Skamkel vint à Mosfell et il redit à Gissur toutes les offres de Gunnar. «Il me semble, dit Gissur, que ces offres étaient honorables. Pourquoi Otkel n'a-t-il pas accepté?»--«C'est surtout, dit Skamkel, parce qu'ils ont voulu tous te faire honneur, c'est pourquoi il a réservé l'affaire à ton jugement; cela vaudra mieux pour tout le monde».
Skamkel passa la nuit là. Gissur envoya chercher Geir le Godi, et il arriva de grand matin. Gissur lui conta la chose, et comment elle s'était passée, puis il lui demanda ce qu'il y avait à faire. Geir dit: «Je pense que ton avis est aussi qu'il faut arranger l'affaire de façon que chacun soit content. Nous allons faire dire son histoire à Skamkel une seconde fois, et nous verrons comment il la dira». Et ainsi fut fait. Geir dit: «Je veux croire que tu as dit cette histoire selon la vérité; je te tiens pourtant pour le plus méchant des hommes; et si tu as dit vrai, c'est qu'il ne faut pas se fier aux apparences».
Skamkel retourne chez lui. Il va d'abord à Kirkjubæ et appelle Otkel au dehors. Otkel fait grand accueil à Skamkel. Skamkel lui donne le salut de Gissur et de Geir: «Et pour ce qui est de cette affaire, nous n'avons pas besoin de parler bas; car c'est leur volonté, à Gissur et à Geir le Godi, qu'il ne faut pas faire d'accommodement dans une affaire comme celle-là. Voici leur dire: Il faut que tu ailles à Hlidarenda et que tu cites Halgerd en justice pour vol, et Gunnar pour avoir fait usage des choses volées». Otkel dit: «Je ferai en toutes choses suivant leur conseil».--«Ils ont été grandement émerveillés, dit Skamkel, que tu te sois montré si fier; et moi je t'ai montré comme un homme qui valait mieux que tous les autres». Otkel vint dire la chose à son frère, Halbjörn dit: «Ceci doit être le plus grand de tous les mensonges».
Le temps se passa, et vinrent les derniers jours où on pouvait citer en justice avant l'Alting. Otkel demanda à ses frères et à Skamkel de venir avec lui à Hlidarenda pour faire la citation. Halbjörn dit qu'il irait: «Mais nous nous repentirons de ce voyage, dit-il, dans quelque temps d'ici». Ils partirent donc, douze en tout, pour Hlidarenda. Quand ils entrèrent dans l'enclos, Gunnar était dehors, et il ne s'aperçut de rien avant qu'ils ne fussent tout contre la maison. Il resta là, sans rentrer, et Otkel bien vite leur fit dire à haute voix la citation. Quand ils eurent fini, Skamkel dit: «La citation vaut-elle, maître Gunnar?»--«Vous le savez bien, dit Gunnar, mais je te revaudrai ton voyage un de ces jours, Skamkel, et aussi tes bons conseils».--«Nous n'en aurons pas grand dommage, dit Skamkel, tant que ta hallebarde ne sera pas en l'air». Gunnar était dans une grande colère. Il rentra et conta la chose à Kolskegg. Kolskegg dit: «Il est fâcheux que nous n'ayons pas été dehors: ils en auraient été pour leur courte honte si nous avions été là». Gunnar dit: «Chaque chose a son temps, et cette expédition ne leur fera pas honneur».
Quelque temps après, Gunnar alla trouver Njal et lui dit la chose. Njal dit: «Ne prends pas cela trop à cœur; car tu en sortiras à ton honneur avant que ce ting soit fini. Nous serons tous avec toi, dans le conseil et dans l'action.» Gunnar le remercia et retourna chez lui.
Otkel partit pour le ting, ses frères aussi et Skamkel.
Gunnar partit pour le ting, et tous les fils de Sigfus avec lui; Njal aussi et ses fils. Ils allaient tous avec Gunnar: et les gens disaient qu'il n'y eut jamais si vaillante troupe.
Gunnar alla un jour à la hutte des gens des vallées. Hrut était dans la hutte avec Höskuld et ils firent bon accueil à Gunnar. Gunnar leur conta toute l'histoire de sa querelle. «Quel conseil te donne Njal?» dit Hrut. Gunnar répondit: «Il m'a engagé à venir vous trouver toi et ton frère et à vous dire qu'il sera en ceci du même avis que vous.»--«S'il veut que je prononce, dit Hrut, c'est à cause de notre parenté. Je le ferai donc. Tu vas défier Gissur le blanc au combat dans l'île s'ils ne veulent pas te laisser prononcer toi-même, et Kolskegg défiera Geir le Godi; nous trouverons des hommes à faire marcher contre Otkel et ses frères; et tous ensemble nous aurons une telle force que tu pourras faire de cette affaire ce que tu voudras.» Gunnar rentra dans sa hutte et dit tout à Njal. «Je m'y attendais» dit Njal.
Ulf, godi d'Ör, sut qu'ils avaient tenu conseil et le dit à Gissur. Gissur dit à Otkel: «Qui t'a conseillé de citer Gunnar en justice?»--«Skamkel m'a dit que c'était ton avis, et celui de Geir le Godi» dit Otkel.--«Où est ce vaurien, dit Gissur, qui a menti de la sorte»?--«Il est couché dans sa hutte, malade» dit Otkel. «Puisse-t-il ne se relever jamais, dit Gissur; et maintenant il faut que nous allions tous trouver Gunnar et lui offrir de prononcer lui-même: mais je ne sais pas s'il voudra bien à présent.» Chacun donna tort à Skamkel, et il fut malade tout le temps du ting.
Gissur et les siens allèrent à la hutte de Gunnar. On les vit venir, et on le dit à Gunnar qui était dans la hutte. Ceux qui étaient là sortirent tous et se rangèrent en bataille. Gissur le blanc entra le premier. Il dit, comme ils s'approchaient l'un de l'autre: «Nous venons t'offrir, Gunnar, de prononcer toi-même dans votre affaire, à Otkel et à toi.»--«Ce n'était donc pas ton avis, dit Gunnar, de me faire citer en justice?»--«Je n'ai jamais conseillé cela, dit Gissur, ni Geir non plus.»--«Tu voudras bien alors t'en justifier dans les formes» dit Gunnar.--«Que demandes-tu?» dit Gissur.--«Que tu prêtes serment» dit Gunnar.--«Je le ferai, dit Gissur, si tu consens à prononcer.»--«Je l'ai offert il y a quelque temps, dit Gunnar, mais l'affaire me semble plus grave à présent.»
Njal dit: «Tu ne peux refuser de prononcer toi-même: plus grave est l'affaire, plus grand sera l'honneur». Gunnar dit: «Pour l'amour de mes amis je consens à prononcer. Mais je donnerai un conseil à Otkel: c'est qu'il ne me cherche plus querelle à l'avenir». Alors on envoya chercher Höskuld et Hrut, et ils arrivèrent de suite. Gissur prêta serment, et Geir le Godi aussi. Et Gunnar prononça sa sentence, et il n'avait pris conseil de personne avant de la prononcer. «Voici ma sentence, dit-il; je paierai la valeur de la cabane et des vivres qu'elle renfermait. Pour l'esclave je ne veux point donner d'amende, car tu m'as caché ses défauts. Je décide que tu le reprendras, Otkel; car c'est là où elles ont poussé que les oreilles vont le mieux. J'estime d'autre part que vous m'avez fait injure en me citant en justice, et comme compensation je ne m'adjuge rien moins que la valeur entière de la cabane, et de ce qui a brûlé dedans. Et si vous aimez mieux ne pas faire d'arrangement entre nous, je vous en laisse le choix. Mais alors j'ai pris mon parti; et je le mettrai à exécution». Gissur répondit: «Nous voulons bien que tu n'aies rien à payer; mais nous te prions d'être l'ami d'Otkel».--«Cela ne sera jamais, dit Gunnar, tant que je vivrai. Qu'il ait l'amitié de Skamkel: il s'en est longtemps si bien trouvé». Gissur répondit: «Terminons donc l'affaire, quoique tu aies seul prononcé». Et ils mirent fin à l'affaire en se donnant La main. Gunnar dit à Otkel: «Tu ferais bien de rentrer dans ta famille, mais si tu veux rester ici, fais en sorte de ne pas me chercher querelle». Gissur dit: «Le conseil est sage, et c'est ce qu'il fera». Gunnar se fit grand honneur dans cette affaire. Après cela les hommes quittèrent le ting et retournèrent chez eux.
Gunnar est rentré dans son domaine, et tout est tranquille pendant quelque temps.
Il y avait un homme nommé Runolf, fils d'Ulf godi d'Ör. Il demeurait à Dal à l'est du Markarfljot. Il fut l'hôte d'Otkel, en revenant du ting. Otkel lui donna un bœuf de neuf ans tout noir. Runolf le remercia de son présent et le pria de venir le voir toutes les fois qu'il voudrait. L'invitation faite, il se passa quelques temps sans qu'Otkel vînt. Runolf lui envoyait souvent des messagers pour lui rappeler qu'il devait venir; et il promettait toujours de faire le voyage.
