XXXIV

Il y avait un homme nomme Thrain. Il était fils de Sigfus, fils de Sighvat le rouge. Il demeurait à Grjota dans le Fljotshlid. Il était parent de Gunnar et c'était un homme de grande importance. Il avait pour femme Thorhild Skaldkona. Elle avait une méchante langue et faisait des vers moqueurs sur les gens. Thrain l'aimait peu. Il fut invité à la noce à Hlidarenda, et sa femme devait recevoir les hôtes avec Bergthora fille de Skarphjedin, femme de Njal.

Ketil était le nom du second fils de Sigfus. Il demeurait à Mörk, à l'est du Markarfljot. Il avait pour femme Thorgerd fille de Njal.

Le troisième fils de Sigfus s'appelait Thorkel, le quatrième Mörd, le cinquième Lambi, le sixième Sigmund, le septième Sigurd. Ils étaient tous parents de Gunnar, et vaillants champions. Gunnar les avait tous invités à la noce. Il avait invité aussi Valgard le rusé, et Ulf godi d'Ör et leur fils Runolf et Mörd.

Höskuld et Hrut arrivèrent, et beaucoup d'hommes avec eux. Il y avait là les fils d'Höskuld, Thorleik et Olof. La fiancée venait avec eux, et aussi Thorgerd sa fille, la plus jolie femme qu'on pût voir. Elle était alors âgée de quatorze hivers. Il y avait beaucoup d'autres femmes avec elles. Là était Thorhalla fille d'Asgrim fils d'Ellidagrim, et les deux filles de Njal, Thorgerd et Helga.

Gunnar avait déjà beaucoup de monde, et il plaça ainsi ses hommes: il s'assit au milieu du banc, et après lui, du côté du dedans, Thrain fils de Sigfus, puis Ulf godi d'Ör, puis Valgard le rusé, puis Mörd et Runolf, puis les fils de Sigfus. Lambi venait le dernier. À côté de Gunnar, vers le dehors, s'assit Njal, puis Skarphjedin, puis Helgi, puis Grim, puis Höskuld, puis Haf le sage, puis Ingjald de Kelda, puis les fils de Thorir, qui venaient de l'est, de Holti. Thorir voulut être le dernier parmi les hôtes d'importance; et ainsi chacun trouva bon d'être assis où il était.

Höskuld s'était assis en face au milieu du banc et ses fils après lui, vers le dedans. Hrut était à côté d'Höskuld, vers le dehors. Et on n'a pas dit comment les autres étaient rangés.

La fiancée était assise au milieu du banc du fond. Elle avait d'un côté sa fille Thorgerd. De l'autre côté s'assit Thorhalla fille d'Asgrim fils d'Ellidagrim. Thorhild s'occupait des hôtes, et elle et Bergthora mettaient les viandes sur la table. Thrain fils de Sigfus dévorait des yeux Thorgerd fille de Glum. Sa femme Thorhild voit cela. Elle se met en colère et lui chante ce couplet:

«Te voilà bouche béante, Thrain. Tes yeux vont de travers».

Thrain se leva de table aussitôt. Il nomma des témoins et se déclara séparé de Thorhild: «Je ne veux plus, dit-il, de ses vers moqueurs ni des mauvaises paroles qu'elle me dit». Et il était si fort en colère qu'il ne voulut pas rester à la noce, si on ne la renvoyait: ainsi fit-on et elle s'en alla.

Et maintenant les hommes étaient assis, chacun à sa place, et ils buvaient et étaient joyeux. Alors Thrain se mit à dire: «Je n'ai pas besoin de parler en secret de ce que j'ai en tête: je veux te demander ceci, Höskuld fils de Dalakol: veux-tu me donner en mariage Thorgerd ta petite-fille?»--«Je ne sais pas, dit Höskuld, il me semble qu'il y a peu de temps que tu t'es séparé de celle que tu avais avant; et puis quel homme est-il, Gunnar?» Gunnar répondit: «Je ne veux pas parler de lui, car il est de ma famille. Mais parle, toi, Njal, et tous te croiront». Njal dit: «Voilà ce qu'il y a à dire de cet homme: Il est riche en biens, et accompli en toutes choses, et c'est un homme de grande importance; et à cause de cela vous pouvez bien entrer en marché avec lui». Alors Höskuld dit: «Que te semble de ceci, Hrut, mon frère?» Hrut répondit: «Tu peux bien faire le marché, c'est un bon parti pour elle.» Ils parlent donc ensemble des conditions du marché, et ils sont bientôt d'accord sur toutes choses.

Alors Gunnar se leva, et Thrain aussi, et ils allèrent vers le banc du fond. Gunnar demanda à la mère et à la fille si elles voulaient dire oui à ce marché. Elles dirent qu'elles n'avaient pas envie de le rompre, et Halgerd fiança sa fille Thorgerd. Alors les femmes changèrent entre elles. Thorhalla s'assit entre les deux fiancées. La noce continua joyeusement. Et quand ce fut fini, Höskuld et les siens montèrent à cheval et s'en allèrent à l'ouest, et ceux de la Ranga retournèrent dans leur pays. Gunnar fit à beaucoup de gens de beaux présents, et cela le rendit très considéré. Halgerd prit la haute main sur la maison et elle était avide et querelleuse. Thorgerd gouvernait à Grjota, et c'était une bonne ménagère.

C'était la coutume entre Gunnar et Njal que chaque hiver, à tour de rôle, l'un des deux invitait l'autre à passer l'hiver chez lui, et c'était à cause de leur grande amitié. Cette année là Gunnar avait à recevoir l'hospitalité chez Njal, et ils partirent, lui et Halgerd, pour Bergthorshval. Helgi et sa femme n'étaient pas à la maison. Njal reçut bien Gunnar et sa femme. Et ils étaient là depuis quelque temps quand Helgi revint avec sa femme Thorhalla. Alors Bergthora alla au banc du fond, et Thorhalla avec elle, et Bergthora dit à Halgerd: «Il faut que tu fasses place à cette femme». Elle répondit: «Je ne ferai place à personne; car je ne suis pas une femme de peu qu'on met dans les coins»--«C'est moi qui commande ici» dit Bergthora. Après cela Thorhalla s'assit. Bergthora vint à la table avec le bassin à laver les mains. Halgerd prit la main de Bergthora et dit: «Vous allez bien ensemble, Njal et toi; tu as un ongle crochu à chaque doigt, et lui n'a point de barbe».--«C'est vrai, dit Bergthora, mais nous ne nous en faisons point de reproches l'un à l'autre; pour toi, ton mari Thorvald n'était pas sans barbe, et pourtant tu l'as fait tuer.»--«Il me sert de peu, dit Halgerd, d'avoir pour mari l'homme le plus brave d'Islande, si tu ne venges pas cela, Gunnar!» Gunnar se leva d'un bond; il quitta la table et dit: «Je m'en vais chez moi; et toi tu ferais mieux de te disputer avec tes gens que dans la maison des autres. Je suis redevable à Njal de toutes sortes d'honneurs, et je n'ai pas envie d'être ton jouet». Après cela, ils s'en allèrent chez eux. «Sache une chose, Bergthora, dit Halgerd, c'est que nous n'en avons pas fini». Et Bergthora lui répondit que son affaire n'en serait pas meilleure. Gunnar ne disait rien. Il revint à Hlidarenda et resta chez lui tout le long de l'hiver.

Et maintenant l'été s'approche et vient le moment d'aller au ting.

Gunnar partit pour le ting. Avant de monter à cheval, il dit à Halgerd: «Tiens-toi tranquille pendant que je serai loin de chez moi, et ne montre pas de méchanceté à mes amis, quand tu auras affaire à eux.»--«Que les mauvais esprits emportent tes amis.» dit-elle. Gunnar partit pour le ting. Il voyait qu'il n'était pas possible d'avoir de bonnes paroles avec elle.

Njal alla au ting et tous ses fils avec lui.

Il faut dire maintenant ce qui arriva chez eux. Njal et Gunnar avaient un bois en commun à Raudaskrida. Ils n'avaient pas fait de partage, et chacun d'eux avait coutume d'en abattre autant qu'il lui en fallait, et jamais l'un des deux n'avait fait de reproche à l'autre là-dessus. L'intendant d'Halgerd s'appelait Kol. Il était avec elle depuis longtemps et c'était le plus méchant homme qu'on pût voir.

Il y avait un homme nommé Svart. C'était le serviteur de Njal et de Bergthora, et ils l'aimaient beaucoup. Bergthora lui dit d'aller à Raudaskrida et de couper du bois: «et je t'enverrai des hommes pour l'apporter à la maison». Svart répond qu'il fera ce qu'elle lui a ordonné. Il s'en va à Raudaskrida. Là, il se met à couper du bois; et il devait rester là une semaine.

Il vient des mendiants à Hlidarenda. Ils arrivaient de l'est, du Markarfljot, et ils dirent que Svart était à Raudaskrida, qu'il coupait du bois, et faisait beaucoup de besogne. «Bergthora a donc envie, dit Halgerd, de me voler tant qu'elle pourra; mais je vais faire en sorte que Svart ne coupera plus de bois». Ranveig l'entendit, la mère de Gunnar, et elle dit: «Nous avons eu pourtant de bonnes ménagères dans notre pays de l'est, mais elles ne s'occupaient pas de faire tuer les gens».

