LXX

Gunnar remercia Njal de son aide. Njal s'en alla à Trihyrning, et dit aux deux Thorgeir que Gunnar ne laisserait pas partir son monde avant que l'arrangement ne fût fait. Ils firent toutes sortes d'offres, car ils avaient très peur, et ils prièrent Njal de se charger de conclure la paix. Njal dit qu'il le ferait à la condition qu'il ne s'ensuivrait pas de trahison. Ils le prièrent d'être de ceux qui prononceraient la sentence, disant qu'ils s'en tiendraient à ce qu'il aurait prononcé. «Je ne prononcerai qu'au ting, dit Njal, en présence de nos meilleurs hommes.» Et ils consentirent à cela. Njal fut donc fait leur arbitre pour conclure entre eux et Gunnar paix et arrangement. Il devait prononcer la sentence, et s'adjoindre qui il voudrait.

Peu de temps après, les deux Thorgeir allèrent trouver Mörd fils de Valgard. Mörd les blâma fort d'avoir remis l'affaire à Njal, le plus grand ami de Gunnar; il leur dit qu'ils s'en trouveraient mal.

Et voici que les hommes vont à l'Alting comme de coutume. Les deux parties y sont, chacun de son côté. Njal prit la parole: «Je demande, dit-il, à tous les chefs, et aux meilleurs hommes ici rassemblés, quelle action il leur semble qu'ait Gunnar contre les deux Thorgeir, pour attaque à sa vie». Ils répondirent qu'à leur avis un homme comme Gunnar avait le bon droit pour lui. Njal demanda si c'étaient tous les hommes de la bande ou bien les chefs seuls qui devaient répondre de cette affaire. Ils dirent que c'étaient les chefs surtout, et tous les autres pourtant aussi, pour une bonne part. «Bien des gens seront d'avis, dit Mörd, qu'on n'a pas agi sans cause, car Gunnar avait rompu la paix avec les deux Thorgeir».--«Ce n'est pas rompre la paix, dit Njal, que d'aller en justice contre un autre; c'est avec la loi que notre pays se peuplera; sans la loi nous en ferons un désert». Et il leur dit que Gunnar avait offert des terres ou d'autres valeurs en échange de Moeidarhval. Alors les deux Thorgeir virent que Mörd les avait trompés. Il lui firent de grands reproches et dirent qu'il leur paierait cette perte.

Njal désigna douze hommes pour prononcer la sentence. Il y eut cent pièces d'argent à payer pour chacun de ceux qui étaient de la bande, et deux cents pour chacun des deux Thorgeir. Njal prit l'argent, et le mit en lieu sûr. Les deux partis se jurèrent paix et fidélité en répétant les paroles dictées par Njal.

Gunnar quitta le ting et s'en alla aux vallées de l'ouest, à Hjardarholt. Olaf Pai lui fit bon accueil. Il fut là un demi-mois. Il allait et venait dans les vallées, et tous le recevaient à bras ouverts. Au moment de se séparer Olaf dit à Gunnar: «Je vais te donner trois choses précieuses: un anneau d'or et un manteau, qui me viennent du roi d'Irlande Myrkjartan, et un chien qui m'a été donné en Irlande. Il est grand, et il vaut, comme compagnon, un vaillant homme. Il faut dire aussi qu'il a la sagesse d'un homme. Il aboiera à tous ceux qu'il saura tes ennemis, jamais à tes amis; car il verra au visage de chacun s'il te veut du bien ou du mal. Il donnera sa vie pour t'être fidèle. Ce chien s'appelle Sam». Puis il dit au chien: «Tu vas suivre Gunnar et tu feras pour lui de ton mieux». Le chien vint à Gunnar, et se coucha à terre à ses pieds.

«Prends garde à toi, Gunnar, dit encore Olaf. Tu as bien des envieux, car tu es maintenant l'homme le plus renommé de tout le pays». Gunnar le remercia de ses dons et de ses conseils, puis il retourna chez lui.

Voici donc, Gunnar rentré chez lui, et pendant quelque temps tout est tranquille.

Quelque temps après, les deux Thorgeir se rencontrent avec Mörd. Ils n'arrivent pas à s'entendre. Ils disaient, les deux Thorgeir, qu'ils avaient perdu beaucoup d'argent par la faute de Mörd et qu'ils n'y avaient rien gagné; ils le prièrent d'imaginer quelque autre chose qui pût faire du tort à Gunnar. Mörd dit qu'il allait le faire: «Et voici mon conseil: il faut que Thorgeir fils d'Otkel séduise Ormhild la parente de Gunnar: Gunnar en prendra encore plus de dépit contre toi. Moi je ferai courir le bruit que Gunnar ne souffrira pas de toi pareille chose. Quelque temps après vous pourrez faire une attaque contre Gunnar. Mais gardez vous d'aller le chercher chez lui. Il ne faut pas y penser, tant que le chien est en vie». Ils convinrent donc de ce plan, et dirent qu'ainsi feraient-ils.

L'été se passe. Thorgeir va souvent chez Ormhild. Gunnar trouve cela mauvais, et ils prennent l'un pour l'autre beaucoup d'aversion.

L'hiver se passa ainsi. Voici que l'été vient, et ils se rencontrent plus souvent que jamais, en secret. Thorgeir de Trihyrning et Mörd sont toujours ensemble; ils méditent une attaque contre Gunnar quand il s'en ira aux îles voir la besogne de ses serviteurs.

Une fois Mörd eut la nouvelle que Gunnar était allé aux îles; il envoya un homme à Trihyrning, dire à Thorgeir que c'était le bon moment pour attaquer Gunnar. Ils se préparèrent vivement, et se mirent en route, douze ensemble. Et quand ils vinrent à Kirkjubæ, il y en avait encore douze autres à les attendre. On tint conseil pour savoir où on attendrait Gunnar. Ils décidèrent de descendre au bord de la Ranga, et de l'attendre là. Mais quand Gunnar passa, revenant des îles, Kolskegg était avec lui. Gunnar avait son arc, ses flèches et sa hallebarde. Kolskegg avait son épée, et il était armé jusqu'aux dents.

Comme Gunnar et son frère chevauchaient le long de la Ranga, il arriva que la hallebarde se couvrit de sang. Kolskegg demanda ce que cela signifiait. «Quand pareille chose arrive, répondit Gunnar, on appelle cela dans d'autres pays une pluie de blessures, et maître Ölvir, d'Hising, m'a dit que c'était toujours signe de grands combats.»

Ils continuèrent de chevaucher jusqu'au moment où ils virent des hommes au bord de la rivière, assis, et qui avaient attaché leurs chevaux. «Ceci est une embuscade» dit Gunnar.--«Il y a longtemps qu'ils sont des traîtres, dit Kolskegg; mais qu'allons-nous faire à présent?»--«Nous allons passer au galop devant eux, dit Gunnar, nous irons jusqu'au gué, et là, nous nous défendrons.» Les autres voient cela et fondent sur eux au plus vite. Gunnar bande son arc, il prend ses flèches, les jette à terre devant lui, et tire à mesure qu'ils viennent à portée. Il en blesse beaucoup, et en tue quelques-uns.

Thorgeir fils d'Otkel dit: «Ceci ne nous sert de rien. Courons sur lui, hardiment» Et ainsi firent-ils. En avant venait Önund le beau, parent de Thorgeir. Gunnar brandit sur lui sa hallebarde, elle rencontra le bouclier d'Önund, le fendit en deux, et transperça Önund. Ögmund Floki courait pour prendre Gunnar à dos. Kolskegg le vit et lui coupa les deux jambes sous lui, après quoi il le jeta dans la Ranga où il fut noyé sur le champ.

Alors il se fit une rude mêlée. Gunnar frappait des deux mains, d'estoc et de taille. Kolskegg aussi tua plusieurs hommes et en blessa beaucoup. Thorgeir fils de Starkad dit à l'autre Thorgeir; «On ne voit guère que tu aies ton père à venger sur Gunnar.» Thorgeir, fils d'Otkel, répond: «C'est vrai que j'avance peu, mais toi non plus tu n'es pas sur mes talons; pourtant je ne souffrirai pas tes reproches.» Il court à Gunnar, en grande colère, pointe un javelot à travers son bouclier, et perce la main qui le tenait. Gunnar fait tourner le bouclier si vite que le javelot se brise au manche. Gunnar en voit un autre qui s'approche pour le frapper, et il lui donne le coup de la mort. Après cela il saisit à deux mains sa hallebarde. Cependant, Thorgeir fils d'Otkel s'est approché, il a tiré son épée, et il la brandit de façon terrible. Gunnar se tourne vers lui, vivement, et en grande colère. Il lui passe sa hallebarde au travers du corps, le lève en l'air, et le jette dans la Ranga. La rivière l'entraîna jusqu'au gué, où il s'accrocha à une pierre; depuis lors on appelle ce gué le gué de Thorgeir.

Thorgeir fils de Starkad dit: «Fuyons maintenant, au point où nous en sommes nous ne pouvons plus vaincre.» Et ils prirent tous la fuite. «Poursuivons-les, dit Kolskegg; prends ton arc et tes flèches, tu viendras bien à portée de Thorgeir fils de Starkad.»

Gunnar chanta: «Quand nous ne ferions pas plus de carnage que celui qui est fait déjà, nos bourses seraient bientôt vides, s'il faut payer pour tous ceux que nous avons couchés par terre. Écoute mes paroles, mon frère, en voilà assez.»

Gunnar répondit: «Notre bourse sera bientôt vide, s'il faut payer l'amende pour tous ces morts que voilà.»--«Tu ne manqueras jamais d'argent, répondit Kolskegg; mais Thorgeir n'aura ni paix ni cesse, que ses machinations n'aient amené ta mort.»

Et Gunnar chanta: «Parmi tous ceux qui guerroyent sur les mers, il en faudra un meilleur que lui, pour m'arrêter sur mon chemin. Quand je m'avance, couvert de ma ceinture étincelante, je ne sais pas qui pourrait me faire trembler.»