Otkel avait deux chevaux marqués de noir sur le dos. C'étaient les meilleurs coursiers du canton, et ils s'aimaient si fort tous deux qu'ils couraient toujours l'un après l'autre.
Il y avait un homme de l'Est qui demeurait chez Otkel, et qui s'appelait Audulf. Il prit de l'inclination pour Signy, fille d'Otkel. Audulf était un homme fort et de grande taille.
Quand vint le printemps, Otkel dit qu'il voulait aller dans le pays de l'Est, à Dal, où on l'avait invité; et chacun s'en réjouit. Skamkel se mit en route avec Otkel, et aussi ses deux frères, Audulf et trois autres. Otkel montait un de ses chevaux marqués de noir, et l'autre courait libre à côté. Ils s'en vont à l'est, vers le Markarfljot. Otkel galope en avant. Et voilà que les deux chevaux s'emportent, et quittent le chemin, remontant le Fljotshlid. Otkel va maintenant plus vite qu'il ne voudrait.
Gunnar était sorti seul de sa maison; il avait un sac de grain dans une main, une petite hache dans l'autre. Il vint à son champ et se mit à semer son grain; il avait mis à terre à côté de lui son manteau de fine étoffe et sa hache, et il sema ainsi pendant quelque temps.
Il faut revenir à Otkel qui va toujours plus vite qu'il ne voudrait. Il a ses éperons aux pieds, et il galope à travers le champ, et ils ne se voient ni l'un ni l'autre, Gunnar et lui. Et à un moment où Gunnar se relève, Otkel arrive sur lui, au galop; son éperon touche à l'oreille de Gunnar et y fait une large déchirure, et le sang coule à grands flots. À ce moment arrivent les compagnons d'Otkel. «Vous pouvez tous voir, dit Gunnar, qu'Otkel m'a blessé jusqu'au sang. Tu ne cesses de m'insulter, Otkel; tu as commencé par me citer en justice, et maintenant tu me foules aux pieds de ton cheval». Skamkel dit: «C'est bien fait, maître Gunnar; tu n'étais pas moins en colère qu'aujourd'hui, au ting, quand tu as consenti à prononcer la sentence, et que tu tenais ta hallebarde». Gunnar dit: «La prochaine fois que nous nous rencontrerons, tu la verras, ma hallebarde». Et là-dessus ils se séparèrent. Skamkel poussait des cris de joie et disait: «Bien galopé, camarade». Gunnar rentra chez lui et ne parla de rien à personne, et nul ne se douta que sa blessure eût été faite de main d'homme.
Un jour il arriva qu'il le dit à son frère Kolskegg. Kolskegg dit: «Il faut conter cela à d'autres, de peur qu'on ne dise un jour que tu accuses des morts; on te fera bien des querelles, s'il n'y a pas de témoins qui aient su auparavant ce qui s'est passé entre vous». Gunnar dit donc la chose à ses voisins, et d'abord on en parla peu.
Otkel arriva à Dal, dans le pays de l'est. Il y fut bien reçu, lui et les siens, et ils furent là une semaine. Otkel dit à Runolf tout ce qui s'était passé entre lui et Gunnar. Quelqu'un demanda comment Gunnar s'était comporté. Skamkel dit: «Si c'était un homme de peu, on pourrait dire qu'il a pleuré».--«C'est mal parlé, dit Runolf, et la prochaine fois que vous vous trouverez, tu verras bien que les pleurs ne sont pas son affaire; nous serons heureux si de meilleurs que toi ne payent pas pour ta malice. Mon avis est maintenant, quand vous retournerez chez vous, que je m'en aille avec vous; car Gunnar ne voudra pas me faire de mal».--«Je ne veux pas cela, dit Otkel, mais nous passerons plus bas la rivière».
Runolf fit à Otkel de beaux présents et lui dit qu'ils ne se reverraient plus. Otkel le pria de songer à ses fils, si les choses arrivaient comme il le disait.
Il faut maintenant parler de Gunnar. Il était dehors à Hlidarenda, et il vit son berger qui arrivait au galop vers le domaine. Le berger entra dans l'enclos. Gunnar dit: «Pourquoi galopes-tu si vite?»--«Je voulais te donner un avis fidèle, répondit-il. J'ai vu des hommes qui descendaient la Ranga; ils étaient huit en tout, et quatre avaient des habits de couleur éclatante». Gunnar dit: «Ce doit être Otkel».--«Je veux te dire aussi, dit le berger, que j'ai entendu répéter d'eux plus d'une mauvaise parole. C'est ainsi que Skamkel a dit à Dal, dans le pays de l'Est, que tu avais pleuré quand leurs chevaux t'ont renversé. Il me semble que ces méchantes gens disaient là de méchantes paroles».--«Ne pensons plus à leurs paroles, dit Gunnar, mais toi, tu ne feras plus dès à présent que ce que tu voudras».--«Dois-je dire quelque chose à Kolskegg, ton frère?» dit le berger. «Va-t'en et dors, dit Gunnar. Je dirai à Kolskegg ce qu'il me plaira». Le berger se coucha et s'endormit aussitôt.
Gunnar prit le cheval du berger et lui mit une selle. Il prit son bouclier, se ceignit de son épée, présent d'Ölvir. Il mit son casque sur sa tête et prit sa hallebarde: et elle rendait un son si éclatant, que Ranveig, la mère de Gunnar, l'entendit. Elle arriva et dit: «Te voilà bien en colère, mon fils; jamais je ne t'ai vu ainsi». Gunnar sortit: il frappa de sa hallebarde contre terre, sauta en selle et partit.
Ranveig alla dans la chambre. On y parlait à haute voix. «Vous parlez haut, dit-elle, mais la hallebarde chantait encore plus fort, quand Gunnar est parti». Kolskegg l'entendit: «C'est signe, dit-il, qu'il y aura de grosses nouvelles».--«C'est bon, dit Halgerd. Ils vont voir si c'est vrai qu'ils l'ont fait pleurer».
Kolskegg prend ses armes, va chercher un cheval, et court après Gunnar, le plus vite qu'il peut. Gunnar galope à travers l'Akratunga, il arrive à Geilastofna, de là à la Ranga, et il descend jusqu'au gué qui est près de Hofi. Il y avait là des femmes, à l'endroit où on trait les vaches. Gunnar sauta à bas de son cheval et l'attacha. Et voici que les autres arrivèrent. Le chemin qui menait au gué était plein de pierres couvertes de boue.
Gunnar leur dit: «Il faut se défendre, et voici la hallebarde. Vous allez voir maintenant si jamais vous me faites pleurer». Ils sautèrent tous à terre et vinrent à Gunnar. Halbjörn était en avant. «N'approche pas, dit Gunnar; tu es le dernier à qui je veuille faire du mal; mais je n'épargnerai personne, si j'ai à défendre ma vie».--«Je n'en ferai rien, dit Halbjörn, tu veux tuer mon frère, et ce serait une honte, si j'étais assis à te regarder», et des deux mains il pointe sur Gunnar un énorme javelot. Gunnar mit son bouclier devant lui, mais le javelot d'Halbjörn passa au travers. Gunnar jeta le bouclier avec tant de force, qu'il resta planté en terre, puis il prit son épée, si vite que l'œil ne pouvait le suivre, et en frappa Halbjörn. L'épée toucha le bras d'Halbjörn au dessus du poignet, et le lui trancha. Skamkel accourut par derrière, levant sur Gunnar une grande hache. Gunnar se retourna vivement et pointa vers lui sa hallebarde. Elle entra dans le creux de la hache, l'arracha des mains de Skamkel et la jeta dans la Ranga.
Alors Gunnar chanta:
«Te souviens-tu du jour où tu demandas à un autre, coureur de vaillants coursiers, en fuyant à toute vitesse loin de mon domaine, si la citation était bien faite? Voici que nous rougissons de notre sang nos épées. C'est ainsi que nous nous vengeons, dans notre colère, de vos citations en justice».
Une seconde fois Gunnar pointe sa hallebarde et la passe au travers de Skamkel. Il le soulève et le jette la tête la première dans le sentier boueux.
Audulf, l'homme de l'Est, saisit un javelot et le lança à Gunnar. Gunnar prit le javelot au vol et le lui renvoya: le javelot passa au travers du bouclier et de l'homme, et s'enfonça en terre. Otkel lève son épée sur Gunnar, il vise à la jambe au dessous du genou, Gunnar saute en l'air et Otkel le manque. Gunnar pointe la hallebarde sur lui et le traverse de part en part. Et voici que Kolskegg arrive. Il saute sur Halkel et lui donne avec sa hache le coup de la mort. Ils en tuèrent huit.
Une femme qui les regardait faire courut à la maison. Elle dit la chose à Mörd et le pria de les séparer. «Ce sont des gens dont je ne me soucie guère, dit-il, qu'ils se tuent ou non».--«Tu ne peux pas parler ainsi, dit-elle; c'est ton parent Gunnar et ton ami Otkel».--«Tu bavardes toujours, sotte créature», dit-il, et il resta chez lui, tranquille, pendant qu'ils combattaient.