La nuit se passa. Au matin, Halgerd alla trouver Kol et lui dit: «J'ai de l'ouvrage pour toi» et elle lui donna une hache. «Va-t'en à Raudaskrida. Là, tu trouveras Svart.»--«Que ferai-je de lui?» dit-il.--«Tu le demandes, dit-elle, toi qui es le plus méchant des hommes? Tu le tueras.»--«Je le ferai, dit-il, mais il est à croire que j'y laisserai ma vie.»--«Tu te fais des montagnes de toutes choses, dit-elle, et cela ne te convient guère, quand j'ai parlé pour toi en toute occasion. J'aurai quelqu'autre pour faire cela, si tu n'oses pas.» Kol prit la hache, et il était fort en colère. Il monta sur un cheval qui était à Gunnar et chevaucha vers l'est jusqu'au Markarfljot. Là il descendit et resta à attendre dans le bois que les gens eussent emporté le bois coupé, et que Svart fût resté seul. Alors Kol courut à lui et dit: «Il y a des gens qui savent frapper plus fort que toi» et il abattit la hache sur sa tête et lui donna le coup de la mort.

Après cela il revient à la maison et conte le meurtre à Halgerd. «Grand bien t'en fasse, dit-elle; et je vais prendre soin de toi en sorte qu'il ne t'arrivera point de mal.»--«Il se peut, dit-il, et pourtant c'est autre chose que j'ai rêvé avant de faire le coup.»

Et maintenant les gens arrivent dans le bois et trouvent Svart tué et le rapportent à la maison.

Halgerd envoya un homme au ting, pour dire le meurtre à Gunnar. Gunnar ne dit pas un mot de blâme sur Halgerd devant le messager, et les gens ne savaient pas si cela lui semblait bien ou mal. Un peu après il se leva et dit à ses hommes de venir avec lui.

Ainsi firent-ils, et ils allèrent à la hutte de Njal. Gunnar envoya un homme dire à Njal de sortir. Njal sortit aussitôt, et ils se mirent à parler, Gunnar et lui. Gunnar dit: «J'ai à t'annoncer un meurtre: c'est Halgerd ma femme qui a fait faire cela, et c'est Kol mon intendant qui a tué l'homme, mais celui qui a été tué est Svart ton serviteur.» Njal se taisait, pendant que Gunnar contait l'histoire. Alors il dit: «Prends garde de la laisser faire à sa tête en toutes choses.» Gunnar dit: «Prononce toi-même la sentence.» Njal dit: «Tu auras de la peine à payer l'amende pour tous les mauvais tours d'Halgerd; et une autre fois cela laissera plus de traces qu'ici, où c'est entre nous deux; ici même il s'en faudra de beaucoup que tout soit bien; et nous aurons besoin de nous rappeler tous deux les bonnes paroles d'autrefois; je prévois que tu t'en tireras; et pourtant tu en auras de grands ennuis.»

Njal prononça lui-même la sentence, comme Gunnar le lui offrait; il dit: «Je ne pousserai pas les choses à l'extrême dans cette affaire: tu payeras douze onces d'argent; mais j'ajouterai ceci: s'il vient de chez nous quelque chose sur quoi vous ayez à prononcer, il ne faudra pas nous faire de plus mauvaises conditions.» Gunnar dit que c'était juste. Il compta la somme, et après cela il monta à cheval et retourna chez lui.

Njal revint du ting et ses fils avec lui. Bergthora vit l'argent et dit: «Voilà une affaire bien arrangée; niais il faudra en payer autant pour Kol avant qu'il soit longtemps.»

Gunnar revint du ting et fit des reproches à Halgerd. Elle dit que bien des hommes qui valaient mieux que Svart étaient sous terre sans qu'on eût payé d'amende pour eux. «Mène tes entreprises comme tu l'entends, dit Gunnar, mais c'est à moi de décider comment il faut arranger l'affaire.» Halgerd ne cessait de se vanter du meurtre de Svart et Bergthora n'aimait pas cela.

Njal alla à Thorolfsfell, et ses fils avec lui, pour visiter son domaine. Ce même jour il arriva que Bergthora était dehors; elle vit un homme qui venait vers la maison, monté sur un cheval noir. Elle resta là, sans rentrer. Elle ne connaissait pas cet homme. Il avait un épieu à la main, et une épée courte pendait à son côté. Elle lui demanda son nom. «Je m'appelle Atli» dit-il. Elle demanda d'où il était. «Je suis du pays des fjords de l'est» dit-il.--«Où vas-tu?» dit-elle. «Je suis sans domicile, dit-il, et je venais trouver Njal et Skarphjedin, et savoir s'ils voudraient me prendre chez eux.»--«Que saurais-tu bien faire?» dit-elle. «Je travaille aux champs, et je sais faire encore bien d'autres choses, dit-il, mais je ne te cacherai pas que je suis d'un naturel violent, et je suis cause que bien des gens ont eu des blessures à bander.»--«Je ne te blâmerai pas de n'être pas un poltron» dit Bergthora. Atli dit: «As-tu donc quelque chose à dire ici?»--«Je suis la femme de Njal, dit-elle, et je puis prendre des serviteurs aussi bien que lui».--«Veux-tu me prendre?» dit-il.--«Je le ferai, dit-elle, à une condition, c'est que tu feras tout ce que je te commanderai, quand même je t'enverrais tuer un homme.»--«Tu ne manques pas de gens à tes ordres, dit-il, et tu n'as pas besoin de moi pour cela.»--«Je ferai en cela comme je l'entendrai,» dit-elle.--«Faisons donc le marché de la manière que tu veux» dit-il. Et elle le prit à son service.

Njal revint et ses fils avec lui. Njal demanda à Bergthora qui était cet homme. «C'est ton serviteur, dit-elle, et je l'ai pris à mon service, parce qu'il a l'air prompt à la besogne.»--«Il se peut qu'il en fasse beaucoup, dit Njal, mais je ne sais si elle sera bonne.» Skarphjedin prit Atli en amitié.

Quand vint l'été, Njal alla au ting, et ses fils avec lui. Gunnar était au ting. Comme il quittait sa maison, Njal prit une bourse pleine d'argent. «Quel argent est-ce là, père?» demanda Skarphjedin. «C'est l'argent, dit Njal, que Gunnar m'a payé pour notre serviteur l'été dernier.»--«Il te servira à quelque chose», dit Skarphjedin, et il riait en disant cela.

Voici maintenant ce qui arriva à la maison de Njal. Atli demanda à Bergthora ce qu'il ferait ce jour là. «J'ai de l'ouvrage pour toi, dit-elle, tu vas aller chercher Kol jusqu'à ce que tu le trouves; car il faut que tu le tues aujourd'hui, si tu veux faire ma volonté».--«Cela se trouve bien, dit Atli, car nous sommes tout deux de méchants vauriens. Je vais m'y prendre de telle sorte qu'un de nous deux mourra».--«Bonne chance, dit Bergthora; tu n'auras pas travaillé pour rien».

Il alla prendre ses armes et son cheval, et partit. Il chevaucha jusqu'au Fljotshlid, là il rencontra des hommes qui venaient de Hlidarenda. C'étaient des habitants de Mörk, dans l'est. Ils demandèrent à Atli où il allait. Il dit qu'il courait après une vieille rosse. «C'est une petite besogne pour un homme comme toi, dirent-ils, mais il faudrait demander à ceux qui ont été sur pied cette nuit».--«Qui sont-ils» dit Atli.--«Kol l'assassin, le serviteur d'Halgerd, dirent-ils; il vient du pâturage et il a veillé toute la nuit».--«Je ne sais si j'oserai aller le trouver, dit Atli; il a mauvais caractère, et le dommage d'autrui devrait me rendre prudent».--«Tes yeux disent pourtant, répondirent-ils, que tu n'as pas peur de grand'chose» et ils lui montrèrent où était Kol.

Alors Atli donne des éperons à son cheval et part à toute vitesse. Il rencontre Kol et lui dit: «La besogne avance-t-elle?»--«Cela ne te regarde pas, vaurien, répond Kol, ni aucun de ceux qui sont là d'où tu viens».--«Il te reste encore à faire le plus dur, dit Atli, c'est de mourir». Et après cela Atli pointa son épieu sur lui, et l'atteignit au milieu du corps. Kol avait brandi sa hache et l'avait manqué. Il tomba de cheval et mourut sur le champ.

Atli se remit en route. Il rencontra des gens d'Halgerd et leur dit: «Allez là-bas où est le cheval, et occupez-vous de Kol. Il est tombé de cheval, et il est mort».--«Est-ce-toi qui l'as tué?» dirent-ils. Il répondit: «Halgerd pensera bien qu'il ne s'est pas tué tout seul». Après cela il retourna à la maison et dit le meurtre à Bergthora. Bergthora approuve son ouvrage, et les paroles qu'il a dites. «Je ne sais, dit Atli, ce qu'en pensera Njal».--«Il en prendra son parti, dit-elle, et je vais t'en donner une preuve: il a emporté au ting l'argent que nous avons reçu pour l'esclave l'été passé; et maintenant cet argent va servir pour Kol. Mais l'arrangement fait, tu feras bien pourtant de prendre garde à toi; car Halgerd ne gardera jamais de paix jurée».--«Enverras-tu quelqu'un à Njal, dit Atli, pour lui dire la chose?»--«Non, dit-elle, j'aimerais mieux qu'il n'y eût pas d'amende à payer pour Kol». Et ils n'en dirent pas davantage.

