LXXXIX

Thrain ne fut pas longtemps en mer. Il arriva en Islande, et rentra dans son domaine. Hrap était avec Thrain, et passa l'hiver chez lui. Au printemps Thrain lui donna un domaine qu'on appela Hrapstad, et Hrap s'y établit. Mais il était tout le temps à Grjota, et les gens trouvaient qu'il y gâtait tout. Quelques-uns disaient même qu'il y avait de l'amitié entre lui et Halgerd, et qu'il l'avait séduite; mais d'autres disaient le contraire. Thrain donna son vaisseau à Mörd Urækja son parent. Ce Mörd est celui qui tua Od fils d'Haldor, à Gautavik dans l'est, sur le Berufjörd.

Tous les parents de Thrain le reconnaissaient pour leur chef.

Il nous faut revenir au jarl Hakon. Quand il vil Thrain lui échapper, il dit à son fils Svein: «Prenons quatre vaisseaux longs, allons trouver les fils de Njal et tuons-les; car ils étaient d'accord avec Thrain.»--«Ce n'est pas bien agir, dit Svein, que de s'en prendre à des hommes qui n'ont rien fait, et de laisser échapper le coupable.»--«Je sais ce que j'ai à faire» dit le jarl. Ils se mettent donc à la recherche des fils de Njal, et les trouvent à l'abri d'une île, Grim voit le premier le vaisseau du jarl: «Voici des vaisseaux de guerre qui viennent à nous, dit-il à Helgi; c'est le jarl, je le vois, et ce n'est pas la paix qu'il nous apporte.»--«Tu sais ce qu'il est dit, répond Helgi; de braves hommes se défendent contre qui que ce soit. Et nous aussi nous nous défendrons.» Ils le prièrent tous de les commander. Et ils prirent leurs armes. À ce moment le jarl arrive, et leur crie de se rendre. Helgi répond qu'ils se défendront tant qu'ils pourront. Le jarl offre la paix à tous ceux qui refuseraient de défendre Helgi. Mais Helgi était si aimé que tous aimèrent mieux mourir avec lui.

Alors le jarl commence l'attaque, lui et ses hommes. Les autres se défendent bien, et on voit toujours les fils de Njal au plus fort de la mêlée. Plus d'une fois le jarl leur offrit la paix, ils répondaient toujours de même, disant qu'ils ne se rendraient jamais. Un homme du jarl, Aslak de Langey, leur fit un rude assaut, et monta sur le vaisseau par trois fois. «Tu y vas hardiment, dit Grim; ce serait bien, si tu arrivais à quelque chose.» Il lança à Aslak un javelot qui lui perça la gorge, Aslak mourut sur le champ. Un moment après, Holgi tua Egil, l'homme qui portait la bannière du jarl.

Alors Svein, fils d'Hakon, s'avança vers les fils de Njal. Il les fit enfermer d'un cercle de boucliers, et ils furent pris tous les deux. Le jarl voulait les faire tuer tout de suite. Mais Svein demanda qu'on ne fît pas cela, disant qu'il faisait nuit, Alors le jarl dit: «Qu'on les tue demain matin, et qu'on les attache bien pour ce soir,»--«Ainsi fera-t-on, dit Svein, mais je n'ai jamais vu de plus braves hommes que ceux-ci, et c'est grand dommage de leur ôter la vie.»--«Ils ont tué deux de nos meilleurs hommes, dit le jarl, et nous les vengerons en faisant mourir ceux-ci.»--«C'est qu'ils étaient encore plus braves qu'eux, dit Svein; mais il en sera comme tu voudras.» Les fils de Njal furent donc liés et enchaînés, après quoi le jarl et ses hommes s'endormirent.

Pendant qu'ils dormaient, Grim dit à Helgi: «Je voudrais bien m'échapper, si je pouvais.»--«Cherchons quelque moyen» dit Helgi. Grim voit près de lui, à terre, une hache dont le tranchant est tourné en l'air. Il rampe jusque là, et coupe sur le tranchant la corde d'arc dont il est lié, non sans se faire au bras une grande blessure. Puis il délia Helgi. Après cela, ils se glissèrent par dessus bord, et vinrent à terre sans que les gens du jarl y eussent pris garde. Ils brisèrent leurs fers et s'en allèrent de l'autre côté de l'île. Le jour commençait à poindre. Ils virent qu'il y avait là un vaisseau, et reconnurent que c'était Kari, fils de Sölmund, qui venait d'arriver. Ils allèrent le trouver et lui dirent les mauvais traitements qu'on leur avait faits. Ils lui montrèrent leurs blessures, et dirent que le jarl était encore endormi. «C'est mal fait, dit Kari, que des innocents soient maltraités pour le compte de méchantes gens; mais maintenant, qu'avez-vous envie de faire?»--«Nous voulons aller trouver le jarl, dirent-ils, et le tuer.»--«Vous n'aurez pas cette chance, dit Kari, quoique l'audace ne vous manque pas. Mais sachons d'abord s'il est encore là.» Ils y allèrent, et ils virent que le jarl était parti.

Alors Kari s'en vint à Hlad trouver le jarl, et lui remit le tribut. «As-tu pris avec toi les fils de Njal?» dit le jarl.--«C'est la vérité» dit Kari.--«Veux-tu me les livrer?» dit le jarl.--«Je ne veux pas» dit Kari.--«Veux-tu me jurer que tu ne m'attaqueras jamais avec eux?» dit le jarl. Alors Eirik fils du jarl prit la parole: «Il n'y a pas, dit-il, à faire semblable demande. Kari a toujours été notre ami. Et les choses ne se seraient pas passées ainsi, si j'avais été là. Les fils de Njal s'en seraient tirés sans dommage, et ceux-là auraient été punis qui le méritaient. Mon avis est qu'il est plus sage de faire de beaux présents aux fils de Njal pour les mauvais traitements et les blessures qu'il ont reçus.»--«Tu as raison, dit le jarl; mais je ne sais s'ils voudront bien faire la paix.» Et il dit à Kari de tâcher de faire sa paix avec les fils de Njal.

Kari alla donc trouver Helgi, et lui demanda s'il prendrait les présents du jarl. «Je prendrai ceux de son fils Eirik, répondit Helgi, mais je ne veux pas avoir affaire au jarl.» Kari dit à Eirik la réponse des deux frères. «Ils auront donc mes présents» dit Eirik, puisqu'il leur semble mieux ainsi, et dis-leur que je les prie de venir chez moi, et que mon père ne leur fera point de mal.» Ils acceptèrent et vinrent chez Eirik. Ils furent avec lui jusqu'au moment ou Kari eut mis son vaisseau en état de faire voile de nouveau vers l'ouest. Alors Eirik donna un festin en l'honneur de Kari, et il lui fit de beaux présents, ainsi qu'aux fils de Njal. Après cela ils prirent la mer avec Kari, et s'en allèrent à l'ouest trouver le jarl Sigurd. Il les reçut à merveille, et ils passèrent l'hiver avec lui.

Au printemps Kari pria les fils de Njal de venir avec lui guerroyer. Grim dit qu'ils le feraient si Kari voulait bien aller avec eux en Islande. Kari le promit. Ils partirent donc en guerre tous ensemble. Ils guerroyèrent à Öngulsey, et dans toutes les îles du sud. De là ils vinrent à Satiri, où ils débarquèrent et attaquèrent les habitants. Ils firent beaucoup de butin, après quoi ils reprirent la mer. De là ils vinrent au Sud, dans le Bretland, où ils guerroyèrent encore, puis à Mön. Ils se rencontrèrent avec Gudröd, roi de Mön, le battirent et tuèrent son fils Dungal. Ils firent là encore beaucoup de butin. De là ils vinrent au Nord, à Kol, trouver le jarl Gilli. Il les reçut bien, et ils restèrent chez lui quelque temps. Il s'en alla avec eux aux Orkneys rendre visite au jarl Sigurd. Et au printemps le jarl Sigurd donna pour femme au jarl Gilli sa sœur Nereid. Après quoi il retourna aux îles du Sud.

Cet été-là, Kari et les fils de Njal firent leurs préparatifs pour s'en aller en Islande. Quand ils furent tout prêts, ils vinrent trouver le jarl. Il leur fit de beaux présents, et ils se séparèrent en grande amitié. Après cela ils prirent la mer. La traversée fut courte, car ils avaient bon vent, et ils abordèrent à Eyrar. Ils se procurèrent des chevaux, et, laissant là leurs vaisseaux, ils s'en allèrent à Bergthorshval. Et quand ils arrivèrent, ce fut grande joie pour tout le monde. Ils apportèrent chez eux leurs richesses, et mirent leur vaisseau à couvert.

Kari passa cet hiver chez Njal. Au printemps, il demanda en mariage Helga, fille de Njal; Grim et Helgi parlèrent pour lui, et voici comment finit la chose: Helgi fut fiancée à Kari, et on fixa le jour de la noce. On la fit un demi-mois avant la mi-été. Kari et sa femme restèrent tout cet hiver là chez Njal. Au printemps, Kari acheta des terres à Dyrholm, dans le Mydal, au pays de l'ouest, et il y fit un domaine. Il y mit un intendant et une ménagère; mais ils continuèrent, lui et sa femme, à demeurer chez Njal.