Gunnar et Kolskegg remontèrent à cheval, leur besogne finie. Ils rentrèrent chez eux, remontant la rivière au grand galop. Gunnar sauta à bas de son cheval et se retrouva debout: «Bien galopé, mon frère», dit Kolskegg. Gunnar répondit: «Ce sont les propres paroles de Skamkel, le jour où ils ont fait passer leurs chevaux sur moi».--«Tu as vengé cela maintenant» dit Kolskegg.--«Je ne sais pas, dit Gunnar, si je puis passer pour un homme moins brave que les autres, parce que j'ai plus de peine qu'un autre à me décider à tuer les gens».
Voici qu'on apprit la nouvelle, et bien des gens furent d'avis que la chose n'était pas arrivée avant qu'on eût pu s'y attendre.
Gunnar alla à Bergthorsval et dit à Njal la besogne qu'il avait faite. Njal dit: «Tu as beaucoup fait, mais aussi tu avais été poussé à bout».--«Qu'arrivera-t-il bien maintenant?» dit Gunnar. «Veux-tu que je te dise, dit Njal, ce qui n'est pas encore arrivé? Tu vas aller au ting, et si tu suis mes conseils, tu auras de toute cette affaire beaucoup d'honneur. Ceci est le commencement de tes grandes tueries».--«Donne-moi un bon conseil», dit Gunnar. «C'est ce que je vais faire, dit Njal. N'en tue jamais plus d'un dans une même famille, et ne romps jamais la paix que de bons et vaillants hommes auront faite entre toi et d'autres, et surtout dans cette affaire-ci».--«J'aurais cru, dit Gunnar, qu'il fallait moins que d'un autre attendre cela de moi».--«Je veux le croire, dit Njal, mais en cette affaire souviens-toi d'une chose: c'est que si cela arrive, tu trouveras bientôt la mort; autrement tu deviendras un vieillard». Gunnar dit: «Sais-tu quelle sera ta mort?»--«Je le sais» dit Njal.--«Et laquelle?» dit Gunnar.--«Celle qu'on eût pensé le moins» dit Njal. Après cela Gunnar s'en retourna chez lui.
On envoya un homme à Gissur le blanc et à Geir le Godi; car c'était à eux à porter plainte pour le meurtre d'Otkel. Ils se réunirent et parlèrent ensemble de ce qu'il y avait à faire. Ils furent d'accord qu'il fallait porter la cause devant la justice. On chercha donc qui voudrait s'en charger; mais personne n'était disposé à cela. «Il me semble, dit Gissur, que nous avons le choix entre deux partis: ou que l'un de nous deux prenne en main la poursuite, et nous tirerons au sort pour savoir lequel; ou bien que nous consentions à ce qu'il ne soit point payé d'amende pour le meurtre de cet homme. Il ne faut pas nous cacher que c'est une grosse affaire à mener: car Gunnar a une grande parenté et beaucoup d'amis. Mais celui de nous deux qui ne sera pas tombé au sort devra venir en aide à l'autre et ne pas se retirer avant que l'affaire soit menée à bien». Après cela ils tirèrent au sort, et le sort désigna Geir le Godi comme celui qui devait prendre en main l'affaire.
Quelque temps après ils quittèrent le pays de l'Ouest. Ils traversèrent la rivière et vinrent à l'endroit où la rencontre avait eu lieu, au bord de la Ranga. Ils déterrèrent les cadavres et prirent des témoins pour voir les blessures. Après cela ils prononcèrent la citation, et désignèrent comme témoins enquêteurs dans l'affaire neuf hommes libres du pays. On leur dit que Gunnar était chez lui, avec trente hommes. Geir le Godi demanda à Gissur s'il voulait y aller avec cent hommes. «Je ne veux pas, dit Gissur, quoique la différence soit grande». Alors ils retournèrent chez eux.
Le bruit que l'affaire était engagée se répandit dans tout le canton; et on disait partout que ce ting verrait beaucoup de combats.
Il y avait un homme nommé Skapti. Il était fils de Thorod. La mère de Thorod était Thorvör. Elle était fille de Thormod Skapti, fils d'Oleif le gros, fils d'Einar, fils d'Ölvir Barnakarl.
C'étaient de grands chefs, le père et le fils, et de grands hommes de loi. Thorod passait pour être quelque peu rusé et malfaisant. Ils étaient avec Gissur le blanc dans tous les procès qu'il avait.
Les gens du Hlid et de la Ranga arrivèrent au ting en foule. Gunnar était si aimé de chacun qu'ils furent tous d'avis d'être pour lui. Ils arrivent donc tous au ting, et dressent leurs huttes.
Gissur le blanc avait avec lui les chefs que voici: Skapti et Thorod, Asgrim fils d'Ellidagrim, Od de Kidjaberg, Haldor fils d'Örnolf.
Un jour les gens étaient allés au tertre de la loi. Geir le godi se leva et déclara qu'il intentait une action à Gunnar pour le meurtre d'Otkel. Il lui en intenta une seconde pour le meurtre d'Halbjörn le blanc, puis pour le meurtre d'Audulf, puis pour le meurtre de Skamkel. Après cela il déclara qu'il en intentait une à Kolskegg pour le meurtre de Halkel. Et quand il eut fini toutes ses déclarations, on trouva qu'il avait bien dit. Il demanda de quelle juridiction ils dépendaient, et quel était leur domicile. Après cela les gens quittèrent le tertre de la loi.
Et voici que le ting se passe, et vient le moment où les affaires devaient être jugées. Des deux côtés ils rassemblèrent tout leur monde. Geir le Godi et Gissur le blanc se mirent au sud du tribunal du district de la Ranga, Gunnar et Njal se mirent au nord du tribunal. Geir le Godi somma Gunnar d'écouter son serment. Puis il prêta serment. Après cela il exposa l'affaire. Puis il produisit les témoins de la citation. Puis il fit prendre place aux hommes libres du pays qu'il avait désignés comme témoins enquêteurs. Puis il invita l'adversaire à récuser leur déposition. Puis il leur dit d'apporter leur déposition. Alors les hommes qui avaient été désignés comme témoins enquêteurs s'avancèrent devant le tribunal, prirent des témoins, et déclarèrent que l'affaire d'Audulf n'était pas de leur compétence, parce que ceux à qui la poursuite appartenait étaient en Norvège, qu'ils n'avaient donc rien avoir dans cette affaire. Après cela ils firent leur déposition dans l'affaire d'Otkel et déclarèrent que Gunnar était convaincu d'être coupable de ce meurtre. Après cela Geir le Godi somma Gunnar d'avoir à se défendre; et il prit des témoins de toutes les formalités qu'il avait remplies.
Alors Gunnar à son tour somma Geir le Godi d'écouter son serment et les moyens de défense qu'il allait présenter. Puis il prêta serment. Après quoi il dit: «Voici ce que j'ai à dire pour ma défense dans cette affaire: j'ai pris des témoins, et j'ai déclaré Otkel hors la loi, devant mes voisins, pour cette blessure sanglante qu'il m'a faite avec ses éperons. Je te fais donc, à toi Geir le Godi, défense solennelle de poursuivre cette affaire et aux juges de la juger, et par là je tiens toutes les mesures que tu as prises jusqu'ici pour nulles et de nul effet. Je t'en fais une défense légale, pleine et entière, et qui doit être suivie d'effet, telle enfin que j'ai à te la faire selon la procédure de l'Alting et la loi de tout le pays. Et maintenant j'ai à te dire ce que je vais faire encore» dit Gunnar.--«Vas-tu me défier à un combat dans l'île, comme c'est ta coutume, dit Geir, et refuser de te soumettre à la loi?».--«Ce n'est pas cela, dit Gunnar; je vais te citer à comparaître au tertre de la loi, pour ceci, que tu as désigné des témoins enquêteurs dans une affaire où ils n'avaient rien à voir: le meurtre d'Audulf; et pour cette cause je vais déclarer que tu as encouru la peine du bannissement simple».
Njal prit la parole et dit: «Il ne faut pas qu'il en soit ainsi; car vous en viendriez maintenant aux plus grandes violences. Chacun de vous a dans son affaire beaucoup de choses contre lui, à ce qu'il me semble. Il y a quelques-uns de ces meurtres, Gunnar, au sujet desquels tu n'as pas grand'chose à dire contre ceux qui t'en déclarent coupable. D'autre part, tu as cette action que tu intentes à Geir, et il sera trouvé coupable, certainement. Et toi, Geir le Godi, il faut que tu saches une chose, c'est que cette action en bannissement qui te menace n'est pas encore intentée, mais qu'elle ne restera pas en route si tu refuses de suivre mon conseil».
Thorod le Godi dit: «Il me semble qu'il vaudrait mieux, pour le bien de la paix, faire un arrangement dans cette affaire; mais pourquoi ne dis-tu rien, Gissur le blanc?».--«Il me semble, dit Gissur, qu'il nous faudrait de solides appuis pour mener à bien notre cause. Il est facile de voir que les amis de Gunnar ne sont pas loin; ce qui donc vaudra le mieux pour notre affaire, c'est que de bons et vaillants hommes prononcent entre nous, si Gunnar y consent».