On dit à Halgerd le meurtre de Kol et les paroles d'Atli. Elle dit qu'Atli aurait sa récompense, et elle envoya un homme au ting pour dire à Gunnar le meurtre de Kol. Gunnar ne répondit pas grand'chose et envoya un homme le dire à Njal. Njal ne répondit rien: «Nos esclaves sont d'autres hommes qu'au temps passé, dit Skarphjedin; ils se battaient alors, et personne ne s'en inquiétait; maintenant il faut qu'ils se tuent» et il riait.

Njal prit la bourse pleine d'argent qui pendait à un clou dans la hutte, et sortit. Ses fils étaient avec lui. Ils allèrent à la hutte de Gunnar. Skarphjedin dit à un homme qui était debout à la porte de la hutte: «Va dire à Gunnar que mon père veut lui parler». L'homme le dit à Gunnar. Gunnar sortit aussitôt et fit bon accueil à Njal et à ses fils. Ensuite ils entrèrent en conversation. «C'est une mauvaise chose, dit Njal, que ma femme ait rompu la paix et fait tuer ton serviteur».--«Elle n'en aura pas de reproches de moi» dit Gunnar.--«Prononce toi-même la sentence» dit Njal--«Je le ferai, dit Gunnar; mettons-les tous deux, Svart et Kol, au même prix l'un que l'autre: tu me paieras douze onces d'argent». Njal prit la bourse pleine d'argent et la remit à Gunnar. Gunnar reconnut l'argent, et c'était le même qu'il avait payé à Njal. Njal retourna à sa hutte, et ils furent après cela aussi bons amis qu'avant.

Quand Njal revint chez lui, il fit des reproches à Bergthora. Elle répondit qu'elle ne céderait jamais devant Halgerd.

Halgerd fit de grands reproches à Gunnar pour avoir fait la paix au sujet du meurtre. Gunnar dit qu'il ne se brouillerait jamais avec Njal ni avec ses fils. Elle se fâcha beaucoup. Gunnar n'y fit pas attention. Ils passèrent ainsi une demi-année, sans que rien de nouveau arrivât.

Au printemps, Njal dit à Atli: «Tu devrais t'en aller aux fjords de l'est, car Halgerd en veut à ta vie».--«Je n'ai pas peur de cela, dit Atli; et je veux rester ici, si j'ai le choix».--«Ce n'est pourtant pas sage» dit Njal.--«J'aime mieux être tué dans ta maison que de changer de maître, dit Atli. Mais je veux te demander une chose: si je suis tué, qu'on ne paye pas pour moi comme pour un esclave».--«Tu auras le prix d'un homme libre, dit Njal; mais Bergthora te promettra de venger ta mort par une autre, et elle tiendra sa promesse». Atli resta donc au service de Njal.

Il faut maintenant revenir à Halgerd. Elle envoya un homme dans l'ouest, au Bjornarfjord, chercher Brynjolf Rosta son parent. C'était un fils bâtard de Svan, et le plus méchant homme qu'on pût voir. Gunnar ne sut rien de cela. Halgerd disait qu'il était très propre à faire un intendant. Brynjolf arriva de l'ouest; et Gunnar lui demanda ce qu'il venait faire. Il répondit qu'il venait pour rester là. «Tu n'apportes rien de bon dans notre maison, dit Gunnar, si j'en crois ce qu'on m'a dit de toi; mais je ne chasserai jamais aucun des parents d'Halgerd qu'elle voudra avoir chez elle». Gunnar ne lui parlait guère, mais il ne le traitait pas mal. Le temps se passa ainsi, jusqu'au moment du ting.

Gunnar partit pour le ting et Kolskegg avec lui. Et quand ils arrivèrent, ils se rencontrèrent avec Njal et ses fils. Ils se voyaient souvent, et ils étaient bien ensemble.

Bergthora dit à Atli: «Va-t'en à Thorolfsfell et travaille-là pendant une semaine». Atli partit, et commença sa tache: il brûlait du charbon dans le bois. Halgerd dit à Brynjolf: «On m'a dit qu'Atli n'était pas à la maison; il doit travailler à Thorolfsfell.»--«Que penses-tu qu'il fasse?» dit Brynjolf.--«Quelque besogne dans le bois», dit-elle.--«Que lui ferai-je?» dit-il.--«Tu le tueras» dit-elle. Il resta pensif. «Si Thjostolf était en vie, dit Halgerd, il ne trouverait pas que tuer Atli soit chose si effrayante.»--«Tu n'as pas besoin de te fâcher» répondit-il. Il alla prendre ses armes, monta sur son cheval et partit pour Thorolfsfell. Il vit une grande fumée de charbon à l'est du domaine. Il arrive à la fosse au charbon, et il y a un homme auprès. Et il voit que cet homme a mis son épieu en terre à côté de lui. Brynjolf marche le long de la fumée, droit sur l'homme; et l'autre était tout à son ouvrage, et ne vit pas venir Brynjolf. Brynjolf lui donna un coup de hache sur la tête. Il fit un si grand saut que Brynjolf laissa échapper la hache. Alors Atli prit son épieu et le lança à Brynjolf. Brynjolf se jeta à terre, et l'épieu passa au-dessus de lui. «Tu as de la chance que je n'aie pas été prêt» dit Atli; Halgerd sera contente: tu vas lui annoncer ma mort. Ce qui me console, c'est que pareille chose t'arrivera bientôt; reprends ta hache que tu as laissée là.» Brynjolf ne répondit rien et ne reprit la hache que quand Atli fut mort. Alors il alla dire à Thorolfsfell la mort d'Atli. Après cela il retourna à Hlidarenda et conta la chose à Halgerd. Elle envoya un homme à Bergthorshval dire à Bergthora que le meurtre de Kol avait eu sa récompense. Puis elle envoya un homme au ting dire à Gunnar le meurtre d'Atli.

Gunnar se leva, et Kolskegg avec lui. «Les parents d'Halgerd feront ta perte» dit Kolskegg. Ils allèrent trouver Njal. Gunnar dit: «J'ai à t'annoncer la mort d'Atli» et il lui dit qui l'avait tué; «je viens maintenant t'offrir de te payer le prix du meurtre; et je veux que tu le fixes toi-même.» Njal dit: «Nous avons toujours souhaité tous deux que rien ne vînt à nous diviser, et pourtant je ne le mettrai pas au prix d'un esclave.» Gunnar dit que c'était bien, et lui tendit la main. Njal prit des témoins, et ils firent leur paix à ces conditions. «Halgerd ne laisse pas nos serviteurs mourir de vieillesse» dit Skarphjedin. Gunnar répondit: «Et ta mère aura soin que les coups soient pareils des deux côtés.»--«Cela m'en a bien l'air» dit Njal. Après cela Njal fixa le prix à cent onces d'argent, et Gunnar les paya sur le champ. Beaucoup de ceux qui étaient là dirent que le prix était trop élevé. Gunnar se fâcha et dit qu'on avait payé l'amende entière pour des gens qui n'étaient pas plus braves qu'Atli. Et là-dessus ils quittèrent le ting et retournèrent chez eux.

Bergthora dit à Njal quand elle vit l'argent: «Tu penses que tu as rempli ta promesse, mais il reste encore la mienne.»--«Il n'est pas nécessaire que tu la tiennes» dit Njal.--«Tu as pourtant deviné que je le ferai, dit-elle, et il en sera ainsi.»

Cependant Halgerd dit à Gunnar: «Tu as donc payé cent onces d'argent pour la mort d'Atli, et fait de lui un homme libre?»--«Il était libre avant, dit Gunnar, et je ne traiterai jamais les hommes de Njal en gens pour qui il n'y a point d'amende à payer.»--«Vous êtes tous deux pareils, toi et Njal, dit-elle, et aussi peureux l'un que l'autre.»--«C'est ce qu'on verra», dit-il. Et après cela Gunnar fut longtemps froid pour elle, jusqu'à ce qu'elle eut fait sa soumission.

Tout fut tranquille pendant l'hiver. Au printemps Njal n'augmenta pas le nombre de ses gens. Et voilà que l'été arrive, et les hommes partent pour le ting.

Il y avait un homme nommé Thord. On l'appelait le fils de l'affranchi. Son père s'appelait Sigtryg. Il avait été affranchi d'Asgerd, et se noya dans le Markarfljot. Depuis ce temps-là Thord était chez Njal. C'était un homme grand et fort. Il avait élevé tous les fils de Njal. Thord prit de l'inclination pour une parente de Njal qui s'appelait Gudfinna, fille de Thorolf. Elle était chargée de gouverner la maison de Njal. À ce moment-là elle était enceinte.