«Il en faudra plus d'un comme lui sur ma route avant que j'aie peur» dit Gunnar. Après cela, ils retournent chez eux, et annoncent la nouvelle. Halgerd s'en réjouit, et les loua fort de la besogne qu'ils avaient faite. «Il se peut que ce soit de bonne besogne, dit Ranveig; mais je me sens trop mal à l'aise pour croire que rien de bon en puisse sortir.»

La nouvelle se répandit au loin, et bien des gens eurent du regret de la mort de Thorgeir. Gissur le blanc et Geir le Godi vinrent au lieu du combat. Ils portèrent plainte pour les meurtres et citèrent des voisins comme témoins au ting, après quoi ils retournèrent dans l'Ouest.

Njal et Gunnar eurent une rencontre, et ils parlèrent du combat. Njal dit à Gunnar: «Prends garde à toi maintenant. Voilà que tu en as tué deux, en ligne directe, dans la même famille. N'oublie pas qu'il y va de ta vie si tu ne gardes pas la paix qui sera faite cette fois.»--«Je ne tiens pas à la rompre, dit Gunnar, mais j'aurai besoin de votre aide au ting.» Njal répondit: «Je te garderai ma fidèle amitié jusqu'au jour de ta mort». Et Gunnar retourna chez lui.

Le temps se passe, et le moment du ting est arrivé. Il y vient beaucoup de monde des deux côtés. Et tous au ting parlent de la même chose, et se demandent comment cette affaire finira.

Gissur le blanc et Geir le Godi tinrent conseil pour savoir lequel des deux porterait plainte pour le meurtre de Thorgeir. Ils tombèrent d'accord que Gissur se chargerait de la chose. Il vint porter plainte au tertre de la loi, et, prenant la parole, il dit: «J'appelle la vindicte de la loi sur Gunnar fils d'Hamund, pour attaque tombant sous le coup de la loi, sur la personne de Thorgeir fils d'Otkel, et pour lui avoir fait au corps une blessure qui se trouva être une blessure mortelle, dont Thorgeir est mort. Je déclare que pour cette cause il a mérité le bannissement, que nul ne doit le nourrir, lui faire passer l'eau, ni l'aider en aucune manière. Je déclare qu'il a forfait tous ses biens; j'en réclame moitié pour moi, moitié pour les juges du tribunal de district, qui ont droit, d'après la loi, sur les biens forfaits. Je déclare que j'appelle cette affaire au tribunal de district à qui il appartient d'en juger. Ceci est ma déclaration légale faite en présence de tous, au tertre de la loi. Je porte plainte et j'appelle la pleine vengeance de la loi sur Gunnar fils d'Hamund.»

Une seconde fois Gissur prit des témoins et porta plainte contre Gunnar fils d'Hamund pour avoir fait à Thorgeir fils d'Otkel une blessure qui se trouva être une blessure mortelle, dont Thorgeir mourut sur le lieu même où Gunnar commit cette attaque tombant sous le coup de la loi. Et il finit sa déclaration comme la première. Puis il demanda quel était le tribunal compétent et le domicile légal. Après cela, les gens quittèrent le tertre de la loi; et ils disaient tous qu'il avait bien parlé.

Gunnar se tenait tranquille, et ne disait pas grand chose.

Le ting se passe, et le moment est venu de juger les affaires. Gunnar avec ses hommes se tenait au nord du tribunal du pays de la Ranga, et Gissur le blanc était au sud avec ses hommes. Il prit des témoins et somma Gunnar d'entendre son serment et sa déclaration, ainsi que toutes les preuves qu'il entendait produire. Après cela il prêta serment. Puis il intenta l'action dans les termes qu'il avait employés lors de sa déclaration. Puis il amena les témoins de cette déclaration. Puis encore il fit prendre place aux voisins qu'il avait pris à témoins sur le lieu du combat, et mit Gunnar en demeure de les récuser.

Alors Njal prit la parole: «Je ne peux pas, dit-il, rester tranquille plus longtemps. Allons là où sont vos témoins». Ils y allèrent et en récusèrent quatre, après quoi, ils demandèrent aux cinq qui restaient si Thorgeir fils de Starkad et Thorgeir fils d'Otkel s'étaient mis en route dans l'intention d'attaquer Gunnar s'ils le rencontraient. Et tous dirent à l'instant même que c'était vrai. Njal dit alors que c'était un moyen de défense légal dans l'affaire et qu'il le présenterait, à moins qu'on ne consentît à un arbitrage. Beaucoup de chefs vinrent s'offrir comme arbitres; et on tomba d'accord que douze hommes prononceraient dans l'affaire. Les deux parties s'approchèrent et se donnèrent la main. Après cela la sentence fut prononcée et le prix du sang fixé: l'argent devait être payé, sur l'heure, au ting. On décida que Gunnar s'en irait à l'étranger avec Kolskegg, et qu'ils seraient absents trois hivers. Et si Gunnar ne s'en allait pas, et qu'on pût l'approcher, les parents de ceux qu'il avait tués auraient le droit de le tuer à leur tour.

Gunnar ne dit rien qui pût laisser voir qu'il ne trouvait pas l'arrangement bon. Il demanda à Njal l'argent qu'il lui avait donné à garder, Njal lui avait fait porter intérêt, il donna tout à Gunnar, et cela fit juste la somme que Gunnar avait à payer.

Voici que les gens rentrent chez eux. Njal et Gunnar chevauchaient ensemble, revenant du ting. Njal dit à Gunnar: «Promets-moi, mon camarade, que tu garderas cette paix, et que tu te rappelleras ce que nous avons dit ensemble. De même que ton premier voyage t'a fait grand honneur, celui-ci t'en fera un plus grand encore. Tu reviendras plein de gloire et tu deviendras un vieillard, et pas un dans le pays n'osera te marcher sur le pied. Mais si tu refuses de partir, et que tu rompes la paix jurée, tu seras tué, et c'est triste à penser pour ceux qui étaient tes amis». Gunnar dit qu'il n'avait pas l'intention de rompre la paix.

Gunnar rentre chez lui, et dit l'arrangement qui a été fait. Ranveig, sa mère, trouva que c'était bien: «pendant ce temps, dit-elle, tes ennemis pourront chercher querelle à d'autres».

Thrain fils de Sigfus dit à sa femme qu'il voulait partir cet été là pour l'étranger. Elle dit que c'était bien. Il prit passage sur le vaisseau d'Hogni le blanc. Gunnar prit passage sur le vaisseau d'Arnfin, de Vik, et Kolskegg son frère aussi.

Les deux fils de Njal, Grim et Helgi prièrent leur père de leur permettre de partir. «Le voyage vous sera dangereux, dit Njal, au point que vous ne serez pas sûrs d'en revenir la vie sauve, vous y gagnerez pourtant de l'honneur et de la renommée. Mais il faut s'attendre à ce qu'il s'ensuive de grandes querelles à votre retour». Ils continuèrent à demander de partir, et les choses en vinrent au point qu'il leur dit de faire comme ils voudraient. Ils prirent donc passage sur le vaisseau de Bard le noir et d'Olaf, fils de Ketil, d'Elda. Il n'y avait qu'une voix pour dire que les meilleurs hommes du district partaient tous à la fois.

Cependant les fils de Gunnar, Högni et Grani, étaient arrivés à l'âge d'homme. Ils étaient d'humeur très différente: Grani avait beaucoup de l'humeur de sa mère, mais Högni était bon et doux.

Gunnar fait porter au vaisseau ses bagages et ceux de son frère. Et quand toutes les provisions sont embarquées, et le vaisseau prêt à mettre à la voile, Gunnar s'en va à Bergthorshval et aux autres domaines dire adieu à tous et remercier de leur aide ceux qui avaient pris son parti. Le jour suivant, de bonne heure, il s'apprête à partir et dit à tout le monde qu'il s'en va pour de bon. Et cela leur fit grande peine à tous, quoiqu'ils eussent bonne espérance de le voir revenir plus tard. Quand Gunnar est prêt, il embrasse ses hommes l'un après l'autre, et ils sortent tous avec lui. Il pique en terre sa hallebarde, saute en selle, et lui et Kolskegg s'en vont au galop.

Ils chevauchent le long du Markarfljot. Voilà que le cheval de Gunnar fait un faux pas, et le jette à terre. Il tourne les yeux vers la colline, et le domaine de Hlidarenda. «Ma colline est belle, dit-il, jamais elle ne m'a semblé si belle, mes champs blanchissent, on rentre mes foins; je vais retourner à la maison, et je ne m'en irai pas».--Ne fais pas ce plaisir à tes ennemis, dit Kolskegg, de rompre la paix jurée; nul n'aurait cru cela de toi. Songe qu'alors il t'arrivera comme Njal a dit».--«Je ne m'en irai pas, dit Gunnar, et je voudrais que tu fisses comme moi».--«Non pas, dit Kolskegg: je ne veux me déshonorer ni maintenant, ni jamais quand on s'est fié à moi; puisque le sort en est jeté, nous allons nous séparer. Dis à ma mère et à mes parents que je ne reverrai pas l'Islande; car j'apprendrai bientôt ta mort, mon frère, et je n'aurai plus de raison de revenir». Ils se séparent alors, Gunnar retourne chez lui, à Hlidarenda, mais Kolskegg continue sa route vers le vaisseau, et il fait voile vers l'étranger.

Halgerd fut joyeuse de voir Gunnar quand il rentra, mais la mère de Gunnar ne disait pas grand'chose.

Gunnar reste donc chez lui cet automne, et l'hiver d'après, et il n'avait que peu d'hommes auprès de lui.

Voici que l'hiver est passé. Olaf Pai envoie un messager à Gunnar, pour lui offrir de venir au pays de l'ouest avec Halgerd, et de laisser son domaine aux mains de sa mère et de son fils Högni.

Gunnar trouva cela bon d'abord, et dit oui; mais quand le moment fut venu, il ne voulut plus.

Cet été là, au ting, Gissur et les siens vinrent au tertre de la loi déclarer Gunnar hors la loi. Et avant que les gens du ting vinssent à se séparer, Gissur réunit dans l'Almannagja tous les ennemis de Gunnar: Starkad de Trihyrning et Thorgeir son fils, Mörd et Valgard le rusé, Geir le Godi et Hjalti fils de Skeggi, Thorbrand et Asbrand fils de Thorleik, Eilif et Önund son fils, Önund de Trollaskog, Thorgrim le Norvégien, de Sandgil.

