Pouse par l’insaciàblε dezir dε savoir, qu’a mis an lui la Natûrε, l’hòmε avàncε fievrεùzemant dans la decouvèrtε dε tous les problèmεs qu’il lui est done dε rezoùdrε. Déjà, la vapεur et l’electricite lui obéisεnt…
Pouse par l’insaciàblε dezir dε savoir, qu’a mis an lui la Natûrε, l’hòmε avàncε fievrεùzemant dans la decouvèrtε dε tous les problèmεs qu’il lui est done dε rezoùdrε. Déjà, la vapεur et l’electricite lui obéisεnt…
JEAN S. BARÈS,L’ortografe simplifiée, Paris, 1898, in-12, p. 18.
Une société malade peut se tromper sur les causes de son mal, mais èle sait toujours d’avance qels sont ceus qi doivent recueillir son éritage. Une vois secrète, un infaillible instinct les lui désigne, et on les nome les ènemis de la société. Le monde antiqe se sentit menacé dès le jour où le cristianisme eut un nom dans l’istoire. Sous Néron, l’incendie de Rome est atribué aux cretiens…
Une société malade peut se tromper sur les causes de son mal, mais èle sait toujours d’avance qels sont ceus qi doivent recueillir son éritage. Une vois secrète, un infaillible instinct les lui désigne, et on les nome les ènemis de la société. Le monde antiqe se sentit menacé dès le jour où le cristianisme eut un nom dans l’istoire. Sous Néron, l’incendie de Rome est atribué aux cretiens…
LOUIS MÉNARD,Les qestions sociales dans l’Antiqité,Paris, 1898, in-8o, p. 10.
Décidément, il avait la fièvre. Tout ça, c’était des bêtizes… Quoi ! parceque ce Flamand avait dit, en plaizantant à coup sûr, qu’il voulait se marier avec Lize, il était parti à se forjer toutes sortes de chimères, à se creuzer bien inutilement la cervèle… Il n’y falait plus penser ! C’est pourquoi le jeune home ne pensa plus à autre choze… Èle n’avait cessé de lui témoigner l’afecsion sincère et dévouée d’une sœur… Les trois fames, une fois le couvert enlevé et tous les objets nétoyés…
Décidément, il avait la fièvre. Tout ça, c’était des bêtizes… Quoi ! parceque ce Flamand avait dit, en plaizantant à coup sûr, qu’il voulait se marier avec Lize, il était parti à se forjer toutes sortes de chimères, à se creuzer bien inutilement la cervèle… Il n’y falait plus penser ! C’est pourquoi le jeune home ne pensa plus à autre choze… Èle n’avait cessé de lui témoigner l’afecsion sincère et dévouée d’une sœur… Les trois fames, une fois le couvert enlevé et tous les objets nétoyés…
Le Réformiste, 15 décembre 1902, feuilleton.
Faizons que la Justice, en cète république,Sa balance en éveil, pezant comme il convient,Détermine la part qui à chacun revient,Dans les charjes d’État, la fortune publique.Banissons la Routine, un moral esclavaje,Faizons du producteur le hardi combatantQui doit produire plus sans dépenser autant,Pour qu’il vende moins cher, en gagnant davantaje.
Faizons que la Justice, en cète république,
Sa balance en éveil, pezant comme il convient,
Détermine la part qui à chacun revient,
Dans les charjes d’État, la fortune publique.
Banissons la Routine, un moral esclavaje,
Faizons du producteur le hardi combatant
Qui doit produire plus sans dépenser autant,
Pour qu’il vende moins cher, en gagnant davantaje.
Le Réformiste.15 mai 1905.
Les fames sont extrèmes : èles sont meilleures ou pires que les homes. Fédon a les yeus creus, le teint échaufé, le cors sec et le visaje maigre. Cète fatuité de quelques fames de la vile, qui cause en èles une mauvaise imitacion de cèles de la cour, est quelque chose de pire que la grosièreté des fames du peuple et que la rusticité des vilajoizes : èle a sur toutes deus l’afectacion de plus.
Les fames sont extrèmes : èles sont meilleures ou pires que les homes. Fédon a les yeus creus, le teint échaufé, le cors sec et le visaje maigre. Cète fatuité de quelques fames de la vile, qui cause en èles une mauvaise imitacion de cèles de la cour, est quelque chose de pire que la grosièreté des fames du peuple et que la rusticité des vilajoizes : èle a sur toutes deus l’afectacion de plus.
Orthographe nouvelle selon le Rapport de M.Paul Meyer.
Tel est l’aspect aimable sous lequel certains réformateurs souhaiteraient que désormais le français fût écrit. Nous avons tous appris, avec plus ou moins de peine, notre grammaire française et la façon dont il convient de former les mots sur le papier. Nos enfants continuent présentement à épeler, à lire, puis à se mettre en tête un certain nombre de règles et d’exceptions : ce travail, comme d’ailleurs tout autre, leur semble fastidieux, et l’on peut croire qu’ils préféreraient s’en aller jouer aux barres, à la toupie ou à la poupée. Mais enfin ils s’y sont accoutumés, et depuis un siècle ou deux, beaucoup d’entre eux sont devenus par la suite de grands hommes dans les sciences et dans les lettres, sans que l’étude de l’orthographe semble avoir retardé de façon appréciable le développement de leurs jeunes cervelles. Mais les philologues pensent que tout n’est pas pour le mieux. Leur zèle les pousse à préserver la France d’un grand et prochain désastre : et une commission présidée par M. Paul Meyer, directeur de l’École des Chartes, a soumis au ministre de l’Instruction publique un projet de réforme orthographique.
Le ministre timide n’a pas accepté ce projet d’emblée. Il a consulté l’Académie française, qui, dans sa séance du 9 mars 1905, a décidé de ne rien modifier à son Dictionnaire, tout en admettant, comme il est raisonnable, une tolérance pour cent cinquante mots d’une « graphie » par trop injustifiable. Telle est l’opinion de l’Académie, cette « Académie de romanciers et de poètes », comme la qualifie avec mépris M. Louis Havet (Revue Bleue, 11 mars 1905). Le Conseil supérieur de l’Instruction publique doit encore être saisi de la question. Même si cette haute assemblée repousse les mutilations de la langue française, dont elle a mission de surveiller et de diriger l’enseignement, il nous faudra cependant tout craindre encore des phonétistes. « Ne peut-on s’adresser directement au ministre ? Ne peut-on faire triompher malgré l’Académie les idées phonétiques, dont les adversaires ne disent et n’ont jamais dit que des sottises » ? Ainsi s’exprimait M. Paul Meyer dans une conférence aux Sociétés savantes.[3]
[3]Dans une brochure intituléePour la simplification de notre orthographe(Delagrave, 1905), et tout récemment parue, M. Paul Meyer termine son exorde en quelques mots : « J’ai montré, dit-il, que les objections qu’on nous fait sont sans portée aucune. L’obstacle qui nous est opposé n’a qu’un nom : routine. Nous le briserons. » Et M. Louis Havet précise sa pensée, dans leTempsdu 11 avril 1905, touchant l’Académie française. D’abord, celle-ci à l’« instinct du flou ». Puis, on ne trouve parmi le rapport où « elle s’essaye à raisonner », que des oripeaux qui « habillent le vide ».