Bergthora vint parler à Thord: «Tu vas, dit-elle, aller tuer Brynjolf, le parent d'Halgerd.»--«Je ne suis pas un meurtrier, dit-il; il faudra bien pourtant que je m'y risque, si tu le veux.»--«Je le veux» dit-elle. Alors il monta à cheval et s'en alla à Hlidarenda. Il fit appeler Halgerd et lui demanda où était Brynjolf. «Que lui veux-tu?» dit-elle. Il répondit: «Je veux qu'il me dise où il a enterré le cadavre d'Atli. On m'a dit qu'il l'avait mal enterré.» Elle lui montra l'endroit et dit qu'il était en bas à Akratunga. «Prends garde, dit Thord, qu'il ne lui arrive comme à Atli.»--«Tu n'es pas de ceux qui tuent, dit-elle, et si vous vous rencontrez, il n'en sortira rien.»--«Je n'ai jamais vu le sang de personne, dit-il, et je ne sais pas quel effet cela me ferait.» Il sortit de l'enclos au galop, et descendit à Akratunga. Ranveig, la mère de Gunnar avait entendu leur conversation. «Tu railles son courage, Halgerd, dit-elle; mais moi je le tiens pour un homme qui n'a pas peur, et ton parent le verra bien.»

Ils se rencontrèrent sur le grand chemin, Brynjolf et Thord. Thord dit: «Défends-toi, Brynjolf, car je ne veux pas agir en traître envers toi.» Brynjolf courut sur Thord et lui porta un coup de sa hache. Thord leva la sienne en même temps et fendit le manche en deux entre les mains de Brynjolf; vite il frappa une seconde fois, et la hache atteignit Brynjolf à la poitrine et s'y enfonça. Brynjolf tomba de cheval, et mourut aussitôt.

Thord rencontra un berger d'Halgerd et lui annonça le meurtre. Il lui dit où était Brynjolf, et le chargea de dire la chose à Halgerd. Après cela il revint à Bergthorshval et dit le meurtre à Bergthora et aux autres. «Grand bien t'en fasse» dit-elle.

Le berger dit le meurtre à Halgerd. Elle fut fort en colère et dit qu'il sortirait beaucoup de mal de tout cela, si on la laissait faire.

Et voilà que la nouvelle arriva au ting. Njal se le fit dire trois fois. «Il y a plus de gens que je ne pensais, dit-il, qui deviennent des meurtriers.» Skarphjedin dit: «Il faut que cet homme ait été deux fois poltron pour se laisser tuer par notre père nourricier qui n'a jamais vu le sang de personne.» Et il chanta: «Je l'appellerai toujours deux fois poltron, cet homme, et je ris en y pensant. On aurait cru cela plutôt de nous autres qui sommes des hommes de meurtre, que de notre père nourricier.»

Njal dit: «Bien des gens croiront, avec l'humeur qu'on vous connaît; que c'est vous qui avez fait le coup. Vous en viendrez là avant qu'il soit longtemps, mais il y en aura qui diront que vous y étiez bien forcés». Alors ils allèrent trouver Gunnar et lui dirent le meurtre. Gunnar dit que ce n'était pas une grande perte: «Pourtant c'était un homme libre». Njal lui offrit la paix. Gunnar accepta et on convint qu'il prononcerait lui-même. Et tout de suite il fixa le prix à cent onces d'argent. Njal paya aussitôt, et ainsi la paix fut faite entre eux.

Il y avait un homme nommé Sigmund. Il était fils de Lambi, fils de Sighvat le rouge, il était grand voyageur, accort et beau, grand et fort. C'était un homme d'humeur fière: il était bon skald et s'entendait bien à toutes sortes de prouesses; mais il était vantard, moqueur et querelleur. Il était venu à terre à l'est dans le Hornafjord. Son compagnon s'appelait Skjöld. C'était un Suédois, auquel il n'était pas bon d'avoir affaire. Ils prirent des chevaux et quittèrent le pays de l'est et le Hornafjord. Et ils ne s'arrêtèrent de chevaucher que lorsqu'ils furent arrivés dans le Fljotshlid, à Hlidarenda. Gunnar les reçut bien. Ils étaient proches parents, Sigmund et lui. Gunnar offrit à Sigmund de passer chez lui l'hiver. Sigmund dit qu'il voulait bien, si Skjöld son compagnon restait aussi. «J'ai ouï dire de lui, dit Gunnar, qu'il n'adoucirait pas ton humeur; et pourtant tu aurais grand besoin qu'elle fût adoucie. De plus le séjour ici est dangereux, et je veux vous donner, comme à mes parents, un conseil: c'est de ne pas aller trop vite si ma femme Halgerd veut vous pousser à quoi que ce soit; car elle fait bien des choses qui ne sont pas comme je voudrais».--«Qui avertit veut du bien» dit Sigmund.--« Il faut suivre mon conseil, dit Gunnar; on te tourmentera plus d'une fois, mais sois toujours avec moi, et fais selon mes avis». Après cela ils restèrent chez Gunnar. Halgerd était bien avec Sigmund; et cela alla si loin qu'elle lui donnait de l'argent, et le servait, ni plus ni moins que son mari; et les gens en parlaient beaucoup, et ne savaient pas ce qu'il y avait là-dessous.

Halgerd dit à Gunnar: «Ce n'est pas bien de nous contenter de ces cent onces d'argent que tu as eues pour mon parent Brynjolf. Moi je vengerai sa mort si je le peux». Gunnar dit qu'il n'avait pas envie de se quereller avec elle, et s'en alla. Il vint trouver Kolskegg et lui dit: «Va chez Njal et dis-lui que Thord prenne garde à lui, quoique nous ayons fait la paix, car je n'ai pas confiance». Kolskegg alla le dire à Njal, et Njal le dit à Thord. Kolskegg s'en retourna, et Njal les remercia, lui et Gunnar, de cette marque d'amitié.

Il arriva une fois que Njal et Thord étaient assis dehors. Il y avait un bouc qui d'habitude allait et venait dans l'enclos, et jamais personne ne le chassait. Thord dit: «Voilà qui est étrange».--«Que vois-tu qui te semble étrange?» dit Njal.--«Il me semble que je vois le bouc couché là dans ce creux, et il est tout sanglant». Njal dit qu'il n'y avait là ni bouc ni rien d'autre. «Qu'y a-t-il donc?» dit Thord.--«Tu dois être près de ta mort, dit Njal, et c'est ton mauvais génie que tu as vu, tiens-toi donc sur tes gardes».--«Cela ne me servira de rien, dit Thord, si pareille chose doit m'arriver».

Halgerd vint trouver Thrain, fils de Sigfus, et lui dit: «Tu seras un bon gendre, si tu me tues Thord le fils de l'affranchi».--«Je ne le ferai pas, dit Thrain, car je m'attirerais la colère de mon parent Gunnar. C'est une grosse affaire au reste; car ce meurtre sera vengé sur le champ».--«Qui le vengera? dit-elle. Est-ce ce drôle sans barbe?»--«Non pas lui, dit-il, mais ses fils». Après cela ils parlèrent longtemps tout bas, et nul homme ne sut ce qu'ils avaient décidé.

Un jour il arriva que Gunnar n'était pas à la maison. Sigmund était là, et aussi son compagnon. Thrain était venu de Grjota. Ils étaient assis dehors, eux et Halgerd, et ils parlaient ensemble. Halgerd dit: «Vous m'avez promis vous deux, Sigmund et Skjöld, de tuer Thord le fils de l'affranchi, le père nourricier des fils de Njal; et toi, Thrain, tu m'as promis de les aider». Ils convinrent tous qu'ils avaient promis cela. «Je vais donc vous dire la manière de vous y prendre, dit-elle; il faut monter à cheval et vous en aller à l'est dans le Hornafjord chercher vos marchandises. Vous reviendrez le ting commencé; car si vous étiez à la maison, Gunnar voudrait vous emmener au ting avec lui. Njal sera au ting, et ses fils aussi, et Gunnar. Et alors vous tuerez Thord». Ils dirent qu'ils feraient selon son conseil. Après cela ils s'apprêtèrent à partir pour les fjords de l'est, et Gunnar n'y vit pas de malice. Gunnar partit pour le ting.

Njal envoya Thord le fils de l'affranchi à l'est, au pied de l'Eyjafjöll et lui dit de rester là une nuit. Thord partit pour l'est et n'en revint pas; car la rivière était si grosse, qu'il n'y avait pas moyen, si loin qu'on allât, de la passer à gué. Njal l'attendit une nuit; car il voulait l'emmener au ting avec lui. Il dit à Bergthora de lui envoyer Thord au ting, sitôt qu'il serait revenu. Au bout de deux nuits, Thord revint de l'est. Bergthora lui dit qu'il fallait partir pour le ting; «Mais auparavant, dit-elle, tu vas aller à Thorolfsfell donner un coup d'œil au domaine, et tu n'y resteras pas plus d'une nuit ou deux».

Sigmund revint de l'est, et son compagnon avec lui. Halgerd leur dit que Thord était à Bergthorshval, mais qu'il partirait pour le ting dans peu de jours. «L'occasion est bonne, dit-elle, si vous la laissez passer, vous ne pourrez plus arriver jusqu'à lui».

Il vint des gens à Hlidarenda qui avaient passé à Thorolfsfell, et ils dirent à Halgerd que Thord était là. Halgerd alla trouver Thrain et Sigmund et leur dit: «Voici que Thord est à Thorolfsfell; il faut que vous le tuiez, quand il retournera chez lui».--«C'est ce que nous ferons» dit Sigmund. Ils sortirent, prirent leurs armes et montèrent à cheval, et s'en allèrent à sa rencontre sur la route. Sigmund dit à Thrain: «Il ne faut pas que tu t'en mêles; car il n'est pas besoin de nous tous».--«C'est mon avis» dit Thrain.

