LA QUERELLEdeL’ORTHOGRAPHE
Il est permis de croire qu’on ne sait pas très bien, chez nous, ce que c’est qu’un philologue. On n’en a qu’une idée confuse et prestigieuse : celle, par exemple, d’un homme âgé, très savant, qui fait des cours à la Sorbonne ou au Collège de France, et qui parle couramment le latin, le grec, l’hébreu et le sanscrit, non moins que toutes les langues vivantes, sans en excepter les dialectes hindous, ceux des Lapons ou des nègres d’Afrique, et même aussi le français, notre français. Dès lors, qu’arrive-t-il ? C’est qu’à la moindre inquiétude, pour la moindre hésitation, pour le plus insignifiant problème à propos de grammaire ou d’orthographe, on court se jeter aux pieds d’un pareil polyglotte : « Ah ! mon cher maître, tirez-nous d’embarras ! Comment ferons-nous en tel ou tel cas pour écrire, pour parler notre langue ? »
Eh bien, cette étrange coutume, qui depuis peu devient la nôtre, d’attribuer aux philologues quelque autorité en matière de langage contemporain, alors qu’il n’y a pas la moindre raison pour cela, prouve jusqu’à l’évidence qu’on ignore entièrement, dans le public, dans les journaux, parmi les lettrés eux-mêmes, et malheureusement aussi au ministère de l’Instruction publique, la nature des services que ces messieurs des Chartes et de l’Université se trouvent en état de rendre à leur pays. Car on leur prête des lumières qu’ils n’ont point nécessairement, un tact, un jugement raffiné — ne s’agit-il pas en effet de décider, de choisir, dès qu’on dispute du langage courant ? — un goût enfin que leurs études spéciales ne doivent pas du tout leur avoir forcément donnés. S’il arrive qu’un linguiste éminent témoigne parfois d’un dilettantisme délicat et d’une vive sensualité artistique, c’est par une coïncidence dont il doit rendre grâces aux Muses divines, mais non par un effet de ses longues et implacables, on pourrait même dire brutales études. M. Michel Bréal, par exemple, montre en toute occasion un sens exquis de la langue française, de son charme, de sa dignité, de sa grâce ; lui-même l’écrit avec une perfection, une aisance bien savoureuses : cela vient de ce qu’il naquit doué de susceptibilités inconnues à trop d’autres, et point de ce qu’il apprit le syriaque, le chaldéen, le celtique ou le provençal. M. Paul Meyer, au contraire, solennellement consulté voici quelques mois sur l’orthographe, décida qu’il fallait être dorénavant raisonnable, et par conséquent tout bouleverser : un écrivain, un amoureux, ou, si c’est trop dire, un simple amateur de notre littérature nationale n’eût jamais rien souhaité de tel. Mais pourquoi voulez-vous que M. Paul Meyer préfère le français au basque ou au chinois ? Non, la raison d’abord, la beauté, la « littérature » ensuite, dans l’esprit d’un philologue. Le regretté Gaston Paris avait, lui aussi, toujours rêvé d’une réforme orthographique. Mais, justement, cet admirable érudit montra-t-il jamais en ses écrits qu’il comprenait les nuances dernières ou la personnalité des mots, la splendeur presque « visible » de certaines phrases, la désinvolture, la « race » de tel ou tel tour de syntaxe ? Et aussi bien, ce n’était pas son métier que de savoir écrire. Il avait mieux à faire, si l’on veut, autre chose en tout cas.
La philologie est une science exacte, au sens rigoureux du terme. Et le philologue apparaît comme un logicien redoutable, le plus souvent même irascible, qui, après avoir observé, au cours d’un héroïque et continuel travail, la décomposition des vieilles langues et la formation des jeunes, en déduit des règles générales avec ce que l’on nomme une élégance mathématique. Si bien que demander à l’un de ces naturalistes austères son opinion sur une question qui touche à la bonne grâce ou à la belle tenue du langage contemporain, c’est un peu la même chose que d’interroger, je suppose, un géomètre sur un dessin de Michel-Ange, ou un expert chimiste en couleurs sur un tableau du Véronèse.
Si l’on voulait prendre un avis au sujet d’une réforme orthographique, c’était à des grammairiens qu’il fallait s’adresser — ou du moins à des écrivains, puisqu’il n’y a plus à notre époque, hélas, de grammairiens ! AuXVIesiècle, les humanistes, qui étaient des philologues, se mêlèrent de régenter dans le dialecte commun. Quelles sottises compliquées n’y ont-ils point commises ! Aujourd’hui, voici que les érudits se veulent de nouveau remettre à triturer nos pauvres mots… Craignons tout. Et regrettons le temps où l’on publiait parfois des grammaires françaises, leXVIIe, leXVIIIesiècles, la première moitié duXIXe. Pleurons le monde académique où l’on s’ennuyait, mais où l’on avait le goût très difficile et très sévère ; pleurons les vieux Messieurs qui usaient avec grâce de l’imparfait du subjonctif, les salons où l’on causait prétentieusement et finement, le dos à la cheminée, et la « bonne société », délicate, peu pressée, qui créait l’usage, et les académies de précieuses qui critiquaient celui-ci, le sanctionnaient, et les curieux du beau parler, et M. de Vaugelas… Combien il nous manque aujourd’hui, M. de Vaugelas !
