescott et de Russell, ils tiennent même la majorité et envoient au parlement provincial de Toronto deux députés canadiens. Ils sont nombreux encore dans le comté d'Essex, limitrophe de la rivière de Détroit, à l'extrémité opposée de la province, et sont en voie d'occuper encore les régions septentrionales du lac Supérieur, dédaignées jusqu'ici par les Anglais.

Note 87:(retour)Reclus,Géographie universelle, l'Amérique boréale, p. 494.

La presse anglaise d'Ontario, qui ne se pique pas de sympathie pour les Canadiens-Français, ne peut cependant nier leurs progrès. Un journal de Toronto,le Mail, terminait ainsi un de ses articles: «Nous nous plaignons, non sans raison, de nous sentir envahis par nos voisins; mais au lieu de nous répandre en plaintes stériles et en invectives irritées et irritantes, observons ce qu'ils font, et faisons en même temps un retour sur nous-mêmes. Il est inutile de chercher à conquérir par la violence, ou par des règlements, ce que l'on peut acquérir par la raison et par le travail; si les Canadiens forment des établissements agricoles prospères, s'ils réussissent mieux que nos cultivateurs à y vivre heureux et contents, c'est qu'ils ont sans doute quelques procédés ou quelques qualités qui sont cause de leurs succès. Pour nous, il nous semble qu'ils sont plus sobres que les nôtres, plus économes aussi de leur argent, et en même temps moins économes de leur travail et de leurs soins; ils recherchent moins les distractions hors de leurs familles; ils ont enfin plus de modération dans les habitudes de leur vie, dans leurs désirs et dans leurs visées.

«Est-ce que nous pourrions, par contrainte ou par artifice, allonger notre taille d'une coudée? Comment donc espérer que nous puissions par ordonnance ou par violence ajouter un atome de force à notre faiblesse, si celle-ci est réelle? C'est notre impuissance, en effet, qu'il faut modifier, et non pas la puissance de nos associés qu'il faut abattre. Ne cherchons donc pas à dénigrer ceux-ci, mais bien plutôt à nous perfectionner. Si nous le voulons bien, nous réussirons tout comme eux; mais si nous ne savons pas, si nous ne pouvons pas modifier nos habitudes et notre existence, à quoi servirait-il d'inventer de vaines formules ou de créer des associations? Si notre énergie est défaillante, il faut nous résoudre à supporter ce que nous n'aurons su ni prévenir, ni empêcher88.»

Note 88:(retour)Cité par laRevue française, 15 avril 1891. Article de M. Rameau.

Devant cet aveu des intéressés eux-mêmes, les chiffres donnés par le recensement de 1891 ont étonné tout le monde. S'il fallait les en croire, cette progression constante et ininterrompue de la population française dans Ontario, constatée régulièrement depuis vingt ans et plus, aurait tout d'un coup cessé, et les Canadiens--singulière stagnation--seraient aujourd'hui justement le même nombre--à 71 près--qu'en 1881! Résultat tellement inattendu, tellement contraire à la vraisemblance, que personne au Canada, ni parmi les Canadiens, ni parmi les Anglais, n'a pu croire à son exactitude. Le directeur du recensement, M. Johnson, a été vivement attaqué pour avoir un peu trop autorisé, de la part de ses agents, les artifices par lesquels on espérait voiler les progrès incontestables des Canadiens dans Ontario. Un sénateur canadien, M. Joseph Tassé, a protesté au nom de ses compatriotes, devant le Sénat fédéral, contre l'évident parti pris des recenseurs et l'évidente inexactitude de leur œuvre. La presse anglaise elle-même n'a pu admettre un pareil tour de passe-passe dans un travail fort onéreux aux contribuables, et dont la seule utilité n'est autre que son exactitude même: «Ceux qui savent par un examen personnel, disait à ce propos un journalanglaisd'Ottawa, qu'il y a eu, depuis dix ans, une augmentation considérable de la population française dans les comtés de Prescott, Russell, Glengary, ainsi que dans la cité d'Ottawa et le district de Nipissing, seront certainement surpris d'apprendre que les Canadiens ont diminué en nombre, de 1881 à 1891, dans notre province. Et vraiment il y a lieu d'être stupéfait; on le serait à moins89.»

Note 89:(retour)Cité parReclus,Nouvelles géographiques.

En présence des chiffres évidemment faux du recensement, comment évaluer le nombre des Canadiens dans la province d'Ontario? M. O. Reclus, basant son appréciation sur des calculs tirés de la comparaison du nombre des catholiques à celui de la population totale, pense qu'on ne peut admettre pour les Canadiens dans la province anglaise une augmentation inférieure à vingt-cinq ou trente mille âmes depuis dix ans, ce qui porterait leur nombre à 131,000.

Ainsi, prépondérance incontestée dans Québec, gains considérables dans Ontario, tel est le résumé de la situation numérique des Canadiens dans ces deux provinces.

Les Canadiens ne sont pas les seuls de ses enfants que la France ait abandonnés en Amérique. A côté du Canada, et, par les ordres aussi et l'initiative de Henri IV, une autre colonie avait été fondée, celle de l'Acadie, devenue aujourd'hui, sous la domination anglaise, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.

Malgré leur création simultanée, malgré la proximité de leurs frontières, l'Acadie et le Canada reçurent, dès le début, une organisation différente, se développèrent séparément et furent séparément aussi cédés aux Anglais. Dans une évolution historique distincte, leurs populations ont eu toutefois des destinées analogues; comme les Canadiens, les Acadiens subirent de cruelles persécutions, et comme eux en sortirent plus vigoureux et plus forts.