Bientôt après, voici que Thord arriva, chevauchant vers eux. Sigmund lui dit: «Rends tes armes; car tu vas mourir».--«Non pas, dit Thord, viens te battre avec moi en combat singulier».--«Je ne veux pas, dit Sigmund, il faut profiter de ce que nous sommes plusieurs. Je ne m'étonne pas que Skarphjedin soit si brave: car on dit que la bravoure d'un homme vient pour un quart de son père nourricier».--«Tu le verras bien, dit Thord, car Skarphjedin me vengera». Après cela ils tombèrent sur lui, et il leur brisa à chacun une lance, tant il se défendait bien. Alors Skjöld lui emporta la main d'un coup d'épée, et il se défendit avec l'autre quelque temps; à la fin Sigmund lui passa sa lance au travers du corps. Il tomba à terre, mort. Ils le couvrirent de gazon et de pierres. Thrain dit: «Nous avons fait de mauvaise besogne, et les fils de Njal prendront mal ce meurtre quand ils l'apprendront».

Ils revinrent à la maison et le dirent à Halgerd. Elle fut contente d'apprendre le meurtre. Ranveig, la mère de Gunnar, dit: «Tu sais, Sigmund, ce qu'il est dit: la main ne se réjouit pas longtemps du coup qu'elle a donné; il en sera ainsi encore cette fois. Et pourtant Gunnar te tirera de cette affaire. Mais si Halgerd te persuade de faire une autre sottise, ce sera ta mort».

Halgerd envoya un homme à Bergthorshval pour dire le meurtre. Et elle en envoya un autre au ting pour le dire à Gunnar. Bergthora dit qu'elle n'aurait garde de dire des injures à Halgerd; que ce n'était pas là la vengeance qu'il fallait à une si grosse affaire.

Quand le messager arriva au ting, et dit le meurtre à Gunnar, Gunnar dit: «Voilà de mauvaises paroles; et jamais il n'est venu de nouvelle à mes oreilles qui me semblât plus fâcheuse. Mais il nous faut aller trouver Njal sur le champ; j'espère qu'il le prendra bien, quoique ce soit un grand coup pour lui».

Ils allèrent trouver Njal et lui firent dire de venir leur parler. Il vint de suite trouver Gunnar. Ils parlèrent ensemble, et il n'y avait d'abord nul homme présent que Kolskegg. «J'ai à te dire une dure nouvelle, dit Gunnar, le meurtre de Thord le fils de l'affranchi. Je viens t'offrir de prononcer toi-même la sentence». Njal se tut quelque temps, après quoi il dit: «Voilà une offre bien faite, et il faut que je l'accepte. Cependant il est à prévoir que j'en aurai des reproches de ma femme et de mes fils, car cela leur déplaira fort. Mais j'en courrai le risque, car je sais que j'ai affaire à un brave homme, et je ne veux pas qu'il vienne de mon côté le moindre accroc à notre amitié».--«Veux-tu qu'un de tes fils soit présent?» dit Gunnar.--«Non, dit Njal; ils ne rompront pas la paix que je ferai; mais s'ils étaient présents, ils n'y voudraient pas consentir».--«Qu'il en soit donc ainsi, dit Gunnar, prononce-toi seul». Ils se prirent par la main, et firent leur paix, vite et bien. Alors Njal dit: «Voici ma sentence; deux cents d'argent; tu trouveras que c'est beaucoup».--«Je ne trouve pas que ce soit trop» dit Gunnar, et il retourna dans sa hutte.

Les fils de Njal rentrèrent; et Skarphjedin demanda d'où venait tout ce bon argent que son père avait dans les mains. Njal dit: «Je vous annonce le meurtre de Thord votre père nourricier. Moi et Gunnar nous venons d'arranger l'affaire, et il a payé pour lui deux fois le prix d'un homme».--«Qui l'a tué?» dit Skarphjedin.--«Sigmund et Skjöld, et Thrain était là tout près» dit Njal. «Il leur fallait donc bien du monde» dit Skarphjedin; et il chanta:

«Il n'était pas besoin, ce me semble, pour faire si peu de chose, de tant de guerriers, aux coursiers pleins d'ardeur. Quand lèverons-nous le bras? Quand brandirons-nous nos épées? Voici que de vaillants hommes ont rougi de sang leurs armes. Resterons-nous longtemps tranquilles?»

«Nous n'en sommes pas loin, dit Njal, et alors on ne te retiendra pas; mais je tiens beaucoup à ce que vous ne rompiez pas cette paix».--«Nous la garderons donc, dit Skarphjedin; mais s'il survient quoi que ce soit entre nous, nous nous rappellerons notre vieille haine».--«Et je ne vous prierai pour personne» dit Njal.

Voici que les hommes rentrent chez eux, venant du ting. Quand Gunnar arriva chez lui, il dit à Sigmund: «Tu es plus que je ne croyais un homme de malheur et tu emploies mal tes bonnes qualités. J'ai fait pourtant ta paix avec Njal et ses fils; fais en sorte maintenant qu'il ne t'entre pas une autre mouche dans la bouche. Nous ne nous ressemblons guère, toi et moi. Tu aimes à railler et à dire du mal, et ce n'est pas mon humeur. Si tu t'entends si bien avec Halgerd, c'est que vous avez même humeur tous les deux». Et Gunnar parla encore longtemps, lui faisant de grands reproches. Sigmund lui fit une bonne réponse, et dit qu'il suivrait mieux ses conseils à l'avenir qu'il ne l'avait fait jusque-là. Gunnar dit qu'il s'en trouverait bien.

Il se passa quelque temps. Ils s'entendaient toujours bien, Gunnar et Njal et les fils de Njal, mais le reste de leur monde se voyait peu.

Il arriva que des mendiantes vinrent de Bergthorshval à Hlidarenda. C'étaient des bavardes, et de mauvaises langues. Halgerd était assise dans la chambre des femmes; c'était sa coutume. Il y avait là Thorgerd sa fille et Thrain. Il y avait aussi Sigmund, et une quantité de femmes. Gunnar n'était pas là, ni Kolskegg.

Ces mendiantes entrèrent dans la chambre des femmes. Halgerd les salua et fit faire place pour elles. Elle leur demanda les nouvelles. Elles dirent qu'elles n'en savaient pas. Halgerd demanda où elles avaient passé la nuit. Elles dirent que c'était à Bergthorshval. «Que faisait Njal? dit Halgerd.--«Il avait de la peine à se tenir tranquille» dirent-elles.--«Que faisaient les fils de Njal? dit Halgerd. Ceux-là ont l'air d'être des hommes».--«Ils sont grands à voir, dirent-elles; mais ils ne se sont pas montrés encore. Skarphjedin aiguisait une hache, Grim emmanchait un épieu, Helgi mettait une poignée à une épée, Höskuld attachait une courroie à un bouclier».--«Il faut qu'ils aient quelque haut fait en tête» dit Halgerd.--«C'est ce que nous ne savons pas» dirent-elles.--«Que faisaient les gens de Njal?» dit Halgerd. Elles répondirent: «Nous ne savons pas ce que faisaient les autres; mais il y en avait un qui charriait du fumier dans les champs».--«Pourquoi faire?» dit Halgerd. Elles répondirent: «Il disait que la récolte serait meilleure là qu'autre part».--«Njal est un sot, dit Halgerd, quoiqu'il ait des avis pour tout le monde ».--«Pourquoi cela?» dirent-elles.--«Je ne dis que la vérité, dit Halgerd; que ne fait-il mettre du fumier sur sa barbe, pour être comme les autres hommes? Nous l'appellerons le drôle sans barbe, et ses fils les barbons couverts de fumier. Chante-nous une chanson là-dessus, Sigmund. Puisque tu es un skald, que cela nous serve à quelque chose».--«Je suis tout prêt» dit-il, et il chanta:

«Pourquoi laisser ces barbons couverts de fumier, qui n'ont ni cœur ni vaillance, clouer les poignées de leurs boucliers? O femme resplendissante, ils ne pourront pas, ces misérables, éviter mes paroles de mépris.»

«Le vieux apprendra nos paroles de moquerie. On lui redira bientôt, au drôle sans barbe, ce que nous avons dit de lui. Je choisis pour eux mes meilleures injures. Il n'y en a pas qui soient dignes de ces barbons couverts de fumier.»

«Voici que j'ai trouvé un nom qui leur convient. (Je romps à regret la paix jurée), je l'ai nommé, le drôle. Disons-le tout d'une voix, pour que les gens s'en souviennent. Appelons-le le drôle sans barbe».

«Tu es un trésor, dit Halgerd, de m'obéir comme tu le fais».

À ce moment Gunnar entra. Il s'était trouvé dehors, devant la chambre des femmes, et il avait entendu toutes leurs paroles. Ils eurent grand'peur quand ils le virent entrer. Ils se turent tous, mais avant il y avait eu de grands éclats de rire. Gunnar était fort en colère, et il dit à Sigmund: «Tu es un insensé et un homme de malheur. Tu insultes les fils de Njal, et Njal lui-même, ce qui est pis, et cela, après ce que tu as fait déjà; ce sera ta perte. Mais si quelque homme redit ces paroles que tu as dites, il sera chassé, et ma colère retombera sur lui». Et il leur faisait si grand'peur à tous que nul n'osa redire ces paroles. Après cela il s'en alla.

