—Oui… je fis évader le cadavre avant l'exécution, dit en riant le vieux hibou.
—C'est cela!… je viens te demander aujourd'hui de faire la même expérience.
—Sur un condamné?… demanda le vieillard avec inquiétude.
—Ceci ne te regarde pas… Que t'importe sur qui… Je viens te demander de renouveler ce que tu as fait, et je t'offre deux cents louis…
—Deux cents louis… fit le vieux matelot, et les pupilles de ses yeux brillèrent.
—Il y a quelques dangers à courir?… La police va…
—Aucun… interrompit Pierre.
—Ah!… sur qui devrai-je faire… l'expérience?
—Sur moi!
—Hein! fit Rigobert sursautant, étourdi… Sur vous!… quel est votre but?
—Ceci ne te regarde pas… Je te demande, es-tu capable de recommencer ce que tu as fait? veux-tu le faire? et je t'offre deux cents louis…
—Savez-vous, lieutenant, que c'est terrible…
—Je le sais!…
—Savez-vous que ce peut être la mort…
—Je le sais… Mais je sais aussi que tout dépend de toi… et que Simon qui te servira dans l'œuvre te fera sauter la cervelle si tu n'as pas réussi…
Le vieux Rig se contenta de hausser les épaules.
—Mon lieutenant, je ne travaille pas pour rien… Vous m'offrez quatre mille francs… mettez-en cinq… et comme c'est payable par vous, vous êtes bien certain que… je réussirai…
—Cinq mille francs, soit!… tu acceptes?…
—Je suis à vos ordres, maître.
—Tu as encore de ce poison?
—Toujours…. c'est du curare… Vous allez voir.
Et, en disant ces mots, le vieux matelot alla chercher dans la niche où il couchait un pot de terre cuite duquel il retira un morceau d'une matière noire, à cassure brillante, présentant assez bien l'aspect de l'extrait de jus de réglisse noir… qu'il montra à Pierre; celui-ci le prit avec précaution.
—Oh! ce n'est pas dangereux, fit le vieux matelot, vous pourriez en manger.
Pierre se contenta de hocher la tête. Le vieux Rig était heureux de parler de sa science, ce qu'il appelait la médecine secrète.
—Ça, voyez-vous, eh bien c'est absolument introuvable en France, en Europe… J'ai eu ça quand j'étais avec les sauvages. C'est à la suite du pillage d'une tribu… Ceci vient des Indiens de Messaya, une des tribus les plus féroces, un tas de mauvais coquins qui ne vivent qu'au milieu des forêts, et qui ne font guère que ce poison…
—Voilà longtemps que tu as ça?… Ne crains-tu pas qu'il n'ait perdu de sa force?
—C'est inaltérable, ça ne bouge pas… Au reste vous allez voir.
Le vieux sorcier alla chercher une capsule de grès, y mit le morceau qu'il avait montré à Pierre Davenne et versa quelques gouttes d'eau dessus; l'eau forma immédiatement une pâte liquide, le vieux Rig prit dans un bocal une grenouille vivante et lui ayant attaché une patte, il la mit sur la table, lui ouvrit la gueule et versa une goutte du liquide noir.
Pierre Davenne observait attentif…
La grenouille sautait vive, semblant ne rien ressentir… Après quelques minutes, Rig dit:
—Le poison n'a rien fait, vous le voyez… Absorbé ainsi, il est inoffensif; mais regardez maintenant.
Il prit alors un canif; avec la pointe, il fit une légère incision sur le dos du batracien dans laquelle il glissa une goutte du poison.
Puis ils observèrent l'animal.
Dans les premiers moments la grenouille allait et sautait comme avant l'opération, avec la plus grande agilité, puis elle resta tranquille; au bout de cinq minutes les jambes de devant cédèrent, le corps s'aplatit et s'affaissa peu à peu; après cinq minutes la grenouille était morte, c'est-à-dire qu'elle était devenue molle, flasque, et que le vieux Rig, la pinçant de ses ongles, la piquant avec une aiguille, ne déterminait plus chez elle aucune réaction vitale.
—Elle est morte, bien morte, dit le vieux Rig en la prenant par une patte et en la laissant retomber. Eh bien, vous allez voir.