Gissur dit: «Je vous propose d'aller attaquer Gunnar chez lui, cet été, et de le tuer». Hjalti dit: «J'ai promis à Gunnar ici au ting, quand il a bien voulu m'écouter, que je ne serais jamais dans aucune entreprise contre lui; et je ferai comme j'ai dit». Après ces paroles, Hjalti s'en alla. Ceux qui restaient décidèrent d'aller attaquer Gunnar; ils se donnèrent la main, et portèrent une peine contre quiconque se retirerait de l'entreprise. Mörd fut chargé d'épier le meilleur moment pour attaquer Gunnar. Ils étaient quarante dans le complot, et ils pensaient qu'ils n'auraient pas de peine à venir à bout de Gunnar, maintenant que Kolskegg, et Thrain, et tous ses autres amis étaient au loin.

Les gens quittèrent le ting et retournèrent chez eux.

Njal vint trouver Gunnar. Il lui dit sa mise hors la loi, et l'attaque décidée contre lui. «Grand bien te fasse de m'en avertir» dit Gunnar.--«Je veux, dit Njal, que Skarphjedin vienne chez toi, et aussi mon autre fils Höskuld, et qu'ils donnent leur vie pour défendre la tienne».--«Et moi, dit Gunnar, je ne veux pas que tes fils soient tués à cause de moi; tu mérites de moi autre chose».--«Cela ne servira de rien, dit Njal: quand tu seras mort, les querelles viendront bien là où seront mes fils».--«Cela est à prévoir, dit Gunnar, mais je ne voudrais pas en être cause. Je vous fais une demande, à toi et à tes fils, c'est de veiller sur mon fils Högni. Je ne parle pas de Grani, car il ne fait rien à ma guise». Njal dit qu'il le ferait, et retourna chez lui.

On raconte que Gunnar alla à toutes les assemblées et aux tings où on vote la loi, et que nul de ses ennemis n'osa l'attaquer. Ainsi pendant quelque temps il allait et venait comme un homme qui n'aurait jamais été mis hors la loi.

Quand vint l'automne, Mörd fils de Valgard fit savoir que Gunnar devait être seul chez lui, tout son monde étant allé aux îles finir les foins. Gissur le blanc et Geir le Godi se mirent en route pour l'ouest dès qu'ils surent la nouvelle; ils passèrent les rivières, et vinrent à travers les sables, jusqu'à Hofi. Là, ils envoyèrent dire la chose à Starkad de Trihyrning; Tous ceux qui devaient marcher contre Gunnar vinrent les retrouver, et on tint conseil pour savoir comment on s'y prendrait.

Mörd dit qu'il n'y avait qu'un moyen de surprendre Gunnar, c'était de s'emparer du maître d'un domaine voisin, nommé Thorkel, et de le forcer à venir avec eux pour prendre le chien Sam, en allant tout seul au domaine de Gunnar.

Après cela, ils se mirent en route pour Hlidarenda et envoyèrent de leurs hommes à la recherche de Thorkel. Ils s'emparèrent de lui, et lui donnèrent le choix d'être tué, ou d'aller prendre le chien. Il aima mieux sauver sa vie, et vint avec eux.

Il y avait un chemin creux au dessus du domaine de Hlidarenda. La troupe s'y arrêta. Thorkel s'approcha du domaine; le chien était en haut, tout contre la maison; il l'attira à l'écart dans un endroit creux. Mais le chien a vu qu'il y a là des hommes: il saute sur Thorkel et lui ouvre le ventre. Önund de Trollaskog donna un coup de hache sur la tête du chien, et lui fendit le crâne. Le chien poussa un si grand hurlement qu'ils en furent tous épouvantés, et tomba mort.

Gunnar s'éveilla dans sa maison: «Tu as été durement traité, dit-il, Sam, mon enfant, c'est signe que je te suivrai bientôt».

La maison de Gunnar était tout en bois, et couverte en planches. Il y avait des fenêtres sous les poutres du toit, fermées par des châssis. Gunnar dormait dans un lit fermé, en haut de la grande salle; Halgerd aussi, et sa mère.

Quand les autres approchèrent du domaine, ils ne savaient pas si Gunnar était chez lui, Gissur dit qu'il fallait envoyer quelqu'un vers la maison, pour tâcher de savoir. Et ils s'assirent par terre en attendant.

Thorgrim le Norvégien grimpa au mur de la maison. Gunnar voit une casaque rouge s'approcher de la fenêtre, il lui passe sa hallebarde au travers du corps. Les pieds de Thorgrim glissèrent, son bouclier lui échappa, et il tomba du toit à terre. Il vient retrouver Gissur et les autres là où ils sont assis. «Gunnar est-il chez lui?» demande Gissur.--«Voyez-le vous-même, dit le Norvégien; ce que je sais, c'est que sa hallebarde y est». Et il tombe mort.

Alors ils s'approchèrent de la maison. Gunnar leur lançait des flèches, et il se défendait si bien qu'ils ne pouvaient rien faire. Quelques-uns montèrent sur les bâtiments du dehors pour l'attaquer de là. Mais Gunnar les atteignait aussi avec ses flèches, et ils n'arrivaient toujours à rien. Il se passa ainsi quelques instants.

Ils prirent un peu de repos, puis ils s'avancèrent une seconde fois. Gunnar continuait à tirer ses flèches; ils n'arrivaient toujours à rien, et une seconde fois encore ils reculèrent. Alors Gissur dit: «Allons plus vite, nous ne faisons rien de bon.» Ils firent donc un troisième assaut, et cette fois ils tinrent plus longtemps. Après quoi, ils reculèrent encore.

Gunnar dit: «Voilà une flèche qui s'est enfoncée dans la muraille: C'est une des leurs. Je vais la leur envoyer. C'est une honte pour eux s'ils se laissent blesser par leurs propres armes».--«Ne fais pas cela, mon fils, lui dit sa mère, il ne faut pas les réveiller, puisqu'ils se sont retirés». Gunnar prit la flèche et la leur lança. Elle atteignit Eilif fils d'Önund et lui fit une profonde blessure. Il était seul à l'écart; les autres ne virent pas qu'il était blessé. «Il est sorti une main, dit Gissur, avec un anneau d'or; elle a pris une flèche qui tenait au mur; il ne chercherait pas d'armes au dehors s'il y en avait assez dedans: voici le moment de l'attaquer.»--« Brûlons-le dans sa maison», dit Mörd.--«C'est ce que je ne ferai jamais, dit Gissur, quand je saurais qu'il y va de ma vie. Tu ferais mieux de nous donner un conseil qui nous soit profitable, toi qu'on dit si habile homme».

Il y avait des cordes par terre, qui servaient souvent à attacher le toit de la maison. «Prenons ces cordes, dit Mörd; attachons-les par un bout aux poutres du toit, et par l'autre aux rochers, serrons-les avec des bâtons, et nous arracherons le toit.» Ils prirent les cordes et firent comme il avait dit, et Gunnar n'y prit pas garde avant qu'ils eussent arraché le toit tout entier. Alors il se met à tirer de l'arc et il n'y a pas moyen pour eux d'approcher. Mörd dit pour la seconde fois qu'il fallait le brûler, lui et sa maison. «Je ne sais pas, dit Gissur, pourquoi tu parles d'une chose que pas un des autres ne veut. Nous ne ferons jamais cela».

À ce moment Thorbrand fils de Thorleik saute sur le mur, et coupe en deux la corde de l'arc de Gunnar. Gunnar prend sa hallebarde à deux mains; il se tourne vivement vers lui, lui pousse la hallebarde au travers du corps, et le jette mort à terre. Asbrand frère de Thorbrand s'élance alors. Gunnar pointe sur lui sa hallebarde. Asbrand s'est couvert de son bouclier. La hallebarde traversa le bouclier et les deux bras d'Asbrand. Gunnar la fit tourner si vite que le bouclier se fendit et qu'Asbrand eut les deux bras brisés. Il tomba du haut du mur.

Gunnar avait déjà blessé huit hommes, et il en avait tué deux. Il avait reçu deux blessures, mais au dire de tous, il ne se souciait ni des blessures, ni de la mort.

Il dit à Halgerd: «Donne-moi deux mèches de tes cheveux, et tressez-les, toi et ma mère, pour faire une corde à mon arc».--«Est-ce pour quelque chose d'importance?» dit-elle.--«Il y va de ma vie, répondit-il; ils ne viendront jamais à bout de moi, tant que je pourrai me servir de mon arc».--«Rappelle-toi, dit-elle, le soufflet que tu m'as donné; il m'est bien égal que tu te défendes plus ou moins longtemps.» Alors Gunnar chanta:

«Chacun a ses hauts faits dont il peut tirer gloire. Voici que la renommée de ma femme effacera la mienne. Il ne sera pas dit qu'un chef comme moi ait prié pour si peu de chose. La femme est avide d'or, ce pain des dieux. Ce qu'elle fait là, il fallait l'attendre d'elle».

«Chacun a de quoi se vanter, dit Gunnar; je ne te prierai pas davantage».--«Tu fais mal, dit Ranveig à Halgerd, et ta honte durera longtemps.»

Gunnar se défendit bien et vaillamment. Il blessa encore huit hommes, leur faisant de si graves blessures que plusieurs en moururent. Il se défendit jusqu'au moment où il tomba de fatigue. Alors ils lui firent mainte blessure profonde. Pourtant il se tira encore de leurs mains, et se défendit encore quelque temps. Enfin il arriva qu'ils le tuèrent.

Thorkel le Skald d'Elfara chanta sa défense dans ces vers:

«Nous avons entendu conter la défense que fit Gunnar le vaillant, au Sud de l'Islande, Gunnar qui fendait la mer avec la proue de ses vaisseaux. Il en a blessé seize de ceux qui l'attaquaient; et il en a tué deux.»