Un grammairien n’entend point les idiômes étrangers, non plus qu’aucun dialecte aboli, non plus que les patois. Il n’a qu’un ennemi : le jargon ; qu’une passion : l’expression pure, la phrase exquise ; qu’un seul maître : l’usage… Il conserve pieusement, surveille, répare, dirige le langage noble ou familier ; il rapproche des exemples, écoute des sons, choisit entre les exceptions, s’arrête tendrement sur quelques gallicismes, puis ayant bien travaillé, s’endort chaque soir, las, mais fort content de sa journée : il a formulé de belles règles. C’est le fleuriste de La Bruyère, en extase devant ses tulipes.
Consultez un tel homme. Demandez-lui s’il faut modifier brusquement l’aspect sous lequel, à peu de chose près, se présentent à nous depuis trois siècles tant de chefs-d’œuvre, honneur et merveille de notre littérature ? Il restera saisi d’indignation, de stupeur en face d’un pareil attentat ! Tandis que le philologue va nous répondre au contraire : « L’orthographe est absurde, illogique ; donc, réformons-la. Nous vivons dans un siècle de progrès scientifique. Fi des préjugés ! Négligeons les sensibleries des retardataires. Les ornements inutiles, les colifichets ne servent à rien. Brûlons tout cela… » M. Homais, dans sa pharmacie, entend ce valeureux conseil. Le voilà dans l’enthousiasme ! Et il écrit aussitôt à son député pour exiger le « chambardement » de l’orthographe, héritage révoltant de l’ignorantisme féodal.
Or tout changement soudain imposé par décret dans un langage, cet organismevivant, ne peut-il pas se comparer à une opération difficile faite à la hâte par un barbier de village ? L’opéré en demeure estropié, si encore il n’en meurt pas.
D’autant que ce serait une violence bien inutile, un vandalisme gratuit. Les partisans d’une réforme peuvent en effet se rassurer : beaucoup moins vite, il est vrai, que la syntaxe et que les mots eux-mêmes, l’orthographe toutefois se transforme spontanément, elle aussi, au cours des siècles. Elle est déjà devenue plus uniforme, et un peu plus simple qu’auXVIIIesiècle, et surtout qu’auXVIIe. Il suffit de laisser agir ici l’usage et la foule : une manière d’écrire un certain mot, d’abord défectueuse, se répand petit à petit. Au bout de plusieurs années, les grammaires notent une tolérance, puis une forme nouvelle, et c’est admis. Mais il y a moins de différence entre quelque billet sorti, au commencement du grand siècle, de la plume la plus fantaisiste en fait d’orthographe et notre écriture actuelle, qu’entre cette dernière et celle qui nous serait imposée demain, et l’on suivait le vœu des « réformistes » !
Leurs arguments ne valent pas grand’-chose, en vérité. Le principal, le meilleur en apparence, c’est celui qu’ils tirent de l’absurdité. Car les ennemis de l’orthographe ne cessent de la proclamer absurde. Mais c’est vraiment trop simple, ce reproche ! Et surtout, comme il est barbare ! Lorsqu’on parle à une seule personne, et que néanmoins on lui dit « vous » ; quand on s’efface pour laisser passer un égal devant une porte ; si même, à l’éternuement de quelque interlocuteur, on répond encore cérémonieusement : « A vos souhaits » — tout cela n’est-il pas bien absurde aussi ? Voilà pourtant certains usages qui ne choquent point, et que nul n’a jamais songé à réformer. Il y a dans « l’usage » quelque chose d’affectueux, de vénérable, de délicat, et qui touche. L’orthographe, comme la grammaire, y trouve après tout sa force de loi. Concédons à des logiciens, s’ils y tiennent, que cela est absurde…
Puis, disent-ils, les lettres qui ne se prononcent pas, letdebattu, l’adepaon, leddenid, ne servent à rien. Pourquoi les conserver ? Eh, pourquoi donc aussi la mousse aux creux des fontaines, l’herbe dans les allées perdues, le lierre sur les maisons, les écussons au-dessus des vieux portails ? Cela ne sert pas davantage. Cette église admirable, mais qui est aujourd’hui trop grande pour le hameau, et qu’on abandonne, il faut l’abattre. Il y a des girouettes curieuses, là -haut, sur le toit : personne ne les consulte ; jetons-les par terre. Cela va de soi, cela ne saurait être évité, on doit tout saccager sous prétexte de progrès.