Moins favorisée que le Canada par le gouvernement français, l'Acadie demeura un peu négligée, presque oubliée, et dans le plus fort de l'élan colonial donné par Colbert, alors que de nombreux convois d'émigrants quittaient les côtes de France, elle ne reçut, de 1630 à 1710, que 400 colons!

C'était plutôt une colonie commerciale qu'une colonie agricole: le territoire accidenté de la presqu'île et des côtes acadiennes, le long de la baie Française (aujourd'hui baie de Fundy)90, sillonné de rivières torrentielles et pittoresques, coupé de profonds ravins, se prêtait peu à la culture; mais ses forêts renfermaient en grand nombre les animaux dont les riches fourrures, si recherchées en Europe, étaient l'objet d'un commerce considérable. Ainsi, tandis que les Canadiens occupaient la terre et devenaient agriculteurs, les Acadiens demeuraient chasseurs et coureurs des bois.

La vie mouvementée, au milieu de leursvassaux sauvages, de quelques-uns des chefs de la colonie, les Poutraincourt, les Menou, les Razilly, qui s'étaient assuré sur les tribus indiennes une sorte de pouvoir féodal, a été contée d'une façon pittoresque par M. Rameau de Saint-Père91. Un des types les plus accentués de cette série d'aventureux gentilshommes est le baron de Saint-Castain. Né Béarnais, capitaine au régiment de Carignan, il débarque au Canada en 1667, quitte le service pour aller s'établir en Acadie, s'y taille un fief, s'intituleCapitaine des sauvageset épouse une femme indienne. Brave, vigoureux, adroit, il devient en peu de temps l'idole des indigènes. A leur tête, pendant la guerre de 1688, il repousse victorieusement toutes les attaques des Anglais. Vers 1708, il rentre en France, mais laisse ses «domaines d'Acadie» à l'un des fils qu'il avait eus de sa princesse indienne. Digne successeur de son père, celui-ci continue, pendant la guerre de 1701, à guerroyer contre les Anglais. Le traité d'Utrecht, qui livre l'Acadie à l'Angleterre, ne l'arrête même pas: de la signature des diplomates, lui le libre seigneur des sauvages, il ne s'inquiète guère; il bataille toujours, et jusqu'en 1722 il parvient (dans le fort qu'il s'est construit au sein de la forêt) à tenir tête à l'ennemi. Fait prisonnier, il s'échappe, s'embarque pour l'Europe, tombe en Béarn juste à temps pour y recueillir la succession de son père, puis il retourne en Acadie, où, en 1731, on le retrouve guerroyant encore à la tête des tribus d'Indiens Abenakis.

Note 90:(retour)L'origine étymologique de ce nom de baie de Fundy est assez curieuse. Les Français du dix-septième siècle avaient nommé «Fond de Baie» la partie entrant le plus profondément dans les terres. De Fond de Baie, les Anglais ont fait Fundy-Bay qui, traduit de nouveau en français, a donné baie de Fundy.

Note 91:(retour)Une colonie féodale en Amérique, 2 vol. in-18.

De tels chefs et une existence aussi agitée n'avaient guère favorisé les progrès de l'agriculture, de la colonisation ni du peuplement. En 1713, trois centres agricoles existaient seuls dans la presqu'île Acadienne, peuplés à eux tous de 2,000 habitants. Le plus important des trois, Port-Royal, était la modeste capitale de la colonie.

Telle était la situation numérique et territoriale du pays au moment où la fortune des armes nous força, en 1713, de le céder à l'Angleterre. Il semblait de si peu d'importance, était resté si peu connu en France, que l'opinion publique ne s'émut guère de son abandon; triste précédent pourtant, c'était comme un acheminement à la cession du Canada lui-même.

Livrés à une nation étrangère, ces 2,000 Français ont lutté pour conserver, au milieu de la population nouvelle amenée par les conquérants, leur nationalité et leur foi. Nous voyons avec quel succès, puisqu'ils se comptent aujourd'hui par le chiffre de plus de 120,000, toujours catholiques fervents, toujours fidèles à la langue française.

Mais à travers quelles cruelles persécutions, quelles épouvantables catastrophes ils ont conduit cette lutte, c'est ce qui rend encore leur succès plus éclatant, leur nom plus beau et leur histoire plus touchante.

Les Anglais, peu confiants dans la valeur du pays (dont ils n'avaient recherché la possession que pour débarrasser leur colonie de Boston du voisinage gênant d'une colonie française si belliqueuse), s'étaient tout d'abord contentés de mettre une garnison à Port-Royal. Ils avaient débaptisé la ville, et lui avaient donné le nom d'Annapolis, en l'honneur de la reine Anne, dont le règne marque une des époques les plus brillantes de l'histoire de l'Angleterre.

Longtemps, malgré la cession, les Acadiens restèrent seuls en Acadie. Par cet isolement, sevrés tout à coup des luttes militaires qui les avaient tenus en éveil et les avaient éloignés de la culture du sol, ils transformèrent peu à peu leurs habitudes et leurs mœurs, et de soldats devinrent agriculteurs. Sur les rivages escarpés qu'ils habitaient, disputant pied à pied à la mer le terrain cultivable, ils réussirent, à force de travail, à créer des digues, desaboitteaux, suivant leur expression, et transformèrent en riches prairies des rivages autrefois incultes. Devenus riches possesseurs d'un bétail nombreux, leur population s'accrut, et de 2,000 à peine qu'ils étaient au moment de la cession, ils s'étaient élevés dès 1730 au chiffre de 4,000, doublant leur population en vingt ans!