Et Thormod fils d'Olaf:

«Parmi ceux qui jettent l'or à pleines mains sur la terre d'Islande, aucun ne s'est acquis, aux temps païens, plus de gloire que Gunnar. Il a pris, le briseur de casques, deux vies dans le combat. Ses armes en ont blessé douze, et quatre autres encore.»

«Nous avons mis par terre un vaillant guerrier, dit Gissur; il nous en a coûté bien de la peine, et on se rappellera sa défense tant qu'il y aura des habitants dans ce pays.» Puis il alla trouver Ranveig: «Veux-tu, lui dit-il, accorder de la terre à nos deux hommes qui sont morts, pour qu'on leur élève ici un tombeau?»--«Je l'accorde d'autant mieux pour ces deux-là, dit-elle, que je voudrais faire de même pour vous tous.»--«Tu es excusable de parler ainsi, dit-il, car tu as fait une grande perte.» Et il défendit de rien piller ni dévaster. Après cela ils s'en allèrent.

Thorgeir fils de Starkad dit: «Nous ne pouvons pas rester chez nous, à cause des fils de Sigfus, si toi Gissur le blanc, ou bien Geir le Godi, ne restez quelque temps avec nous dans le Sud.»--«C'est ce que nous ferons,» dit Gissur; ils tirèrent au sort, et ce fut Geir qui eut à rester. Il vint à Od, et s'y établit. Il avait un fils appelé Hroald. C'était un fils bâtard, sa mère s'appelait Bjartey et était sœur de Thorvald le faible, qui fut tué à Hestlæk sur le Grimsnes. Hroald se vantait d'avoir donné à Gunnar le coup de la mort. Il était à Od avec son père.

Thorgeir fils de Starkad se vantait d'une autre blessure qu'il avait faite à Gunnar.

Gissur était rentré chez lui, à Mosfell. La nouvelle du meurtre de Gunnar se répandit dans tous les cantons. Partout on disait que c'était mal fait, et bien des gens avaient grande douleur de sa mort.

Njal prit fort à cœur la mort de Gunnar, et les fils de Sigfus aussi. Ils demandèrent à Njal s'il pensait qu'on pût porter plainte pour le meurtre de Gunnar, et citer en justice ceux qui l'avaient tué. Il dit que cela ne se pouvait pas, Gunnar ayant été mis hors la loi; qu'il valait mieux faire quelque brèche à leur gloire, et venger Gunnar en tuant quelques-uns d'entre les meurtriers.

Ils élevèrent un tombeau à Gunnar, et le placèrent assis dans le tombeau. Ranveig ne voulut pas qu'on y mit sa hallebarde; «celui-là seul l'aura, dit-elle, qui vengera Gunnar.» Et personne ne la prit. Elle était fort en colère contre Halgerd, et peu s'en fallut qu'elle ne la tuât, disant qu'elle était cause de la mort de son fils. Halgerd s'enfuit à Grjota avec son fils Grani. On fit alors le partage des biens: Högni prit la terre de Hlidarenda avec le domaine, et Grani eut les terres données à bail.

Il arriva à Hlidarenda, qu'un berger et une servante conduisaient du bétail près du tombeau de Gunnar. Il leur sembla qu'il était joyeux, et qu'il chantait dans son tombeau. Ils allèrent le dire à Ranveig sa mère; elle les envoya à Bergthorshval, dire la chose à Njal. Ils y allèrent, et Njal se le fit répéter trois fois. Après quoi il parla longtemps à voix basse avec Skarphjedin. Puis Skarphjedin prit sa hache et s'en alla avec les autres à Hlidarenda. Högni et Ranveig le reçurent très bien, et eurent grande joie de le voir. Ranveig le pria de rester longtemps, et il le promit. Lui et Högni étaient toujours ensemble, au dedans comme au dehors.

Högni était un homme vaillant et bon, mais méfiant, c'est pourquoi on n'avait pas osé lui dire le prodige.

Ils étaient tous deux dehors, un soir, Skarphjedin et Högni, près du tombeau de Gunnar, du côté du Sud. Il faisait clair de lune, et de temps en temps un nuage passait. Et voici qu'il leur sembla que le tombeau était ouvert, et Gunnar s'était tourné dans le tombeau et il regardait la lune. Ils crurent voir aussi quatre lumières allumées dans le tombeau, et aucune ne jetait d'ombre. Gunnar était gai, et la joie était peinte sur son visage. Il se mit à chanter, à voix si haute, qu'ils l'entendaient distinctement, quoiqu'ils fussent loin:

«Celui qu'on voyait dans le combat, la face brillante, et le cœur hardi, il est mort, le père de Högni, celui qui faisait pleuvoir les blessures. Quand, revêtu de son casque, il a pris ses armes pour combattre, il a dit: Plutôt mourir que céder, plutôt mourir que céder jamais.»

Et après, le tombeau se referma. «Croirais-tu cela, dit Skarphjedin, si d'autres te le disaient?»--«Je le croirais, dit Högni, si Njal me le disait; car on dit qu'il n'a jamais menti.»--«De tels prodiges signifient bien des choses, dit Skarphjedin; Gunnar s'est montré à nous, lui qui a mieux aimé mourir que de céder à ses ennemis: c'est un conseil qu'il nous donne.»--«Je n'arriverai à rien, à moins que tu ne veuilles m'aider» dit Högni.--«Et moi, dit Skarphjedin, je me rappellerai comment Gunnar s'est comporté après le meurtre de votre parent Sigmund. Et je te donnerai toute l'aide que je pourrai. Mon père l'a promis à Gunnar, toutes les fois que toi, ou sa mère, vous en auriez besoin.»

Après cela, ils retournèrent à Hlidarenda.

Skarphjedin dit: «Il nous faut partir cette nuit même; car s'ils apprennent que je suis ici, ils se tiendront sur leurs gardes.»--«Je ferai comme tu voudras» dit Högni.

Ils prirent leurs armes quand tous les gens furent au lit. Högni décroche la hallebarde, et il y a une grande voix qui chante en elle. Ranveig saute sur ses pieds, en grande colère: «Qui touche à la hallebarde, dit-elle, quand j'ai défendu que personne en approche?»--«Je veux l'apporter à mon père, dit Högni, pour qu'il l'ait avec lui dans le Valhal, et qu'il la montre dans l'assemblée des guerriers.»--«Il faut d'abord la porter toi-même, dit-elle, et venger ton père; car voici qu'elle nous annonce la mort d'un homme, ou même de plusieurs.» Après cela, Högni sortit, et dit à Skarphjedin les paroles de sa grand'mère. Ils s'en allèrent à Od. Deux corbeaux les suivaient en volant tout le long du chemin. Quand ils furent à Od, il faisait encore nuit. Ils chassèrent le bétail vers la maison. Hroald et Tjörvi sortirent, et repoussèrent les bêtes dans le chemin creux. Ils étaient armés. Skarphjedin saute sur eux en disant: «Pas n'est besoin de réfléchir; c'est bien comme il te semble, et il y a des hommes ici.» Et il donne à Tjörvi le coup de la mort. Hroald avait un épieu à la main. Högni court à lui. Hroald pointe son épieu contre Högni. Högni fend le manche en deux avec la hallebarde, et la lui passe au travers du corps. Après quoi ils laissent là les morts et s'en vont en hâte à Trihyrning.

Skarphjedin monte sur le toit, et se met à arracher l'herbe; et ceux qui étaient dedans crurent que c'était le bétail. Starkad et Thorgeir prirent leurs armes et leurs vêtements, et sortirent, faisant le tour de la palissade. Quand Starkad vit Skarphjedin, il eut peur, et voulut retourner. Skarphjedin le frappe, et l'étend mort devant la palissade. Au même moment Högni joint Thorgeir et le tue d'un coup de hallebarde. Après cela ils s'en vont à Hof.

Mörd était dehors, dans les champs. Il demanda grâce, offrant de payer l'amende entière. Skarphjedin lui dit la mort des quatre autres. Et il chanta:

«Nous en avons abattu quatre, quatre guerriers aux riches armures. Tu les suivras bientôt, ces vaillants. Faisons-lui peur, à ce drôle, et il sortira, tout tremblant, ses richesses. Nous te forcerons bien, misérable, à laisser la sentence au fils de Gunnar.»

«Et il t'en arrivera autant, dit Skarphjedin, ou bien tu déféreras le jugement à Högni, s'il veut bien l'accepter.»--«J'avais résolu, dit Högni, de ne pas faire d'arrangement avec les meurtriers de mon père». Et pourtant il finit par accepter de prononcer la sentence.

Njal s'entremit auprès de ceux à qui appartenait la vengeance pour le meurtre de Starkad et de Thorgeir; il les décida à accepter la paix. On réunit une assemblée de district, et des hommes furent désignés pour prononcer la sentence. On prit toutes choses en considération, même l'attaque contre Gunnar, quoiqu'il eût été mis hors la loi. Et la somme qui fut fixée comme amende, Mörd la paya tout entière; car on ne prononça la sentence contre lui qu'après avoir prononcé dans l'autre affaire, et les deux affaires furent mises en compensation.

Voilà donc tous les arrangements faits. Mais au ting on parla beaucoup de celui qui restait à faire entre Geir le Godi et Högni; ils finirent par conclure la paix, et ils la gardèrent depuis lors. Geir le Godi continua d'habiter le Hlid jusqu'au jour de sa mort, et il n'est plus question de lui dans la saga.

Njal demanda en mariage pour Högni, Alfheid, fille de Vetrlid le skald. On la lui donna. Leur fils fut Ari, qui fit voile pour le Hjaltland, et y prit femme. C'est de lui qu'est descendu Einar le Hjaltlandais, un des plus vaillants hommes qu'on pût voir. Högni garda son amitié pour Njal; il n'est plus question de lui dans la saga.

Il faut maintenant parler de Kolskegg. Il vint en Norvège, et passa l'hiver à Vik. Quand vint l'été, il s'en fut à l'est, en Danemark, et prit du service chez le roi Svein Tjuguskegg; on le tenait là en grand honneur.