[3]Dans une brochure intituléePour la simplification de notre orthographe(Delagrave, 1905), et tout récemment parue, M. Paul Meyer termine son exorde en quelques mots : « J’ai montré, dit-il, que les objections qu’on nous fait sont sans portée aucune. L’obstacle qui nous est opposé n’a qu’un nom : routine. Nous le briserons. » Et M. Louis Havet précise sa pensée, dans leTempsdu 11 avril 1905, touchant l’Académie française. D’abord, celle-ci à l’« instinct du flou ». Puis, on ne trouve parmi le rapport où « elle s’essaye à raisonner », que des oripeaux qui « habillent le vide ».
Toutefois, ne prêtons pas à tous les philologues « réformistes » des opinions qui ne sont pas encore les leurs, ni des desseins entièrement révolutionnaires auxquels ils ne songeront, ou auxquels ils n’auront fait songer que dans quelques années : ils ne demandent pas encore que le français s’écrive en orthographe absolument phonétique, c’est-à-dire en ne traduisant pour les yeux que les sons perçus par l’oreille, « comme il se prononce ». La plupart des réformistes s’en tiennent pour l’heure à un certain compromis entre l’état de choses actuel et un état « selon la raison », qui serait beaucoup meilleur à leur gré. Ils ne veulent que supprimer la plupart des lettres qu’ils trouvent inutiles, celles dont on ne tient pas compte en parlant. Respectant la tradition quand elle ne les gêne pas, ils souhaitent seulement qu’on l’oublie chaque fois qu’une simplification rapprochera l’écriture de la prononciation. Ils sont satisfaits de constater qu’une telle opération est logique, et ils admirent la sûreté d’une méthode qui leur permet de défigurer notre style écrit, en faisant gagner aux enfants trois ou quatre mois sur les huit où dix ans que ceux-ci passeront dans les collèges.
Précisons mieux encore. Les réformistes nous apportent un projet de révolution dans la langue française écrite, ils demandent que nous l’acceptions ; ils veulent que le gouvernement l’adopte ; cette révolution est légitime, disent-ils en tant que savants ; elle sera bonne et utile, ajoutent-ils en tant que simplificateurs démocratiques.
** *
Contredire des savants, des philologues, ne va pas sans danger. C’est entrer dans le parti qu’ils nomment avec dégoût celui des journalistes, celui de la « gendelettrerie[4]». Il faut pourtant reconnaître que leur manière d’envisager la question, comme savants, n’est pas irréprochable.
[4]M. Antoine Thomas, dans lesDébatsdu 2 avril 1905, a lancé ce mot délicat.
[4]M. Antoine Thomas, dans lesDébatsdu 2 avril 1905, a lancé ce mot délicat.
Ils nous proposent une réforme au nom de la Science. Or, il existe des sciences que tout le monde connaît, au moins de nom, mais la Science ! Dans le domaine seulement des philologues et des linguistes, quarante sciences peut-être, nées ou à naître, devront concourir à nous révéler l’histoire et les lois de notre langue française. Depuis un siècle, une ou deux de ces sciences ont commencé leur besogne et, moins dans les faits acquis que dans les méthodes assurées, ont progressé, lentement progressé. En tête de sa belleHistoire de la Langue française(1905), le dernier et le plus scientifique inventaire que nos philologues aient dressé de leur découverte en ces études, M. F. Brunot expose l’état de notre philologie française au début duXXesiècle :
« Définissons la langue française. La continuation de ce que les savants commencent, pour plus de propriété, à appeler lefrancien, c’est-à-dire la forme spéciale prise par le latin parlé, tel qu’il s’était implanté à Paris et dans la contrée avoisinante, et tel qu’il s’y est développé par la suite des temps, pour s’étendre peu à peu hors de son domaine propre, dans tous les pays où des raisons politiques, économiques, scientifiques, littéraires l’ont fait parler, écrire ou comprendre.
L’histoire du français, ce sera donc d’une part l’histoire du développement qui, de la langue du légionnaire, du colon ou de l’esclave romain, a fait la langue parlée aujourd’hui par un faubourien, un « banlieusard », ou écrite par un académicien. Nous appellerons cette histoire là l’histoire interne.
L’histoire de la langue française, ce sera d’autre part l’histoire de tous les succès et de tous les revers de cette langue, de son extension en dehors de ses limites originelles — si on peut les fixer. Nous appellerons cette partie l’histoire externe.
On aperçoit, par ces simples définitions, ce que contiennent l’une et l’autre de ces portions d’histoire. De Plaute à Labiche, quelle distance ! Tout ce qui fait une langue, les sons, les mots, les formes et les rapports de ces mots a été bouleversé.
Heureusement tout n’est plus à découvrir, tant s’en faut, dans cette longue et vaste histoire. D’abord, chose capitale, depuis les travaux de Dietz, la méthode est assurée : la phonétique contemporaine a fait apparaître une série relativement limitée de transformations progressives, naturelles, régulières, là où longtemps on n’avait vu qu’un chaos de phénomènes incohérents, arbitraires et contradictoires. Du coup la recherche méthodique s’est substituée aux témérités et à la fantaisie des hypothèses. Des mots, des formes rebelles à toute investigation ont livré le secret de leur origine et de leurs métamorphoses. Si bon nombre résistent encore, c’est que dans ce composé qu’est une langue, il faut que la science se résolve provisoirement à faire encore la part de l’inconnu, sinon de l’inconnaissable.