Le gouverneur anglais, Philipps, effrayé de cette progression rapide, écrivait alors à Londres: «Il est temps de considérer le formidable accroissement de ce peuple, car il semble que ce soit la race du père Noé qui s'avance autour de nous pour nous engloutir92.»

Note 92:(retour)Dépêche du 2 septembre 1730. (Rameau,Colonie féodale en Amérique.)

Cette appréhension ne cessa de hanter l'esprit de chacun de ses successeurs, et l'un d'eux, Cornwalis, résolut, en 1749, de mettre une digue aux progrès des Acadiens par l'établissement dans la Nouvelle-Écosse (c'est ainsi qu'on nommait l'Acadie depuis la conquête) de fortes colonies de population anglaise, qui pussent à la fois servir de centres civils et de points d'appui militaires pour l'assimilation de la province.

La fondation d'une ville fut résolue, et son emplacement déterminé sur la côte orientale de la presqu'île. L'exécution du projet suivit de près cette décision. Le 14 mai 1749, quatorze navires embarquèrent à Boston 2,576 personnes avec tous les approvisionnements nécessaires, et, le 27 juin, la flotte entrait dans la rade deChibouctou, y débarquait une population toute prête qui se mettait à l'œuvre aussitôt: Chibouctou perdait son nom, Halifax était fondé!

Dès lors les Acadiens se trouvèrent, sur le sol de leur patrie, en présence d'une population nouvelle, pleine de jactance et de haine. Ils durent subir toutes ses injustices et toutes ses cruautés. Ce n'est pas que le gouvernement et les ministres anglais ordonnassent, ni même encourageassent ces persécutions, mais les gouverneurs prenaient sur eux de recourir aux moyens les plus violents; l'un d'eux, le gouverneur Lawrence, se signala parmi tous les autres.

Injuste durant la paix, le danger le rendit féroce. La guerre avait repris en 1755 après une bien courte période de paix, et, dès le début, elle avait été défavorable aux Anglais. Nous avons dit déjà quels brillants succès avait obtenus, au commencement de la guerre de Sept ans, la vaillante conduite des Canadiens sous les ordres de Montcalm. Ces succès des armes françaises avaient jeté une certaine effervescence dans la population acadienne, qui se souvenait avec amour de son ancienne patrie; elle était toute prête à se soulever en sa faveur.

Pour conjurer le danger qui menaçait la domination anglaise dans la colonie, Lawrence ne recula pas devant les moyens les plus barbares: il résolut la déportation en masse de tous les Acadiens.

Ourdi dans le plus profond secret, le complot fut exécuté avec promptitude. A l'insu des habitants, des milices bostoniennes avaient été débarquées et de nombreux navires mouillés le long des côtes. Le 5 septembre 1755, toutes les paroisses furent cernées et la population, hommes, femmes, enfants et vieillards, fut déclarée prisonnière et enfermée dans les églises. De là, à coups de crosse et de baïonnette les malheureux furent poussés jusqu'aux navires et embarqués pêle-mêle, sans égard aux lamentations des parents et des proches qui, séparés les uns des autres, s'appelaient de leurs cris déchirants.

Le colonel des milices américaines chargé de cette barbare exécution, Winslow, raconte la scène avec une placidité qui fait frémir: «J'ordonnai aux prisonniers de marcher, dit-il; tous répondirent qu'ils ne partiraient pas sans leurs pères. Je leur dis que c'était une parole que je ne comprenais pas... que je n'aimais pas les mesures de rigueur, mais que le temps n'admettait pas de pourparlers ni de délais. Alors j'ordonnai à toutes les troupes de croiser la baïonnette et de s'avancer sur les Français93.»

Note 93:(retour)Casgrain,Pèlerinage aux pays d'Évangéline, p. 132.

Quel rôle pour des soldats que de croiser la baïonnette contre des hommes désarmés et contre des femmes! Ces bourreaux, disons-le de suite, n'étaient pas des soldats de l'armée anglaise, mais des miliciens de Boston qui se vengeaient ainsi, sur une population sans défense, des perpétuelles défaites que leur avaient invariablement infligées les Français.

Ils ne manquèrent pas, en se retirant, de livrer aux flammes le pays tout entier. Suivant un historien anglais de la Nouvelle-Écosse, 255 maisons furent brûlées dans le seul district des Mines, avec 276 granges, 155 bâtiments, 11 moulins et l'église94. Longtemps, autour des ruines encore fumantes, on vit errer les fidèles chiens de garde, poussant des hurlements plaintifs pour appeler, mais en vain, le retour de leurs maîtres proscrits!

Note 94:(retour)Duncan-Campbell,Histoire de la Nouvelle-Écosse à l'usage des écoles.