Hrap avait son domaine à Hrapstad; mais il était toujours à Grjota, et on disait qu'il y gâtait tout. Thrain était bien avec lui.

Un jour il arriva que Ketil de Mörk était à Bergthorshval. Les fils de Njal vinrent à parler des maux qu'ils avaient soufferts, et dirent qu'ils auraient fort à se plaindre de Thrain, s'ils voulaient. Njal fut d'avis que Ketil devait parler de la chose avec son frère Thrain. Il le promit. Et il fut convenu qu'il le ferait à son loisir.

Peu de temps après, Ketil parla à Thrain. Les fils de Njal vinrent l'interroger. Mais il dit qu'il ne pouvait pas répéter grand'chose de ce qui s'était passé entre eux: «Car j'ai bien vu, dit-il, que Thrain trouvait que je mets trop d'importance à ma parenté avec vous.» On n'en dit pas plus long; mais il sembla aux fils de Njal que l'affaire prenait une mauvaise tournure. Ils demandèrent conseil à leur père, disant qu'ils n'avaient pas envie d'en rester là. Njal répondit: «Ceci n'est pas un cas sans précédent. Si vous les tuez, cela passera pour un meurtre sans cause. Voici donc mon conseil: envoyez-leur pour leur parler, le plus de gens que vous pourrez, de façon qu'il y ait le plus de témoins possible, s'ils répondent mal. Que Kari porte la parole; car c'est un homme qui saura s'y prendre. Votre désaccord ne fera que croître, car ils entasseront injures sur injures, quand ils verront que d'autres s'en mêlent: ce sont des gens sans raison. Il se peut qu'on dise que mes fils sont lents à l'action; mais laissez dire pour un temps, car toute chose faite peut être envisagée de deux manières. Pourtant il faut en dire assez pour qu'on sache que vous irez de l'avant, si on vous traite mal. Si vous m'aviez demandé conseil tout d'abord, on n'aurait jamais parlé de ceci et vous n'en auriez eu nulle honte. Mais à présent vous voici dans un grand embarras, et vos affronts ne feront qu'augmenter, si bien que vous n'aurez plus qu'à entrer en querelle et à recourir aux armes; et il est difficile de dire ce qui en sortira.» Ils n'en dirent pas davantage. Et bien des gens commençaient à parler de tout ceci.

Un jour les deux frères vinrent demander à Kari d'aller à Grjota. Kari dit qu'il aurait mieux aimé un autre voyage, mais qu'il irait, si c'était l'avis de Njal. Kari s'en va donc trouver Thrain. Ils parlent de l'affaire, et chacun l'envisage à sa façon. Kari revient, et les fils de Njal lui demandent ce qu'ils ont dit, lui et Thrain. Kari dit qu'il ne répétera pas leurs paroles: «Car je m'attends, ajoute-t-il, à ce qu'il vous les redise à vous-mêmes.»

Thrain avait dans son domaine seize hommes exercés aux armes; huit d'entre eux le suivaient partout où il allait. Il était magnifique, et il chevauchait toujours vêtu d'un manteau bleu, et un casque doré en tête. Il tenait à la main sa lance présent du jarl, et un beau bouclier; son épée pendait à sa ceinture. Il avait avec lui, dans toutes ses courses, Gunnar fils de Lambi, Lambi fils de Sigurd et Grani fils de Gunnar de Hlidarenda. Mais Hrap le meurtrier se tenait plus près de lui qu'eux tous. Hrap avait un serviteur nommé Lodin; Lodin était aussi de la suite de Thrain, ainsi que son frère Tjörvi. C'étaient Hrap le meurtrier et Grani fils de Gunnar, qui voulaient le plus de mal aux fils de Njal et qui empêchaient qu'on leur offrît ni paix ni amende.

Les fils de Njal demandèrent à Kari de venir avec eux à Grjota. Il dit qu'il voulait bien: «Car il est bon, ajouta-t-il, que vous entendiez la réponse de Thrain. Ils se préparèrent donc, les quatre fils de Njal, et Kari le cinquième. Ils partent pour Grjota. Il y avait devant la maison un large porche, où nombre d'hommes pouvaient se ranger. Une femme qui était dehors les vit venir et le dit à Thrain. Il donna ordre à ses hommes de se mettre sous le porche et de prendre leurs armes. Ainsi firent-ils. Thrain était au milieu, devant la porte. À ses côtés se tenaient Hrap le meurtrier et Grani, fils de Gunnar, après eux Gunnar, fils de Lambi, puis Lodin et Tjörvi, puis Lambi fils de Sigurd, puis le reste; car tous les hommes étaient à la maison.

Skarphjedin et les siens s'avancent. Il vient le premier, puis Kari, puis Höskuld, puis Grim, puis Helgi. Et quand ils furent devant la porte, aucun de ceux qui étaient là ne leur fit de salut: «Soyons tous les bienvenus» dit alors Skarphjedin.

Halgerd était sous le porche, et elle parlait tout bas à Hrap: «Nul de ceux qui sont ici ne vous appellera bienvenus» dit-elle.--«Je me soucie peu de tes paroles, dit Skarphjedin, car tu n'es qu'une femme de rien et une prostituée.» Et Skarphjedin chanta.

«Tes paroles, femme couverte d'or, ne viennent pas jusqu'à nous, des guerriers tels que nous sommes; je vais nourrir aujourd'hui les loups et les aigles. Tu n'es qu'une femme qu'on jette dans un coin, une coureuse, et une prostituée. Nous, quand nous courons la mer sur nos vaisseaux, nous sommes de la race d'Odin.»

«Tu me paieras cela avant de t'en retourner» dit Halgerd.

Alors Helgi prit la parole et dit: «Je suis venu te demander, Thrain, si tu veux m'offrir quelque dédommagement pour les maux que j'ai soufferts en Norvège à cause de toi.» Thrain répondit: «Je ne savais pas encore que toi et tes frères vous faisiez argent de votre bravoure. Jusqu'à quand allez-vous me réclamer cette amende?»--«Bien des gens sont d'avis que tu nous dois un accommodement, dit Helgi, car ta vie était en jeu alors.»--«C'est la chance qui a décidé, dit Hrap, et ceux-là ont eu les coups qui devaient les avoir; les mauvais traitements ont été pour vous, et nous nous en sommes tirés.»--Mauvaise chance pour Thrain, dit Helgi, d'avoir rompu sa foi envers le jarl, en se chargeant de toi.»--«Ne vas-tu pas me réclamer une amende aussi? dit Hrap; je vais te payer de la bonne façon.»--«Si nous avons des démêlés, dit Helgi, ce n'est pas toi qui en profiteras.»--«Ne perds pas ton temps à parler à Hrap, dit Skarphjedin, change lui plutôt sa peau grise contre une rouge.»--«Tais-toi, Skarphjedin, dit Hrap; je ne me ferai pas faute de te jeter ma hache à la tête.»--«On verra bien, dit Skarphjedin, qui de nous deux mettra des pierres sur la tête de l'autre.»--«Partez d'ici, gens à la barbe de fumier, cria Halgerd; c'est ainsi que nous vous appellerons toujours à présent; et votre père, le drôle sans barbe.» Et avant qu'ils fussent partis tous les autres avaient redit les paroles d'Halgerd, hormis Thrain. Il leur défendit de les répéter.

Les fils de Njal s'en allèrent, et revinrent à la maison. Ils dirent à leur père ce qui s'était passé, «Avez vous pris des témoins des paroles qui ont été dites?» demanda Njal.--«Aucun, dit Skarphjedin; nous n'avons nulle envie de poursuivre l'affaire autrement que par les armes.»--«Personne ne croira que vous osiez lever la main» dit Bergthora.--«Attends, femme, dit Kari, avant d'exciter tes fils; ils ont assez envie d'aller de l'avant». Après cela, ils parlèrent encore longtemps, tous, à voix basse, le père, les fils, et Kari.

On commençait à parler beaucoup de cette querelle, et tous étaient d'avis qu'au point où on en était, il n'y avait plus à l'étouffer.

Runolf, fils d'Ulf, godi d'Ör, de Dal dans l'est, était grand ami de Thrain et il l'avait invité chez lui; il était convenu que Thrain s'en irait dans l'est, trois semaines ou un mois après le commencement de l'hiver.

Thrain prit avec lui pour faire le voyage Hrap, et Grani, fils de Gunnar, Gunnar fils de Lambi, Lambi, fils de Sigurd, et Lodin, et Tjörvi. Ils étaient huit en tout. La mère et la fille, Halgerd et Thorgerd, devaient venir aussi. Thrain annonça qu'il s'arrêterait à Mörk chez son frère Ketil; il dit aussi combien de nuits il comptait passer au loin. Ils étaient tous armés jusqu'aux dents.