Une nuit il rêva qu'un homme venait à lui. Il avait le visage brillant, et il lui sembla que cet homme l'éveillait. «Lève-toi, dit l'homme, et viens avec moi».--«Que me veux-tu?» dit Kolskegg. L'homme répondit: «Je te ferai trouver une femme, et tu seras mon chevalier». Il sembla à Kolskegg qu'il disait oui, et là-dessus il s'éveilla.

Il vint trouver un homme sage et lui dit son rêve. «Cela signifie, dit l'autre, que tu t'en iras dans les pays du Sud, et que tu deviendras le chevalier de Dieu». Kolskegg se fit baptiser en Danemark, mais il ne lui prit pas envie d'y rester; il s'en alla vers l'est, au pays de Gardariki, et y fut un hiver. Après quoi il partit pour Miklagard, où il prit du service. On a su qu'il s'était marié là, qu'il était devenu chef des Værings, et qu'il y resta jusqu'au jour de sa mort. La saga ne parlera plus de lui.

Il nous faut conter maintenant comme quoi Thrain fils de Sigfus vint en Norvège. Ils abordèrent, lui et les siens, au Nord, dans le Halugaland, de là ils firent voile au Sud, vers Trandheim, puis vers Hlad.

Sitôt que le jarl Hakon l'apprit, il envoya des gens pour savoir quels hommes étaient sur ces vaisseaux. Ils revinrent et le lui dirent. Alors le jarl envoya chercher Thrain fils de Sigfus, et Thrain vint le trouver. Le jarl lui demanda de quelle famille il était. Il dit qu'il était proche parent de Gunnar de Hlidarenda. «Tant mieux pour toi, dit le jarl; car j'ai vu beaucoup d'hommes d'Islande, mais pas un n'était son pareil». Thrain dit: «Voulez-vous, seigneur, que je reste auprès de vous cet hiver?» Et le jarl le prit avec lui. Thrain passa là l'hiver, et on le tenait en grand honneur.

Il y avait un homme nommé Kol. C'était un grand pirate. Il était fils d'Asmund Eskisida, du Smaland, dans l'ouest. Il se tenait dans le Göta-elf, avec cinq vaisseaux et beaucoup de monde. Il mit à la voile, sortit de la rivière et vint en Norvège. Il prit terre à Fold, et tomba à l'improviste sur Hallvard Sota, qu'il découvrit dans un grenier. Hallvard se défendit bien jusqu'au moment où ils y mirent le feu. Alors il se rendit. Ils le tuèrent et firent beaucoup de butin, après quoi ils firent voile vers Ljodhus.

Le jarl Hakon apprit la chose. Il fit déclarer Kol hors la loi dans tout son royaume, et mit sa tête à prix.

Il arriva un jour que le jarl parla ainsi: «Gunnar de Hlidarenda est trop loin de nous. S'il était ici, il me tuerait cet homme que j'ai mis hors la loi. Mais maintenant, les Islandais vont le faire mourir. Il a mal fait de ne pas venir à nous». Thrain fils de Sigfus répondit: «Je ne suis pas Gunnar, mais je suis de sa famille, et je veux tenter l'aventure».--«Je ne demande pas mieux, dit le jarl, et je vais bien t'équiper». Son fils Eirik prit la parole: «Vous faites à beaucoup de gens de belles promesses, dit-il; mais quant à les tenir, c'est bien différent. C'est ici une entreprise fort dangereuse; car ce pirate est terrible, et il n'est pas bon d'avoir affaire à lui. Tu auras, Thrain, pour cette expédition, grand besoin de vaisseaux et d'hommes».--«J'irai, dit Thrain, et quand toutes les chances seraient contre moi». Le jarl lui donna cinq vaisseaux, bien équipés.

Thrain avait avec lui Gunnar fils de Lambi, et Lambi fils de Sigurd. Gunnar était le fils du frère de Thrain, il était venu tout jeune auprès de lui, et tous deux s'aimaient beaucoup.

Eirik, fils du jarl, vint les trouver. Il passa en revue les hommes et les armes et il fit les changements qui lui semblèrent nécessaires. Puis, quand ils furent prêts à mettre à la voile, il leur donna un pilote.

Ils firent voile vers le Sud, suivant la côte; là où ils abordaient, le jarl leur avait donné le droit de prendre tout ce qu'il leur fallait. Ils s'en allèrent à l'est à Ljodhus. Là, ils apprirent que Kol était allé au Sud, en Danemark. Ils firent donc voile pour le Sud. En arrivant à Helsingjaborg, ils trouvèrent des gens dans une barque; les gens leur dirent que Kol était là et qu'il allait y rester quelque temps.

Un jour, il faisait beau; Kol vit des vaisseaux qui s'avançaient vers lui: «J'ai rêvé cette nuit, dit-il, du jarl Hakon; ceux-ci doivent être ses hommes.» Et il fit prendre les armes à tout son monde. On se prépara à combattre, et la bataille s'engagea. On se battit longtemps sans qu'aucun des deux côtés l'emportât. À la fin, Kol sauta sur le vaisseau de Thrain, et il eut vite fait une grande trouée, tuant bon nombre d'hommes. Il avait un casque doré. Thrain voit que les choses vont mal, il presse ses hommes, marche le premier en avant à la rencontre de Kol. Kol lui porte un coup de son épée, l'épée tombe sur le bouclier de Thrain et le fend en deux. À ce moment, Kol reçoit sur le bras une pierre qu'on lui lance; son épée tombe à terre. Thrain lui coupe une jambe, après quoi les autres le tuent. Thrain lui coupa la tête. Il jeta le tronc par dessus bord, mais il garda la tête précieusement.

Ils firent beaucoup de butin, puis ils remirent à la voile vers le Nord. Ils arrivèrent à Thrandheim et vinrent trouver le jarl. Le jarl fit bon accueil à Thrain. Thrain lui montra la tête de Kol. Le jarl le remercia de la besogne qu'il avait faite. «Cela mérite mieux que des paroles» dit Eirik. Le jarl dit que c'était vrai, et il les pria de venir avec lui. Ils allèrent à un endroit où le jarl avait fait faire un beau vaisseau. Ce vaisseau n'était pas comme sont les vaisseaux longs d'ordinaire; il avait à sa proue une tête de vautour, et il était richement orné. «Tu es magnifique, Thrain, dit le jarl, et tu tiens cela de ton parent Gunnar: c'est pourquoi je veux te donner ce vaisseau: il s'appelle le vautour. Tu auras de plus mon amitié. Je veux que tu restes avec moi aussi longtemps qu'il te plaira.» Thrain remercia le jarl de son présent, et dit que rien ne le pressait pour l'heure de retourner en Islande. Le jarl avait un voyage à faire à l'est, aux confins du royaume, pour aller trouver le roi des Suédois. Thrain partit avec lui quand vint l'été. Il montait son vaisseau le vautour, et le conduisait lui-même. Il cinglait si vite, que nul ne pouvait le suivre. On l'enviait beaucoup; mais le jarl laissait toujours bien voir le cas qu'il faisait de Gunnar; car il châtiait durement tous ceux qui en voulaient à Thrain.

Thrain fut auprès du jarl tout l'hiver. Au printemps le jarl lui demanda s'il voulait rester, ou partir pour l'Islande. Thrain dit qu'il n'y avait pas encore réfléchi, et qu'il voulait d'abord attendre des nouvelles. Le jarl lui dit de faire comme il lui conviendrait. Thrain resta donc avec le jarl.

Alors il vint une nouvelle d'Islande qui fut pour bien des gens une grosse nouvelle: la mort de Gunnar de Hlidarenda. Et le jarl ne voulut pas laisser Thrain partir; Thrain resta encore auprès de lui.

Il nous faut maintenant parler des fils de Njal, Grim et Helgi. Ils étaient partis d'Islande le même été que Thrain, et ils avaient avec eux sur leur vaisseau Olaf d'Elda fils de Ketil, et Bard le noir. Ils eurent un vent du nord si fort, qu'ils furent entraînés au sud, en pleine mer; et un brouillard si épais s'abattit sur eux qu'ils ne savaient plus où ils allaient; ils errèrent longtemps à l'aventure.

Et voilà qu'ils vinrent à un endroit où il y avait peu de fond; il leur sembla qu'ils devaient être près de terre. Les fils de Njal demandèrent à Bard s'il avait quelque idée du pays qui se trouvait le plus près. «Il peut y en avoir beaucoup, dit-il, après le mauvais temps que nous avons eu: les îles, ou l'Écosse, ou bien l'Irlande.»

À deux nuits de là, ils virent la terre des deux côtés. Il y avait une ligne de brisants en travers du fjord. Ils jetèrent l'ancre en deçà des brisants. Alors le vent commença à se calmer, et le lendemain matin le temps était beau. Et voici qu'ils voient venir à eux treize vaisseaux. Bard dit: «Qu'allons-nous faire? Ces gens-là viennent nous attaquer.» Ils délibérèrent donc s'il fallait se défendre ou se rendre. Mais avant qu'ils eussent décidé, les pirates arrivèrent sur eux. Des deux côtés on se demande le nom des chefs. Les chefs des marchands se nommèrent et demandèrent à leur tour qui commandait les pirates. L'un des chefs dit se nommer Grjotgard et l'autre Snækolf, fils tous deux de Moldan de Dungalsbæ en Écosse, et parents du roi d'Écosse Melkolf; «Et nous vous laissons, dit Grjotgard, le choix entre deux choses: Ou vous irez à terre, et nous prendrons vos richesses; ou nous allons vous attaquer, et tuer tous ceux que nous pourrons.» Helgi répondit: «Les marchands ont résolu de se défendre.»--«Que dis-tu, malheureux? dirent les marchands. Comment pourrions-nous nous défendre? Il vaut mieux perdre les biens que la vie.» Alors Grim prit le parti de pousser de grands cris, pour empêcher les pirates d'entendre les murmures des marchands. «Ne voyez-vous pas, dirent Bard et Olaf, que les Irlandais vont faire leur risée de lâches comme vous? Prenez plutôt vos armes et défendons-nous.» Ils prirent donc tous leurs armes, et ils résolurent de ne pas se rendre tant qu'il y aurait moyen de se défendre.