En des vers d'une majestueuse ampleur, le poète américain Longfellow a chanté les malheurs des Acadiens. Évangéline, l'héroïne du poème, est une douce jeune fille acadienne séparée violemment de sa famille et de son fiancé par les brutaux exécuteurs des ordres de Lawrence. Jetés bien loin l'un de l'autre en une terre étrangère, les deux amants se cherchent de longues années, puis, vieillis et abattus, ne se retrouvent que pour mourir ensemble. Le poète débute en nous conduisant dans le pays des Acadiens, occupé désormais par leurs ennemis: «La forêt vierge reste encore, dit-il, mais sous ses ombres vit une autre race, avec d'autres mœurs, une autre langue. Seuls, sur la rive du triste et brumeux Atlantique, languissent encore quelques paysans acadiens, dont les pères revinrent de l'exil pour mourir dans le pays natal. Dans la cabane du pêcheur, le rouet travaille encore, les jeunes filles portent encore leur bonnet normand, et le soir, auprès du foyer, elles répètent l'histoire d'Évangéline, tandis que dans ses cavernes rocheuses l'Océan mugit d'une voix profonde et répond par de lamentables accents à l'éternel gémissement de la forêt.»

Oui, le poète dit vrai: les rouets tournent encore et les jeunes filles portent toujours le bonnet normand! C'est qu'ils sont revenus, les Acadiens proscrits; c'est qu'ils ont, sur les ruines encore fumantes de leurs chaumières, réédifié de nouvelles demeures et repris une partie de ces domaines sur lesquels leurs spoliateurs avaient cru s'installer en maîtres pour toujours!

Trois mille habitants à peine, sur vingt mille environ, étaient parvenus, en se cachant dans la forêt, à échapper à la grande proscription et étaient demeurés dans le pays. Après la paix, un certain nombre de proscrits put les rejoindre; les uns et les autres réoccupèrent leurs villages dévastés, réussirent à les faire renaître de leurs ruines, et s'y multiplièrent de nouveau. Déjà, dès 1812, ils avaient regagné le nombre de 11,000. Aujourd'hui, ils s'élèvent à celui de 120,000, répartis en huit groupes dans les trois provinces de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l'île du Prince Édouard.

Si leur situation numérique est bonne, leur influence politique, morale et religieuse n'est pas moindre. Patiemment, sans éclat, si modestement que l'histoire semblait les oublier et ne s'occupait d'eux que pour conter leurs malheurs, ils se sont reformés en groupe national. Les proscrits ont repris peu à peu le titre de citoyens. Vers 1810 ils furent dispensés de l'obligation du serment du test qui, en qualité de catholiques, leur fermait toutes les fonctions publiques. Ils siégent aujourd'hui dans les assemblées législatives de leurs provinces, à côté des fils de leurs proscripteurs, ils ont un représentant au Sénat fédéral et publient plusieurs journaux français, entre autres leMoniteur acadienetl'Évangéline.

Privés autrefois de tout moyen d'instruction, ils ont ouvert des écoles et érigé des collèges français. Celui de Meramcok a été fondé en 1864. Leur clergé national, instruit et patriote comme celui du Canada, les éclaire, les conduit, les protège au besoin contre le mauvais vouloir du clergé irlandais, qui, chose étrange, ne perd pas une occasion de favoriser les écoles anglaises au détriment des écoles catholiques acadiennes.

Ardent comme celui des canadiens, leur sentiment national reste très particulariste, et bien que les Français d'Acadie aiment à se rapprocher de plus en plus des Français de Québec, à nouer avec eux des relations de plus en plus étroites; ils n'en ont pas moins leurs traditions, leurs souvenirs et leurs mœurs distincts.

Longtemps oubliés des Canadiens, ils ont fini par forcer leur sympathie, comme les Canadiens ont forcé la nôtre. Des voies de communication se sont ouvertes, rendant leurs rapports plus faciles. En 1880, un congrès réuni à Québec affirma la solidarité de tous les éléments français du continent américain; les représentants des Acadiens y figurèrent avec honneur: «Les Canadiens, si nombreux et si puissants aujourd'hui, disait alors l'un d'eux, aiment à se rappeler leurs gloires du passé, aiment à contempler leur prestige du présent et à nourrir des espérances pour l'avenir. Ils aiment à se rappeler la gloire des Jacques Cartier, des Champlain, des Frontenac, des Maisonneuve et autres hommes d'autrefois, et montrent avec un juste orgueil leurs hommes d'aujourd'hui. Nous Acadiens, nous avons moins de noms peut-être auxquels se rattachent les gloires du passé, et moins de personnages actuels qui nous donnent le même prestige, cependant ce qui a été possible pour les Canadiens ne peut pas nous être impossible; nous sommes plus nombreux maintenant qu'ils n'étaient lors de la conquête, et j'ose dire ici que nous ne leur cédons en rien en patriotisme, en amour de notre langue, en attachement à notre foi et en énergie nationale95.»

Note 95:(retour)Discours de M. Landry.Rapport du Congrès national canadien-français. Québec, 1881, in-8º.

Forts de leur union, les Acadiens ont voulu la consacrer par un drapeau et par un chant national: unissant pour cela leur sentiment religieux à leur patriotisme, ils ont, dans une assemblée tenue entre eux en 1885, choisi pour fête nationale le 15 août, jour de l'Assomption, pour bannière le drapeau français auquel ils ont, dans la partie bleue, ajouté une étoile blanche (l'étoile de l'Assomption); pour l'hymne ils ont pris l'Ave Maris stella, traduit en français. LeMoniteur acadienen rendant compte de cette cérémonie, disait: «La scène qui a accompagné l'adoption du drapeau et du chant de l'Ave Maris stellaa été solennelle et touchante. Grand nombre pleuraient. C'est qu'au lieu de la mort nationale rêvée par ses persécuteurs, le peuple acadien a salué en ce moment dans son drapeau l'emblème de la vie nationale se levant avec lui pour la première fois depuis 171396.»

Note 96:(retour)Faucher de Saint-Maurice,En route pour les provinces maronites. Québec, in-8º.