Mais malgré tout, sans parler de très regrettables lacunes, nous ne savons encore que des faits très gros, car nous ne connaissons guère les phénomènes que quand ils sont assez accusés pour se traduire dans l’écriture.Nous voyons bienoise substituer àeicomme représentant deelong latin tonique libre, nous savons que cetoiapparaît dès le milieu duXIIesiècle, et qu’il n’a guère dû se produire d’abord qu’après certaines consonnes, que le changement est venu plutôt de l’Est, qu’il ne s’est pas étendu loin dans l’Ouest. Qu’est-ce que cela au prix de la réalité des faits ? A peu près ce qu’est pour un naturaliste la découverte de squelettes qui lui permettent de suivre la transition d’une espèce fossile à une autre espèce fossile, précieux document sans doute, mais qu’il voudrait compléter en voyant, en touchant, en disséquant les organes qui étaient avec ces os inertes et constituaient avec eux l’être qu’il devine.
La découverte de la phonétique expérimentale, telle que l’a créée M. l’abbé Rousselot, nous rend plus exigeants encore, avec ses instruments de précision, qui apportent dans l’analyse du langage contemporain l’exactitude des examens microscopiques, qui nous font voir de nos yeux, sur des graphiques où tout peut se nombrer et se calculer, les différences infiniment petites qui séparent les parlers, en apparence tout semblables, de deux compatriotes, qui nous montrent ainsi comment la succession insensible des phénomènes inaperçus vient, après des générations écoulées, aboutir à une transformation, celle-là sensible à l’oreille, telle que la phonétique historique nous en présente des centaines. Cette phonétique nouvelle nous fait sentir le vide immense, impossible à combler par des inductions, que laisse à la science la disparition des générations sur lesquelles on eût pu observer la modification progressive des phénomènes, dont nous ne connaîtrons jamais que l’état initial et l’état final.
Or, de toutes les parties de l’histoire de la langue, c’est incontestablement l’histoire des sons, la phonétique qui est la plus avancée, et cela est fort heureux, puisqu’elle est la base et la condition de toute recherche, lexicologique, morphologique ou syntaxique, que le développement d’une forme ou d’un tour s’explique très souvent par un fait de prononciation qui a atteint une syllabe, une désinence par exemple. Il n’en est pas moins vrai que l’histoire immatérielle de notre langage est en retard sur l’histoire matérielle. »
Ici, M. Brunot, esquissant l’histoire du mot françaismanger, nous montre quelles multiples transformations, physiques et mentales, ce mot a dû subir depuis lemanducaredes Latins jusqu’auxmanger du curé,manger la grenouille,manger le morceau, de notre langue contemporaine.
« Il est une foule de mots dont l’histoire est infiniment plus compliquée que celle-ci, dont la provenance est obscure, incertaine, qui sont venus du dehors sous des formes difficilement reconnaissables, à des dates difficiles à déterminer, qui ont modifié ou quelquefois transformé leurs sens dans des directions différentes, qui ont subi d’autres accidents encore, réformations savantes, déformations populaires, qui ont péri, qui sont renés, ont été réintroduits du dehors, bref qui exigent, pour qu’on en puisse connaître la destinée, qu’on la suive dans toutes sortes de vicissitudes.
Or, c’est seulement quand un travail semblable à celui dont je viens de faire l’esquisse à propos du motmangeraura été fait sur chaque mot qui a appartenu à une époque quelconque à la langue, quand on aura répondu à toutes les questions que son histoire pose, de sa naissance à sa mort, qu’on aura établi et vérifié toutes les lois phonétiques, morphologiques, sémantiques, syntaxiques que le rapprochement de cette histoire avec l’histoire d’autre mots autorise à poser, qu’on en aura tiré toutes les conclusions qu’elle comporte relativement à l’évolution physiologique et psychologique soit des individus, soit du peuple, auteur de chaque variation de forme ou de sens, c’est alors, dis-je, que l’histoire interne de notre langue sera faite, et c’est pourquoi vous sentez qu’elle ne le sera jamais.
Nous sommes sortis de la période héroïque de la philologie romane, grâce aux grands et durs travaux de nos devanciers. Mais si nous avons en main de bons outils et de bonnes méthodes, il s’en faut bien que le champ entier soit en pleine culture, et il reste encore d’immenses friches à travailler, et même à découvrir. »
Nous voilà donc prévenus. Cette longue mais capitale citation était nécessaire pour bien nous avertir que la « science » de la langue française n’existe pas, que les sciences de la philologie française commencent à peine, et que l’une d’elles seulement, la phonétique, est arrivée par des méthodes et des instruments précis à quelques résultats encore discutés. Quand on vient nous parler d’une réforme scientifique de l’orthographe, il faut savoir qu’au prix de la réalité des faits, comme dit excellemment M. Brunot, les philologues n’ont encore en mains que des squelettes « qui permettent de suivre la transition d’une espèce fossile à une espèce fossile » : et c’est de l’étude de ces squelettes fossiles que l’on veut tirer une hygiène pour cet être vivant qu’est notre langue !
La phonétique expérimentale, comme dit encore M. Brunot, a « des instruments de précision qui apportent dans l’analyse du langage contemporain l’exactitude des examens microscopiques. » N’allons donc pas nous étonner que cette microbiologie du langage ait conduit certains savants aux mêmes rêves que la microbiologie du corps humain. « Tondez-moi ces cheveux, rasez-moi ces cils, ces sourcils et cette barbe, enlevez-moi ce corps thyroïde, ce foie et ce pancréas, rognez-moi de quelques aunes ce ridicule écheveau d’intestins gros et grêles : nids à microbes et organes inutiles ! Le microscope démontre que l’homme sera parfait quand une réforme sérieuse, radicale, aura débarrassé son organisme de toutes ces superfluités dangereuses ! » Ainsi parlait un jour M. Metchnikof : nos phonétistes, pour cet autre organisme qu’est la langue, ne nous disent pas autre chose.
Les microbiologistes du corps et du langage nous ont rendu et nous rendent de grands services : respectons-les, admirons-les jusque dans leurs écarts les plus imprévus ; mais peut-être n’y a-t-il pas lieu de risquer toutes les opérations qu’ils nous conseillent. Ce corps thyroïde, dont le microscope ni les autres instruments scientifiques ne peuvent nous démontrer l’utilité, mais dont le goître et autres maladies nous prouvent quelquefois au contraire les désavantages, — dans les mots, il est des corps thyroïdes aussi, qui trop facilement donnent naissance à ces goîtres de l’écriture qui sont les fautes d’orthographe, — donc ce corps thyroïde, quand il était visiblement gênant, nos chirurgiens entreprirent de l’extirper, et leurs procédés scientifiques leur donnèrent des résultats admirables : la statistique prouva que, sur vingt cas, dix-neuf fois l’opération réussissait ; le cou goîtreux reprenait sa ligne et sa grâce ; mais au bout de quelques années, par un phénomène dont nos savants cherchèrent vainement la cause, et que le vulgaire, sans microscope, pouvait journellement constater, les goîtreux opérés tournaient à l’idiotisme, etc… Méfions-nous des chirurgiens phonétiques : et, pour la régularité du cou, ne risquons pas l’intégrité du cerveau.