Les réformistes soucieux de sembler instruits ajoutent que l’orthographe a été fabriquée par des pédants qui gâtent le vieux français. Et ils veulent recommencer une œuvre toute semblable, à la façon de ces architectes à jamais haïssables qui, pour rétablir un château dans sa forme gothique par exemple, projetteraient de démolir toutes les parties charmantes que la Renaissance, leXVIIe, leXVIIIesiècles et l’Empire y avaient par la suite ajoutées. « LeXVIIesiècle, écrivit Renan (qui n’était pas, lui, qu’un philologue !)[1]leXVIIesiècle sabrait le moyen-âge, sans se douter qu’un jour cet art barbare, incorrect, souvent sauvage, aurait son prix. On détruit maintenant leXVIIesiècle comme fade et sans caractère. Qui sait quel sera le goût de l’avenir, et si leXIXesiècle ne sera traité de vandale à son tour ? Il n’y a qu’une manière sûre pour n’être pas traité de vandale : c’est de ne rien détruire, c’est de laisser les monuments du passé tels qui sont. L’Italie[2]avec ses contrastes éloquents ou bizarres, nous paraît si belle comme elle est, que nous ne voyons plus sans crainte porter la main sur une partie quelconque de ce décor merveilleux, même sur les parties mauvaises, même sur le rococo ».
[1]«Mélanges d’histoires et de voyages : Vingt jours en Sicile».
[1]«Mélanges d’histoires et de voyages : Vingt jours en Sicile».
[2]Lisez ici : « La langue française… »
[2]Lisez ici : « La langue française… »
Cependant les adversaires de l’orthographe traditionnelle s’appuient en outre sur deux autres raisons, d’un ordre plus pratique. Les étrangers, prétendent-ils, éprouvent beaucoup de difficultés à écrire notre langue, hérissée de chinoiseries grammaticales. Ils s’en trouvent gênés, et dès lors s’en servent moins volontiers. Allons donc ! Les étrangers écrivent en leur idiome le plus souvent, s’il s’agit de commerce. Ceux d’entre eux qui veulent traiter de littérature, de critique ou d’art, savent tous le français, et s’en servent très naturellement. Le français est la langue littéraire universelle. Nos écrivains ont mené, ont charmé le monde, et leur prestige dure encore. Qu’on nous laisse au moins intacts les mots magiques avec lesquels nos maîtres, jadis, ont su faire des miracles.
Enfin, voici venue la dernière, la grande, la toute puissante raison, le fin du fin : on déplore que les enfants perdent à apprendre l’orthographe un temps considérable, temps qu’ils pourraient employer à se perfectionner dans l’étude de la mécanique, de la géographie, de l’anglais, de l’allemand, de la banque, du courtage, de l’éloquence politique, sinon à se former déjà dans l’art de plonger un doigt ingénieux au milieu de l’assiette au beurre, comme on dit. Évidemment, voilà qui est fâcheux. Mais pourquoi tant de futurs brasseurs d’affaires, d’apprentis conseillers municipaux ou d’élèves coulissiers apprennent-ils l’orthographe ? Nul ne serait peiné qu’ils ne la connussent point. Ou si, dans un État sérieux et bien organisé, il est intolérable qu’une inégalité quelconque, en principe, se puisse établir entre les citoyens, fût-ce en la façon matérielle d’écrire un billet, ne saurait-on donc en ce cas engager tout simplement tous les juges d’examens (sauf peut-être ceux de licence, d’agrégation ou de doctorat ès-lettres) à se montrer sur ce point d’une tolérance et d’une indulgence extrêmes ?
Une faute d’orthographe, quelle importance cela peut-il avoir ? Aucune. Les femmes y font preuve d’une imagination imprévue et délicieuse. Admettons leurs libertés, leurs fantaisies. Mais que, pour alléger la besogne des instituteurs primaires, on s’en vienne officiellement et solennellement mettre en péril les mots ciselés, amenuisés ou empanachés, que nos aïeux nous ont transmis — non vraiment, ce serait un forfait de sauvages, un acte de bien pauvre patriotisme et presque une félonie !
Soyons charitables en matière d’orthographe, ne comptons plus sévèrement les fautes, gardons-nous même d’en sourire, pardonnons à toutes les licences — mais ne dépouillons pas follement nos mots français de tout ce qui leur prête du caractère, du charme où de la beauté.
Que dirions-nous d’un homme qui, sous prétexte de logique, voudrait supprimer la barbe à tous les bustes du roi Henri IV, la perruque à toutes les statues de Louis XIV ? Bien mieux, que nous semblerait-il d’un héritier qui, afin de sarcler les mauvaises herbes du jardin de ses pères, y couperait en même temps toutes les fleurs, et bientôt tous les arbres ? Ah, ne nivelons pas, ne ruinons plus rien ! Le monde est déjà bien assez laid.
Et surtout, ne consultons plus désormais que les gens de goût, à défaut des grammairiens qui nous manquent, quand il s’agira de notre langue française. Laissons les philologues à la philologie. A chacun son métier, s’il vous plaît.