Ainsi les proscrits de 1755 sont en train de se reformer en corps de nation. De quelle vitalité cette renaissance n'est-elle pas la preuve, et que ne peut-on espérer d'un peuple qui, précipité tout d'un coup dans une telle détresse, se relève si promptement et reprend si vite une place importante au milieu de ceux qui ont tenté de l'anéantir?

Vers l'ouest, la province de Manitoba, de création récente, et les territoires non encore organisés d'Assiniboia, de Saskatchewan et d'Alberta, comprennent, eux aussi, des groupes notables de population d'origine française.

Nous sortons là des limites du vieux Canada historique. Les vastes régions qui s'étendent à l'ouest des Grands Lacs étaient inexplorées au dix-septième siècle; elles n'ont été découvertes et parcourues qu'au milieu du dix-huitième siècle par l'infatigable voyageur La Vérandrye.

Comme par son histoire, le pays est ici différent par son sol et par son aspect. Plus de forêts: la prairie; plus de fourrés impénétrables au regard: la plaine nue où l'œil cherche en vain jusqu'à l'horizon quelque objet pour varier l'uniforme monotonie qui l'environne.

Plus de rivières, plus de rapides, plus de cascades: quelques minces cours d'eau qui, s'écoulant dans des terrains meubles formés d'alluvion, s'y sont creusé des lits profonds (descoulées, comme disent les Canadiens), au fond desquels ils glissent silencieusement leurs eaux bourbeuses, sans interrompre au regard la parfaite et fastidieuse horizontalité du pays.

Plus de lacs cernés de collines et réunissant leurs eaux profondes dans le creux des vallées; quelques nappes d'eau n'ayant de lacs que la surface, tantôt démesurément étendues par les pluies, tantôt réduites à rien par la sécheresse, si bien que le voyageur s'étonne quelquefois de marcher à pied sec dans la prairie brûlée de soleil, là où quelques années auparavant il avait navigué sur une mer sans limites.

Ici, la prairie étend au loin ses horizons rectilignes comme des horizons marins; là, elle s'incline en molles ondulations plus fastidieuses encore, car elles leurrent le voyageur de l'espérance d'un aspect nouveau, et lui présentent toujours le même, ainsi que dans un défilé de troupes les bataillons succèdent aux bataillons sans changer de forme, d'aspect ni d'allure. L'immensité de la prairie rappelle l'immensité de la mer, et tous les termes de marine peuvent s'appliquer à elle. Pour les vieux habitants du pays, voyager dans la prairie c'estaller au large, un bosquet est uneîle, et le coude d'une rivière unebaie.

Du lac Winnipeg aux Montagnes Rocheuses, la prairie s'étend sur un espace de plus de 1,000 kilomètres. Elle est aujourd'hui traversée par une voie ferrée, leCanadian Pacific Railway, qui déroule sur cette plaine sans fin la double ligne de ses rails perpendiculaires à l'horizon. Çà et là une station solitaire se dresse sur la voie, et le voyageur venu de quelque ferme nouvellement créée peut, dans les jours clairs, être prévenu de l'approche des trains par la fumée qui point à l'horizon, une heure avant leur passage.

C'est dans ces régions que le gouvernement canadien a créé en 1871 la province de Manitoba et les territoires d'Assiniboia, de Saskatchewan et d'Alberta.

Quand cette réunion fut faite, les territoires annexés n'étaient pas déserts. Il s'y trouvait déjà des groupes de population assez nombreux et, qui plus est, des groupes de population d'origine française. C'étaient les descendants de ces chasseurs de fourrures qui, depuis la fin du dix-huitième siècle, parcouraient cette contrée au service des deux grandes Compagnies de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest.

La plus ancienne de ces compagnies, laCompagnie de la baie d'Hudson, avait été fondée par les Anglais en 1669; mais, jusqu'à la paix de 1763, elle ne s'éloigna pas des rives mêmes de la baie, et borna son trafic aux régions immédiatement avoisinantes, séparées de la colonie canadienne par une vaste étendue de déserts glacés. Ce n'est que du jour où le Canada devint possession anglaise que cette compagnie commença à s'étendre vers l'intérieur et à y envoyer ses agents.

En même temps, une compagnie rivale se créait à Montréal en 1783, laCompagnie du Nord-Ouest. Son but était de nouer des affaires avec les Indiens des plaines, à l'ouest des Grands Lacs.

Rivales, ces deux compagnies l'étaient non seulement par la nature de leurs affaires commerciales, mais encore par la nationalité de leurs agents.

Créée à Londres, ayant son siège à Londres, la Compagnie de la baie d'Hudson recrutait la plupart de ses gens en Angleterre; créée à Montréal, la Compagnie du Nord-Ouest (bien que fondée, elle aussi, par des capitalistes anglais) prenait cependant son personnel (ses voyageurs) dans le pays même, parmi les Canadiens, si aptes aux longs et aventureux voyages, si durs à toutes les fatigues du corps, si bien au fait des coutumes et de la langue des Indiens avec lesquels ils avaient à traiter.

L'antagonisme était tel que, pour tous, et dans le langage courant, les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson, c'étaientles Anglais; ceux de la Compagnie du Nord-Ouest,les Français!

C'étaient des hommes vigoureusement trempés que ces aventureuxvoyageursqui, renonçant à l'attrait d'un tranquille foyer, s'enfonçaient dans les solitudes de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest pour s'y créer une vie nouvelle, toute de mouvement, d'aventures et de dangers, si attrayante pourtant que beaucoup ne se décidaient jamais à l'abandonner, conquis pour toujours par le désert sur la société des hommes.