Si d’ailleurs, au nom deleurscience, les phonétistes aujourd’hui veulent nous imposerleurréforme de l’orthographe, de quel droit refuserons-nous demain une autre réforme auxsémantistes, qui auront constitué leur science, après-demain auxétymologistesqui déjà sont gens notables, puis auxsyntaxistes, etc., etc., bref à tous ceux qui auront « établi et vérifié — il faut toujours en revenir au texte de M. Brunot — des lois non seulement phonétiques, mais morphologiques, sémantique, syntaxiques, etc. » Parmi ces nouveaux venus, il en est qui pourront à non moins juste titre revendiquer lejus purgandi, saignandi, taillandi, coupandi per totam linguam, le droit de curer, réformer, redresser et simplifier toute l’orthographe. Car il y aura des orthographistes qui auront fait une étude scientifique de l’orthographe, de son histoire, de ses réformes, de ses causes et de ses effets, et M. Brunot trace de main de maître le plan du grand travail que cette science devra quelque jour exécuter :
« Depuis le jour où, malgré les conciles et les bûchers, un homme s’est levé sous une voûte d’église pour prier Dieu en français, jusqu’au jour tout récent où pour la dernière fois un autre homme, encore vêtu d’une manière pseudo-romaine, a fait entendre dans la vieille Sorbonne le sacramentelOrnatissimi auditoresdu discours latin, pendant ces quatre siècles, chaque génération, non pas seulement poussée par la lassitude du passé, mais inspirée par les sentiments les plus purs, par une sorte de patriotisme et d’amour-propre national, et aussi par un instinct profond que la culture ne peut être le privilège de ceux qui sont instruits dans une langue étrangère, a conquis à la langue populaire un nouveau droit par une suite de victoires dont la série curieuse montrerait Jules Ferry continuant François Ier, et Grégoire prêtant, à la suite des jansénistes, la main à l’œuvre de Calvin…
Parmi les premiers initiateurs du mouvement d’émancipation, plusieurs avaient bien eu une claire intuition que, pour réussir à supplanter le latin, la langue française devait se hausser jusqu’à lui, et ne comptant point que le temps et l’usage y suffiraient, ils se mirent à l’œuvre, poètes, grammairiens, imprimeurs, avec un enthousiasme naïf et un touchant amour. Assurer à leur vulgaire un peu d’uniformité en transformant les graphies variables en une orthographie constante et fidèle, lui donner la fixité en réglant la grammaire, le rendre capable d’exprimer toutes les idées les plus hautes, et les sentiments les plus délicats en étendant son vocabulaire, ces rudes ouvriers, dont Ronsard eût déjà voulu voir les statues sur la place publique, ont tout osé et entrepris à la fois.
Il s’en faut bien que leur effort ait été complètement perdu. Mais, si on nous a dit comment Meigret et tous ceux qui comme lui voulaient une orthographe rationnelle alors possible ont été vaincus, au grand dommage de notre langue, nous ne voyons pas au juste par qui, nous ne pouvons suivre nulle part la formation de cette orthographe qui tend depuis lors de plus en plus à l’unité, dont seule une histoire critique et détaillée des œuvres sorties de chaque atelier d’imprimerie, comparée à celle des autographes de l’époque pourrait nous faire connaître la constitution, les progrès et les reculs. »
Dès lors faudra-t-il qu’après avoir oublié notre orthographe actuelle et appris une orthographe scientifique pour plaire aux phonétistes, notre vie se passe à oublier cette orthographe scientifique pour une seconde, une troisième, une quatrième ?… Il est vrai que la réforme phonétique aurait peut-être le résultat de tuer dans l’œuf quelques-unes de ces sciences à venir : déjà pour l’une des sciences présentes, les suites de la réforme pourraient n’être qu’à moitié favorables, car on ne voit pas que les étymologistes aient à se louer de la suppression de ces lettres, inutiles au vulgaire sans doute, mais qui suscitent aux yeux des savants les problèmes, et sont comme un constant rappel des mystérieuses transformations que les mots ont dû subir à travers les siècles.
** *
Le principe même de la réformeparla phonétique est donc fort discutable : les conséquences de cette réformepourla phonétique sont plus discutables encore. Est-il légitime de poser l’axiome : « l’orthographe est une notation phonétique ? » N’a-t-on pas le droit de répondre : « l’orthographe est l’orthographe, la notation phonétique est la notation phonétique ? » Simples définitions peut-être ; mais il faut définir, disait Descartes, avant de discuter.