Ils chevauchèrent vers l'est, passant le Markarfljot. Ils trouvèrent là des femmes mendiantes qui les prièrent de leur faire passer l'eau, ils le firent, après quoi ils vinrent à Dal ou ils trouvèrent un bon accueil, Ketil de Mörk y était. Ils restèrent là deux nuits. Runolf et Ketil prièrent Thrain de s'arranger avec les fils de Njal. Mais Thrain répondit de travers: il dit que jamais il ne leur donnerait d'argent, et qu'il était bien de taille à leur tenir tête, partout où ils se rencontreraient. «C'est possible, dit Runolf, mais moi je suis d'avis qu'ils n'ont pas leur pareil, depuis que Gunnar de Hlidarenda est mort; et il est à croire qu'il s'ensuivra mort d'homme des deux côtés.» Thrain dit qu'il n'en avait pas peur.

Alors Thrain partit pour Mörk, où il passa deux nuits. Puis il revint à Dal. À l'un et l'autre endroit, on lui fit au départ de beaux présents.

Les bords du Markarfljot étaient gelés, et il y avait des banquises de glace, çà et là, au travers de la rivière.

Thrain dit qu'il voulait retourner chez lui ce soir-là. Runolf lui dit de n'en rien faire, qu'il serait plus prudent de ne pas marcher au jour qu'il avait dit. «Ce serait avoir peur, répond Thrain, et je ne veux pas de cela.»

Les mendiantes auxquelles Thrain et ses hommes avait fait passer l'eau, vinrent à Bergthorshval. Bergthora leur demanda de quel pays elles étaient. Elles dirent qu'elles venaient de l'est, du pays qui est sous l'Eyjafjöll. «Qui vous a fait passer la rivière?» demanda Bergthora.--«Des hommes magnifiquement vêtus» dirent-elles.--«Qui étaient-ils?» dit Bergthora.--«Thrain fils de Sigfus, dirent-elles, et les hommes de sa suite. Et il nous a semblé qu'ils disaient beaucoup de mauvaises paroles sur ton mari et ses fils.»--«On n'entend pas toujours sur son compte les paroles qu'on voudrait» dit Bergthora. Elles s'en allèrent. Bergthora leur fit des présents d'adieu, et leur demanda quand Thrain reviendrait chez lui. Elles dirent qu'il serait de retour à quatre ou cinq nuits de là. Bergthora alla le dire à ses fils et à Kari son gendre, et ils parlèrent longtemps ensemble, tout bas.

Ce même matin où Thrain et les siens quittaient le pays de l'est, Njal s'éveilla de bonne heure, et il entendit la hache de Skarphjedin résonner contre la muraille.

Njal se lève et sort. Il voit ses fils tout armés, et avec eux Kari, son gendre.

Skarphjedin était en avant. Il était vêtu d'une casaque bleue; il avait son bouclier à la main, et sa hache levée sur l'épaule. Après lui venait Kari. Il avait un justaucorps de soie, un casque et un bouclier dorés, et sur le bouclier était peint un lion. Après lui venait Helgi, vêtu de rouge, le casque en tête. Son bouclier était rouge, et orné d'une figure de cerf. Tous avaient des vêtements de couleurs éclatantes.

«Où vas-tu, mon fils?» cria Njal à Skarphjedin,--«À la chasse aux moutons» répondit l'autre.--«C'est comme l'autre fois, dit Njal; mais ce jour-là vous avez chassé des hommes.» Skarphjedin se mit à rire: «Entendez-vous, dit-il, ce que dit notre bonhomme de père? Il a ses soupçons.»--«Quand lui as-tu déjà dit cela?» dit Kari.--«Quand j'ai tué Sigmund le blanc, le parent de Gunnar» dit Skarphjedin.--«Pourquoi l'as-tu tué?» dit Kari.--«Il avait tué Thord, fils de l'affranchi, notre père nourricier» répondit Skarphjedin.

Njal rentra. Les autres s'en allèrent jusqu'à un endroit qu'on appelait le défilé rouge. Là il attendirent. De la place où ils étaient ils pouvaient voir, du côté de l'est, les autres arrivant de Dal. Le soleil brillait ce jour-là et le temps était clair.

Et voici que Thrain et les siens arrivent de Dal en chevauchant le long de la rivière. Lambi fils de Sigurd dit: «Je vois briller des boucliers au défilé rouge: le soleil les fait reluire; il doit y avoir là une embuscade.»--Changeons de route et suivons la rivière, dit Thrain, il faudra bien qu'il viennent à notre rencontre, s'ils ont affaire à nous,» Ils se détournèrent donc et suivirent le bord de l'eau. Skarphjedin dit: «Ils nous ont vus, car ils ont changé de route; nous n'avons plus rien d'autre à faire que de courir sur eux.»--«Bien des gens se mettent en embuscade, dit Kari, avec une partie moins inégale que la nôtre. Ils sont huit et nous quatre.»

Ils descendent donc au bord de la rivière et voient une banquise de glace un peu plus bas. C'est par là qu'ils veulent passer. Thrain et les siens s'étaient postés sur la glace, en amont de la banquise. «Que peuvent vouloir ces gens-là?» dit Thrain. Ils sont quatre, et nous sommes huit.»--«Et moi je crois, dit Lambi fils de Sigurd, qu'ils nous attaqueraient quand nous serions encore plus.»

Thrain jette son manteau, et ôte son casque.

Skarphjedin courait avec les autres le long de la rivière: et voici que la courroie de son soulier cassa, et le força de s'arrêter. «Que tardes-tu, Skarphjedin?» dit Grim.--«J'attache mon soulier» dit Skarphjedin.--«Allons toujours, dit Kari, je connais Skarphjedin, il n'arrivera pas plus tard que nous.» Ils continuent de courir vers la banquise, et ils vont à toute vitesse.

Skarphjedin sauta sur ses pieds dès qu'il eut attaché sa courroie. Il levait en l'air sa hache Rimmugygi. Il court vers la rivière, mais l'eau est si profonde que sur une grande longueur il ne faut pas songer à la passer à gué.

Il y avait de l'autre côté un amas de glaçons, uni comme du verre. Thrain et les siens avaient pris place au milieu. Skarphjedin prend son élan, il saute par dessus le fleuve, au milieu des glaçons, et puis, sans s'arrêter, il se lance en avant, les pieds joints. La glace était unie, et il avançait comme l'oiseau vole. Thrain était en train de remettre son casque. Skarphjedin arrive, il lève sur Thrain sa hache Rimmugygi, il le frappe à la tête, et la fend en deux jusqu'aux dents du menton, qui tombent sur la glace. Cela fut fait si vite, que personne n'eut le temps de frapper. Et là-dessus il s'éloigne, comme l'éclair.

Tjörvi avait jeté son bouclier devant Skarphjedin; il sauta par dessus, retomba sur ses pieds et continua de glisser jusqu'au bout de la banquise.

À ce moment, Kari et les autres arrivent à sa rencontre. «Voilà qui est d'un homme» dit Kari.--«À votre tour maintenant» dit Skarphjedin; et il chanta:

«Me voici arrivé en même temps que vous sur le lieu du combat. J'ai fait mordre la poussière à ce jeune insolent. Depuis que le jarl a dépouillé Grim et Helgi, voici enfin le moment venu de venger cette aventure.»

Il chanta encore: «J'ai brandi ma hache, qui fait pleuvoir les blessures. Elle qui se nomme l'ogre terrible, elle a pourvu les corbeaux de chair humaine. Rappelez-vous ce que vous avez promis à Hrap. Venez au combat, sur la plaine de glace. Rimmugygi de sa voix retentissante, vous a donné le signal.»

Ils s'avancent donc. Grim et Helgi ont vu Hrap, et courent sur lui. Hrap lève sa hache sur Grim. Helgi qui le voit, le frappe au bras: le bras est tranché et la hache tombe à terre. «Tu as fait là d'utile besogne, dit Hrap; cette main a causé mort ou dommage à plus d'un.»--«Mais voilà qui est fini» dit Grim, et il lui passe sa lance au travers du corps. Hrap tomba mort à l'instant.

Tjörvi court à Kari et lui lance un javelot. Kari saute en l'air, et le javelot passe sous ses pieds. Puis il court à Tjörvi et le frappe de son épée. L'épée s'enfonce dans la poitrine de Tjörvi, qui meurt sur le coup.

Skarphjedin s'était emparé de Gunnar fils de Lambi et de Grani fils de Gunnar. «Voilà que j'ai pris deux louveteaux, dit-il. Que vais-je en faire?»--«C'est à toi de tuer l'un ou l'autre, si tu veux leur mort» dit Helgi.--«Il ne me plaît pas, dit Skarphjedin, de faire à la fois ces deux choses; aider Högni, et tuer son frère.»--«Mais le temps viendra, dit Helgi, où tu souhaiteras de l'avoir tué; car ils ne garderont jamais de paix avec toi, ni ces deux-là, ni aucun de ceux qui sont ici.»--«Je n'ai pas peur de cela» dit Skarphjedin. Et ils donnèrent la vie sauve à Grani, fils de Gunnar, à Gunnar, fils de Lambi, à Lambi fils de Sigurd, et à Lodin.