Ceux-là, pour la plupart, s'unissaient à des femmes indiennes; unions légitimes ayant pour résultat la constitution de véritables familles. Ce sont ces familles qui, restées longtemps sans communications avec les régions colonisées du Canada ou des États-Unis, se sont multipliées et ont formé, à côté de la population indienne des territoires de l'Ouest, une sorte de groupe ethnographique tout spécial, ayant ses traditions, sa langue et ses mœurs distincts, assez nombreux de nos jours pour qu'on puisse lui donner le nom de race métisse-canadienne, assez intéressant aussi pour qu'on s'arrête à conter son histoire.

La race métisse n'est pas une; elle se divise en deux groupes provenant chacun des deux éléments divers qui l'ont formée: des gens de la Compagnie de la baie d'Hudson descendent les métis anglais; de ceux de la Compagnie du Nord-Ouest, les métis français tirent leur origine. Le groupe français est le plus nombreux, c'est aussi le plus uni; au point de vue ethnographique et social il forme bien, à proprement parler, unerace.

Les métis français doivent seuls nous occuper ici. Leur caractère intrépide et aventureux ne s'est pas démenti. Braves au point que quelques centaines d'entre eux ont pu, il y a quelques années, tenir tête pendant plusieurs mois, comme nous le conterons plus loin, à une armée de 3,000 hommes commandée par un major général anglais, ils ne se montrent pas humiliés, mais fiers du double sang qui coule dans leurs veines, et se désignent eux-mêmes sous le nom debois brûlés.

Aussi attachés à la langue des IndiensCris, leurs ancêtres maternels, qu'à celle des Français, leurs ancêtres paternels, les métis parlent l'une et l'autre langue avec une égale facilité. Chatouilleux sur le point d'honneur, ils n'ont pas pardonné à l'un de leurs chefs d'avoir profité de la notoriété qu'il s'était faite dans la révolte de 1885 pour venir s'exhiber en Europe, dans une sorte de cirque, sous les auspices d'un faiseur de réclame américain. Ils ont d'ailleurs de qui tenir à ce point de vue. Plus d'un gentilhomme, dit-on, a, aux dix-septième et dix-huitième siècles, embrassé la vie aventureuse de coureur des bois, et des noms, sinon illustres, du moins honorés en France, se retrouvent encore chez les métis français de l'Ouest canadien.

Fort différents les uns des autres, quant au caractère et à la physionomie, suivant le degré de mélange du sang, les uns se rapprochant davantage du type indien, les autres ne différant en rien des blancs ni par leur aspect, ni par leur éducation, tous demeurent unis et solidaires, ceux qu'aucun signe extérieur ne distingue n'hésitant pas à se classer eux-mêmes parmi les métis. Nul mépris, d'ailleurs, semblable à celui qui frappe les mulâtres des colonies n'atteint les métis dans la société canadienne; des unions se contractent avec eux sans exciter ni la réprobation publique, ni même l'étonnement.

Ce sont ces populations qu'en 1871 le gouvernement canadien fit entrer dans la Confédération par l'acquisition de tous les territoires de l'Ouest, possédés alors par la Compagnie de la baie d'Hudson.

Les luttes des Compagnies de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest s'étaient terminées à l'amiable en 1821, par la fusion de leurs intérêts sous une seule dénomination. Leurs territoires de chasse furent alors réunis, et, devenue l'une des plus riches, mais sans contredit la plus puissante des compagnies commerciales de l'univers, la nouvelleCompagnie de la baie d'Hudsonoccupa sans conteste près du quart du continent américain, depuis les grands lacs jusqu'au Pacifique.

Cet immense domaine, elle le réserva strictement à la chasse des animaux à fourrure, dont elle tirait d'immenses profits, et s'efforça, par tous les moyens, d'en écarter la colonisation. L'arrivée du colon, c'était la fuite du castor, de l'hermine, du vison, du renard argenté, et pour éloigner cet ennemi de sa richesse, la Compagnie cachait comme un secret d'État la fertilité des territoires qu'elle occupait.

Un jour vint pourtant où la vérité se fit jour, et où les intérêts particuliers durent s'effacer devant l'intérêt public. Vers 1850, le gouvernement anglais exigea, moyennant indemnité, la rétrocession de toute la partie du territoire s'étendant à l'ouest des Montagnes Rocheuses jusqu'au Pacifique, et y créa la colonie de laColombie britannique.

En 1870 enfin, la Confédération canadienne fut autorisée par le même gouvernement à enlever à la Compagnie de la baie d'Hudson la plus grande partie du domaine qui lui restait. Ce à quoi celle-ci dut consentir, moyennant le payement d'une indemnité de 7 millions et demi de francs et l'abandon, en toute propriété, d'une grande étendue de territoire.

La création d'une nouvelle province dans ces terres fertiles fut aussitôt résolue par le gouvernement canadien. Les limites en furent tracées dans les bureaux d'Ottawa, en même temps que sa constitution était décrétée, et que le personnel administratif chargé de la mettre à exécution était lui-même choisi.