La notation phonétique est une écriture musicale qui cherche à figurer, à fixer les sons. En tête de leurDictionnaire général de la Langue française, MM. A. Hatzfeld et A. Darmesteter, — après avoir exposé les règles de ces études lexicographiques et repris le mot de Littré :l’érudition est ici, non l’objet, mais l’instrument, et ce qu’elle apporte d’historique est employé à compléter l’idée de l’usage, idée ordinairement trop restreinte, — exposent pourquoi et comment ils veulent donner de chaque mot l’écriture alphabétique et la notation phonétique, l’orthographe et la prononciation :
« [En ce dictionnaire], la prononciation de chaque mot est donnée d’une manièrefigurée; elle suit entre crochets le mot. Nous avons essayé de rendre cettefigurationaussi simplement et aussi rigoureusement que possible ; mais comme notre alphabet confond des sons différents sous une même lettre, et attribue souvent à une même lettre des valeurs différentes, nous avons dû recourir à un certain nombre de signes et de conventions. »
Suit le tableau de ces signes et conventions qui constituent lafiguration, la notation phonétique, en face de l’écriturealphabétique, de l’orthographe :
Cette notation exige une habileté d’oreille peu commune et l’usage d’une multitude de notes. Elle n’est pas à la portée du vulgaire, non plus que d’un apprentissage rapide. Elle ne simplifie pas : tout au contraire, elle multiplie et complique. Alors qu’une seule orthographe suffit pour un mot, il peut se faire que, suivant les cas, deux notations soient nécessaires ; et MM. Hatzfeld et Darmesteter, et leur continuateur M. A. Thomas, ont bien soin de montrer que dans la prose la notation ne doit pas être la même que dans les vers :
Mieux encore : une seule orthographe figure un mot dans la vie publique et privée, tandis que la notation phonétique distingue :
Mieux encore : l’orthographe peut procéder mot par mot ; la notation phonétique, si elle veut être scientifique et complète, doit procéder phrase par phrase, et figurer non seulement les sons qui composent un mot, mais les combinaisons de sons qu’engendrent ou que modifient les combinaisons de mots dans le rythme d’une phrase. M. Rosset, maître de conférences à l’Université de Grenoble, s’en est bien aperçu quand il à voulu réunir desExercices pratiques d’Articulation et de Dictionpour ses étudiants étrangers, et M. Rosset est l’un des jeunes maîtres de la « phonétique expérimentale ». Il nous dit en saPréface:
« M. l’abbé Rousselot et M. Zünd-Burguet, dans les articles qu’ils ont publiés dansla Parole, dans lesArchives internationales de Laryngologie(tome XVI) et dansdie Neueren Sprachen(1902), ont les premiers exposé quels avantages l’enseignement pratique des langues vivantes peut retirer de la phonétique expérimentale. C’est de leurs conclusions que s’inspire cette méthode. A côté de l’enseignement théorique, on veut mettre désormais la démonstration expérimentale des articulations ; le palais artificiel, les ampoules exploratrices, le cadran indicateur, le cylindre inscripteur, le tambour enregistreur, le manomètre à eau, le signal du larynx, etc., permettent désormais de connaître et de montrer exactement quels organes interviennent dans la production du son, dans quelle mesure, à quel moment ; ils peuvent aussi révéler quelles erreurs commet un étranger dans la mise en action des organes phonateurs ; ils lui permettent de se rendre compte lui-même, par la vue, queaallemand ne s’articule pas commeafrançais, de vérifier expérimentalement si les corrections qu’il essaye sont heureuses, de s’assurer enfin qu’il met bien en mouvement les organes nécessaires, ceux-là seulement, et dans la mesure exacte qui convient. Parler une langue correctement, ce n’est pas articuler sans fautes des mots isolés, c’est prononcer des phrases avec l’accent, les accommodations, le rythme, l’intonation qu’un indigène leur donne spontanément, et qu’un étranger doit apprendre, avec peine parfois. »
Et joignant l’exemple au conseil, M. Rosset nous donne, en face de l’écriture orthographique, la véritable et complète notation phonétique :
lalbatrós
suvã púrsamuzé lezomœdekipàjprènœdezalbatrós, vastœzwazódemèr,kisẅívœtẽdolãkõpan̰õdœvwayàjlœnavirœglisãsúrlegufrœzamèr.apènœlezontildepózésúrleplãckœserwádœlazúr, maladrwazeõtœ́lèsœpitœ́zœmã lœ̀rgrãdœzèlœblãckomœdezavirõ trenérakótédœ́.
suvã púrsamuzé lezomœdekipàj
prènœdezalbatrós, vastœzwazódemèr,
kisẅívœtẽdolãkõpan̰õdœvwayàj
lœnavirœglisãsúrlegufrœzamèr.
apènœlezontildepózésúrleplãc
kœserwádœlazúr, maladrwazeõtœ́
lèsœpitœ́zœmã lœ̀rgrãdœzèlœblãc
komœdezavirõ trenérakótédœ́.
L’ALBATROS
Souvent pour s’amuser les hommes d’équipagePrennent des albatros, vastes oiseaux des mers,Qui suivent, indolents compagnons de voyage,Le navire glissant sur les gouffres amers.A peine les ont-ils déposés sur les planches,Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,Laissent piteusement leurs grandes ailes blanchesComme des avirons traîner à côté d’eux.
Souvent pour s’amuser les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
La notation phonétique s’adresse à l’ouïe ; l’orthographe parle autant à la vision, à l’imagination, à notre faculté de nous représenter les êtres, les choses, les rêves. C’est un dessin qui évoque, aussitôt que vu, des souvenirs dans notre cerveau, des couleurs et des formes : il n’est pas destiné qu’à figurer des sons.
Si la pensée nous arrivait toujours ainsi qu’une phrase qu’on entend, phrase qu’il s’agit de traduire le plus vite et le plus simplement possible sur le papier, comme on note en effet la musique, il serait raisonnable de désirer une notation phonétique. Mais la pensée, après tant de siècles de civilisation, est surtout écrite ; elle doit, non pas seulement être entendue, mais bien vue,lue; il est juste et nécessaire de lui laisser le dessin apparent qu’elle a depuis longtemps chez nous, et auquel nous sommes habitués. Ce dessin est un legs de nos ancêtres, un vêtement — modifié sans doute et modifiable — de leur âme. On peut y mettre le ciseau, avec infiniment de crainte et de piété, mais non le détruire. Celui qui l’oserait nous déshériterait en quelque sorte.
L’orthographe, d’autre part, évoque une vision artistique. Trois siècles, et si l’on veut, quatre, de littérature exquise l’ont rendue telle. Une innombrable multitude d’écrivains, d’amoureux, de gens de cœur et d’hommes d’esprit s’est ingéniée depuis tout ce temps à donner, par exemple, à cet ensemble de caractères d’imprimerie : « femme », toute la grâce, toute la poésie possible. Le peuple l’a mis dans ses complaintes, dans ses proverbes. Des tableaux caressants que nous avons vus dans les musées, portaient sur leurs cadres : la « femme » à l’éventail, la « femme » au miroir. On a écrit des volumes et des millions de vers admirables pour que cet hiéroglyphe, dès qu’il apparaît à nos yeux, ait une certaine signification propre à la France, une signification plus élégamment, plus finement et plus spirituellement belle que dans les autres pays. C’est chose faite aujourd’hui que tout le monde sait lire, et dès que le signe magique sourit à nos yeux, une infinité de sentiments et de sensations est évoquée dans la plus rudimentaire cervelle, sensations et sentiments uniquement dus à tout le travail artistique, à toute la tendresse, à toute la malice de nos ancêtres depuis un temps presque immémorial. Grâce à des années et des années d’efforts enfin, le signefemmenous dispose à présent, par son seul aspect, à ressentir une émotion, belle ou jolie. Combien faudrait-il de temps pour quefamenous touchât autant et de la même manière ? Quarante ou cinquante générations de poètes auront dû introduire ce signe étranger dans leurs vers avant qu’il soit devenu français, d’abord, et ensuite charmant. Et encore, il lui manquera bien de la race… Tant qu’on ne le rencontrera que sous la plume de quelques paléographes, ce mot-là ne sera pas né.
Il en va de même pour tous les autres termes qu’on voudra réformer, comme «paon,loup,cerf,désarroi,vaudeville». Évidemment, on prononce «pan,lou,cer,désaroi,vaudevile… » Mais, regardez ces hiéroglyphes nouveaux, et dites s’ils n’ont point l’air de poules sans queues et de coqs écrêtés ? Éveillent-ils sur le papier les mêmes images, les mêmes souvenirs que les anciens, les vrais ?