Les mendiantes se dirent entre elles qu'elles auraient une récompense de Bergthora, si elles lui disaient ceci. Elles y allèrent donc, et, sans qu'elle eût fait de questions, elles lui racontèrent en secret la chose.

Quand les hommes furent assis à table, Bergthora dit: «On vous a fait des présents à tous, au père et aux fils; et si vous n'êtes pas des hommes de rien, vous les revaudrez à ceux qui les ont faits».--«Quelle sorte de présents?» dit Skarphjedin.--«Vous, mes fils vous n'avez qu'un présent pour vous tous: on vous a appelé des barbons couverts de fumier; mais mon mari, on l'a appelé le drôle sans barbe».--«Nous n'avons pas des cœurs de femmes, dit Skarphjedin, pour nous fâcher de tout».--«Gunnar s'est pourtant fâché pour vous, dit-elle, et il passe pour avoir un bon naturel; si vous ne tirez pas vengeance de ceci, vous ne vengerez jamais aucune honte».--«La vieille, notre mère, pense qu'il faut nous exciter» dit Skarphjedin, et il ricanait. Mais la sueur lui sortait du front, et il lui venait des taches rouges aux joues; ce qui n'était pas sa coutume. Grim se taisait et se mordait les lèvres, Helgi ne disait mot. Höskuld sortit avec Bergthora. Elle rentra bientôt, et elle était toute écumante. Njal dit: «Qui se met tard en route arrive pourtant, ma femme. Il en va ainsi dans bien des affaires, quelque désagrément qu'elles donnent; il y a toujours deux côtés à la question, même quand on tient sa vengeance».

Le soir, quand Njal se fut mis au lit, il entendit une hache qui frappait la muraille, et qui rendait un grand son. Il y avait un autre lit fermé, où les boucliers étaient pendus; il regarde et voit qu'on les a ôtés. Il dit: «Qui a ôté de là nos boucliers?»--«Tes fils sont sortis, et les ont pris avec eux» dit Bergthora. Njal mit vivement ses souliers à ses pieds, et sortit. Il s'en alla derrière la maison et vit qu'ils montaient la colline. Il dit: «Où allez-vous ainsi?» Et Skarphjedin chanta:

«Toi qui possèdes de vastes terres, et de grandes richesses, tu as des moutons que nous allons poursuivre, d'une course folle. Ils n'ont pas plus de sens que les moutons qui paissent l'herbe, ceux qui ont forgé contre nous des chansons de moquerie; c'est ceux-là que je vais combattre».

«Alors vous n'avez pas besoin d'armes, dit Njal; il faut que vous ayez autre chose en tête».--«Nous allons prendre du saumon, père, dit Skarphjedin, si nous ne trouvons pas les moutons».--«Je souhaite donc, s'il en est ainsi, que la proie ne vous échappe pas» dit Njal. Ils continuèrent leur route et Njal retourna dans son lit. Il dit à Bergthora: «Tes fils sont partis, tous armés, et il faut que tu les aies poussés à quelque chose».--«Je leur dirai grand merci, s'ils me disent au retour la mort de Sigmund» répondit Bergthora.

Nous dirons donc des fils de Njal qu'ils s'en allèrent dans le Fljotshlid et pendant la nuit ils longèrent la montagne, et ils étaient près de Hlidarenda, quand le matin vint.

Ce même matin Sigmund et Skjöld s'étaient levés de bonne heure pour aller chercher des chevaux aux pâturages. Ils avaient pris des mors avec eux; ils montèrent sur des chevaux qui étaient dans l'enclos, et s'en allèrent. Ils cherchèrent leurs bêtes le long de la montagne, et les trouvèrent entre deux ruisseaux, et ils les chassèrent vers la hauteur. Skarphjedin vit Sigmund; car il avait des habits de couleur voyante. Skarphjedin dit: «Voyez-vous cet elfe rouge, mes enfants?» Ils regardèrent et dirent qu'ils le voyaient. Alors Skarphjedin dit: «Tu n'as rien à faire à ceci, Höskuld; car on t'enverra plus d'une fois tout seul au loin sans défense. Je prends pour moi Sigmund, et je crois que c'est agir en homme. Grim et Helgi combattront contre Skjöld». Höskuld s'assit à terre. Et les autres marchèrent en avant, jusqu'au lieu où étaient Sigmund et Skjöld.

Skarphjedin dit à Sigmund: «Prends tes armes et défends-toi: tu en as plus besoin à cette heure que de nous chansonner, moi et mes frères». Sigmund prit ses armes, et pendant ce temps Skarphjedin attendait. Skjöld se tourna contre Grim et Helgi et ils se jetèrent les uns sur les autres dans un furieux combat. Sigmund avait mis son casque sur sa tête, et son bouclier à son côté; il s'était ceint de son épée, et il avait un javelot à la main. Il vint à Skarphjedin et pointa son javelot sur lui, et le javelot entre dans le bouclier. Skarphjedin brise d'un coup de hache le manche du javelot, puis il lève sa hache une seconde fois pour frapper Sigmund, et la hache entre dans le bouclier de Sigmund et le fend en deux, près de la poignée. Sigmund tira son épée de la main droite et porta un coup à Skarphjedin, et l'épée entra dans le bouclier et y resta prise. Skarphjedin fit tourner le bouclier si vite, que Sigmund lâcha l'épée. Alors Skarphjedin leva sur Sigmund sa hache Rimmugygi. Sigmund était couvert d'une cuirasse. La hache le toucha à l'épaule et lui fendit l'omoplate. Skarphjedin retira à lui la hache; Sigmund tomba sur les deux genoux, mais il se releva aussitôt. «Voilà que tu t'es mis à genoux devant moi, dit Skarphjedin; mais tu tomberas dans le sein de ta mère, avant de nous séparer».--«C'est grand malheur» dit Sigmund. Skarphjedin le frappa encore une fois sur son casque, et après cela il lui donna le coup de la mort.

Grim avait frappé Skjöld à la jambe, il lui coupa le pied à la cheville. Helgi lui passa son épée au travers du corps; et il mourut sur le champ.

Skarphjedin fit venir le berger d'Halgerd. Il avait coupé la tête de Sigmund. Il mit la tête dans les mains du berger et chanta: «Va saluer de ma part Halgerd, et porte lui cette tête, qui fut celle d'un homme aux actions éclatantes. Sans doute elle va la reconnaître, et s'assurer si c'est bien celle qui a proféré tant de paroles de mépris».

Le berger jeta la tête à terre dès qu'ils se furent éloignés; car il n'avait pas osé tant qu'ils étaient là.

Les frères continuèrent leur route; ils trouvèrent des hommes plus bas, au bord du Markarfljot, et leur dirent la nouvelle; Skarphjedin déclara qu'il était l'auteur du meurtre de Sigmund, et Grim et Helgi déclarèrent qu'ils étaient les auteurs du meurtre de Skjöld. Après cela ils rentrèrent à la maison et dirent la nouvelle à Njal. Njal dit: «Grand bien vous fasse. Il ne s'agit plus d'amende à payer, au point où nous en sommes maintenant».

Il faut parler à présent du berger. Quand il revint à Hlidarenda, il dit à Halgerd la nouvelle: «et Skarphjedin m'a mis dans la main la tête de Sigmund et m'a dit de te l'apporter; mais je n'ai pas osé le faire, dit-il, car je ne savais pas si cela te plairait.»--«C'est dommage que tu ne l'aies pas fait, dit-elle; j'aurais porté la tête à Gunnar et il n'aurait plus alors qu'à venger son parent, ou bien à être un objet de moquerie pour tout le monde.»

Après cela elle alla trouver Gunnar et lui dit: «Je t'annonce la mort de ton parent Sigmund, c'est Skarphjedin qui l'a tué, et il voulait me faire apporter sa tête.»--«Il fallait s'y attendre, dit Gunnar; les mauvais conseils portent de mauvais fruits, et vous passiez votre temps à vous exciter l'un contre l'autre, toi et Skarphjedin.» Alors Gunnar s'en alla. Il ne porta point plainte pour le meurtre, et il ne s'en occupait en aucune façon. Halgerd le lui rappelait souvent, et elle disait que Sigmund était resté sans vengeance. Gunnar n'y prenait pas garde. Il se passa ainsi trois tings. Et les gens s'attendaient toujours à le voir engager l'affaire.

Il arriva alors que Gunnar eut sur les bras une affaire difficile, et il ne savait comment la prendre. Il monta à cheval, et alla trouver Njal. Njal reçut bien Gunnar. Gunnar lui dit: «Je suis venu chercher un bon conseil auprès de toi dans une affaire difficile.»--«Tu pouvais y compter» dit Njal, et il lui donna son conseil. Alors Gunnar se leva et le remercia. Njal prit la main de Gunnar et dit: «Voilà trop longtemps que ton parent Sigmund attend le prix de son sang.»--«Il était payé à l'avance, dit Gunnar, mais je ne veux pas repousser l'honneur que tu me fais.» Gunnar n'avait jamais eu une mauvaise parole pour les fils de Njal. Njal dit à Gunnar de prononcer lui-même dans l'affaire, et il ne voulut entendre à rien d'autre. Gunnar prononça que Njal aurait à payer deux cents d'argent, mais qu'il ne payerait rien pour Skjöld. Et la somme entière fut comptée sur le champ.