Sur le nouveau sort qui leur était préparé, les métis, seuls habitants du pays, n'avaient été ni consultés, ni même pressentis. A cette nouvelle, ils s'indignèrent, eux libres habitants de la prairie, d'être traités comme un bétail humain qu'on livre à son insu, et lorsque, après un long et pénible voyage à travers les rivières et les lacs (car alors les communications étaient peu faciles avec le Nord-Ouest), le gouverneur nommé à Ottawa, M. Mac Dougall, arriva avec ses bagages et ses agents en vue de la Rivière Rouge, il fut fort étonné de voir venir à sa rencontre une troupe de 400 métis armés, n'ayant nullement l'attitude paisible d'administrés qui viennent saluer leur gouverneur.

«Qui vous envoie? leur dit-il.--Le gouvernement.--Quel gouvernement?--Le gouvernement que nous avons fait!» Et, en effet, à la nouvelle qu'un administrateur, d'eux inconnu, était en marche pour venir chez eux prendre la direction du pouvoir, ils s'étaient assemblés, avaient nommé un gouvernement provisoire, et refusaient d'en reconnaître d'autre. M. Mac Dougall n'eut d'autre perspective que de faire demi-tour avec son personnel et ses bagages et de recommencer en sens inverse le long trajet qu'il venait d'accomplir, pour aller rendre compte à Ottawa de ce qui se passait dans l'Ouest.

Le promoteur de la fière détermination des métis, l'âme du «gouvernement provisoire», était Louis Riel, devenu célèbre depuis par sa nouvelle résistance et par sa mort.

Les métis pourtant n'étaient pas intraitables, il était facile de s'entendre avec eux, pourvu qu'on respectât leur dignité et leurs intérêts. Un prélat qu'ils vénéraient, Mgr Taché, évêque de la Rivière Rouge, parvint par ses négociations entre le gouvernement canadien et legouvernement provisoireà arranger les choses. Grâce à cette intervention, et après l'acceptation de certaines de leurs conditions, les métis consentirent à entrer dans la Confédération canadienne. Celle-ci leur accorda la possession d'une portion considérable de terres, l'usage officiel de la langue française dans les assemblées législatives, leur assura le maintien des écoles catholiques, et la province de Manitoba put être définitivement organisée.

La population du Manitoba était, en 1870, de 10,000 âmes, dont 5,000 métis français. La proportion s'est bien vite modifiée; le fait était absolument inévitable. Des routes de communication ayant été ouvertes avec la nouvelle province, une immigration assez considérable, venue des provinces anglaises d'Amérique et même d'Angleterre, ne tarda pas à s'y diriger. De plus, le gouvernement canadien commença bientôt la construction de la grande ligne transcontinentale du Pacifique qui, traversant dans toute sa largeur la province du Manitoba, y a déversé un flot pressé de colons de toutes races: Anglais, Écossais, Irlandais, Scandinaves et même Russes97.

En 1881, la population s'élevait à 65,000 âmes, sur lesquelles l'élément français représenté, non plus seulement par les métis, mais par un certain nombre de Canadiens venus de Québec, comptait pour 10,000 âmes, formant un peu moins du sixième du nombre total des habitants98.

Note 97:(retour)Des Mennonites.

Note 98:(retour)Si l'on devait s'en rapporter au recensement de 1891, les habitants de langue française ne seraient même aujourd'hui que de 11,102 habitants sur une population totale qui s'est élevée à 154,542 habitants. Mais là, comme dans toute les provinces canadiennes autres que Québec, ce recensement ne peut être considéré comme exact. M. O. Reclus pense qu'en fixant à 17,000 âmes le nombre des Français du Manitoba, on serait encore au-dessous de la vérité.

Bien que la proportion des Français, dans la province du Manitoba, soit en décroissance, il ne faudrait pas croire que cet élément fût noyé, pénétré de toutes parts par des éléments étrangers, et menacé d'être absorbé à brève échéance. Il n'en est nullement ainsi. Les Canadiens demeurent au contraire groupés dans une région qu'ils tiennent fortement et dans laquelle ne pénètrent guère d'étrangers, région précisément la plus fertile et la mieux située de la province; c'est lecomté de Provencher, qui occupe les deux rives de la rivière Rouge, depuis la frontière américaine jusqu'à la ville française de Saint-Boniface, en face de la capitale, Winnipeg.

Dans ce comté la population est à peu près uniquement française, et envoie un député français au Parlement fédéral. C'était, en 1890, M. Larivière.

C'est là un noyau assez fort pour pouvoir se maintenir pendant plusieurs générations, et qui sait ce que nous réserve l'avenir? qui sait si alors l'immigration étrangère n'aura pas cessé? qui sait si elle n'aura pas été remplacée par une immigration française venue de Québec, laquelle commence à se produire et qui, jointe au gain annuel résultant de la natalité supérieure des Canadiens, permettrait aux Français du Manitoba de reprendre dans toute la région la prépondérance qu'ils y ont momentanément perdue?

Les deux villes de Winnipeg et de Saint-Boniface, l'une anglaise, l'autre française, placées face à face sur les deux rives opposées de la rivière Rouge, se dressent comme les champions des deux nationalités. L'une, avec ses rues animées, ses riches magasins et ses monuments ambitieux, représente la victoire brillante mais éphémère peut-être des Anglais; l'autre, avec son calme et ses proportions modestes, avec ses institutions de charité, son vaste hôpital, son collège, son église, monuments d'une architecture simple et sévère, montre la patience des Canadiens, leur persévérance et leur confiance dans l'avenir, sous la direction d'un clergé qui jamais ne leur a fait défaut.

Les métis ne sont pas tous demeurés dans la province du Manitoba. Peu à peu beaucoup d'entre eux l'ont abandonnée pour aller s'établir plus au nord, vers les rivages solitaires de la rivière Saskatchewan.