Et tirant d'une trousse un petit scalpel, il ouvrit la grenouille empoisonnée pour découvrir le cœur.
Le sang rougissait à l'air et présentait ses propriétés physiologiques normales et le cœur continuait à battre…
—Le cœur bat! voilà tout le mystère…
—Ainsi tu aurais pu la sauver?…
—Absolument…, dit le vieux matelot, ouvrant la porte et jetant la grenouille en appelant: Radis!…
—Qui appelles-tu?…
—Mon chien, pour qu'il mange la bête.
—Mais tu risques de l'empoisonner.
—Maître, vous oubliez ce que je vous ai démontré…
—C'est vrai—, finissons… Demain soir tu viendras à l'adresse que je vais te donner; demain vers minuit, Simon te recevra et te cachera, tu ne le quitteras que lorsque tout sera fini…
—Je m'entendrai avec lui…
—Oui… Écoute bien, Rigobert: peut-être aurai-je besoin quelquefois de tes services, ils te seront largement payés… Mais garde-toi de la moindre trahison…, ce serait pour toi la mort…
—Maître, ma vie s'est passée à me dire: Quand donc emploiera-t-on mon intelligence? J'étais né pour être le serviteur fidèle et dévoué d'un maître… généreux… Ce maître, ce peut être vous?
Pierre ne fit pas attention au regard plein d'astuce et à la révérence pleine d'humilité du vieux misérable… Il le tenait par ses deux rêves: l'argent et la vie. Il lui demanda:
—Qu'est-ce que cette étrange fille qui nous a reçus…
—Une pauvresse que j'ai recueillie dans mes voyages… Il faut faire le bien quand on peut.
Pierre sourit malgré lui…
—Elle travaille avec moi, elle fait de la divination… elle tire les cartes…
—Quel âge a-t-elle?
—Elle l'ignore elle-même… Elle doit avoir dix-huit ans.
—Et pourquoi… puisque tu veux faire le bien, laisses-tu vivre dans ce milieu horrible une enfant de cet âge?… Ne penses-tu pas qu'elle peut se perdre à chaque instant…
—Se perdre, fit le vieux Rig étourdi, penchant sa tête et riant malicieusement, se perdre! Maître, vous croyez donc que la vertu traîne par le monde derrière nos baraques?
—Quoi, ce visage riant, ces grands yeux?…
—Maître…, quand j'ai rencontré Iza, c'était en allant de Widdin à la Sulina, je traversais un village que les Turcs avaient pillé huit jours avant… Iza, qui depuis quelque temps accompagnait les chefs de ces jolis soldats, lasse des inégalités de traitements qu'on lui faisait subir, se souvint qu'elle était chrétienne et qu'elle ne devait pas vivre avec ses ennemis… Elle se sauva, je la trouvai sur la route, presque morte de faim, craignant toujours de tomber aux mains de ceux qu'elle fuyait… Iza n'était pas née pour être vierge et martyre… Je la considère non comme une domestique, mais comme une ouvrière… je la paye, je la nourris, elle a son gîte indépendant du mien, elle est libre… elle a pour elle le quart de ce qu'elle me rapporte…
Pierre, étonné d'abord et ne pouvant assembler la nature dont on lui parlait avec le visage franc qu'il avait vu, écoutait silencieux… Et tout bas il répéta encore…:
—C'est peut-être…la Femme!…
Puis, se levant tout d'un coup, il ouvrit la porte et siffla… Son matelot vint aussitôt, il dit alors…
—A cette nuit, vieux Rig… entends-toi avec Simon, c'est lui qui te recevra…
Et il se dirigea vers la jeune Iza… pendant que les deux anciens compagnons s'entendaient.
—Ma belle enfant… dites-moi ma bonne aventure…
Iza releva la tête, et toute souriante…
—Voulez-vous les cartes… ou la main?
—La main!…
Et il tendit sa main; la jeune fille la regarda attentivement, la palpa et dit:
—Vous devez être heureux… la ligne de vie est longue… mais traversée par un grand malheur… puis… je ne veux pas dire ça…
—Dites toujours…
—La ligne de vie est brisée… absolument brisée… et la ligne était longue.
—Merci, à votre tour, mon enfant, donnez-moi votre main.
—Vous ne croyez pas, et vous voulez vous moquer de moi! fit tristement la jeune Iza.