Après cela ils retournèrent chez eux, et Njal leur demanda les nouvelles. Ils lui dirent tout ce qui s'était passé. «Ce sont là de grandes nouvelles, dit Njal; vous verrez qu'il s'ensuivra la mort d'un de mes fils, sinon pis encore.»

Gunnar, fils de Lambi, emporta le corps de Thrain à Grjota, où il lui éleva un tombeau.

Ketil de Mörk avait pris pour femme, comme il a été dit, Thorgerd fille de Njal. Mais il était frère de Thrain. Il se trouvait donc dans l'embarras. Il vint trouver Njal et lui demanda s'il n'avait pas quelque offre à lui faire pour le meurtre de Thrain. «Je te ferai, répondit Njal, des offres convenables. Je te prie donc d'amener tes frères, qui ont droit à l'amende, à accepter la paix.» Ketil dit qu'il le ferait volontiers. Et ils convinrent que Ketil irait trouver tous ceux à qui l'amende était due, et les déciderait à faire la paix. Puis il s'en retourna chez lui.

Ketil va donc trouver ses frères et les convoque tous ensemble à Hlidarenda. Il leur expose l'affaire et Högni fut pour lui tant que dura l'entretien. Ils tombèrent d'accord qu'il fallait choisir des arbitres, et fixer une rencontre avec Njal. Pour le meurtre de Thrain on décida qu'il serait payé le prix d'un homme libre, et que tous ceux qui de par la loi y avaient droit en prendraient leur part. Alors la paix fut déclarée conclue, et les gages échangés. Njal compta la somme entière, sur l'heure, ainsi que le doit faire un chef. Et tout fut tranquille pendant quelque temps.

Njal vint une fois à Mörk, et ils parlèrent ensemble, Ketil et lui, tout le jour. Le soir, Njal rentra chez lui et nul ne sut de quoi ils avaient parlé.

Peu après, Ketil s'en alla à Grjota. Il dit à Thorgerd: «J'ai toujours tenu mon frère Thrain en grande affection, et je veux te le montrer; je t'offre de prendre chez moi pour l'élever son fils Höskuld.»--«Il sera fait comme tu le désires, dit-elle. Tu feras à l'enfant tout le bien que tu pourras quand il sera grand, tu le vengeras s'il périt par les armes, et tu lui donneras une somme d'argent quand il prendra femme. Tu vas t'y engager par serment», et il promit tout cela. Höskuld partit avec Ketil et fut chez lui quelque temps.

Un jour Njal vint à Mörk. On lui fit bon accueil, et il y passa la nuit. Le soir, comme l'enfant était près de lui, il l'appela. L'enfant vint à lui aussitôt. Njal avait un anneau d'or au doigt: il le montra au petit garçon. Le petit prit l'anneau, le regarda, et le passa à son doigt. «Veux-tu l'accepter en cadeau?» dit Njal. «Je veux bien» dit l'enfant. «Sais-tu, dit Njal, ce qui a causé la mort de ton père?»--«Je sais, répondit l'enfant, que c'est Skarphjedin qui l'a tué; mais nous n'avons plus à y penser, puisque la paix a été faite, et que le prix du sang a été payé.»--«Ta réponse vaut mieux que ma demande, dit Njal, et tu seras un brave homme.»--«J'aime tes prédictions, dit Höskuld, car je sais que tu vois dans l'avenir et que tu ne dis point de mensonges.» Njal dit: «Je t'offre de te prendre chez moi pour t'élever, si tu veux y consentir.» Et Höskuld dit qu'il acceptait le bienfait, ainsi que tout autre que pourrait lui offrir Njal. L'affaire étant conclue, Höskuld partit avec Njal pour être élevé chez lui.

Njal prenait soin qu'il n'arrivât rien de fâcheux à l'enfant, et il l'avait en grande affection. Les fils de Njal l'emmenaient avec eux et le traitaient avec toutes sortes d'égards.

Le temps passa, et Höskuld arriva à l'âge d'homme. Il était grand et fort, le plus bel homme qu'on pût voir, avec une longue chevelure. C'était un des plus braves parmi les hommes du pays. Il était doux dans ses paroles, généreux, réfléchi. Il parlait bien à tous, et était aimé de tous. Les fils de Njal et Höskuld n'avaient jamais de différend entre eux, ni en paroles, ni en actions.

Il y avait un homme nommé Flosi. Il était fils de Thord, godi de Frey, fils d'Össur, fils d'Asbjörn, fils d'Heyjangrsbjörn, fils d'Helgi, fils de Björn Buna, fils de Grim, seigneur de Sogn. La mère de Flosi était Ingunn, fille de Thorir d'Espihol, fils d'Hamund Heljarskin, fils de Hjör, le fils du roi Half, qui régna sur les hommes de Half, et qui fut fils de Hjörleif Kvensama.

La mère de Thorir était Ingunn, fille d'Helgi le maigre, qui prit des terres au fjord de l'est.

Flosi avait pris pour femme Steinvör, fille de Hal de Sida. C'était une fille bâtarde, et sa mère s'appelait Solvör. Elle était fille d'Herjölf le blanc.

Flosi habitait à Svinafell. C'était un grand chef. Il était fort et de grande taille, le plus hardi des hommes. Son frère s'appelait Starkad. Il n'avait pas la même mère que Flosi. La mère de Starkad était Thraslaug, fille de Thorstein Titling, fils de Geirleif. La mère de Thraslaug était Unn, fille d'Eyvind Karf, un de ceux qui s'établirent en Islande, et sœur de Modolf le sage.

Les autres frères de Flosi étaient Thorgeir et Stein, Kolbein et Egil.

La fille de Starkad, frère de Flosi, s'appelait Hildigunn. C'était une femme d'un grand courage, et la plus belle femme qu'on pût voir. Elle était si habile de ses mains, qu'elle n'avait pas son égale parmi les autres femmes. Mais elle était cruelle, et de cœur dur, quoiqu'elle sût être libérale quand il le fallait.

Il y avait un homme nommé Hal. On l'appelait Hal de Sida. Il était fils de Thorstein, fils de Bödvar. La mère de Hal s'appelait Thordis, et était fille d'Össur, fils de Hrodlaug, fils de Rögnvald, Jarl de Mæri, fils d'Eystein le batailleur.

Hal avait pour femme Joreid, fille de Thidrand le sage, fils de Ketil le tapageur, fils de Thorir, fils de Thidrand, de Veradal. Les frères de Joreid étaient Ketil le tapageur, de Njardvik, et Thorval, père d'Helgi fils de Droplaug. Halkatla était la sœur de Joreid, elle fut mère de Thorkel fils de Geitir, et de Thidrand.

Le frère de Hal se nommait Thorstein. On l'appelait Thorstein Breidmagi. Son fils était Kol, qui fut tué par Kari dans le Bretland.

Les fils de Hal de Sida étaient Thorstein et Egil, Thorvald et Ljot, et Thidrand, celui que les déesses ont tué.

Il y avait un homme nommé Thorir. On l'appelait Haltathorir. Ses fils étaient Thorgeir Skorargeir et Thorleif Krak, et Thorgrim le grand.

Il faut raconter maintenant comme quoi Njal vint trouver Höskuld, son fils d'adoption: «Je voudrais, mon fils, lui dit-il, te chercher une femme.» Höskuld dit, que cela lui allait, et le pria de s'occuper de la chose: «De quel côté, dit-il, es-tu d'avis de nous tourner?»--«Il y a, répondit Njal, une femme nommée Hildigunn, elle est la fille de Starkad, fils de Thord, godi de Frey. C'est le meilleur parti que je connaisse.»--«Fais comme tu l'entendras, mon père, dit Höskuld. Ton choix sera le mien.»--«C'est donc là que nous ferons notre demande» dit Njal.

Peu de temps après, Njal convoqua nombre d'hommes pour l'accompagner. Il y avait les fils de Sigfus, tous les fils de Njal, et Kari fils de Sölmund. Ils montent à cheval, et s'en vont à l'est, jusqu'à Svinafell. Ils trouvent là bon accueil. Le jour d'après, Njal et Flosi entrent en conversation. Njal prit la parole et dit: «Je suis venu ici pour conclure une alliance avec toi, Flosi, et pour te demander en mariage Hildigunn, la fille de ton frère.»--«Pour qui?» dit Flosi.--«Pour Höskuld, fils de Thrain, mon fils d'adoption» dit Njal.--«L'idée est bonne, dit Flosi, quoiqu'il y ait bien des risques à courir pour vous deux; mais que me diras-tu d'Höskuld?»--«Je n'en puis dire que du bien, répondit Njal, et je lui donnerai en mariage autant d'argent qu'il vous semblera convenable, si vous voulez conclure l'affaire.»--«Appelons Hildigunn, dit Flosi, et sachons ce qu'elle pense de l'homme dont tu me parles.»