Au Ting de Tingskala, quand tous les hommes furent rassemblés, Gunnar déclara que l'affaire était arrangée. Il conta comme quoi Njal et ses fils avaient toujours bien agi avec lui, et il redit les mauvaises paroles qui avaient amené la mort de Sigmund. «Et que nul ne les répète à présent, dit-il, car celui qui les dira, on ne paiera point d'amende pour sa mort». Et ils déclarèrent tous deux, Njal et Gunnar, qu'ils n'auraient jamais entre eux de différend qu'il ne leur fût possible d'arranger eux-mêmes. Et ils firent comme ils avaient dit, et furent toujours amis.

Il y avait un homme nommé Gissur le blanc. Il était fils de Teit, fils de Ketilbjörn le vieux, de Mosfell. La mère de Gissur s'appelait Alof. Elle était fille de Bödvar le seigneur, fils de Kari le pirate. Isleif l'évêque fut fils de Gissur. La mère de Teit s'appelait Helga et était fille de Thord le barbu, fils de Hrap, fils de Björn Buna, fils de Grim, seigneur de Sogn. Gissur le blanc habitait à Mosfell et c'était un grand chef.

Voici un autre homme dont la saga parle à présent. Il se nommait Geir, fils d'Asgeir, fils d'Ulf. On l'appelait Geir le godi. Sa mère se nommait Thorkatla et était fille de Ketilbjbörn le vieux, de Mosfell. Geir habitait à Hlid dans le Biskupstunga. Ils se tenaient toujours tous deux, Geir et Gissur, dans toutes les affaires.

En ce temps là Mörd fils de Valgard habitait à Hofi dans la plaine de la Ranga. Il était rusé et malfaisant. Valgard son père était à l'étranger, et sa mère était morte. Il portait beaucoup d'envie à Gunnar de Hlidarenda. Il était bien pourvu de richesses, mais il avait peu d'amis.

Il y avait un homme nommé Otkel. Il était fils de Skarf, fils d'Halkel. Ce Halkel est celui qui combattit contre Grim de Grimsnæs, et le tua en combat singulier. Halkel et Ketilbjörn le vieux étaient frères. Otkel demeurait à Kirkjubæ. Sa femme s'appelait Thorgerd. Elle était fille de Mas, fils de Bröndolf, fils de Naddad, des îles Feröe. Otkel était riche en biens. Son fils s'appelait Thorgeir. Il était jeune d'âge, et déjà un vaillant homme.

Il y avait un homme nommé Skamkel. Il habitait un domaine nommé aussi Hofi. Il avait de grands biens. C'était un homme malfaisant et menteur, querelleur, et à qui il n'était pas bon d'avoir affaire. C'était un grand ami d'Otkel. Le frère d'Otkel s'appelait Halkel. C'était un homme grand et fort; il demeurait avec Otkel. Ils avaient un frère nommé Halbjörn le blanc. Il amena en Islande un esclave qui s'appelait Melkolf. Melkolf était un Irlandais, et un méchant homme. Halbjörn vint demeurer chez Otkel, et aussi son esclave Melkolf. L'esclave disait sans cesse qu'il serait heureux s'il était à Otkel. Otkel était bien avec lui; il lui donna un couteau et une ceinture, et un habillement complet, et l'esclave faisait tout ce qu'Otkel voulait. Otkel demanda à acheter l'esclave à son frère. Halbjörn dit qu'il le lui donnait. «Mais tu fais là, dit-il, un plus mauvais marché que tu ne crois». Et sitôt qu'Otkel eut l'esclave, celui-ci fit toutes choses de mal en pis. Otkel parlait souvent de cela avec Halbjörn, son frère, disant qu'il lui semblait que l'esclave faisait peu de bonne besogne. Mais son frère répondait qu'il y aurait pis encore.

Dans ces temps-là, il vint une grande disette. Les gens manquèrent à la fois de foin et de vivres, et c'était ainsi dans tous les cantons de l'Islande. Gunnar vint en aide à beaucoup de gens en leur donnant du foin et des vivres; et tous ceux qui venaient chez lui en eurent tant qu'il en eut, si bien qu'il vint à manquer aussi de foin et de vivres. Alors Gunnar fit demander à Kolskegg de venir avec lui, et aussi au fils de Sigfus, et à Lambi, fils de Sigurd. Ils allèrent à Kirkjubæ et appelèrent Otkel au dehors. Il les salua. Gunnar dit: «Les choses en sont au point que je suis venu t'acheter du foin et des vivres si tu en as». Otkel répondit: «J'ai l'un et l'autre, mais je ne te vendrai ni l'un ni l'autre».--«Veux-tu m'en donner alors, dit Gunnar, et courir la chance que je puisse te revaloir cela?»--«Je ne veux pas», dit Otkel. Skamkel était là, qui lui donnait de mauvais conseils. Thrain, fils de Sigfus, dit: «Vous méritez que nous prenions de force le foin et les vivres, en laissant le prix à la place».--«Les gens de Mosfell seront tous morts, dit Skamkel, quand vous autres fils de Sigfus ferez de pareilles pilleries».--«Nous ne pillerons jamais personne», dit Gunnar.--«Veux-tu m'acheter un esclave?» dit Otkel.--«Je ne refuse pas», dit Gunnar. Après cela Gunnar acheta l'esclave, et s'en alla.

Njal apprit cela et dit: «C'est mal fait de refuser de vendre à Gunnar. Il n'y a rien de bon à attendre pour les autres là où des hommes comme lui n'ont pas ce qu'ils demandent». Bergthora sa femme lui dit: «Que parles-tu tant? Ce serait plus agir en homme de lui donner du foin et des vivres, car tu ne manques ni de l'un ni de l'autre». Njal répondit: «Cela est clair comme le jour, et je ne manquerai pas de l'aider en quelque chose».

Il s'en alla à Thorolfsfell avec ses fils, et là ils chargèrent du foin sur quinze chevaux, et sur cinq chevaux ils chargèrent des vivres. Njal vint à Hlidarenda et appela Gunnar au dehors. Gunnar lui fit très bon accueil. Njal dit: «Voici du foin et des vivres que je te donne. Et je veux que tu ne demandes jamais à d'autres qu'à moi, quand tu manqueras de quelque chose».--«Tes dons sont les bienvenus, dit Gunnar, mais ton amitié, et celle de tes fils, vaut encore mieux pour moi». Après cela Njal retourna chez lui. Et le printemps se passe.

Gunnar alla au ting cet été-là. Et beaucoup d'hommes de l'est, venant de Sida, reçurent l'hospitalité chez lui. Gunnar les pria d'être encore ses hôtes quand ils reviendraient du ting. Ils dirent qu'ils voulaient bien, et on partit pour le ting. Njal était au ting et ses fils aussi. Le ting se passa tranquillement.

Il faut maintenant revenir à Halgerd. Elle alla trouver Melkolf l'esclave: «J'ai pensé à une commission pour toi, lui dit-elle. Tu vas aller à Kirkjubæ.»--«Et qu'ai-je à faire là?» dit-il.--«Tu y voleras des vivres, de quoi charger deux chevaux; tu ne manqueras pas de prendre du beurre et du fromage, après quoi tu mettras le feu à la cabane aux provisions: et chacun croira que cela est arrivé par négligence; mais personne ne pensera qu'on est venu voler.»--L'esclave dit: «J'ai été un méchant homme; mais je n'ai jamais été voleur.»--«Voyez le comble de l'impudence, dit Halgerd; tu fais le bon homme, mais tu as été à la fois voleur et assassin; et tu n'as pas autre chose à faire qu'à y aller, ou bien je te ferai tuer.» Il savait bien qu'elle ferait comme elle disait, s'il n'y allait pas; il prit donc de nuit deux chevaux, leur mit des bâts, et partit pour Kirkjubæ. Le chien n'aboya pas en le voyant, car il le reconnut, mais il courut à sa rencontre et lui fit bon accueil. Alors Melkolf alla vers la cabane et l'ouvrit, et chargea des vivres sur ses deux chevaux, après quoi il brûla la cabane et tua le chien.

Il revient, remontant la Ranga. Et voilà que la courroie de son soulier se rompt, il prend son couteau et la remet en état, et il laisse derrière lui son couteau et sa ceinture. Il continue sa route, et arrive à Hlidarenda. Alors il s'aperçoit qu'il n'a plus son couteau et il n'ose pas retourner en arrière. Il apporte les vivres à Halgerd. Et Halgerd se montre contente de son exploit.

Le matin, quand les hommes sortirent à Kirkjubæ, ils virent un grand dommage. On envoya un homme au ting pour le dire à Otkel; car Otkel était au ting. Il prit bien le dommage et dit que cela était arrivé parce que le four était contre la cabane aux provisions: et tous croyaient aussi que c'était cela.