Les pirates se mettent à lancer des flèches, et le combat s'engage; les marchands se défendent bien. Snækolf court à Olaf et le perce de sa lance. Grim pointe la sienne contre Snækolf, si vivement, qu'il le jette par dessus bord. Helgi alors s'approche de Grim. À eux deux ils abattent tous les pirates qui s'approchent. Et les fils de Njal étaient toujours au plus fort de la mêlée. Les pirates crièrent aux marchands de se rendre. Mais ils dirent qu'ils ne se rendraient jamais.

À ce moment un d'eux tourna ses yeux vers la mer. Et ils voient des vaisseaux qui doublaient le cap à pleines voiles, venant du Sud: il n'y en avait pas moins de dix. Ils font force de rames et se dirigent sur eux. Sur ces vaisseaux le bouclier touche le bouclier; et sur celui qui vient le premier, il y a un homme debout près du mât. Cet homme avait une casaque de soie et un casque doré; ses cheveux étaient longs et clairs. Il tenait à la main une lance incrustée d'or. Il demanda: «Qui êtes-vous, qui combattez ce combat inégal?» Helgi se nomma, et dit qu'ils avaient contre eux Grjotgard et Snækolf. «Qui sont vos chefs?» dit l'autre. Helgi répondit: «Bard le noir, qui est en vie. L'autre vient de tomber sous les coups des pirates; il s'appelait Olaf. Mon frère que voici avec moi s'appelle Grim.»--«Etes-vous des hommes d'Islande?» dit l'autre.--«Oui» dit Helgi. Il demanda de qui ils étaient fils. Ils le dirent. Alors il sut à qui il avait affaire: «Vous êtes connus, vous et votre père» dit-il.--«Et toi, qui es-tu?» dit Helgi.--«Je m'appelle Kari et je suis fils de Sölmund.»--«D'où viens-tu?» dit Helgi. «Des îles du Sud» dit Kari. «Tu es bienvenu, dit Helgi, si tu veux nous donner ton aide.»--«Tant qu'il vous en faudra, dit Kari. Que demandez-vous?»--«Que tu les attaques» dit Helgi. Kari dit qu'ainsi ferait-il; il mit le cap sur eux, et le combat recommença une seconde fois.

Après qu'on s'est battu quelque temps, Kari saute sur le vaisseau de Snækolf. Snækolf court à la rencontre de Kari et lève son épée. Kari fait un saut en arrière, par dessus une poutre qui se trouvait en travers du vaisseau. L'épée de Snækolf s'enfonce dans la poutre si profondément que ses deux tranchants y sont cachés. Kuri le frappe à son tour, il l'atteint à l'épaule, d'un si grand coup qu'il lui fend le bras du haut en bas; et Snækolf mourut sur le champ. Grjotgard lança un javelot à Kari. Kari le vit et sauta en l'air, et le javelot le manqua. Cependant Grim et Helgi s'étaient approchés pour joindre Kari. Helgi court à Grjotgard; il lui passe son épée au travers du corps, et le tue. Alors ils s'avancèrent tous trois, des deux côtés du vaisseau. Les gens demandèrent merci. Ils leur donnèrent la vie sauve à tous mais ils prirent tout le butin. Après cela ils mirent tous leurs vaisseaux à l'abri des îles, et ils s'y reposèrent quelque temps.

Kari était au service du jarl Sigurd, et il venait de lever le tribut pour lui dans les îles du Sud chez le jarl Gilli. Il pria les fils de Njal de venir avec lui aux îles de Hross, disant que le jarl les recevrait bien. Ils acceptèrent, partirent avec Kari, et vinrent aux îles de Hross.

Kari les conduisit devant le jarl, et lui dit qui ils étaient. «Comment les as-tu rencontrés?» dit le jarl. «Je les ai trouvés, dit Kari, dans les fjords d'Écosse, où ils combattaient contre les fils de Moldan de Dungalsbæ; et ils se défendaient si bien qu'on les voyait toujours sur la plate-forme de leur vaisseau, et qu'ils se jetaient toujours là où le péril était le plus grand. Et je viens vous prier, seigneur, de les admettre parmi vos hommes.»--«Fais comme tu l'entendras, dit le jarl, puisque tu les as déjà pris sous ta protection.» Ils passèrent donc l'hiver chez le jarl, et on les y tenait en grand honneur.

Mais quand l'hiver fut passé, Helgi devint taciturne. Le jarl ne savait ce que cela voulait dire; il demanda pourquoi Helgi était taciturne, et ce qu'il avait en tête: «N'es-tu pas bien ici?» dit-il.--«Je m'y trouve très bien» dit Helgi.--«À quoi penses-tu donc?» dit le jarl.--«N'avez-vous pas un royaume à garder en Écosse?» dit Helgi.--«En effet, dit le jarl, mais qu'est-ce que cela vient faire ici?» Helgi répondit: «Les Écossais ont tué votre gouverneur et ils ont pris tous les messagers de sorte que nul n'a pu passer le fjord de Petland.»--«As-tu la seconde vue?» dit le jarl.--«Cela peut bien être», répondit Helgi.--«Je te comblerai d'honneurs, dit le jarl, si tu as dit vrai; sinon, tu t'en repentiras.»--«Il n'est pas homme à mentir, dit Kari, et il doit avoir dit vrai; car son père a la seconde vue.» Le jarl envoya donc des hommes dans le Sud, aux îles de Straum, vers Arnljot son gouverneur. Et Arnljot à son tour envoya des hommes au Sud, qui passèrent le fjord de Petland. Ils s'informèrent, et apprirent que les jarls Hundi et Melsnati avaient fait mourir Havard de Thrasvik, beau-frère du jarl Sigurd. Arnljot envoya dire à Sigurd de venir au Sud en force, pour chasser les deux jarls du royaume. Et sitôt que le jarl en eut la nouvelle, il rassembla de toutes les îles une nombreuse armée.

Le jarl partit avec son armée pour le Sud. Kari était de l'expédition, et les fils de Njal aussi. Ils arrivèrent à Katanes.

Le jarl possédait en Écosse les royaumes que voici: Ross et Myræfi, le pays du Sud et Dali. Il vint des gens de ces royaumes à leur rencontre, qui leur dirent que les jarls n'étaient pas loin de là, avec une grande armée. Le jarl Sigurd fit avancer la sienne, et l'endroit où on se rencontra se nomme Dungalsgnipa. Il s'engagea entre eux une grande bataille. Les Écossais avaient détaché une partie de leur monde, qui vint sur les derrières des hommes du jarl, et il y eut là une grande tuerie, jusqu'au moment où les fils de Njal accoururent. Ils tombèrent sur les assaillants et les mirent en fuite. À ce moment il y eut une rude mêlée, Grim et Helgi reviennent près de la bannière du jarl et ils combattent comme les plus hardis des hommes.

Kari s'avance à la rencontre du jarl Melsnati. Melsnati lance un javelot à Kari. Kari prend le javelot, le renvoie au jarl, et le perce de part en part. Alors le jarl Hundi prend la fuite. Sigurd et ses gens se mirent à la poursuite des fuyards.

Mais voici qu'ils apprirent que Melkolf, roi d'Écosse rassemblait une armée à Dungalsbæ. Le jarl tint conseil avec ses hommes, et l'avis de tous fut qu'il fallait retourner en arrière, et ne pas combattre contre une si grande armée. Ils s'en retournèrent donc.

Quand le jarl fut à l'île de Straum, il fit le partage du butin. Après quoi il s'en alla au Nord, à l'île de Hross. Les fils de Njal le suivaient, et Kari. Le jarl fit un grand festin, et à ce festin il donna à Kari une bonne épée et une lance incrustée d'or, à Helgi un anneau d'or et un manteau, et à Grim une épée et un bouclier. Puis il reçut Grim et Helgi parmi ses hommes, et les remercia de l'aide qu'ils lui avaient donnée.

Ils passèrent cet hiver là avec le jarl, et au printemps, quand Kari s'en alla en guerre; ils partirent avec lui. Ils guerroyèrent au loin tout l'été, et eurent partout la victoire. Ils attaquèrent le roi Gudröd, de Mön, et le battirent, après quoi ils s'en retournèrent. Ils avaient fait beaucoup de butin. Ils passèrent encore l'hiver chez le jarl, et ils y étaient bien traités.

Au printemps, les fils de Njal demandèrent à s'en aller en Norvège. Le jarl dit qu'ils feraient comme bon leur semblerait, et il leur donna un bon vaisseau, et de vaillants hommes. Kari leur dit qu'il allait venir en Norvège cet été-là pour apporter le tribut au jarl Hakon: «Et nous nous y rencontrerons» dit-il. Ils se donnèrent donc leur parole de s'y retrouver. Après cela, les fils de Njal mirent à la voile. Ils cinglèrent vers la Norvège et débarquèrent au Nord, à Thrandheim. Ils restèrent là quelque temps.

Il y avait un homme nommé Kolbein fils d'Arnljot. Il était du pays de Thrandheim. Il fit voile pour l'Islande ce même été où Thrain et les fils de Njal s'en allèrent à l'étranger. Il passa l'hiver à l'est dans le Breiddal. L'été d'après, il vint mettre son vaisseau en état de partir, à Gautavik. Comme ils étaient tout prêts, il vint à eux un homme qui ramait dans un bateau. Il attacha le bateau au vaisseau, et monta sur le vaisseau pour trouver Kolbein. Kolbein lui demanda son nom. «Je m'appelle Hrap» dit l'homme.--«De qui es-tu fils?» dit Kobein. Hrap répondit: «Je suis fils d'Örgumleidi, fils de Geirolf Gerpir.»--«Que veux-tu de moi?» dit Kolbein.--«Je veux te prier, dit Hrap, de me faire passer la mer.»--«Quel besoin en as-tu?» dit Kolbein.--«J'ai tué un homme» dit Hrap.--«Qui as-tu tué? dit Kolbein, et à qui appartient la vengeance?»--Hrap répondit: «Celui que j'ai tué s'appelait Örlyg fils d'Örlyg, fils de Hrodgeir le blanc. La vengeance est aux gens du Vapnfjord.»--«S'il en est ainsi, tant pis pour qui t'aidera à fuir» dit Kolbein. Hrap répondit: «Je suis l'ami de mes amis, mais ceux qui me font du mal s'en repentent; au reste je ne manque pas d'argent pour payer mon voyage.» Et Kolbein finit par prendre Hrap avec lui.