On envoya donc chercher Hildigunn. Elle arriva. Flosi lui dit la demande de Njal. «Je suis une femme orgueilleuse, répondit-elle, et je ne sais pas comment je m'arrangerais avec des hommes d'humeur semblable; et puis ce n'est pas tout: cet homme ne commande à personne, et tu m'as dit que tu ne me marierais jamais avec un homme qui ne fût pas godi.»--«C'est assez, dit Flosi; si tu ne veux pas être la femme d'Höskuld, je n'ai plus à faire mes conditions.»--«Je n'ai pas dit, répliqua-t-elle, que je refusais d'être la femme d'Höskuld, s'ils peuvent faire de lui un godi. Mais je ne veux de lui qu'à cette condition.»--«Je vous prierai donc, dit Njal, de laisser l'affaire en suspens pendant trois ans.» Et Flosi répondit qu'ainsi ferait-on. «Je fais encore une condition, dit Hildigunn; si ce mariage se fait, nous resterons ici dans le pays de l'est.» Njal dit que c'était à Höskuld à répondre à cela. Et Höskuld dit qu'il avait confiance en bien des gens, mais en son père adoptif plus qu'en nul autre. Ils remontèrent à cheval, et quittèrent le pays de l'est.

Njal cherchait pour Höskuld un siège de godi, mais personne ne voulait vendre le sien.

L'été se passa, et le temps de l'Alting arriva. Cet été là, il y avait de grands procès à juger. Bien des gens firent comme d'habitude et vinrent trouver Njal. Mais, comme on ne s'y attendait guère, il les conseilla de telle sorte que leurs procès ne purent aboutir: et il en résulta de grandes querelles et les hommes quittèrent le ting sans que justice fût rendue.

Le temps se passe, et vient un autre ting. Njal y alla. Tout fut d'abord tranquille, jusqu'au moment où Njal dit aux hommes qu'il était temps d'introduire leurs affaires. La plupart dirent, que cela ne servirait de rien, puisqu'il n'y avait pas moyen d'aboutir, quoique ces procès eussent été déférés à l'Alting; «Nous aimons mieux, ajoutèrent-ils, défendre notre droit d'estoc et de taille.»--«Gardez-vous en, dit Njal; il n'est pas bon qu'il n'y ait pas de loi dans ce pays. Vous avez quelque raison cependant de parler comme vous le faites; c'est à nous de vous aider, qui connaissons la loi, et qui devons l'appliquer. Mon avis est donc que nous réunissions tous les chefs, et que nous parlions ensemble de la chose.»

On alla donc à l'assemblée. Njal dit: «J'ai une proposition à faire à toi, Skapti fils de Thorod, et aux autres chefs. Il me semble que nos procès viennent à néant, s'il nous faut les porter devant les tribunaux de quartier, où ils s'embrouillent de telle sorte qu'ils ne peuvent plus ni avancer ni reculer. Je trouverais préférable d'avoir un cinquième tribunal, devant lequel seraient portées toutes les affaires qui n'auraient pu se terminer devant les tribunaux de quartier.»--«Et comment nommeras-tu, dit Skapti, ton cinquième tribunal, puisque les tribunaux de quartier prennent tous nos anciens godis, douze pour chaque tribunal?»--«Je vois un moyen, dit Njal, c'est de faire de nouveaux godis, en prenant dans chaque quartier ceux qui conviennent le mieux pour cela; et les suivront au ting tous ceux qui voudront.»--«Nous ferons selon ton conseil, dit Skapti: mais quelles sortes de procès viendront devant eux?»--«Il faut, dit Njal, qu'ils connaissent de toutes les affaires d'illégalités au ting, de faux témoignages et de citations mensongères en justice. De même toutes les affaires où les tribunaux de quartier seront divisés, on les fera venir devant le cinquième tribunal. De même encore, si quelqu'un offre ou accepte de l'argent pour corrompre la justice. C'est devant ce tribunal que les serments seront les plus solennels, et chaque serment sera appuyé par deux hommes, qui confirmeront sur leur honneur ce que les autres auront juré. Dans le cas aussi ou une des deux parties procéderait régulièrement, et l'autre irrégulièrement, il faudra que le tribunal juge en faveur de ceux qui auront procédé régulièrement. Les affaires seront jugées comme aux tribunaux de quartier, avec cette différence qu'une fois le cinquième tribunal formé de quatre fois douze juges, le plaignant en récusera six, et le défendeur six autres. Et si le défendeur ne veut pas, c'est le plaignant qui en récusera encore six, comme il a fait des six premiers. Et si le plaignant ne les récuse pas, alors l'affaire tombera à néant; car il faudra pour juger trois fois douze juges seulement. Nous prendrons aussi une décision au sujet du tribunal législatif, c'est que ceux-là seulement qui siègent au banc du milieu, auront le pouvoir de faire et de défaire la loi; et on choisira pour cela ceux qui sont les plus sages et les meilleurs. C'est là aussi que se tiendra le cinquième tribunal. Et si ceux qui siègent au tribunal législatif ne tombent pas d'accord sur les arrêtés à prendre ou les lois à faire, alors on lèvera la séance pour se compter, et c'est la majorité des voix qui décidera. Et s'il y a quelqu'un en dehors du tribunal, qui ne puisse y entrer, et se trouve lésé en quelque chose, il protestera à haute voix, de manière qu'on l'entende au tribunal, et par là il rendra nulles et de nul effet toutes les lois qu'ils auront faites et toutes les décisions qu'ils auront prises, et contre lesquelles il aura protesté.»

Alors Skapti fils de Thorod fit adopter une loi sur la formation du cinquième tribunal et tout ce qu'avait dit Njal. Les hommes allèrent au tertre de la loi, et ils instituèrent de nouveaux sièges de godis. Dans le pays du Nord, voici quels furent les nouveaux: le Godord des hommes de Mel, au Midfjord et celui de Laufæsing, sur l'Eyjafjord.

Alors Njal prit la parole et dit: «Bien des gens ici ont connaissance de ce qui s'est passé entre mes fils et les hommes de Grjota, quand ils ont tué Thrain fils de Sigfus, après quoi la paix fut conclue, et je pris chez moi Höskuld fils de Thrain. Voici qu'à présent je lui ai cherché une femme, et il l'aura s'il peut obtenir un siège de godi. Mais personne ne veut vendre le sien. Je vous prie donc de consentir à ce que j'institue un nouveau Godord à Hvitanes, pour Höskuld.» Et tous y consentirent. Njal institua un nouveau Godord pour Höskuld, qui fut appelé depuis lors Höskuld, godi de Hvitanes.

Après cela les gens quittèrent le ting et retournèrent chez eux.

Njal ne resta pas longtemps chez lui. Il partit pour Svinafell avec ses fils et Höskuld, et fit sa demande à Flosi. Et Flosi dit qu'il tiendrait tout ce qu'il avait promis. Hildigunn fut fiancée à Höskuld et on fixa le jour de la noce en sorte que tout était conclu. Ils rentrèrent chez eux, et une seconde fois revinrent chez Flosi pour la noce. Flosi compta tout l'argent d'Hildigunn, quand la noce fut faite, et tout se passa très bien. Ils s'en allèrent à Bergthorshval et y passèrent l'hiver. Hildigunn et Bergthora s'entendaient bien ensemble.

Le printemps suivant, Njal acheta des terres à Vörsabæ et les donna à Höskuld, qui alla s'y établir. Njal lui donna tous les serviteurs qu'il lui fallait. Ils étaient tous si bons amis que nul d'entre eux ne faisait rien sans avoir pris conseil de tous les autres.

Höskuld demeura longtemps à Vörsabæ. Ils se rendaient les uns aux autres toutes sortes d'honneurs, et les fils de Njal étaient toujours en compagnie d'Höskuld. Il y avait tant d'amitié entre eux qu'ils s'invitaient les uns les autres chaque automne, et se faisaient de riches présents. Cela dura ainsi longtemps.

Il y avait un homme nommé Lyting. Il habitait à Samstad. Il avait une femme nommée Steinvör. Elle était fille de Sigfus, et sœur de Thrain. Lyting était de grande taille, fort, et riche en biens, mais c'était un homme à qui il n'était pas bon d'avoir à faire.

Il arriva que Lyting donna un festin à Samstad. Il y avait prié Höskuld, godi de Hvitanes, et les fils de Sigfus. Ils vinrent tous. Il y avait là aussi Gunnar fils de Lambi et Lambi fils de Sigurd.

Höskuld, fils de Njal, et sa mère, avaient leur demeure à Holt; quand Höskuld rentrait chez lui, venant de Bergthorshval, comme il faisait souvent, son chemin passait devant le domaine de Samstad.

Höskuld avait un fils qui s'appelait Amundi. Il était né aveugle. Il était, malgré cela, de grande taille, et fort.

Lyting avait deux frères: l'un s'appelait Halstein et l'autre Halgrim. C'étaient les plus malfaisants des hommes; ils étaient toujours avec leur frère Lyting, car personne autre ne pouvait s'entendre avec eux.