C’est trop s’arrêter à la langue écrite, objectera-t-on. Et l’on revendiquera sans doute les droits de la pensée orale. Car la pensée est propagée par la parole au théâtre, au Palais, et même — si l’on peut risquer ce paradoxe — à la Chambre. Qu’un acteur, qu’un orateur prononce le motfemme, on voit aussitôt une certaine femme, ou plusieurs, et non le signe imprimé ; s’il parle d’uncoteau, l’on imagine un monticule boisé qui domine une prairie, avec son ruisseau qui la coupe… Soit, mais si l’orateur vous donne ensuite son discours à lire, vous serez bien choqué d’y rencontrer, au cours de cette même phrase qui vous avait plu, une « fame » et un « cotau », bientôt même un «cotô»[5].
[5]Arrivés à ce point de la discussion, les philologues ont des langueurs et des résignations. « Bien entendu, accordent-ils en souriant mélancoliquement, à notre âge, nous n’irons pas apprendre une orthographe ! Alors que les jeunes gens écriront d’une façon nouvelle, nous ne cesserons, nous autres, d’honorer les Muses de notre enfance, et de peindre notre pensée avec les précieuses couleurs léguées par nos ancêtres… » Ainsi devaient se lamenter doucement, sous l’œil des barbares, les derniers lettrés du vieux monde gallo-romain, les derniers patriciens… En vérité, nos simplificateurs n’auraient-ils tenté de déformer le langage français et d’en briser peut être à jamais tous les contours, que pour prendre coquettement une attitude ? On n’ose croire à tant de perversité.
[5]Arrivés à ce point de la discussion, les philologues ont des langueurs et des résignations. « Bien entendu, accordent-ils en souriant mélancoliquement, à notre âge, nous n’irons pas apprendre une orthographe ! Alors que les jeunes gens écriront d’une façon nouvelle, nous ne cesserons, nous autres, d’honorer les Muses de notre enfance, et de peindre notre pensée avec les précieuses couleurs léguées par nos ancêtres… » Ainsi devaient se lamenter doucement, sous l’œil des barbares, les derniers lettrés du vieux monde gallo-romain, les derniers patriciens… En vérité, nos simplificateurs n’auraient-ils tenté de déformer le langage français et d’en briser peut être à jamais tous les contours, que pour prendre coquettement une attitude ? On n’ose croire à tant de perversité.
Il y a de plus, pour le regard, une autre nécessité à maintenir l’orthographe : c’est la clarté. L’orthographe doit être une vision nette. A tant de mots qui déjà s’écrivent de même, malgré la variété si grande de notre graphie actuelle, faut-il donc en ajouter une quantité d’autres ? Car la notation aurait pour effet de multiplier les homophones. On obtiendraitpan(paon) etpan(pan de mur),guèreetguère(guerre),vile(féminin de vil) etvile(ville),nietni(nid),doit(de devoir) etdoit(doigt),crois(de croire) etcrois(croix), etc. M. Paul Meyer (Pour la simplification de notre orthographe, pp. 21-22) ne voit là que des fariboles, et estime que commettre des confusions entre les homophones relève de la pathologie mentale. Il indique maintes similitudes existant déjà en français :masse(d’armes) etmasse(des adhérents),manne(panier) etmanne(du ciel),grève(des forgerons) etgrève(sablonneuse), bien d’autres encore. Mais de ces homophones, que la réforme ne diversifierait point, pourquoi grossir encore le nombre en forgeant des :saleetsale(salle),cors(pluriel de cor) etcors(corps),pous(poux) etpous(pouls), etc., etc. ? Plus une langue est claire aux yeux, plus elle a de grâce, et plus aussi de valeur scientifique et d’utilité. C’est cette valeur scientifique de l’orthographe qu’en dernière analyse il faut invoquer, surtout contre le chaos du phonétisme. Que la notation phonétique soit utile à quelques-uns ; que ce soit un art d’agrément et que les phonétistes tiennent à le répandre, comme on a répandu le piano ou le solfège : personne ne saurait blâmer ce besoin d’apostolat. Mais l’orthographe est nécessaire à tous. Le téléphone a simplifié la besogne de correspondance ; toutefois les « écritures » restent toujours la condition indispensable de la correspondance, des relations d’amitié ou d’affaires. La notation phonétique peut être le téléphone entre les membres les plus lointains d’une même génération ; l’orthographe doit demeurer les « écritures » entre les générations successives.
Il est vrai que la plupart des philologues ne sont pas radicalement phonétistes, et que certains déclarent au phonétisme, comme jadis à l’océan je ne sais plus quel roi barbare : « Ici, monstre, tu t’arrêteras. Je te défends d’aller plus loin… » L’océan jeta sa plus grosse vague contre le roi outrecuidant, qui dut rentrer trempé au logis. A son exemple, nos nouveaux législateurs auront beau rendre décret sur décret : « Selon notre science, diront-ils en vain, qui est puissante et redoutable, nous avons fixé des bornes certaines au droit de simplifier et réformer. Nous ordonnons que l’on s’y enferme… » Peine perdue ! Les phonétistes encouragés, enhardis et bientôt déchaînés, répondront : « Va-t-on rester en chemin ? Tous ces philologues à demi phonétistes ne se sont montrés qu’à demi logiques. Poussons le progrès jusqu’au bout. Il faut écrire comme on prononce, selon la méthode de Louis Ménard et de Barès, qui étaient nos vrais précurseurs. Car ils parlaient au nom de la raison, de la sainte raison. Dans nos sociétés modernes, hors la raison, point de salut ! » Et les réformistes modérés se trouveront débordés, submergés ; ils auront même quelque honte de s’être montrés si tièdes.
Puis, s’en tiendra-t-on seulement là ? Il faudra bien aussi que la syntaxe, après l’orthographe, ait son tour. Qu’est-ce, par exemple, que ce scandale de l’imparfait du subjonctif ? « Que vouliez-vous qu’ilfîtcontre trois ? — Qu’ilmourût! » Ce temps de verbe est ridicule, et tombe heureusement en désuétude. Déjà nos écrivains « art nouveau » le fuient comme la peste. Et même aussi le subjonctif. « Je souhaite qu’ilaille!… » Ne peut-on dire : « Je souhaite qu’ilva?… » Nous n’avons pas plus besoin de cet « aille » que du deuxièmetde « battu ». Ainsi, par l’intervention des savants, l’avenir de notre langue se trouve heureusement assuré[6].