Et voici que les hommes quittèrent le ting et rentrèrent chez eux, et il en vint beaucoup à Hlidarenda. Halgerd apportait les vivres sur la table, et il arriva du beurre et du fromage. Gunnar savait qu'il n'y avait chez lui rien de semblable, et il demanda à Halgerd d'où cela venait. «L'endroit d'où cela vient est tel que tu peux t'en régaler, dit Halgerd; au reste ce n'est pas aux hommes à s'occuper des provisions.» Gunnar entre en colère et dit: «Voilà qui va mal si je suis à présent un receleur de vols,» et il lui donna un soufflet sur la joue. Elle dit qu'elle lui ferait payer ce soufflet, si elle pouvait. Alors elle s'en alla, et lui avec elle; on emporta tout ce qu'il y avait sur la table et on apporta de la viande. Et tous pensèrent qu'on l'avait apportée parce qu'on se l'était procurée de meilleure façon.

Et maintenant les gens du ting retournent chez eux.

Il faut maintenant parler de Skamkel. Il chevauche le long de la Ranga, cherchant ses moutons; voici qu'il voit briller quelque chose sur le chemin. Il saute à terre et le ramasse: c'était le couteau et la ceinture. Il lui semble qu'il connaît l'un et l'autre, et il vient à Kirkjubæ. Otkel est là, qui se tient dehors et qui lui fait bon accueil. Skamkel lui dit: «Connais-tu ces précieux objets?»--«Certainement je les connais», dit Otkel.--«À qui sont-ils?» dit Skamkel.--«À Melkolf l'esclave» dit Otkel.--«Il faut que d'autres que nous deux les reconnaissent» dit Skamkel, car tu peux compter que je vais t'aider en ceci.» Ils montrèrent les choses à plusieurs, et tous les reconnurent. Alors Skamkel dit: «Qu'allons-nous faire à présent?» Otkel répondit: «Il faut que nous allions trouver Mörd, fils de Valgard; nous lui montrerons les choses et nous saurons ce qu'il nous conseille de faire.»

Après cela ils partirent pour Hofi et montrèrent à Mörd les choses, et lui demandèrent s'il les reconnaissait. «Oui, dit-il, qu'est-ce que cela fait? Prétendez-vous avoir quoi que ce soit à démêler avec Hlidarenda?»--«Il est dangereux, dit Skamkel, d'avoir des affaires avec des hommes aussi puissants».--«Cela est certain, dit Mörd, et pourtant je sais des choses sur la vie et sur la maison de Gunnar, que nul de vous ne sait».--«Nous te donnerons de l'argent, dirent-ils, pour que tu conduises cette affaire». Mörd répondit: «Je paierai bien cher cet argent-là; il se peut cependant que je risque l'aventure». Après cela ils lui donnèrent trois marks d'argent, pour qu'il leur prêtât ses conseils et son aide. Il leur conseilla donc d'envoyer des femmes avec de menues marchandises qu'elles offriraient aux femmes dans chaque maison, pour voir ce qu'on leur donnerait en échange: «Car chacun est ainsi fait, dit Mörd, qu'on se débarrasse d'abord du bien volé quand on en a en sa possession. Et il en sera de même ici si c'est une main d'homme qui a mis le feu. Elles me montreront alors ce qu'on aura donné à chacune d'elles dans chaque maison. Et je veux qu'on me laisse tranquille sur cette affaire, dès que la lumière sera faite sur le vol». Ils le promirent. Après cela ils retournèrent chez eux.

Mörd envoya des femmes dans tous les cantons, et elles furent en route un demi-mois. Elles revinrent, et elles avaient toutes sortes de choses. Mörd demanda où on leur avait donné le plus. Elles dirent que c'était à Hlidarenda qu'on leur avait donné le plus, et que Halgerd avait fait grandement les choses. Il demanda ce qu'elle leur avait donné. «Du fromage», dirent-elles. Il demanda à le voir. Elles le lui montrèrent, et il y en avait beaucoup de morceaux. Il les prit, et les garda avec soin.

Quelque temps après, Mörd alla trouver Otkel. Il le pria d'aller chercher le moule à fromages de Thorgerd; et ainsi fut fait. Il mit les morceaux au fond du moule, et ils s'y ajustaient exactement. Ils virent donc qu'on avait donné aux femmes un fromage tout entier. Alors Mörd dit: «Vous voyez à présent que c'est Halgerd qui a volé le fromage». Et ils furent tous du même avis. Mörd dit encore qu'il ne voulait plus entendre parler de cette affaire. Ils se séparèrent là-dessus.

Kolskegg vint trouver Gunnar et lui dit: «C'est fâcheux à dire; il court un bruit qu'Halgerd aurait volé, et fait ce grand dommage à Kirkjubæ». Gunnar dit qu'il croyait qu'il en était ainsi. «Mais que veux-tu que je fasse?» Kolskegg répondit: «Je suppose qu'on pense que c'est à toi, comme au plus proche, à payer pour les méfaits de ta femme; et mon avis est que tu ailles trouver Otkel et que tu lui offres une bonne amende».--«C'est bien parlé, dit Gunnar, et ainsi je ferai».

Quelque temps après, Gunnar envoya chercher Thrain, fils de Sigfus, et Lambi, fils de Sigurd, et ils vinrent aussitôt. Gunnar leur dit où il voulait aller, et ils le trouvèrent bon. Gunnar monta à cheval avec douze hommes. Il vint à Kirkjubæ et appela Otkel au dehors. Skamkel était là; il dit: «Je vais aller dehors avec toi; car il s'agit maintenant d'être plus avisé qu'eux; et je veux être à ton côté quand tu seras dans l'embarras, comme en ce moment. Mon avis est que tu fasses le fier».

Après cela, ils sortirent dehors, Otkel et Skamkel, Halkel et Halbjörn. Ils saluèrent Gunnar. Il répondit courtoisement. Otkel demande où il veut aller. «Pas plus loin qu'ici, dit Gunnar, et je suis venu pour te dire, au sujet de ce grand dommage et de tout ce dégât qui a été fait ici, que c'est ma femme qui l'a fait, et cet esclave que j'ai acheté de toi».--«Il fallait s'y attendre», dit Halbjörn. Gunnar dit: «Je viens te faire des offres honorables; je t'offre donc que les meilleurs hommes du canton prononcent sur notre cas». Skamkel dit: «L'offre est honorable, mais la partie n'est pas égale: les hommes libres du pays sont tes amis, et ils ne sont pas les amis d'Otkel».--«J'offrirai donc, dit Gunnar, de prononcer moi-même et d'en finir sur le champ. Je t'engagerai mon amitié et je compterai tout l'argent dès à présent, et l'amende que je t'offre c'est une double amende». Skamkel dit: «Tu n'accepteras pas cela; il est insensé de le laisser prononcer lui-même, quand c'est à toi de le faire». Otkel dit: «Je ne veux pas te laisser prononcer, Gunnar». Gunnar dit: «Je vois bien les conseils qu'on te donne, et ceux qui les donnent s'en repentiront; mais prononce donc toi-même». Otkel se pencha vers Skamkel et dit: «Que répondrai-je maintenant?» Skamkel dit: «Tu diras que l'offre est honorable, mais que tu veux porter la cause devant Gissur le blanc et Geir le Godi. Les gens diront que tu fais comme Halkel, ton grand-père, qui fut un très vaillant homme». Otkel dit: «Ton offre est honorable, Gunnar; je veux cependant que tu me laisses du temps pour aller trouver Gissur le blanc et Geir le Godi». Gunnar dit: «Fais ce que bon te semble. Mais il y a des gens qui diront que tu prends peu de soin de ton honneur, en refusant les offres que je te fais». Et Gunnar retourne chez lui.

Quand Gunnar fut parti, Halbjörn dit: «Je vois ici combien les hommes sont peu semblables les uns aux autres: Gunnar ne t'a fait offre si honorable que tu aies voulu accepter. Que prétends-tu donc, d'entrer en démêlés avec Gunnar, lui qui n'a point son égal? Tu sais pourtant qu'il est tel qu'il s'en tiendra à son offre, quand même tu ne l'accepterais que plus tard. Mon avis est que tu partes de suite pour aller trouver Gissur le blanc et Geir le godi». Otkel fit amener son cheval et se prépara à partir.

Otkel n'y voyait pas très clair. Skamkel l'accompagna sur le chemin. Il lui dit: «Je m'étonne que ton frère n'ait pas voulu t'ôter cette peine. Je t'offre d'y aller à ta place, car je sais que les voyages sont une grosse affaire pour toi».--«Je veux bien, dit Otkel, mais ne dis que la vérité».--«C'est ce que je ferai», dit Skamkel. Skamkel prit donc le cheval et le manteau d'Otkel, et Otkel rentra chez lui. Halbjörn était dehors; il dit à Otkel: «Il est mauvais d'avoir pour ami de cœur un esclave. Et nous regretterons longtemps que tu aies rebroussé chemin. C'est une invention insensée d'envoyer le plus menteur de tous les hommes à une mission comme celle-ci dont on peut dire que dépend la vie de bien des gens».--«Quelle peur tu aurais, dit Otkel, si Gunnar brandissait sa hallebarde, puisque tu es si effrayé dès à présent».--«Je ne sais pas, dit Halbjörn, lequel de nous aura le plus peur; mais tu conviendras d'une chose, c'est que Gunnar ne perd pas de temps à viser, quand sa hallebarde est levée et qu'il est en colère». Otkel dit: «Vous cédez toujours, vous tous, sauf Skamkel». Ils étaient tous deux fort en colère.


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