«J'ai toujours été accommodant, dit Gunnar; vous avez beaucoup à dire contre moi; mais aussi il me semble que j'ai été grandement forcé à faire ce que j'ai fait».
Ils décidèrent donc, sur le conseil des hommes les plus sages, de terminer l'affaire, et de la remettre à un arbitrage. Six hommes furent choisis comme arbitres. Et sur l'heure, au ting, ils prononcèrent sur l'affaire. Leur sentence fut qu'il ne serait point payé d'amende pour Skamkel; que le meurtre d'Otkel et le coup d'éperon se compenseraient; que pour les autres meurtres il serait payé des amendes suivant leur valeur. Les parents de Gunnar donnèrent de l'argent, si bien que toutes les amendes furent payées sur le champ, au ting. Alors Geir le Godi et Gissur le blanc allèrent trouver Gunnar et lui promirent de garder fidèlement la paix. Gunnar quitta le ting et retourna chez lui. Il remercia les hommes qui lui avaient prêté leur aide et fit à beaucoup d'entre eux des présents. Il se fit grand honneur de tout ceci.
Gunnar est donc maintenant chez lui, et fort en honneur.
Il y avait un homme nommé Starkad. Il était fils de Bark Blatannarskeg, fils de Thorkel Bundinfot, qui prit des terres aux environs de Trihyrning. C'était un homme marié, et sa femme s'appelait Halbera. Elle était fille de Hroald le rouge et de Hildigunn, fille de Thorstein Titling. La mère d'Hildigunn était Unn, fille d'Eyvind Karf, sœur de Modolf le pacifique, de Mosfell, de qui sont descendus les Modylfings.
Les fils de Starkad et de Halbera s'appelaient, Thorgeir, Börk, et Thorkel. Hildigunn, la guérisseuse, était leur sœur. C'étaient des hommes d'humeur hautaine, querelleurs et malfaisants. Ils faisaient aux gens toute sorte de tort.
Il y avait un homme nommé Egil. Il était fils de Kol, fils d'Ottar-Bal, qui prit des terres entre Stotalæk et Reydarvatn. Le frère d'Egil était Önund de Tröllaskog, père de Hal le fort, qui eut part au meurtre de Holtathorir avec les fils de Ketil le beau parleur.
Egil demeurait à Sandgil. Ses fils étaient Kol, Ottar, et Hauk. Leur mère était Steinvör, sœur de Starkad de Trihyrning. Les fils d'Egil étaient grands et batailleurs, les hommes les plus malfaisants qu'on pût voir. Ils étaient toujours du même côté, eux et les fils de Starkad. Leur sœur était Gudrun Natsol. C'était la plus belle et la plus gracieuse des femmes.
Egil avait pris chez lui deux hommes de Norvège. L'un s'appelait Thorir et l'autre Thorgrim. Ils étaient nouveaux-venus dans le pays, bien vus et riches. C'étaient de vaillants hommes, hardis en toute occasion.
Starkad avait un bon cheval, roux de poil; les gens disaient que ce cheval n'avait pas son pareil pour le combat. Il arriva une fois que ces trois frères de Sandgil étaient à Trihyrning. Il y eut beaucoup de paroles dites sur tous les hommes du pays de Fljotshlid; et on vint à se demander si quelqu'un d'eux voudrait faire combattre un cheval contre celui-là. Des gens qui étaient là dirent, pour leur faire honneur et flatterie, que nul n'oserait, et que nul aussi n'avait un cheval pareil. Alors Hildigunn répondit «Je sais un homme qui osera bien faire combattre un cheval contre le vôtre.»--«Nomme-le» disent-ils. Elle répond; «Gunnar de Hlidarenda a un cheval brun, qu'il fera bien combattre contre vous et contre tous les autres.»--«Il vous semble à vous, femmes, disent-ils, que nul n'est son pareil. Mais si Geir le Godi et Gissur le blanc ont cédé devant lui à leur honte, il n'est pas dit qu'il nous en arriverait autant.»--«Il vous arrivera pis» dit-elle, et il s'ensuivit une grande dispute entre eux. Starkad dit: «Gunnar est le dernier homme à qui il vous faut chercher querelle; car il est dangereux de s'attaquer à sa chance.»--«Tu nous permettras bien, dirent-ils de lui offrir un combat de chevaux?»--«Je vous le permets, dit-il, à condition que vous ne lui jouerez point de mauvais tour.» Ils promirent qu'ils n'en feraient rien.
Ils partirent donc pour Hlidarenda. Gunnar était chez lui; il sortit; Kolskegg et Hjort sortirent avec lui. Ils firent bon accueil aux autres et demandèrent où ils allaient. «Nous n'allons pas plus loin qu'ici» répondirent-ils. On nous a dit que tu avais un bon cheval, et nous venons t'offrir un combat de chevaux.»--«Il n'y a pas grand chose à dire de mon cheval, dit Gunnar; il est jeune et il n'est pas encore bien dressé.»--«Tu te décideras peut-être à le faire combattre; dirent-ils. Hildigunn est d'avis que tu t'en tirerais bien.»--«Comment avez-vous parlé de cela?» dit Gunnar.--«Il y a des gens, répondirent-ils, qui ont dit que tu n'oserais pas faire combattre un cheval contre le nôtre.»--«Je crois que j'oserai, dit Gunnar, mais il me semble que ce sont là de mauvaises paroles.»--«Devons-nous croire, dirent-ils, que tu acceptes le combat?»--«Vous serez contents, dit Gunnar, si vous l'emportez; mais il y a une chose que je veux vous demander. C'est de régler le combat de telle sorte que nous en ayons les uns et les autres du plaisir et nul ennui, et que vous ne puissiez en aucune façon me faire honte. Mais si vous faites pour moi comme pour d'autres, je vous le revaudrai, sans que rien m'en empêche, et vous verrez qu'il vous en coûtera cher. Comme vous aurez fait, ainsi je ferai.» Après cela, ils retournèrent chez eux.
Starkad demanda comment les choses s'étaient passées. Ils dirent que Gunnar leur avait fait faire un bon voyage. «Il a promis de faire combattre son cheval, et nous avons fixé le jour où le combat aura lieu. On voyait bien qu'il trouvait que nous avions l'avantage sur lui, et il faisait tout son possible pour s'y dérober.»--«Vous verrez, dit Hildigunn, que si Gunnar est lent à s'engager dans une affaire chanceuse, il est hardi quand il n'y a plus moyen d'y échapper.»
Gunnar monta à cheval et vint trouver Njal. Il lui dit le combat de chevaux, et les paroles qui avaient été dites entre eux. «Et que penses-tu qu'il advienne de ce combat?» ajouta-t-il. «C'est toi qui auras le dessus, dit Njal; mais ceci va causer la mort de bien des gens.»--«Penses-tu que cela cause ma mort?» dit Gunnar. «Pas cette fois, dit Njal; mais ils se souviendront de leur vieille haine, ils l'en porteront encore une nouvelle, et tu n'auras plus autre chose à faire qu'à plier devant eux.» Alors Gunnar retourna chez lui.
Sur ces entrefaites, Gunnar apprit la mort de son beau-père Höskuld. Quelques jours plus tard Thorgerd, fille d'Halgerd et femme de Thrain, accoucha à Grjota et mit au monde un garçon. Elle envoya quelqu'un à sa mère en la priant de décider s'il fallait appeler l'enfant Glum, comme son père, ou Höskuld, comme son grand-père. Halgerd demanda qu'il fût appelé Höskuld. On donna donc ce nom à l'enfant.
Gunnar et Halgerd eurent deux fils. L'un s'appelait Högni et l'autre Grani. Högni fut un vaillant homme, silencieux, méfiant, et véridique dans toutes ses paroles.
Et voilà que les hommes partent pour le combat de chevaux, et il est venu là une foule nombreuse. Il y avait Gunnar et ses frères avec les fils de Sigfus, Njal et tous ses fils. Starkad était venu aveu ses fils, Egil avec les siens.
Ils dirent à Gunnar qu'il était temps d'amener les chevaux. Gunnar répondit qu'il voulait bien. Skarphjedin dit: «Veux-tu de moi pour faire combattre ton cheval, ami Gunnar?»--«Je ne veux pas» dit Gunnar.--«Cela vaudrait mieux pourtant, dit Skarphjedin; on a pris des deux côtés la chose fort à cœur.»--«Vous auriez peu de chose à dire ou à faire, dit Gunnar, avant qu'un malheur n'arrive; avec moi il viendra plus tard, quoique cela revienne au même, à la fin.»