[6]Dans la section philologique duCongrès pour l’extension et la culture de la langue françaisede l’Exposition de Liège, cette question se trouve déjà inscrite au programme d’études : « Y a-t-il lieu, dans l’intérêt de la diffusion de notre langue, de s’occuper d’une simplification possible de l’enseignement de la grammaire française, fondé sur l’étude de l’usage parlé et sur une analyse plus précise de cet usage ? ».
[6]Dans la section philologique duCongrès pour l’extension et la culture de la langue françaisede l’Exposition de Liège, cette question se trouve déjà inscrite au programme d’études : « Y a-t-il lieu, dans l’intérêt de la diffusion de notre langue, de s’occuper d’une simplification possible de l’enseignement de la grammaire française, fondé sur l’étude de l’usage parlé et sur une analyse plus précise de cet usage ? ».
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Malheureusement les philologues ne s’appuient pas seulement sur l’autorité de la science ; ils font appel aussi à l’autorité publique : après avoir parlé comme savants, ils s’adressent, en bons démocrates, aux ministres de la Troisième République sur le même ton que Boileau en ses épîtres au Grand Roi. LaLettre ouverte sur la Réforme de l’Orthographe, que M. Ferdinand Brunot envoie à M. le Ministre de l’Instruction Publique, débute par ces mots :
Monsieur le Ministre,« J’avais écrit dans monHistoire de la langue françaiseune phrase que, depuis quelques années, on s’est plu à citer. Je disais : « Il est possible que le hasard de la politique amène un jour au ministère un homme assez instruit pour savoir que le préjugé orthographique ne se justifie ni par la logique, ni par l’histoire »…« Le hasard m’a montré qu’il s’appelait clairvoyance, et il nous a envoyé, presque de suite, MM. Léon Bourgeois, Combes, Leygues, et en dernier lieu M. Chaumié, qui, sur le vœu présenté par le Conseil supérieur de l’Instruction publique, nomma une Commission chargée de préparer la réforme de l’orthographe. »
Monsieur le Ministre,
« J’avais écrit dans monHistoire de la langue françaiseune phrase que, depuis quelques années, on s’est plu à citer. Je disais : « Il est possible que le hasard de la politique amène un jour au ministère un homme assez instruit pour savoir que le préjugé orthographique ne se justifie ni par la logique, ni par l’histoire »…
« Le hasard m’a montré qu’il s’appelait clairvoyance, et il nous a envoyé, presque de suite, MM. Léon Bourgeois, Combes, Leygues, et en dernier lieu M. Chaumié, qui, sur le vœu présenté par le Conseil supérieur de l’Instruction publique, nomma une Commission chargée de préparer la réforme de l’orthographe. »
Invoquer ainsi les « ministres instruits », MM. L. Bourgeois, Leygues, Combes et Chaumié, et célébrer la « clairvoyance » du hasard, qui remit les destinées de la France savante en de pareilles mains, passe peut-être un peu les bornes de la déférence administrative. Et s’écrier que l’orthographe habitue les enfants à la croyance, au dogme qu’on ne résonne pas : « c’est d’un autre côté, n’est-ce pas, Monsieur le Ministre, que l’École républicaine entend conduire les esprits. » Et recourir à toutes les figures de la rhétorique, au calembour, « l’orthographe, c’est ma graphe, où je mets ma griffe ! » — à la supplication : « maintenant, Monsieur le Ministre, que je crois avoir levé les scrupules de convenance qui vous pouvaient venir, je ne pense pas que vous soyez arrêté par des mots ni que vous soyez homme à vous effrayer de faire dusocialisme grammatical», — à l’insinuation : « aujourd’hui que tout repose sur le suffrage, que ce suffrage ne peut être libre et éclairé que si la discussion quotidienne des idées politiques et sociales se fait librement, facilement, sans interprètes qui la faussent ou la restreignent, la pénétration du français dans le moindre village de France est devenue une nécessité plus impérieuse que jamais » — voilà peut-être employer un langage moins scientifique qu’électoral[7]; voilà surtout oublier certaines règles que M. F. Brunot lui-même estime nécessaires à la bonne conduite de la discussion : « Le moment, dit l’Académie, est-il bien choisi pour travailler à effacer le souvenir des origines de notre langue ? — Je me refuse, Monsieur le Ministre, à examiner cet argument d’ordre tout politique. »
[7]M. Louis Havet écrit (Revue Bleue, 21 mars 1905) : « On veille à ce que [l’enfant] n’écrive pasvitier, du latinvitium, commeinitier, du latininitium. Ce serait unefaute, on n’ose pas dire unpéché. » Que vient faire là cette insinuation anticléricale ? C’est du journalisme.
[7]M. Louis Havet écrit (Revue Bleue, 21 mars 1905) : « On veille à ce que [l’enfant] n’écrive pasvitier, du latinvitium, commeinitier, du latininitium. Ce serait unefaute, on n’ose pas dire unpéché. » Que vient faire là cette insinuation anticléricale ? C’est du journalisme.
Probablement, en effet, l’Académie donne-t-elle un sens politique à cette phrase. Mais en gardant tous les termes, je serais disposé, comme elle, à croire que « le moment est mal choisi pour travailler à effacer le souvenir des origines de notre langue », alors que des études scientifiques n’ont pas encore utilisé tout ce que l’orthographe nous conserve de ce souvenir, alors que les sciences linguistiques encore à naître ou à développer, dont M. Brunot nous dressait la liste, ont à peine commencé leur travail de catalogue, de classification et, si l’on veut, d’embaumement historique… Que l’Académie prête un pareil sens à sa phrase, et ce n’est plus à elle que l’on pourrait adresser le reproche si juste d’apporter où ils n’ont que faire « des arguments d’ordre politique. »
Il est un argument d’utilité sociale, néanmoins, que M. Brunot a pleine raison de mettre en lumière, mais d’où peut-être il tire de singulières conséquences :
« Ceux mêmes qui sont hostiles aux conclusions de votre Commission, — écrit-il au Ministre, en oubliant que ce n’est pasceministre qui a nommécettecommission, — s’accordent avec nous sur ce principe, qu’à tout prix il faut délivrer l’école, que les millions si intelligemment sacrifiés par la République pour la formation de l’esprit populaire sont perdus en partie, tant que, sur les trop courtes années passées à l’école, tant d’heures sont si inutilement dépensées, tant que, suivant le mot de G. Paris, elles servent à initier l’enfant à « des mystères sans autre valeur que le respect superstitieux dont on les entoure ».