Lyting resta dehors une grande partie du jour; de temps en temps il rentrait. Il venait de s'asseoir sur son siège, quand une femme entra et dit: «Vous étiez trop loin pour voir cet insolent, quand il a passé devant le domaine.»--«De quel insolent parles-tu?» dit Lyting. «D'Höskuld fils de Njal, dit-elle, qui vient de passer devant le domaine.»--«Il passe souvent dit Lyting, et cela me fâche assez; je t'en prie, Höskuld mon neveu, viens avec moi, si tu veux venger ton père et tuer Höskuld fils de Njal.»--«Je ne ferai pas cela, ce serait mal remercier Njal, mon père adoptif; et puisse ton festin ne pas te donner de joie.» Il sauta sur ses pieds, quitta la table, fit amener ses chevaux, et partit.

Alors Lyting dit à Grani fils de Gunnar: «Tu étais là quand Thrain fut tué, et tu t'en souviens bien. Et toi aussi, Gunnar fils de Lambi, et toi, Lambi fils de Sigurd. Je veux que vous veniez avec moi ce soir. Nous allons courir sus à Höskuld fils de Njal, et le tuer avant qu'il ne rentre chez lui.»--«Non, dit Grani, je ne veux pas combattre contre les fils de Njal et rompre la paix que de bons et vaillants hommes ont conclue.» Les deux autres dirent la même chose et aussi les fils de Sigfus; et ils prirent tous le parti de s'en aller.

Quand ils furent loin, Lyting dit: «Chacun sait que je n'ai pas eu part au prix du meurtre de mon beau-frère Thrain; je ne pourrai jamais trouver bon que sa mort reste sans vengeance.» Il appela, pour venir avec lui, ses deux frères, et trois serviteurs. Ils allèrent sur le chemin où Höskuld devait passer, et l'attendirent dans un creux, au nord du domaine. Ils restèrent là jusqu'à la moitié du soir.

Et voici qu'Hölskuld arriva, chevauchant. Ils sautèrent tous sur leurs pieds, leurs armes à la main, et se jetèrent sur lui. Höskuld fit si bonne défense que de longtemps ils n'en purent venir à bout. À la fin il blessa Lyting au bras, et tua deux de ses serviteurs, après quoi il tomba lui-même. Ils lui firent seize blessures, mais ils ne lui tranchèrent point la tête. Puis ils s'en allèrent dans les bois, à l'est de la Ranga, et ils s'y tinrent cachés.

Ce même soir, le berger de Hrodny trouva le cadavre d'Höskuld. Il rentra à la maison, et dit à Hrodny le meurtre de son fils. «Était-il bien mort? dit-elle; lui avait-on coupé la tête?»--«Non», dit-il. «Je le saurai si je le vois, dit-elle. Va prendre mon cheval et mon traîneau.» Il fit comme elle avait dit, et ils partirent pour l'endroit où gisait Höskuld. Elle considéra les blessures et dit: «C'est comme je pensais, il n'est pas tout à fait mort: et Njal peut guérir des blessures plus profondes que les siennes.» Ils le prirent, le mirent sur le traîneau, et l'emmenèrent à Bergthorahval. Là, ils le portèrent dans une étable à moutons, et l'assirent contre la muraille. Après quoi ils allèrent frapper à la porte de la maison; un serviteur vint leur ouvrir. Elle passa devant lui, très-vite, et vint tout droit au lit de Njal. Elle demanda si Njal était éveillé. «J'ai dormi jusqu'à présent, dit-il, mais maintenant je suis éveillé; qu'est-ce qui t'amène de si bonne heure?» Hrodny répondit: «Lève-toi de ton lit, et quitte les côtés de ma rivale; sors avec moi, elle aussi, et tes fils.» Ils se levèrent et sortirent. «Prenons nos armes, dit Skarphjedin.» Njal ne répondit rien; ils rentrèrent, et ressortirent armés. Hrodny marche devant eux, et ils arrivent à l'étable à moutons. Elle entre et leur dit d'entrer aussi. Elle lève sa torche et dit: «Voici, Njal, ton fils Höskuld. Il a sur lui nombre de blessures et il a grand besoin que tu le guérisses.»--«Je vois, répondit Njal, les marques de la mort sur son visage, et nul signe de vie. Pourquoi ne lui as-tu pas rendu les derniers devoirs? Ses narines sont ouvertes.»--«Je voulais que Skarphjedin le fît» dit-elle. Skarphjedin s'approcha d'Höskuld, et lui ferma les yeux. Puis il dit à son père: «Sais-tu qui l'a tué?»--Njal répondit: «C'est Lyting de Samstad, et ses frères, qui ont fait cela.» Alors Hrodny prit la parole: «Je mets entre tes mains, Skarphjedin, dit-elle, la vengeance de ton frère. Je compte que tu feras bien les choses, quoiqu'il ne soit pas né en légitime mariage, et que tu ne perdras pas de temps.»--«Vous êtes d'étranges gens, dit Bergthora; vous tuez des hommes pour des choses qui vous importent peu, et dans un cas pareil vous ruminez et digérez ce que vous avez à faire jusqu'à ce que rien n'en sorte: voici qu'Höskuld, godi de Hvitanes va venir vous offrir la paix, et il faudra bien l'accepter. C'est maintenant qu'il faut agir, si vous voulez.»--«Notre mère nous presse, et elle a raison» dit Skarphjedin. Et ils sortirent tous, en courant. Hrodny rentra dans la maison avec Njal, et elle y passa la nuit.

Parlons maintenant de Skarphjedin et de ses frères, qui s'en allaient vers la Ranga. «Arrêtons-nous, dit Skarphjedin, et écoutons.» Ainsi firent-ils. «Marchons sans faire de bruit, reprit-il; car j'entends des voix d'hommes en amont de la rivière. Voulez-vous, Grim et Helgi, vous charger de Lyting seul, ou de ses deux frères?» Ils dirent qu'ils se chargeaient de Lyting seul. «C'est lui pourtant qui nous importe le plus, dit Skarphjedin; s'il nous échappe, ce sera fâcheux; et c'est à moi que je me fierais le mieux pour l'empêcher.»--«Si nous en venons aux mains, dit Helgi, nous ferons en sorte qu'il ne s'échappera pas.»

Ils allèrent du côté où Skarphjedin avait entendu des voix, et virent Lyting et ses frères auprès d'un ruisseau. Skarpjedin sauta par dessus le ruisseau, sur un banc de sable qui se trouvait de l'autre côte. Là étaient Halgrim et son frère, Skarphjedin frappe Halgrim à la jambe, et la lui tranche sous lui; de l'autre main il s'empare de Halkel.

Lyting pointa son épée sur Skarphjedin, Helgi accourut et mit son bouclier devant; l'épée s'y enfonça. Lyting ramassa une pierre et la lança à Skarphjedin, qui laissa échapper Halkel. Halkel se mit à courir le long du banc du sable, mais il ne pouvait remonter qu'en grimpant sur ses genoux. Skarphjedin lui lança de côté sa hache Rimmugygi, et lui brisa l'épine du dos. À ce moment, Lyting s'échappe, Grim et Helgi courent après lui et chacun d'eux lui fait sa blessure, mais il réussit à passer la rivière et à se mettre hors de poursuite. Il retrouve son cheval, et court d'une traite à Vörsabæ.

Höskuld était chez lui. Lyting va le trouver, et lui dit ce qui s'est passé. «Il fallait t'y attendre, dit Höskuld, tu t'es conduit comme un fou. Tu trouveras vrai ce qui a été dit: La main ne se réjouit pas longtemps du coup qu'elle a donné. Tu vas être, je crois, en grand doute si tu pourras te garder des fils de Njal.»--«Il est certain, dit Lyting, que j'aurai peine à m'en tirer; je te prie donc de faire la paix entre moi et Njal, et les fils de Njal, de manière que je puisse rentrer dans mon domaine.»--«Ainsi ferai-je» dit Höskuld.

Alors Höskuld fit seller son cheval, et partit pour Bergthorshval, lui sixième. Les fils de Njal étaient rentrés, et ils s'étaient couchés pour dormir. Höskuld vint trouver Njal, et ils se mirent à parler tous deux. Höskuld dit à Njal: «Je suis venu en suppliant de la part de mon oncle Lyting. Il a commis un grand méfait envers vous: il a rompu la paix, et tué ton fils.»--«Lyting pense peut-être, dit Njal, qu'il a assez payé par la mort de ses frères. Mais si je consens à un arrangement, ce n'est que par égard pour toi. Je te dirai donc d'avance ceci: les frères de Lyting seront traités comme gens hors la loi, Lyting n'aura rien pour ses blessures, et payera pour Höskuld l'amende entière.»--«Je veux, dit Höskuld, que tu prononces seul.»--«Je le ferai, puisque tu le veux» dit Njal.--«Ne faut-il pas que tes fils soient là?» dit Höskuld.--«Alors nous ne pourrons rien conclure, dit Njal, mais ils garderont la paix que j'aurai faite.»--«Finissons-en donc, dit Höskuld, et promets la paix à Lyting, au nom de tes fils.»--«Ainsi ferai-je, dit Njal. Je veux donc que Lyting paie deux cents d'argent pour le meurtre d'Höskuld, et qu'il garde son domaine de Samstad. Mais il me semble préférable qu'il le vende et s'en aille. Non pas que moi et mes fils ne rompions la paix faite, mais il se peut que quelqu'un surgisse dans le pays, qui lui deviendrait redoutable. S'il semble que je le chasse, je lui permets de rester, qu'il réponde seul des suites.» Après cela, Höskuld retourna chez lui.