Après cela on amena les chevaux. Gunnar s'apprêta à faire combattre le sien, que Skarphjedin amenait. Gunnar était en casaque rouge; il avait autour du corps une large ceinture d'argent et un long aiguillon à la main. Les chevaux coururent l'un sur l'autre, et ils se mordirent longtemps sans qu'il fût besoin de les exciter, et les gens y prenaient grand plaisir. Alors Thorgeir et Kol convinrent ensemble de pousser leur cheval en avant, au moment où les chevaux se rueraient l'un sur l'autre, et de voir s'ils pourraient faire tomber Gunnar. Et voici que les chevaux se ruent l'un sur l'autre; Thorgeir et Kol courent à côté de leur cheval et l'excitent tant qu'ils peuvent. Gunnar pousse le sien contre eux, et en un clin d'œil, Thorgeir et Kol tombent tous deux à la renverse, et le cheval par dessus. Ils se relèvent vivement et courent à Gunnar. Gunnar se jette de côté; il saisit Kol et le lance contre terre si fort qu'il reste là, sans connaissance. Alors Thorgeir fils de Starkad, frappa le cheval de Gunnar, et du coup lui fit sauter un œil. Gunnar frappa Thorgeir de son aiguillon, et Thorgeir tomba sans connaissance. Gunnar s'approcha de son cheval et dit à Kolskegg: «Tue-le; il ne faut pas qu'il vive mutilé.» Kolskegg coupa la tête du cheval. À ce moment Thorgeir se releva. Il prit ses armes et voulut se jeter sur Gunnar. On l'en empêcha, et il se fit un grand tumulte. «Cette mêlée me dégoûte, dit Skarphjedin; il convient mieux à des hommes de se battre avec des armes.» Et il chanta:
«Il y a presse au ting; la foule grossit et passe toute mesure. Il y aura peine à terminer les querelles de tous ces hommes. Il est plus digne de vaillants guerriers de teindre leurs armes dans le sang. J'aimerais mieux avoir à dompter les féroces petits de la louve.»
Gunnar était si tranquille qu'un homme le tenait sans peine, et il ne disait pas une seule mauvaise parole. Njal dit qu'il fallait s'arranger et faire la paix: Thorgeir répondit qu'il ne donnerait ni recevrait de paix; qu'il voulait la mort de Gunnar pour le coup qu'il en avait reçu. «Gunnar a été trop solide jusqu'ici, dit Kolskegg, pour tomber devant une parole, et il l'est encore.»
Alors les hommes quittent le lieu du combat et s'en vont chacun chez soi. Ils ne firent nulle entreprise contre Gunnar. Et l'hiver se passa ainsi.
L'été suivant, au ting, Gunnar rencontra Olaf Pai, son parent. Olaf l'invita chez lui et l'engagea à se tenir sur ses gardes: «car ils te feront, dit-il, tout le mal qu'ils pourront. Va toujours bien accompagné.» Olaf lui donna quantité de bons conseils, et ils firent entre eux très grande amitié.
Asgrim fils d'Ellidagrim avait un procès à poursuivre devant le ting. C'était une affaire d'héritage. Il avait pour adversaire dans ce procès Ulf fils d'Uggi. Il arriva à Asgrim, ce qui lui était arrivé rarement, qu'il y avait un de cas de nullité dans son affaire. Et la nullité consistait en ceci qu'il avait nommé quatre jurés là où il avait à en nommer neuf. Les autres avaient donc ce cas de nullité pour eux. Alors Gunnar dit: «Je te défie en combat singulier dans l'île, Ulf fils d'Uggi, puisqu'il n'y a plus moyen de se faire rendre justice.»--«Ce n'est pas à toi que j'ai à faire» dit Ulf.--«Cela revient au même, dit Gunnar; Njal et Helgi mon ami seront d'avis que je dois prendre en main la cause d'Asgrim, quand ils ne sont pas là.» Et le procès finit de telle sorte, qu'Ulf eut à payer toute la somme. Alors Asgrim dit à Gunnar: «Je t'invite à venir chez moi cet été, et je serai avec toi dans toutes les querelles et jamais contre toi.»
Gunnar quitta le ting, et retourna chez lui. À quelque temps de là, ils se rencontrèrent, lui et Njal. Njal pria Gunnar de se tenir sur ses gardes. Il avait ouï dire que ceux de Trihyrning méditaient de marcher contre lui, et il l'engagea à ne jamais sortir sans être en nombre, et à porter toujours ses armes avec lui. Gunnar dit qu'ainsi ferait-il. Il dit à Njal qu'Asgrim l'avait invité chez lui: «et mon intention, ajouta-t-il, est d'y aller cet automne.»--«Que personne ne le sache avant ton départ, dit Njal; ni combien de temps tu resteras au loin. Je t'offrirai en outre que mes fils fassent le chemin avec toi. De la sorte il est à croire qu'ils ne t'attaqueront pas.» Ils convinrent donc qu'il en serait ainsi.
L'été se passa, et voici qu'il n'y avait plus que huit semaines jusqu'à l'hiver. Alors Gunnar dit à Kolskegg: «Apprête-toi à partir, car nous allons à Tunga, où nous sommes invités.»--« Ne le ferai-je pas dire aux fils de Njal?» dit Kolskegg.--«Non, dit Gunnar, il ne faut pas qu'il leur arrive malheur à cause de moi.»
Ils chevauchaient tous trois, Gunnar et ses frères. Gunnar avait sa hallebarde et son épée, présent d'Ölvir. Kolskegg avait sa hache. Hjört aussi était armé jusqu'aux dents. Ils arrivèrent à Tunga. Asgrim leur fit bon accueil, et ils furent là quelque temps. À la fin ils annoncèrent qu'ils voulaient retourner chez eux. Asgrim leur fit de beaux présents et offrit de faire route avec eux pour le pays de l'Est. Gunnar dit qu'il n'avait besoin de personne, et Asgrim ne partit pas.
Il y avait un homme nommé Sigurd Svinhöfdi. Il arriva à Trihyrning. Il demeurait près de la Thjorsa, et il avait promis de les avertir quand passerait Gunnar. Il leur dit donc que Gunnar était en route, et qu'il n'y aurait jamais chance plus belle: «car ils ne sont que trois»--«Combien nous faut-il d'hommes pour le surprendre?» dit Starkad. «Il ne faut pas de petites gens, qui seraient trop peu de chose pour lui, dit Sigurd; et il ne serait pas sage d'avoir moins de trente hommes.»--«Où l'attendrons nous?» dit Starkad.--«À Knafahola, dit Sigurd. Là il ne vous verra qu'une fois tombé au milieu de vous»--«Va à Sandgil, dit Starkad, et dis-leur d'en partir quinze, et nous, nous viendrons quinze autres à Knafahola.» Thorgeir dit à Hildigunn: «Cette main que tu vois te montrera ce soir Gunnar mort.»--«Et moi je crois, dit-elle, que tu auras la tête basse après votre rencontre.»
Ils partirent donc de Trihyrning, le père et ses trois fils, et onze autres hommes. Ils allèrent à Knafahola, et là, ils attendirent.
Sigurd Svinhöfdi vint à Sandgil et dit: «Je suis envoyé ici par Starkad et ses fils pour te dire, Egil, que toi et tes fils alliez à Knafahola pour y attendre Gunnar.»--«Combien faut-il que nous soyons?» dit Egil. «Quinze avec moi» dit Sigurd. Kol dit: «je vais donc aujourd'hui me mesurer avec Kolskegg.»--«C'est une grosse affaire que tu te promets là» dit Sigurd.
Egil pria ses Norvégiens de venir avec lui. Ils dirent qu'ils n'avaient nul grief contre Gunnar. «Et puis, dit Thorir, l'affaire doit être bien chanceuse, s'il faut toute une foule contre trois hommes.» Alors Egil partit, en colère. Sa femme dit au Norvégien: «Maudite soit l'heure où ma fille Gudrun a oublié sa fierté et dormi à ton côté, si tu n'oses pas suivre ton beau-père. Il faut que tu sois un lâche» dit-elle.--«J'irai avec ton mari, répondit-il, et nul de nous ne reviendra.» Après cela il alla trouver Thorgrim son compagnon, et lui dit: «Prends les clefs de mes coffres, car je ne les ouvrirai plus. Je veux aussi que tu aies, des richesses qui sont à nous deux, autant que tu en voudras. Et puis va t'en, et ne t'occupe pas de me venger. Si tu ne t'en vas pas, tu es un homme mort.» Alors le Norvégien prend ses armes, et il part avec le reste de la troupe.
Il faut revenir à Gunnar, qui chevauche vers l'est, passant la Thjorsa. Comme il s'éloignait de la rivière il sentit une grande envie de dormir, et il pria les autres de s'arrêter là. Il tomba dans un profond sommeil, et s'agitait en dormant. Kolskegg dit: «Voici que Gunnar rêve.» Hjört dit: «Je vais l'éveiller.»--«Ne fais pas cela, dit Kolskegg; il faut que son rêve s'achève.» Gunnar dormit longtemps. Quand il s'éveilla, il jeta loin de lui son bouclier, et il avait très-chaud. Kolskegg dit: «Qu'as-tu rêvé mon frère?»--«J'ai rêvé de telles choses, dit Gunnar, que nous ne serions pas partis de Tunga en si petit nombre, si j'avais fait ce rêve là-bas.»--«Dis-nous ton rêve» dit Kolskegg, Gunnar chanta:
«J'ai vu, m'a-t-il semblé, une troupe nombreuse qui fondait sur nous trois. Je vais rompre, j'en suis sûr, le jeûne des corbeaux affamés, qui nous suivent depuis Tunga. O guerrier qui lance des flammes, les vautours vont venir, je te l'annonce, arracher aux loups les cadavres. Terrible était mon rêve.»