Peu après, il y eut bon vent, et on fit voile vers la pleine mer. En route, Hrap manqua de vivres: il s'assit à côté de ceux qui étaient le plus près de lui, mais ils se levèrent en lui disant des injures. On en vint aux coups, et Hrap eut bientôt fait d'abattre deux hommes. On le dit à Kolbein, il offrit à Hrap de manger avec lui, et Hrap accepta.

Et voici qu'on quitte la pleine mer, et ils jettent l'ancre près d'Agdanes. Alors Kolbein demande à Hrap: «Où est cet argent que tu m'as promis pour ma peine?»--«Là-bas en Islande» dit Hrap.--«Tu en tromperas encore plus d'un après moi, dit Kolbein, pourtant je veux bien te remettre ta dette.» Hrap lui fit ses remerciements: «Et maintenant, que me conseilles-tu de faire?» dit-il.--«Ceci d'abord, dit Kolbein, de quitter le vaisseau au plus vite; car nos gens de l'est te feraient de méchants adieux. Et puis je vais te donner encore un bon conseil: ne trompe jamais un maître qui t'aura fait du bien.» Après cela Hrap alla à terre avec ses armes; il avait à la main une grande hache avec un manche bardé de fer.

Il s'en va, jusqu'à ce qu'il arrive chez Gudbrand, à Dal. Gudbrand était grand ami du jarl Hakon. Ils avaient à eux deux un temple en commun; et on ne l'ouvrait jamais sans que le jarl fût là. C'était un des deux plus grands temples de Norvège, l'autre était à Hlad. Le fils de Gudbrand s'appelait Thrand, et sa fille Gudrun.

Hrap arrive devant Gudbrand et le salue. Gudbrand lui demande qui il est. Hrap dit son nom, et ajoute qu'il vient d'Islande. Il prie Gudbrand de le prendre avec lui. Gudbrand dit: «Tu ne me fais pas l'effet d'un hôte qui porte bonheur»--«Et moi il me semble qu'on a grandement menti sur ton compte dit Hrap. On m'avait dit que tu prenais chez toi ceux qui t'en priaient, et que nul autre n'avait pareille renommée. Je dirai le contraire, si tu ne veux pas de moi.»--«Il faut donc que tu restes» dit Gudbrand.--«Où sera ma place?» dit Hrap.--«Sur le banc le plus bas, dit Gudbrand, juste en face de mon siège.» Et Hrap alla s'asseoir. Il savait conter bien des choses. Il arriva d'abord que Gudbrand y prit plaisir, et beaucoup d'autres aussi; mais bientôt plusieurs furent d'avis qu'il raillait trop. Il en vint aussi à entrer en conversation avec Gudrun, fille de Gudbrand, si bien que les gens disaient qu'il finirait par la séduire. Quand Gudbrand s'en aperçut, il fit à Gudrun de grands reproches d'avoir parlé à Hrap, et lui défendit d'entrer en conversation avec lui, à moins que tout le monde ne pût les entendre. Elle fit d'abord de bonnes promesses, mais bientôt ils recommencèrent. Alors Gudbrand donna ordre à Asvard son intendant, de la suivre partout où elle irait.

Un jour il arriva qu'elle demanda à aller dans un bois de noisetiers, pour s'amuser, et Asvard la suivit. Hrap se met à leur recherche, et les trouve dans le bois. Il prit Gudrun par la main, et l'emmena à l'écart avec lui. Asvard courut après elle et les trouva tous deux couchés dans un fourré. Il vient à eux, la hache levée, et veut frapper Hrap à la jambe. Mais Hrap se recule vivement, et Asvard le manque. Hrap saute sur ses pieds et saisit sa hache. Asvard veut s'enfuir. Mais Hrap le frappe par derrière et le fend en deux.

Gudrun dit: «Après ce que tu viens de faire, tu ne pourras pas rester chez mon père davantage. Mais il y a autre chose qui lui semblera pire encore: c'est que je suis enceinte.» Hrap répond: «Il ne l'apprendra pas par un autre que par moi. Je vais à la maison, et je lui dirai les deux nouvelles.»--«Alors tu ne t'en iras pas vivant» dit-elle.--«J'en courrai le risque» dit-il. Il la conduisit chez les femmes, après quoi il entra dans la maison. Gudbrand était assis sur son siège; il y avait peu d'hommes dans la salle. Hrap s'avança vers lui, levant haut sa hache. «Pourquoi y a-t-il du sang sur ta hache?» demanda Gudbrand.--«C'est que je l'ai essayée sur le dos d'Asvard, ton intendant», dit Hrap.--«Et ce n'est pas de bonne besogne que tu dois avoir faite là, dit Gudbrand; je suis sûr que tu l'as tué.»--«C'est la vérité» dit Hrap.--«Qu'y a-t-il eu entre vous?» dit Gudbrand.--«Cela vous semblera peu de chose, dit Hrap; il a voulu me couper une jambe»--«Mais qu'avais-tu fait?»--«Une chose qui ne le regardait pas» dit Hrap.--«Il faut pourtant que tu le dises» dit Gudbrand. Hrap répondit: «Si tu veux le savoir, j'étais couché auprès de ta fille Gudrun et cela ne lui a pas plu.»--«Debout! mes hommes, dit Gudbrand, emparez-vous de lui, il faut le faire mourir.»--«Notre alliance ne me profitera donc guère, dit Hrap: mais tes hommes ne sont pas si vaillants que cela puisse être fait aussi vite que tu crois.»

Ils s'étaient levés, mais il leur échappa en courant. Ils se mirent à sa poursuite; il disparut dans le bois sans qu'ils eussent pu le saisir. Gudbrand rassembla du monde et fit fouiller le bois; et on ne l'y trouva point, car le bois était grand et épais.

Hrap s'en alla dans le bois jusqu'à une clairière. Il trouva là un domaine avec une maison, et un homme dehors qui fendait du bois. Il demanda son nom à cet homme, et l'homme dit qu'il se nommait Tofi. Tofi lui demanda le sien, et Hrap le lui dit. Hrap demanda pourquoi il habitait si loin des autres hommes. «Pour avoir à disputer le moins possible avec eux» répondit-il.--«Nous perdons notre temps en paroles inutiles, dit Hrap; il faut d'abord que je te dise qui je suis: j'étais chez Gudbrand à Dal, j'ai fui de chez lui, parce que j'avais tué son intendant. Je sais que nous sommes tous deux des malfaiteurs, car tu ne serais pas venu ici loin des autres hommes, si tu n'étais proscrit pour quelque meurtre; je te laisse donc le choix: ou bien je te dénoncerai, ou bien tu partageras avec moi tout ce qui est ici.» Tofi répondit: «Tu as dit vrai; j'ai enlevé la femme qui est ici avec moi, et bien des gens ont été à ma recherche.» Et il fit entrer Hrap avec lui. La maison était petite, mais bien bâtie. Tofi dit à sa femme qu'il avait pris Hrap avec lui. «Il arrivera malheur à plus d'un, à cause de cet homme, dit-elle; mais c'est à toi de décider».

Hrap resta donc là. Il allait et venait beaucoup, et n'était jamais à la maison. Il trouvait moyen de se rencontrer avec Gudrun. Le père et le fils, Thrand et Gudbrand, le guettaient, mais ils n'arrivèrent jamais à s'emparer de lui: il se passa ainsi toute une demi-année.

Gudbrand fit dire au jarl Hakon l'affront que Hrap lui avait fait. Le jarl fit déclarer Hrap proscrit, et mit sa tête à prix. Il promit en outre de se mettre lui-même à sa recherche, mais il n'en fit rien; il pensait que les autres le prendraient bien tout seuls, puisqu'il se tenait si peu sur ses gardes.

Cet été là les fils de Njal arrivèrent en Norvège, venant des îles Orkneys. Ils vinrent aux foires qui se tiennent là, et y attendirent Kari fils de Sölmund, comme il était convenu entre eux.

En même temps, Thrain fils de Sigfus mettait son vaisseau en état de partir pour l'Islande, et il avait presque fini. À ce moment, le jarl Hakon vint à un festin chez Gudbrand. Pendant la nuit, Hrap le meurtrier vint au temple du jarl et de Gudbrand. Il entra. Il vit, assise dans le temple, Thorgerd la fiancée, aussi grande qu'un homme de haute taille. Elle avait un large anneau d'or au bras, et un voile sur la tête. Il lui arrache son voile et lui prend son anneau. Il voit encore le char de Thor et vient lui prendre un autre anneau d'or. Puis il en prit un troisième à Irpa. Après quoi il les traîna tous dehors et leur prit tous leurs vêtements. Ensuite il mit le feu au temple, qui brûla tout entier. Il s'en alla là-dessus. Le jour commençait à poindre. Comme il traversait un champ, six hommes armés sautèrent sur lui, et l'attaquèrent. Il se défendit bien, et voici quelle fut l'issue du combat: Hrap avait tué trois hommes, blessé Thrand à mort, les deux autres s'enfuirent vers le bois, et nul ne resta pour en porter la nouvelle au jarl. Il s'approcha de Thrand et lui dit: «Il est en mon pouvoir de te tuer, mais je ne le ferai pas: je me souviendrai mieux que vous de notre alliance.» Là-dessus il veut s'enfuir vers le bois. Mais il voit des hommes entre le bois et lui. Il n'ose donc s'en aller de ce côté. Il se couche à terre, sous un fourré, et y reste quelque temps caché.

Le jarl Hakon et Gudbrand s'en allèrent ce matin-là de bonne heure à leur temple. Ils le trouvèrent brûlé, les trois dieux dehors et tous les objets précieux disparus. «Nos dieux sont de puissants dieux, dit Gudbrand; ils sont sortis tout seuls du feu.»--«Ce ne sont pas les dieux qui ont fait cela, dit le jarl, c'est un homme qui a brûlé le temple, et qui les a mis dehors. Mais les dieux ne se vengent jamais sur l'heure. L'homme qui a fait cette chose sera chassé du Valhal, et n'y viendra jamais.»