Les fils de Njal s'éveillèrent et demandèrent à leur père qui était venu. Il leur dit que c'était Höskuld, son fils adoptif. «Il venait demander la paix pour Lyting» dit Skarphjedin.--«C'est vrai» dit Njal.--«C'était mal fait,» dit Grim.--«Höskuld ne l'aurait pas couvert de son bouclier, dit Njal, si tu l'avais tué comme tu t'en étais chargé.» Et Skarphjedin chanta:

«Ne faisons pas, nous autres, de reproches à notre père. Nous devions nous attendre à ce qu'il fît la paix. Si l'on savait que nous l'avons blâmé, on verrait l'acier reluire encore en de nouveaux combats.»

«Ne blâmons pas notre père» dit Skarphjedin.

Nous ne devons pas oublier de dire que cette paix fut toujours gardée.

Il y avait eu changement de chefs en Norvège. Le jarl Hakon avait fini ses jours, et on avait mis à sa place Olaf fils de Trygvi. Voici quelle fut la fin du jarl Hakon: un esclave nommé Kark lui coupa la gorge à Rimul dans le Gaulardal.

En même temps que ces nouvelles, on apprit que la Norvège avait changé de croyances. Les gens avaient rejeté la vieille foi, et le roi Olaf avait fait chrétiens les pays de l'ouest, le Hjaltland, les îles Orkneys et les Féröe.

Beaucoup de gens dirent en présence de Njal que c'était mal fait de quitter les vieilles croyances. Mais Njal dit: «Il me semble que la nouvelle foi est bien meilleure, et que celui qui la suivra, au lieu de l'autre, fera bien. Et s'il vient ici de ces hommes qui annoncent cette foi, je les aiderai de mon mieux.» Et il redisait cela souvent. Il s'en allait volontiers à l'écart, se parlant à lui-même.

Ce même automne, il arriva un vaisseau dans les fjords de l'est, à l'endroit que l'on nomme Gautavik sur le Berufjord. L'homme qui le menait s'appelait Thangbrand. Il était fils du comte Vilbald, du pays de Saxe. Thangbrand était envoyé par le roi Olaf fils de Trygvi, pour annoncer la vraie foi. Avec lui venait un homme d'Islande nommé Gudleif. Il était fils d'Ari, fils de Mar, fris d'Atli, fils d'Ulf le louche, fils d'Högni le blanc, fils d'Utryg, fils d'Ublaud, fils de Hjörleif Kvensama, roi du Hördaland. Gudleif était un grand tueur d'hommes. C'était l'homme le plus hardi et le plus querelleur qu'on pût voir.

Il y avait deux frères qui demeuraient à Berunes. L'un s'appelait Thorleif et l'autre Ketil. Ils étaient fils de Holmstein, fils d'Ossur du Breiddal. Ils tinrent une assemblée où il fut défendu d'avoir aucun commerce avec les hommes qui venaient d'arriver.

Hal de Sida l'apprit. Il habitait à Thvatta sur l'Alptafjord. Il monta à cheval, avec trente hommes, et vint au vaisseau. Il alla droit à Thangbrand et lui dit: «Vos affaires ne vont pas bien, n'est-il pas vrai?» L'autre dit que c'était vrai. «Je vais donc te dire mon message, dit Hal; je vous invite tous à venir chez moi, et je tâcherai de faire marcher vos affaires.» Thangbrand le remercia et vint à Thvatta.

Un jour de l'automne suivant, Thangbrand sortit de bonne heure, il se fit dresser une tente, et il y chanta la messe avec beaucoup de pompe; car c'était jour de grande fête. «En l'honneur de qui fais-tu cette fête?» dit Hal.--«En l'honneur de l'ange Michel» dit Thangbrand.--«Quelle dignité ont les anges?» dit Hal.--«Une très grande, dit Thangbrand. Il pèse tout ce que tu fais, le bien et le mal; et il est si miséricordieux, qu'il donne toujours l'avantage aux bonnes actions.»--«Je voudrais bien, dit Hal, l'avoir pour ami.»--«Il ne tient qu'à toi, dit Thangbrand; donne-toi à lui, et à Dieu, aujourd'hui.»--«Je veux bien, dit Hal, à une condition, c'est que tu me promettes de sa part qu'il sera mon ange gardien.»--«Je te le promets» dit Thangbrand. Et Hal reçut le baptême, avec toute sa maison.

Le printemps suivant, Thangbrand s'en alla annoncer la foi, et Hal avec lui. Et quand ils arrivèrent dans l'ouest, par la plaine de Lonsheidi, à Stafafell, là demeurait Thorkel. Il s'éleva grandement contre la foi nouvelle, et défia Thangbrand en combat singulier. Thanghrand vint au combat avec le signe de la croix sur son bouclier: il fut vainqueur et tua Thorkel.

De là ils allèrent au Hornafjord, et reçurent l'hospitalité à Borgarhöfn, à l'ouest d'Heinabergssand. Là demeurait Hildir le vieux. Son fils était Glum, qui fut de la troupe de Flosi quand on brûla Njal. Hildir reçut la foi, et toute sa maison avec lui.

De là ils allèrent à Fellsvherfi, et logèrent à Kalkafell. Là demeurait Kol fils de Thorstein, et ami de Hal; il reçut la foi, lui et toute sa maison.

De là ils allèrent à Breida. Là demeurait Ossur fils de Hroald, et ami de Hal; il se fit marquer du signe de la croix.

De là ils allèrent à Svinafell, et Flosi se fit marquer du signe de la croix, et promit de les aider au ting.

De là ils allèrent dans l'ouest, à Skogahverfi, et logèrent à Kirkjubæ. Là demeurait Surt fils d'Asbjörn, fils de Thorstein, fils de Ketil le fou. Tous ceux là avaient été chrétiens, de père en fils.

Après cela, ils quittèrent Skogahverfi, et vinrent à Höfdabrekka. On commençait à parler beaucoup de leur voyage. Il y avait un homme nommé Galdrahjedin, qui demeurait dans le Kerlingardal. Des païens vinrent faire marché avec lui pour qu'il tuât Thangbrand et ses compagnons. Il vint à Arnarstaksheidi et y fit un grand sacrifice. Et comme Thangbrand s'approchait, venant de l'est, la terre s'ouvrit sous son cheval, il sauta et se trouva sain et sauf sur le bord du précipice; mais le cheval fut englouti, avec tout son harnais, et plus jamais on ne le revit. Et Thangbrand loua Dieu.

Voici que Gudleif se met à la poursuite de Galdrahjedin, il le trouve dans la plaine et lui donne la chasse jusqu'au Kerlingardal. Arrivé à une portée de trait, il lui lance un javelot, et le perce de part en part.

De là, ils allèrent à Dyrholm, où ils tinrent une assemblée. Thangbrand y annonça la foi, et baptisa Ingjald fils de Thorkel Hæyrartyrdil.

De là, ils allèrent dans le Fljotshlid, et y annoncèrent la foi. Là ils trouvèrent Vetrlidi le skald et son fils Ari, qui s'élevèrent grandement contre eux, et à cause de cela ils tuèrent Vetrlidi. Voici ce qu'on a chanté à ce sujet:

«Il est allé, celui qui faisait retentit son épée sur les casques, dans le pays du Sud. Il a terrassé l'enclume où se forgent les chants. Ses armes ont retenti sur le crâne d'un héros, de Vetrlidi le skald.»

De là Thangbrand vint à Bergthorshval, et Njal reçut la foi, avec toute sa maison. Mais Mörd fils de Valgard était fort contre eux.

Ils partirent de là et passèrent la rivière. Ils vinrent dans le Haukadal, où ils baptisèrent Hal, âgé de trois ans.

De là ils vinrent à Grimsnes. Thorvald le malade rassembla une troupe pour marcher contre eux, et il envoya un message à Ulf fils d'Uggi, pour l'engager à courir sus à Thangbrand, et à le tuer. Et voici le chant qu'il fit:

«Au loup qui jamais n'a peur, au terrible fils d'Uggi, moi qui brandis le fer, j'ai envoyé ce simple message: qu'il chasse celui qui est le proscrit des dieux, et qui a blasphémé Odin; et nous, nous chasserons l'autre.»