«J'ai, rêvé, dit Gunnar, que je chevauchais, passant près de Knafahola. Alors il me sembla voir une grande troupe de loups qui venaient sur moi et, pour les éviter, je m'en allais vers la Ranga. À ce moment il me sembla qu'ils m'attaquaient de tous côtés. Mais je me défendais contre eux, et je perçais de flèches tous ceux qui s'avançaient le plus; à la fin ils furent si près de moi que je ne pouvais plus me servir de mon arc. Je pris mon épée et je la brandissais d'une main; de l'autre je frappais avec ma hallebarde. Je ne me couvrais point de mon bouclier et je ne sais ce qui me protégeait. Je tuai ainsi beaucoup de loups, et toi aussi, Kolskegg. Mais Hjört, il me sembla qu'ils le jetaient à terre et qu'ils déchiraient sa poitrine; et l'un d'eux avait son cœur dans sa gueule. Alors j'entrai dans une si grande colère que d'un coup je fendis le loup en deux, à partir de l'épaule. Après cela il me sembla que les loups prenaient la fuite. Et maintenant, Hjört mon frère, mon avis est que tu t'en retournes à Tunga.»--«Je ne veux pas, dit Hjört; quoique je sache que ma mort est certaine, je te suivrai pourtant.»
Après cela ils partirent, chevauchant vers l'est, et ils vinrent près de Knafahola. Kolskegg dit: «Vois-tu, mon frère, toutes ces lances qui sortent du creux, et des hommes avec des armes?»--«Il n'y a là rien qui me surprenne, dit Gunnar, à trouver mon rêve vrai.»--«Qu'allons-nous faire? dit Kolskegg. Je suppose que tu ne vas pas fuir devant eux.»--«Ils n'auront pas à nous railler à ce sujet, dit Gunnar; mais nous allons marcher en avant jusqu'au rocher qui s'avance dans la Ranga. C'est un bon endroit pour se défendre.»
Ils allèrent donc jusqu'au rocher, et s'y préparèrent au combat. «Où cours-tu si vite, Gunnar?» lui cria Kol, comme ils passaient.--«Tu iras le dire quand la journée sera finie» dit Kolskegg.
Et voici que Starkad pousse ses hommes en avant. Ils marchent vers le rocher où sont les autres. Sigurd Svinhöfdi venait le premier; il avait un bouclier rouge dans une main et un poignard dans l'autre. Gunnar le voit, il bande son arc et lui lance une flèche. L'autre leva son bouclier, dès qu'il vit la flèche voler en l'air; la flèche traversa le bouclier, lui entra dans l'œil et sortit par le cou: ce fut le premier tué.
Gunnar lança une seconde flèche à Ulfhedin l'intendant de Starkad. La flèche l'atteignit au milieu du corps, et il tomba devant les pieds d'un autre, qui tomba sur lui, en travers. Kotskegg lança une pierre sur la tête de cet autre, et il fut tué du coup.
Alors Starkad dit: «Nous n'arriverons à rien tant qu'il se servira de son arc: allons en avant, hardiment.» Et ils s'excitèrent les uns les autres à avancer. Gunnar se défendit avec son arc, tant qu'il put. À la fin il le jeta à terre. Il prit sa hallebarde et son épée, et il frappait des deux mains. Il se fit alors un grand carnage. Gunnar tuait quantité d'hommes et aussi Kolskegg. «J'ai promis, Gunnar, d'apporter ta tête à Hildigunn» dit Thorgeir fils de Starkad. Alors Gunnar chanta:
«Je ne sais si elle y attache un si grand prix. (Le fracas des armes emporte le bruit de nos paroles). Mais toi, si tu veux lui porter ma tête, il faut t'avancer dans la mêlée, un peu plus que tu ne fais.
«Elle ne fera pas grand cas de ton présent, que tu y arrives ou non, dit Gunnar; mais il faut que tu approches, si tu veux tenir ma tête dans tes mains.»
Thorgeir dit à ses frères; «Courons sur lui, tous à la fois. Il n'a pas de bouclier, et sa vie est à nous.» Börk et Thorkel coururent en avant, et furent là plus vite que Thorgeir. Börk lève son épée sur Gunnar. Gunnar la frappe de sa hallebarde, d'un si grand coup, qu'elle vole loin des mains de Börk. Gunnar voit de l'autre côté Thorkel prêt à le frapper. De biais comme il est, il brandit son épée, et l'épée atteint le cou de Thorkel, et fait voler sa tête au loin.
Kol, fils d'Egil, dit: «À nous deux, Kolskegg. J'ai toujours dit que nous nous valions dans le combat.»--C'est ce que nous allons voir, dit Kolskegg. Kol pointa sur lui un javelot. Kolskegg était à tuer un homme, il avait fort à faire et ne put se couvrir de son bouclier; le javelot le toucha à la cuisse, en dehors, et s'y enfonça. Il se retourna vivement, courut à Kol, le frappa de sa hache à la jambe, et la coupa sous lui. «T'ai-je touché ou non?» lui dit-il--«Mauvaise affaire pour moi, dit Kol, d'avoir été sans bouclier.» Il se tint quelques instants sur une jambe, regardant le moignon. «N'y regarde pas tant, dit Kolskegg; c'est bien comme il te semble, ta jambe n'y est plus.» Alors Kol tomba à terre, mort.
Quand Egil, son père, voit cela, il court à Gunnar et lève son épée pour le frapper. Gunnar pointe sa hallebarde contre lui, et le touche au milieu du corps. Il l'enlève au bout de la hallebarde, et le jette dans la Ranga.
À ce moment Starkad dit: «Tu es un misérable, Norvégien Thorir, d'être assis là à nous regarder, quand on tue Egil, ton hôte et ton beau-père.» Le Norvégien sauta sur ses pieds, il était fort en colère. Hjört venait de tuer deux hommes. Le Norvégien court à lui et lui donne un coup qui lui perce la poitrine: Hjört tombe à terre, mort. Gunnar voit cela, il se tourne vivement vers le Norvégien, et il le coupe en deux, au milieu du corps. Puis il pointe sa hallebarde sur Börk; la hallebarde atteint Börk au milieu du corps, le perce de part en part et s'enfonce en terre derrière lui. Et voici Kolskegg qui coupe la tête de Hauk fils d'Egil, et Gunnar encore, qui coupe le bras d'Ottar au coude. Alors Starkad dit: «Fuyons. Ce n'est pas à des hommes que nous avons affaire.»--«On va tenir de mauvais propos sur votre compte, dit Gunnar, si on ne peut voir sur vous que vous étiez au combat.» Il court au père et au fils, et les blesse tous les deux. Après cela ils se séparèrent; Gunnar et son frère en avaient blessé beaucoup qui avaient pris la fuite. Quatorze hommes avaient péri dans la bataille, et Hjört était le quinzième. Gunnar fit rapporter Hjört à Hlidarenda sur son bouclier, et on lui fit là un tombeau. Beaucoup de gens le regrettèrent, car il était très-aimé.
Starkad rentra chez lui. Hildigunn pansa sa blessure et celle de Thorgeir. «Vous donneriez beaucoup, dit-elle, pour n'avoir pas eu de démêlés avec Gunnar.»--«C'est vrai» dit Starkad.
Steinvör de Sandgil demanda à Thorgrim le Norvégien de prendre soin de ses biens: «Ne quitte pas le pays, je t'en prie, dit-elle, et souviens-toi de Thorir, ton parent et ton ami.» Il répondit: «Thorir mon camarade m'a prédit que je tomberais de la main de Gunnar si je restais ici; il devait bien le savoir, car il a su d'avance sa propre mort.»--«Je te donnerai, dit-elle, ma fille Gudrun, et tous mes biens, de moitié avec moi.»--«Je ne savais pas que tu y mettrais un si haut prix» dit-il. Ils convinrent donc qu'il aurait Gudrun, et que la noce se ferait dès cet été.
Gunnar alla à Bergthorshval, et Kolskegg avec lui. Njal était dehors, ses fils aussi; ils allèrent à la rencontre de Gunnar et lui firent grand accueil. Après quoi ils se mirent à parler. Gunnar dit: «Je suis venu ici pour te demander ton assistance et tes bons conseils.» Njal dit que cela lui était dû. «Je me trouve, dit Gunnar, dans un grand embarras; j'ai tué quantité d'hommes, et je voudrais savoir ce que tu penses qu'il faut faire.»--«Bien des gens seront d'avis que tu y as été forcé, dit Njal; mais donne-moi un moment pour réfléchir.»