À ce moment, quatre des hommes du jarl arrivèrent en courant, apportant de mauvaises nouvelles. Ils dirent qu'ils avaient trouvé dans le champ trois hommes tués, et Thrand blessé à mort. «Qui peut avoir fait cela? dit le jarl.--«Hrap le meurtrier» dirent-ils.--«Alors c'est lui qui a brûlé le temple» dit le jarl. Et ils furent d'avis que c'était à croire.--«Où peut-il être?» dit le jarl.--«Thrand a dit, répondirent-ils, qu'il s'était couché à terre dans un fourré.» Le jarl y courut, mais Hrap était parti. Il envoya des gens pour le chercher, et ils ne le trouvèrent pas. Alors le jarl se mit lui-même à sa poursuite, et il donna l'ordre de se reposer d'abord. Il s'en alla tout seul loin des autres hommes, défendant que personne le suivît, et resta quelque temps à l'écart. Il se mit à genoux, tenant ses mains devant ses yeux. Après quoi il revint vers les siens. «Venez avec moi» leur dit-il, et ils le suivirent. Il s'en alla dans un autre sens que celui où ils avaient marché d'abord, et vint à une petite vallée. Et voici que Hrap sauta sur ses pieds devant eux: c'était là qu'il s'était caché. Le jarl dit à ses hommes de courir après lui. Mais Hrap était si agile, qu'ils ne purent pas l'approcher. Il courut jusqu'à Hlad. Il y avait là, tout prêts à mettre à la voile, Thrain fils de Sigfus, et aussi les fils de Njal. Hrap court là où sont les fils de Njal: «Sauvez-moi, braves hommes, dit-il, car le jarl veut me tuer.» Helgi le regarda, et dit: «Tu m'as l'air d'un homme de malheur, et qui n'aura pas affaire à toi s'en trouvera bien.»--«Puisse-t-il donc vous arriver toutes sortes de maux à cause de moi» dit Hrap.--«Nous sommes gens à t'en donner ta récompense, dit Helgi, et cela avant longtemps.»

Alors Hrap alla trouver Thrain fils de Sigfus, et lui demanda son aide, «Qu'as-tu fait?» dit Thrain.--Hrap répondit: «J'ai brûlé le temple du jarl, et j'ai tué quelques-uns de ses hommes, et il sera bientôt ici, car il s'est mis lui-même à ma poursuite.»--«Il ne convient guère que je te cache, dit Thrain, après tout ce que le jarl a fait pour moi.» Alors Hrap montra à Thrain les joyaux qu'il avait pris dans le temple, et offrit de les lui donner. Thrain dit qu'il n'en voulait pas, à moins de lui donner autre chose on échange. «Je vais donc rester ici, dit Hrap, et ils me tueront sous tes yeux, et tu peux t'attendre à être la risée de tout le monde.» À ce moment, ils voient le jarl et ses hommes qui s'approchent. Alors Thrain se décida à prendre Hrap avec lui. Il fit détacher une barque qui l'amena sur son vaisseau. «Et voici, dit-il, le meilleur endroit pour te cacher: nous allons défoncer deux tonneaux, et tu te mettras dedans.» Ainsi fut fait. Hrap entra dans les tonneaux, qui furent attachés ensemble et jetés par dessus bord.

Et voici que le jarl arrive avec sa troupe auprès des fils de Njal; il leur demande si Hrap est venu là. Ils disent que oui. Le jarl demande où il est allé ensuite. Ils disent qu'ils n'y ont pas pris garde. «Je comblerai d'honneurs, dit le jarl, celui qui me dira où est Hrap.»

Grim dit tout bas à Helgi: «Pourquoi ne le dirions-nous pas? Je ne sais pas si Thrain nous le revaudra jamais.»--«Et pourtant nous ne devons pas le dire, répondit Helgi, car il y va de sa vie.» Grim dit: «Il se peut que le jarl se venge sur nous; car il est si fort en colère qu'il faut bien qu'il s'en prenne à quelqu'un.»--«N'y prenons pas garde, dit Helgi, mais levons l'ancre et allons nous en au large dès que nous aurons bon vent.»--«N'attendrons-nous pas Kari? dit Grim.--«Ce n'est pas de cela que je m'inquiète à présent» dit Helgi. Ils levèrent donc l'ancre, et restèrent à l'abri d'une île, attendant un vent favorable.

Le jarl s'était approché de tous les hommes de l'équipage, pour les questionner; mais ils répondirent tous qu'ils ne savaient rien de Hrap. Alors le jarl dit: «Allons trouver mon ami Thrain, il nous livrera l'homme s'il sait où il est.» Ils prirent un bateau long, et vinrent aborder le vaisseau de Thrain. Thrain voit le jarl venir, il se lève, et le salue d'un air gracieux. «Nous cherchons, dit le jarl, un homme qui se nomme Hrap, et qui est d'Islande. Il nous a fait tout le mal possible. Nous venons vous prier de nous le livrer, ou de nous dire ce qu'il est devenu.» Thrain répondit: «Vous savez, seigneur, que j'ai tué celui que vous aviez proscrit, au risque de ma vie, et que j'ai reçu de vous, en récompense, de grands honneurs.»--«Tu en auras de plus grands encore» dit le jarl. Thrain tenait conseil en lui-même; il ne savait pas bien comment le jarl prendrait la chose. Il finit pourtant par nier que Hrap fût là, et dit au jarl de chercher. Le jarl chercha quelque peu, après quoi il revint à terre. Il s'en alla à l'écart des autres, et il était si fort en colère que personne n'osait lui parler.

«Menez-moi vers les fils de Njal, dit le jarl. Je les forcerai bien à me dire la vérité.« On lui dit qu'ils étaient au large. «Il n'y a donc rien à faire, dit le jarl, mais il y avait deux tonnes d'eau le long du vaisseau de Thrain, où un homme pouvait bien se tenir caché. Si Thrain a caché Hrap, c'est là qu'il était. Allons une seconde fois trouver Thrain.»

Thrain voit que le jarl fait mine de revenir: «Il était bien en colère tout à l'heure, dit-il, mais il va l'être moitié plus encore. Il y va de la vie de tous ceux qui sont sur le vaisseau, si l'un de nous lui dit un seul mot de Hrap.» Ils promirent de se taire, car chacun avait grand'peur pour soi. On retira quelques sacs de la cale, et Hrap se mit à leur place; puis ils le couvrirent avec d'autres sacs légers. Et voici que le jarl arrive comme ils venaient de finir. Thrain salua le jarl, qui lui rendit son salut, mais au bout d'un instant seulement. Ils virent que le jarl était grandement en colère. Il dit à Thrain: «Livre-moi Hrap; car je sais que tu l'as caché.»--«Où l'aurais-je caché, seigneur?» dit Thrain.--«Tu le sais mieux que personne, dit le jarl; mais s'il faut que je le dise, je crois que tu l'avais caché tout à l'heure dans ces tonnes d'eau qui étaient le long du vaisseau.»--«Je ne tiens pas, seigneur, à passer pour menteur à vos yeux, dit Thrain; j'aime mieux que vous cherchiez dans mon vaisseau.» Le jarl monta sur le vaisseau; il chercha, et ne trouva rien. «M'en tenez-vous quitte maintenant, seigneur? dit Thrain.»--«Point du tout, dit le jarl; mais je ne sais pourquoi nous ne pouvons pas le trouver: il m'a semblé que je voyais clair dans tout ceci sitôt que j'ai été à terre; mais depuis que je suis ici je ne vois plus rien.» Et il fait de nouveau ramer vers le rivage. Il était si fort en colère qu'il n'y avait pas à lui parler. Son fils Svein était avec lui. «C'est une étrange façon de faire, dit-il, que de décharger sa colère sur des gens qui n'ont rien fait de mal».

Alors le jarl s'éloigna encore des autres, puis il revint et dit: «Aux rames encore une fois, et allons les retrouver». Ainsi fut fait. «Où donc était-il caché?» dit Svein. «Cela importe peu à présent, dit le jarl, car il ne doit plus y être. Il y avait deux sacs près de l'ouverture de la cale, et Hrap était dans la cale à leur place.»

«Voici qu'ils remettent leur barque à l'eau, dit Thrain, ils vont revenir vers nous. Il faut le faire sortir de la cale, et mettre autre chose à la place; mais nous laisserons les deux sacs dehors.» Ils le firent. Alors Thrain dit: «Cachons Hrap dans la voile qui est roulée autour de la vergue.» Et ainsi fut fait. À ce moment le jarl arrive. Il était plus en colère que jamais: «Me livreras-tu cet homme maintenant, Thrain? dit-il. C'est sérieux cette fois.»--«Il y a longtemps que je vous l'aurais livré, répond Thrain s'il était en mon pouvoir; mais où pourrait-il être?»--«Dans la cale» dit le jarl.»--Pourquoi ne l'y avez vous pas cherché?» dit Thrain.--«L'idée ne nous en est pas venue» dit le jarl. Ils cherchèrent alors dans tout le vaisseau, mais ils ne le trouvèrent point. Thrain dit: «M'en tenez-vous quitte à présent, seigneur?»--«Certes non, dit le jarl, car je sais que tu as caché cet homme, bien que je n'arrive pas à le trouver. Mais j'aime mieux te voir traître envers moi que de l'être envers toi.» Et il retourna à terre.

«Maintenant je sais, dit le jarl, où Thrain avait caché Hrap.»--«Où donc?» dit son fils Svein.--«Dans la voile, dit le jarl, qui était roulée autour de la vergue.»

À ce moment, le vent se leva. Thrain mit à la voile et sortit du fjord, s'en allant vers la pleine mer. Il cria au jarl en s'éloignant (et longtemps après on le racontait encore): «Le vautour a déployé ses ailes et Thrain ne cédera pas.» Le jarl entendit les paroles de Thrain: «Il va se passer bien des choses, dit-il; et ce n'est pas parce que je n'ai pas su voir à temps, mais l'alliance qu'ils ont faite entre eux les conduira tous deux à la mort.»


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