Ulf fils d'Uggi répondit par cet autre chant:

«Je me garderai bien d'accueillir ce cormoran, le message de cette bouche pleine d'artifice. Le hennissement du cheval a retenti; mais je le vois, ce serait ma perte. Il est dangereux de happer des mouches.»

«Je n'ai nulle envie, dit Ulf, de me laisser enjôler par ses belles paroles. Mais qu'il prenne garde que sa langue ne devienne un lacet autour de son cou.» Le messager retourna vers Thorvald, et lui dit les paroles d'Ulf. Thorvald avait déjà rassemblé beaucoup de monde: il annonça qu'il irait attendre Thangbrand dans les bruyères de Blaskog.

Thangbrand et Gudleif chevauchaient, venant du Haukadal. Ils virent un homme qui venait à leur rencontre. L'homme demanda Gudleif, et quand il fut près de lui, il lui dit: «Je viens t'avertir, Gudleif, pour l'amour que je porte à ton frère Thorgil, de Reykjahol, qu'ils t'ont préparé plus d'une embuscade, et voici que Thorvald le malade est avec sa troupe à Hestlæk, sur le Grimsnes.»--«Nous n'en irons pas moins tout droit à sa rencontre» dit Gudleif. Et ils descendirent vers Hestlæk. Thorvald était déjà là, et il avait passé le ruisseau. Gudleif dit à Thangbrand: «Voici Thorvald; courons à lui.» Thangbrand lança un javelot, qui transperça Thorvald, et Gudleif le frappa à l'épaule, et lui coupa un bras: il mourut sur le champ.

Après cela ils allèrent au ting, et il s'en fallut de peu que les parents de Thorvald ne vinssent les attaquer. Mais Njal et les gens de l'est prirent la défense de Thangbrand. Hjalti fils de Skeggi fit ce couplet:

«Je ne crains pas d'insulter les dieux. Je tiens Freyja pour une chienne. Ce sont des chiens tous deux, Odin et Freyja.»

Cet été là, Hjalti s'en alla à l'étranger, et aussi Gissur le blanc.

Cependant le vaisseau de Thangbrand se brisa au Bulandsnes, sur la côte de l'est: ce vaisseau s'appelait le Bison.

Thangbrand et ses compagnons parcouraient tout le pays de l'ouest. Steinunn, mère de Skaldref, vint à leur rencontre. Elle venait prêcher à Thangbrand la foi païenne, et elle lui parla longuement. Thangbrand se taisait pendant qu'elle parlait, mais ensuite il parla longuement à son tour, et retourna contre elle tout ce qu'elle avait dit. «Sais-tu, dit-elle, que Thor a défié Christ en combat singulier, et que Christ n'a pas osé se mesurer avec Thor?»--«Je sais, dit Thangbrand, que Thor n'eût été que cendre et poussière, si Dieu n'avait bien voulu le laisser vivre.»--«Sais-tu, dit-elle encore, qui a brisé ton vaisseau?»--«Qui dis-tu qui l'a fait?» demanda-t-il.»--«Je vais te le dire,» répondit-elle. Et elle chanta:

«Les dieux ont chassé les sonneurs de cloches comme le faucon du rivage; ils ont dispersé leurs vaisseaux, les bisons qui courent sur les vagues. Christ a refusé de boire avec les nôtres. Odin n'a pas épargné ses vaisseaux, les rennes de la mer.»

Elle chanta encore:

«Thor a arraché de leurs ancres les vaisseaux de Thangbrand. Il les a mis en pièces, et il les a brisés contre le rivage. Jamais plus les patins du Viking ne sillonneront les flots, car la tempête a été rude, et les a réduits en poussière.»

Après cela Thangbrand et Steinunn se séparèrent, et Thangbrand et les siens continuèrent leur route vers l'ouest, jusqu'au Bardastrand.

Gest fils d'Odleif habitait à Haga, au Bardastrand. C'était le plus sage des hommes, et il voyait les destins dans l'avenir. Il donna un festin à Thangbrand et aux siens, qui vinrent à Haga, au nombre de soixante. On leur dit que deux cents hommes païens y étaient déjà rassemblés et qu'on s'attendait à voir arriver un sorcier nommé Utryg; ils avaient tous grand'peur de lui. On disait qu'il ne craignait ni le fer ni la flamme; et tous ces païens étaient fort effrayés. Thangbrand leur demanda s'ils voulaient recevoir la foi, mais ils refusèrent tous. «Je vous ferai donc, dit Thangbrand, une proposition, afin de voir quelle foi est la meilleure. Nous allons faire trois feux. Vous autres païens, vous en bénirez un, et moi un autre, et le troisième restera sans bénédiction. Si le sorcier a peur du feu que j'aurai béni, mais passe à travers les deux autres, vous recevrez la foi.»--«C'est bien dit, répondit Gest, et je consens à cela pour moi et ceux de ma maison.» Et après que Gest eut ainsi parlé, beaucoup d'autres dirent qu'ils feraient comme lui.

Et voici qu'on vint dire que le sorcier s'approchait du domaine. Les feux étaient allumés et brûlaient. Les hommes prirent leurs armes, sautèrent sur les bancs, et attendirent. Le sorcier arrive, tout armé; le voilà qui passe la porte. Il entre dans la chambre et passe tout droit au travers du feu que les païens avaient béni, et aussi de celui qui était resté sans bénédiction. Il arrive au feu que Thangbrand avait béni, et il n'ose pas le traverser, et il dit que ce feu le brûle grandement. Il brandit son épée vers les bancs, mais l'épée qu'il avait levée en l'air entre dans une poutre, de côté. Alors Thangbrand le frappa au bras avec son crucifix, et on vit ce prodige, que l'épée tomba de la main du sorcier. Thangbrand lui enfonce l'épée dans la poitrine. Gudleif lui enlève un bras, les autres s'approchent et achèvent de le tuer.

Alors Thanghrand leur demanda s'ils voulaient recevoir la foi. Gest répondit qu'il n'avait promis que ce qu'il comptait tenir. Et Thangbrand baptisa Gest et toute sa maison, et bien d'autres encore.

Thangbrand demanda à Gest s'il ne pourrait pas continuer sa route vers les fjords de l'ouest. Gest l'en détourna, disant que les gens de là-bas étaient des hommes rudes, à qui il n'était pas bon d'avoir à faire «mais s'il est écrit, ajouta-t-il, que la foi finira par s'établir, c'est au ting qu'on l'établira, et alors tous les chefs de chaque district seront présents.»--«J'ai déjà annoncé la foi au ting, dit Thangbrand, et j'ai trouvé beaucoup de résistance.»--«Tu as fait de grandes choses, dit Gest, quoiqu'il soit réservé à d'autres de mettre la foi dans nos lois. C'est comme on l'a dit: un arbre ne tombe pas du premier coup.» Après cela, Gest fit à Thangbrand de riches présents, et Thangbrand et les siens retournèrent dans le pays du Sud.

Thangbrand vint dans le district des gens du Sud et de là aux fjords de l'est. Il reçut l'hospitalité à Bergthorshval, et Njal lui fit de beaux présents. De là il continua sa route vers l'est, jusqu'à l'Alptafjord, pour retrouver Ifal de Sida. Il fit remettre son vaisseau en état. Les païens avaient nommé ce vaisseau le panier de fer. Thangbrand s'y embarqua, et Gudleif avec lui.

Cet été là, Hjalti fils de Skeggi fut mis hors la loi, au ting, pour avoir blasphémé les dieux.

Thangbrand dit au roi Olaf les mauvais traitements que lui avaient faits les Islandais, et comme quoi ils étaient si grands sorciers, qu'ils avaient fait ouvrir la terre sous les pieds de son cheval, qui fut englouti. Le roi Olaf entra en si grande colère qu'il fit prendre et mettre en prison tous les hommes d'Islande, et il voulait les tuer. Alors Gissur le blanc et Hjalti vinrent le trouver. Ils offrirent de se porter caution pour ces hommes, et de s'en aller en Islande pour y annoncer la foi. Le roi prit bien la chose, et on mit les gens en liberté.

Gissur et Hjalti mirent leur vaisseau en état pour s'en aller en Islande: ils furent bientôt prêts. Ils prirent terre à Eyra, comme dix semaines d'été étaient déjà passées. Ils se firent amener des chevaux, et prirent des hommes pour décharger leur vaisseau. Après quoi ils partirent pour le ting, au nombre de trente. Ils avaient fait dire à tous les chrétiens de se tenir prêts. Hjalti était resté en arrière à Reydarmula; car il avait appris qu'on l'avait mis hors la loi pour avoir blasphémé les dieux. Mais comme ils arrivaient à Vellandkatla, descendant de Gjabakka, voici que Hjalti vint les rejoindre disant qu'il ne voulait pas laisser croire aux païens qu'il avait peur d'eux.

Et voilà que beaucoup de chrétiens vinrent à leur rencontre, et ils arrivèrent au ting en troupe nombreuse. Les païens aussi avaient beaucoup de monde. Et peu s'en fallut que tous les gens du ting n'en vinssent aux mains; il n'en fut rien pourtant.


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