Njal s'en alla tout seul à l'écart, et songea à ce qu'il y avait à faire. Quand il revint, il dit: «Voici que j'ai bien examiné la chose, et il me semble qu'il faut ici aller de l'avant, hardiment. Thorgeir a séduit Thorfinna, ma parente; je vais abandonner entre tes mains ma poursuite pour séduction. Je t'en abandonne également une autre contre Starkad, pour avoir coupé des arbres dans mon bois de Trihyrningshals. C'est toi qui intenteras les deux procès. Tu iras aussi là où le combat a eu lieu, tu déterreras les morts, tu prendras des témoins de leur blessures, et tu déclareras tous ces morts hors la loi pour être venus te trouver là dans l'intention de vous blesser ou de vous faire périr de mort violente, toi et tes frères. Et si on instruit l'affaire au ting et qu'on t'oppose que tu as le premier frappé Thorgeir et que pour cette raison tu ne peux introduire une instance ni pour toi ni pour d'autres, je répondrai, moi, et je dirai que je t'ai rétabli dans tes droits au ting de Tingskala, de façon que tu puisses introduire une instance tant pour toi que pour d'autres; voici donc qu'il leur sera répondu sur ce point. Il faut de plus que tu ailles trouver Tyrfing à Berjanes; il se défera en ta faveur d'une action en justice qu'il doit intenter à Önund de Trollaskog, à qui appartient la poursuite pour le meurtre de son frère Egil.»
Gunnar s'en retourna donc chez lui, d'abord. Quelques jours après, ils s'en allèrent, Gunnar et les fils de Njal, à l'endroit où étaient les cadavres, et ils déterrèrent tous ceux qui avaient été enterrés, Gunnar les déclara tous hors la loi pour attaque déloyale et pour meurtre. Après quoi il retourna chez lui.
Ce même automne Valgard le rusé revint de l'étranger, et s'en alla chez lui à Hofi. Thorgeir vint trouver Valgard et Mörd; il leur dit qu'on était dans une mauvaise passe, si Gunnar mettait hors la loi tous ceux qu'il avait tués. «C'est un conseil de Njal, dit Valgard, et il n'a pas fini de lui en donner.» Thorgeir demanda au père et au fils aide et assistance. Ils refusèrent longtemps, et consentirent à la fin, pour une grosse somme d'argent. Il fut décidé que Mörd demanderait en mariage Thorkatla, fille de Gissur le blanc, et que Thorgeir se mettrait en route pour l'ouest, et passerait la rivière sur l'heure, avec Valgard et Mörd.
Le jour suivant ils partirent douze ensemble, et vinrent à Mosfell. On les reçut bien, ils y passèrent la nuit; après quoi ils firent leur demande à Gissur. On tomba d'accord que la chose se ferait, et que la noce aurait tien, un demi-mois plus tard, à Mosfell. Ils retournèrent chez eux.
Après quelques jours, le père et le fils se mirent en route pour la noce, avec beaucoup de monde. Ils trouvèrent là-bas beaucoup d'hôtes rassemblés, et la noce se passa bien. Thorkatla partit avec Mörd et se mit à gouverner la maison. Valgard s'en alla l'été suivant à l'étranger.
Cependant Mörd presse Thorgeir d'engager son procès contre Gunnar. Thorgeir s'en va trouver Önund à Trollaskog. Il le prie de porter plainte pour le meurtre de son frère Egil et de ses fils; «Moi, dit-il, je porterai plainte pour le meurtre de mes frères, et pour mes blessures et celles de mon père.» Önund dit qu'il est tout prêt. Ils s'en vont et proclament les meurtres, et prennent neuf des plus proches voisins à témoin de la chose.
On apprend à Hlidarenda ces préliminaires. Gunnar monte à cheval et va trouver Njal. Il lui dit ce qui se passe et demande ce qu'il lui conseille de faire. «Il faut, dit Njal, que tu convoques tes voisins, et ceux que tu as pris à témoins du meurtre. Tu nommeras devant eux des témoins et tu dénonceras Kol comme te devant raison du meurtre de ton frère Hjört: tu procéderas ainsi selon la loi. Après cela tu porteras plainte pour le meurtre contre Kol, quoiqu'il soit mort. Puis tu prendras des témoins, et tu sommeras tes voisins d'avoir à se rendre au ting pour témoigner en justice, et dire si Kol et les siens étaient présents, et partie dans l'attaque, quand Hjört fut tué. Puis tu citeras encore Thorgeir en justice pour séduction, et aussi Önund de Trollaskog pour l'affaire de Tyrfing». Gunnar fit en toutes choses selon le conseil de Njal. Les gens trouvèrent que c'étaient là des préliminaires singuliers. Et voici que ces procès viennent devant le ting.
Gunnar partit pour le ting, Njal aussi, et ses fils, et les fils de Sigfus. Gunnar avait fait dire à ses parents de venir au ting et d'avoir beaucoup de monde, disant que l'affaire serait chaude. Ils arrivèrent de l'ouest en grand nombre. Mörd vient au ting, et Runolf de Dal, et aussi ceux de Trihyrning, et Önund de Trollaskog.
Et quand ces gens arrivent au ting, ils ne font qu'une troupe avec ceux de Gissur le blanc et de Geir le Godi.
Mais Gunnar, et les fils de Sigfus et les fils de Njal allaient tous ensemble, et ils marchaient d'un air si résolu, que les gens avaient à se garer, pour n'être pas culbutés. Et il n'y avait rien dont on parlât tant durant tout le ting, que de ce grand procès.
Gunnar vint à la rencontre de ses parents, Olaf et les siens lui firent bon accueil. Ils questionnèrent Gunnar sur le combat. Il leur dit tout par le menu, sans rien oublier, et aussi ce qu'il avait fait depuis: «Elle vaut cher pour toi, dit Olaf, l'aide que te donne Njal en te conseillant en toutes choses». Gunnar dit qu'il ne saurait jamais l'en remercier, puis il leur demanda secours et assistance. Ils dirent que cela lui était dû.
Et voici que de part et d'autre les causes viennent devant le tribunal. Chacun expose son affaire.
Mörd demanda si un homme pouvait porter plainte, quand il avait d'avance forfait ses droits en attaquant Thorgeir, comme avait fait Gunnar. Njal répondit: «Étais-tu au ting de Tingskala, cet automne?»--«Certainement j'y étais» dit Mörd. «As-tu entendu, dit Njal, Gunnar lui offrir l'amende entière?»--«Certes je l'ai entendu» dit Mörd.--«J'ai alors, dit Njal, déclaré Gunnar rétabli dans ses droits et capable d'ester en justice.»--«C'est légal, dit Mörd, mais comment se fait-il que Gunnar ait porté plainte contre Kol pour le meurtre de Hjört, quand c'est le Norvégien qui l'a tué?»--«C'était légal, dit Njal, puisqu'il l'a désigné devant témoins comme devant lui rendre raison.»--«C'était légal assurément, dit Mörd, mais pourquoi Gunnar les a-t-il tous déclarés hors la loi?»--«Tu ne devrais pas le demander, dit Njal, car ils étaient partis tous avec l'intention de blesser ou de tuer»--«Ils n'ont rien fait à Gunnar» dit Mörd.--«Les frères de Gunnar, Hjört et Kolskegg, étaient là, dit Njal. L'un a reçu la mort et l'autre une blessure.»--«Vous avez la loi pour vous, dit Mörd; mais il est dur de se faire à cela.»
Alors Hjalti, fils de Skeggi, de la vallée de la Thjorsa, s'avança et dit: «Je n'ai aucune part à vos querelles; mais je veux savoir ce que tu ferais, Gunnar, par égard à mes paroles, et par amitié pour moi».--«Que demandes-tu?» dit Gunnar.--«Ceci, dit Hjalti; que tu abandonnes toute l'affaire à une sentence équitable et au jugement d'hommes sages».--«Alors, dit Gunnar, tu promets de n'être jamais contre moi, quels que soient ceux à qui j'aurai affaire?»--«Je te le promets» dit Hjalti. Après cela, Hjalti entreprit les adversaires de Gunnar, et les choses en vinrent au point qu'ils conclurent tous la paix. Et ils s'engagèrent de part et d'autre à la garder fidèlement. Pour la blessure de Thorgeir on mit, comme équivalent, l'affaire de séduction, et la coupe de bois pour la blessure de Starkad. Pour les frères de Thorgeir on fixa demi-amende, l'autre moitié étant forfaite, par suite de leur attaque contre Gunnar. Le meurtre d'Egil et l'affaire de Tyrfing se compensèrent. Pour le meurtre de Hjört on mit celui de Kol et du Norvégien. Pour tous les autres, on fixa demi-amende. Ce fut Njal qui prononça ce jugement, avec Asgrim fils d'Ellidagrim, et Hjalti fils de Skeggi.
Njal avait beaucoup d'argent placé chez Starkad et chez ceux de Sandgil; il donna tout à Gunnar pour payer ces amendes. Gunnar de son côté avait tant d'amis au ting qu'il put payer sur l'heure l'amende pour tous les meurtres. Il fit des présents à beaucoup de chefs qui lui avaient prêté leur aide, et il se fit grand honneur dans cette affaire. Tous étaient d'accord en ceci, qu'il n'avait pas son pareil dans le pays du Sud.