Ce n'est pas qu'ils aient aucune inaptitude à vivre comme les blancs, mais leurs traditions ne les y ont pas préparés et leurs goûts ne les y portent pas.

L'habitude est une seconde nature, dit-on, et ces hommes issus d'aventureux coureurs des bois, n'ayant jamais connu que les libres chevauchées de la chasse au buffle, les grands voyages à travers la plaine à la tête de leurs convois de chariots, se résignent avec peine à la vie calme et rangée du colon. Leur existence et leurs habitudes sociales étaient si différentes des nôtres! Ces «freteurs» (c'est ainsi qu'ils s'appelaient, empruntant encore un terme à la marine), véritables caboteurs de terre, toujours en route, allant de Fort-Garry à Saint-Paul, et de Saint-Paul à la baie d'Hudson, faisant traverser les rivières à la nage à leurs chevaux et flotter leurs chariots, bravant les chaleurs de l'été, les neiges de l'hiver et les attaques des Indiens, pouvaient-ils sans regrets renoncer à cette vie libre et fière?

Les buffles ont fui devant le colon et la culture, la vapeur a tué lefret, la charrue a défoncé les vierges étendues de la prairie, et les métis, sevrés de la libre existence qu'il y a vingt ans à peine ils menaient encore, se retirent tristement vers le Nord.

Les contrées dans lesquelles ils émigrent forment administrativement, dans la Confédération canadienne, les territoires d'Assiniboia, de Saskatchewan et d'Alberta. Ces territoires, bien qu'occupant d'immenses étendues, ont une population minime. Ils sont administrés par un seul gouverneur, et par un conseil élu par les habitants. Le petit bourg de Régina, composé de quelques tristes maisons de bois, en est la bien modeste capitale.

Les métis se sont spécialement portés vers la Saskatchewan, où ils forment quelques agglomérations. C'est là qu'en 1885 de nouvelles difficultés s'élevèrent avec le gouvernement canadien. Les métis prétendaient avoir de graves motifs de plaintes et réclamaient, entre autres choses, un arpentage de leurs terres qui pût les mettre à l'abri de toute éviction future. Comme on tardait à faire droit à ces justes réclamations, l'effervescence s'accrut. Louis Riel, réfugié aux États-Unis depuis les affaires de 1871, fut appelé pour se mettre à la tête des mécontents, et une nouvelle prise d'armes eut lieu. Dans ces régions lointaines, quelques centaines d'hommes, sans organisation et presque sans armes, purent pendant plusieurs mois tenir en échec une armée de 3,000 miliciens d'Ontario commandés par le général Middleton.

Mais cette résistance inégale ne pouvait durer. Malgré des prodiges de valeur, les métis furent écrasés. Riel fut pris, jugé, condamné à mort et exécuté à Winnipeg, à la clameur indignée de tous les Français du Canada. Tous en effet, pendant l'insurrection, n'avaient cessé de témoigner de leur sympathie pour ces hommes de même langue et de même religion, dont les réclamations paraissaient justifiées et la révolte excusable. En France même le soulèvement des métis et la campagne du Nord-Ouest eurent quelque retentissement, le nom de Riel acquit une certaine notoriété, et les journaux contèrent avec émotion les péripéties de la lutte.

Avec les effectifs dont il disposait, la victoire du général Middleton était facile; il ne manqua pas, pourtant, dans ses rapports officiels, de conter, avec une pompeuse emphase, les moindres détails de son expédition. La prise de Batoche, qui termina la campagne par la reddition de Riel, fut racontée comme un véritable fait d'armes, presque comme la prise d'une place importante. Or, Batoche n'est ni une forteresse, ni une ville, ni même un village; c'est une simple et unique maison, celle d'un métis, M. Batoche lui-même!

Depuis 1885, les luttes sanglantes ont cessé, mais l'apaisement n'est pas venu, et partout où il tient la majorité, l'élément anglais n'épargne aux Français--Canadiens ou métis--ni les tracasseries ni les persécutions. C'est ce qu'on peut constater aujourd'hui, et dans les trois territoires de l'Ouest, et dans la province du Manitoba.

Déjà, l'assemblée anglaise des Territoires a supprimé dans ses délibérations l'usage de la langue française.

Au Manitoba, le mauvais vouloir de la majorité revêt un caractère plus grave encore. Elle a,--il y a quelques années,--fait voter par l'assemblée législative de la province, une loi qui ne tend à rien moins qu'à la suppression des écoles françaises. Les Canadiens se défendent avec un acharnement et une énergie remarquables. Tous les recours légaux et constitutionnels auprès du gouvernement fédéral et auprès du gouvernement métropolitain, ils les ont successivement exercés. Actuellement encore, l'affaire n'est pas entièrement terminée; mais quelle qu'en soit la solution définitive, le sentiment national des Canadiens au Manitoba n'en peut être amoindri. La persécution,--car c'en est une véritable à laquelle ils sont en butte,--n'aura pas d'autres résultats que ceux qu'elle a toujours eus, en tout temps et en tout pays. Elle ne fera des Canadiens ni des protestants ni des Anglais, elle les rendra plus Français et plus catholiques. Que les Français du Manitoba tournent seulement leurs regards vers leurs compatriotes de la province de Québec, ils trouveront en eux de vaillants défenseurs, et ils comprendront par leur exemple comment de la persécution courageusement affrontée on sort plus robuste et plus fort.


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