Comment donc délivrer l’école ? M. Aulard, dans un article de l’Auroreauquel je viens de faire allusion, propose d’ordonner que l’instituteur laissera désormais à ses élèves la liberté d’écrire à leur guise, que la faute d’orthographe sera supprimée dans les classes et les examens.
D’autres seraient moins radicaux, et voudraient seulement diminuer le coefficient de l’orthographe dans les diverses épreuves, de façon à engager peu à peu l’instituteur et l’élève à y prêter moins d’attention. De la sorte, croient-ils, après une période plus où moins longue, une génération nouvelle ayant cessé d’apprendre l’orthographe, celle-ci tomberait en désuétude, les simplifications se feraient d’elles-mêmes, et les dictionnaires n’auraient bientôt qu’à enregistrer un usage devenu spontanément plus rationnel.
Séduisante au premier abord, comme toutes celles qui ont pour fondement la liberté, cette proposition ne soutient cependant pas un examen attentif. Mettons qu’un arrêté, un décret, si l’on veut, soit rendu en ce sens. Quelle influence aura-t-il sur les livres et les journaux ? Aucune, évidemment. L’enseignement du maître se désintéressera désormais de l’orthographe, voilà qui va bien. Mais les livres scolaires ne seront-ils pas des professeurs muets d’orthographe ? Et l’enfant n’étant plus conseillé, n’ayant, pour lui montrer à écrire, que ces modèles d’une complication où il ne saura rien démêler, ne s’appliquera-t-il pas encore à les imiter ? S’il ne le fait pas, qu’il s’en écarte, par paresse, par mépris, ou pour toute autre cause, qui dit qu’il simplifiera ? »
M. Brunot craint pour le peuple les « séductions » de la liberté : il tient à nous imposer sa simplification. Pourquoi la sienne ? Pourquoi même une simplification ? Il est assurément dans notre orthographe des chinoiseries qui tiennent trop de place dans l’enseignement de nos écoles primaires : mais un décret ministériel, ramenant au minimum le coefficient de l’orthographe dans les examens de cet enseignement, ramènerait sûrement aussi nos instituteurs à une plus juste estime des différentes études inscrites dans leur programme ; apprendrait l’orthographe qui voudrait, et ceux qui ne la sauraient point n’en seraient pas plus mal notés, si en d’autres branches ils avaient mieux occupé leurs années scolaires. Mais les simplificateurs veulent la simplification à tout prix, et ce sont encore des arguments politiques qui semblent les décider.
« La liberté, — dit M. Brunot, — la liberté absolue, M. Aulard le sait mieux que personne, substituée d’un coup à la contrainte tyrannique, a peu de chances d’être acceptée de tous. Aussitôt que l’école de l’État se montrera si dédaigneuse de l’orthographe, l’école d’en facene l’enseignera qu’avec plus de soin, sûre de former des enfants selon le préjugé bourgeois, heureuse d’avoir désormais un caractère extérieur qui lui soit propre, et permette de reconnaître du dehors pour ainsi dire un des siens, un homme dit bien élevé.
Qui ne voit la conséquence ? C’est que, les préjugés héréditaires aidant, l’orthographe étant redevenue la chose de quelques-uns, elle retrouvera plus d’estime que jamais dans un certain monde. De même qu’en Angleterre un gentleman se fait reconnaître à la première phrase qu’il prononce, de même, il y aura des gens qui se classeront dès la première ligne comme des hommes supérieurs, on aura fait une classe nouvelle, celle des gens qui sauront écrire : le mandarinat. »
Il s’agit donc d’empêcher tout le monde d’acquérir cette « science d’écrire », comme dit avec justesse M. Brunot. Le procédé est révolutionnaire : la Révolution pensa que la « science de peser » n’était pas utile à la patrie et, logique jusqu’au bout, elle supprima les chimistes, Lavoisier, à qui nous dressons aujourd’hui des statues. Mais est-il tellement sûr que le purisme soit chez nous une coquetterie des gens « bien élevés » ? L’argot n’a-t-il pas trouvé autant d’adhérents parmi ceux-ci que dans le reste de la nation et, pour ne citer qu’un exemple, le dernier des bourgeois se donnerait-il les libertés de style, d’orthographe et de vocabulaire que prend à chaque ligne le plus que noble chroniqueur qui signe Gyp ?
Le langage d’un peuple apparaît comme une création à laquelle collaborent, uniquement guidés par leur instinct et par leur oreille, les plus ignorants comme les plus cultivés, citadins et paysans, pauvres et riches. Il en fut presque de même pour l’orthographe : seulement la collaboration devient plus restreinte, et ce fut l’ouvrage de quelques centaines de savants, de plusieurs sociétés de précieuses, de ce qu’on appela jadis les « honnêtes gens », la bonne compagnie enfin, les classes dites éclairées. A certains intervalles, l’Académie donne une édition de son dictionnaire, et tout est réglé.
Or, on ne peut nier que ce travail, fait au cours des siècles et par tant de mains, ne se trouve en dehors de toute logique, puisque aussi bien il est arbitraire et ne repose pas, comme le langage lui-même, sur des lois phonétiques, des lois naturelles. Mais notre langue écrite, à nous transmise en cet état par nos ancêtres, et à peu près définitivement fixée depuis cent ans, notre langue est belle. Ou, du moins, on a publié tant de belles œuvres avec les assemblages de signes graphiques auxquels nos yeux sont habitués à présent, qu’il y aurait du vandalisme, et le plus horrible de tous, un vandalisme prémédité, à prétendre aujourd’hui bouleverser tout cela au nom de la raison.
Qu’on jette les yeux sur la carte de quelque forêt vénérable : on voit aussitôt que les chemins, les layons et les sentes y serpentent, s’y coupent, y forment des carrefours, des entrelacs et des angles de la façon la plus inexplicable, la plus folle. C’est que, depuis bien des siècles, les bûcherons et les habitants des lisières en ont usé à leur caprice ou selon leurs besoins. Mais on se promène avec enchantement parmi les pittoresques méandres du vieux bois. Soudain, un ingénieur survient : « Quel est ce fouillis ! — s’écrie-t-il. — Qu’on me comble les mares, qu’on abatte les futaies, qu’on éventre les halliers ! Il me faut de la perspective dans cette forêt, et j’y vais tracer des routes nationales qui formeront des triangles réguliers, des parallélogrammes et autres figures plus convenables en un siècle de progrès. » Cet ingénieur, digne de la prison, me semble un peu cousin des réformistes qui ne mériteraient, eux, qu’un sourire, s’ils n’étaient si entêtés.