Gunnar quitta le ting et retourna chez lui. Et pour l'instant il s'y tient tranquille. Mais ses adversaires lui enviaient fort tous ses honneurs.
Il faut parler maintenant de Thorgeir fils d'Otkel. Il était arrivé à l'âge d'homme; il était grand et fort, loyal et simple, un peu trop confiant. Les hommes les meilleurs en faisaient cas, et ses amis l'aimaient.
Un jour, Thorgeir fils de Starkad alla trouver Mörd son parent. «Je ne suis pas content, dit-il, de la façon dont s'est terminée notre affaire avec Gunnar. Je t'ai acheté ton aide pour tout le temps que nous serons debout tous deux. Je veux donc que tu imagines quelque chose qui puisse faire du tort à Gunnar. Et que ce soit quelque invention profonde. Je te parle ouvertement, parce que je sais que tu es le plus grand ennemi de Gunnar, comme il est le tien. Je te ferai avoir de grands honneurs, si tu fais de ton mieux».
«On dit toujours, répond Mörd, que j'aime l'argent, et il va en être encore de même. Nous n'empêcherons pas, non plus, qu'on ne te fasse passer pour un homme qui rompt les traités, et qui ne respecte pas la paix jurée, si tu reprends en main cette affaire. On m'a dit pourtant que Kolskegg allait intenter un procès pour recouvrer un quart de Moeidarhval, qui a été livré à ton père en paiement, pour le meurtre de ses fils. Il fait ce procès pour le compte de sa mère; Gunnar aussi est d'avis de payer en argent, et de ne pas céder de terre. Il faut attendre que l'affaire soit en train, alors vous l'accuserez d'avoir rompu la paix. Il a aussi pris un champ à Thorgeir fils d'Otkel: vois à t'entendre avec lui pour attaquer Gunnar. Si vous échouez en ceci, et s'il ne se laisse pas forcer, vous pourrez recommencer une autre fois. Car je te dis que Njal a prédit son sort à Gunnar, et lui a annoncé que s'il tuait plus d'un homme en ligne directe dans une même famille, ce serait la cause de sa mort, s'il arrivait en outre qu'il rompît la paix faite à ce sujet. Il te faut donc t'entendre avec Thorgeir, dont Gunnar a déjà tué le père. Si vous vous trouvez tous deux à une rencontre, mets-toi à l'abri. Lui, il ira de l'avant, hardiment, et Gunnar le tuera. Alors il en aura tué deux dans la même famille. Toi tu prendras la fuite. Et si cette fois c'est son destin que sa mort s'ensuive, il rompra la paix. Il faut nous tenir tranquilles jusque là».
Thorgeir rentre chez lui, et dit tout à son père en secret. Ils conviennent de suivre ce conseil, et de n'en rien dire à personne.
Quelques temps après Thorgeir fils de Starkad vint à Kirkjubæ trouver l'autre Thorgeir; ils s'en allèrent à l'écart et se parlèrent en secret tout le jour. À la fin Thorgeir fils de Starkad donna à l'autre Thorgeir un javelot incrusté d'or, puis il retourna chez lui. Ils firent ensemble la plus étroite amitié.
Au ting de Tingskala, l'automne suivant, Kolskegg introduisit son instance pour les terres de Moeidarhval. Gunnar de son côté, prit des témoins, après quoi il offrit aux gens de Trihyrning de l'argent ou d'autres terres, après estimation légale. Alors Thorgeir prit des témoins de ce fait, que Gunnar rompait la paix conclue avec lui et son père. Après cela le ting prit fin.
Et voici qu'une demi-année se passe. Les deux Thorgeir se voient sans cesse, et ils ont l'un pour l'autre la plus grande tendresse.
Kolskegg dit à Gunnar: «On m'a dit qu'il y avait grande amitié entre Thorgeir fils d'Otkel et Thorgeir fils de Starkad; c'est l'avis de bien des gens qu'il ne faut pas s'y fier; et je voudrais te voir prendre garde à toi.»--«La mort viendra à moi, dit Gunnar, en quelque endroit que je sois, si c'est mon destin.» Et ils n'en dirent pas davantage.
À l'automne, Gunnar décida qu'on travaillerait une semaine à la maison, et une autre en bas dans les îles, pour finir de rentrer les foins. Tous les hommes durent quitter le domaine, hormis lui et les femmes.
Thorgeir de Trihyrning alla trouver l'autre Thorgeir. Sitôt qu'ils se rencontrèrent, ils s'en allèrent à l'écart, comme d'habitude. Thorgeir fils de Starkad dit: «Je pense qu'il faut nous armer de courage, et attaquer Gunnar.»--«Les rencontres avec Gunnar, répondit Thorgeir fils d'Otkel, n'ont eu qu'une seule et même fin jusqu'ici, et peu de gens en sont revenus vainqueurs, et puis je trouve mauvais d'être appelé parjure.»--«C'est eux qui ont rompu la paix, et non pas nous, dit Thorgeir fils de Starkad; Gunnar t'a pris ton champ, et il a pris Moeidarhval à moi et à mon père.» Ils conviennent donc d'aller attaquer Gunnar. Thorgeir fils de Starkad dit qu'à quelques nuits de là Gunnar sera seul chez lui: «Viens alors, ajoute-t-il, me trouver avec douze hommes, j'en aurai autant de mon côté.» Après cela, Thorgeir retourna chez lui.
Les serviteurs et Kolskegg étaient depuis trois nuits déjà dans les îles, quand Thorgeir fils de Starkad, en eut la nouvelle. Il fit dire à l'autre Thorgeir de venir à sa rencontre à la pointe de Trihyrning. Puis il partit de Trihyrning, lui douzième. Il monte sur la pointe et attend là l'autre Thorgeir. À ce moment, Gunnar est seul dans son domaine. Les deux Thorgeir chevauchent, traversant les bois.
Et voici que le sommeil les prit, et ils ne purent faire autrement que de dormir. Ils pendirent leurs boucliers aux branches, attachèrent leurs chevaux, et mirent leurs armes à côté d'eux.
Cette nuit-là, Njal était à Thorolfsfell; il ne pouvait pas dormir, et sortait et rentrait sans cesse. Thorhild demanda à Njal pourquoi il ne dormait pas. «Il me passe toutes sortes de choses devant les yeux, dit-il, je vois quantité de fantômes horribles, ceux des ennemis de Gunnar. Et c'est une chose singulière: ils vont comme des furieux, et pourtant ils ne savent pas où ils vont.»
Peu après, un homme arriva devant la porte. Il descendit de cheval et entra; c'était le berger de Thorhild. «As-tu trouvé les moutons?» demanda-t-elle.--«J'ai trouvé quelque chose qui vaut mieux, je pense» dit-il.--«Qu'était-ce?» dit Njal.--«J'ai trouvé vingt-quatre hommes, dit-il, dans le bois là-haut. Ils avaient attaché leurs chevaux et dormaient. Leurs boucliers étaient pendus aux branches.» Et il avait regardé de si près qu'il dit les armes et les habits de chacun. Alors Njal sut au juste qui ils étaient tous. Il dit à l'homme: «Tu es un bon serviteur, et il nous en faudrait beaucoup de pareils. Tu t'en trouveras bien; mais à présent je vais te donner un message.» L'autre dit qu'il irait. «Tu vas aller, dit Njal, à Hlidarenda, et tu diras à Gunnar d'aller à Grjota, et d'envoyer de là chercher des hommes. Moi j'irai trouver ceux qui sont dans le bois, et je leur ferai peur pour qu'ils s'en aillent. Tout a si bien tourné qu'ils ne gagneront rien à ceci, au contraire ils y perdront beaucoup.»
Le berger s'en alla et dit tout à Gunnar par le menu. Gunnar monta à cheval et s'en alla à Grjota; de là il fit venir des hommes auprès de lui.
Il faut maintenant reparler de Njal. Il monte à cheval, et va trouver les deux Thorgeir: «Vous êtes des imprudents, leur dit-il, de dormir comme vous le faites. Que signifie cette équipée? Gunnar n'est pas un homme dont on se moque. En vérité, c'est une grande trahison de l'attaquer ainsi. Sachez qu'il est en train de rassembler du monde; il sera bientôt ici, et il vous tuera, si vous ne rentrez chez vous promptement.» Ils se levèrent vivement, car ils avaient très peur; ils prirent leurs armes, montèrent à cheval, et coururent d'une traite jusqu'à Trihyrning.
Njal vint à la rencontre de Gunnar et le pria de ne pas renvoyer ses hommes: «Je vais, dit-il, me mêler de ton affaire, et tâcher de conclure la paix. Je crois qu'ils ont eu une bonne peur. Je veux qu'ils payent pour cette trahison, eux tous qui ont pris part à ceci, autant que tu auras à payer toi-même pour le meurtre de l'un ou de l'autre de ces deux Thorgeir, si pareille chose arrive jamais. Je garderai cet argent et j'aurai soin que tu le trouves sous ta main, quand tu en auras besoin.»