—Si, mon enfant, je crois… et je sais!
Iza tendit sa main, une main mignonne, admirable, aux doigts, aux ongles roses, attachée au bras comme une main de duchesse.
Pierre la prit et la pressant… le front plissé, fixant son regard ardent sur les yeux étincelants de la jeune fille, il dit:
—L'avenir est riant pour toi… le malheur est passé… tu seras riche, aimée, adorée, tu seras belle et enviée…
—Oh! maître, dit la jeune fille, fermant les yeux, éblouie et ravie de ce qu'elle entendait… oh! je vous en prie, ne mentez pas… et superstitieuse, croyant malgré elle à la parole de Pierre: parlez, parlez encore…
Davenne, comme halluciné, la regardait toujours, et quand Iza relevait sa paupière, elle ne pouvait supporter son regard et refermait les yeux, pendant qu'elle écoutait…
Il reprit d'un ton étrange:
—Mais si tu veux être heureuse, sois sans foi, sans âme, sans cœur; le jour où tu seras riche, méprise celui qui t'aura connue pauvre… le jour où tu seras aimée, rends la haine pour l'amour… à celui qui te fera l'honneur de te donner son nom… rends la honte… si tu es capable de cela… espère… tu seras riche, bien riche… très riche…
Et laissant la jeune fille, étourdie, chancelante, prête à défaillir devant le tableau évoqué… Pierre sortit de la tanière du vieux Rigobert, suivi par Simon qui se grattait le crâne, en se demandant ce que son maître voulait faire…
Le vieux Rig avait été très réservé: il avait dit à Simon que le soir même, entre onze heures et minuit, il viendrait rue Payenne; que là une terrible chose devait s'accomplir et qu'il ne pourrait quitter la petite maison de la rue Payenne que le lendemain soir.
Certainement, Simon était discret; pourtant, après les événements qui depuis la veille bouleversaient la vie de tout le monde, il aurait bien voulu que son lieutenant lui fît l'honneur d'une demi-confidence. Il marchait à ses côtés, en regardant en dessous; mais Pierre, la tête baissée, le front soucieux, partait sans le voir, sans voir—le monde étrange qui sortait de toutes les échoppes, de toutes les baraques, de toutes les voitures pour les regarder passer.
Arrivés sur la route, Pierre sauta dans la voiture et dit au cocher:
—A Charonne!
—Pardon, mon lieutenant, où dites-vous? exclama le matelot, aussi ébahi que le cocher.
—A Charonne, près du Père-Lachaise, répéta Pierre impatienté…
—Très bien… très bien! dit Simon, et s'adressant au cocher:
—Allons, mon vieux, lève l'ancre… je vais changer ta praline.
Et la voiture partit.
La gaieté de Simon Rivet s'était envolée; vainement il cherchait à raconter à son nouvel ami, le cocher, quelques péripéties de ses voyages, sa mémoire était infidèle, et son imagination se refusait à toute complaisance à cet égard. Il avait regardé son maître blotti dans un angle de la voiture, et la mine de celui-ci l'avait attristé.
C'est que les révélations de la veille restaient présentes à sa mémoire, et, malgré toute sa volonté, le tableau du passé, si calme, si heureux, si riant, revenait ajouter l'amertume des regrets à l'irréparable malheur… L'avenir était maintenant muré, sa pensée n'avait plus d'ailes. Il n'y avait dans son cerveau qu'une idée obstinée, tenace: rompre à tout jamais avec le présent et oublier le passé… Son cœur passait par toutes les douleurs: la jalousie, la honte, la rage et la haine. Simon savait ce qu'était son maître dans les questions d'honneur; il savait que, sous les dehors blonds de sa douceur évangélique, il cachait une nature de fer, une force morale énorme… lorsque son maître lui avait dit la veille:
—Simon, désormais nous entrons en campagne à bord de laVengeance; tout est fini ici, je n'ai plus d'amour, je n'ai plus de pitié.
Il savait que, si son lieutenant l'avait dit, c'était arrêté. Il était de fait séparé de sa femme, car il n'avait plus d'amour, il n'avait plus de regret. Il s'étonnait que cela ne se terminât pas par un coup de pistolet dans la tête de l'un «et un peu de salive sur le front, avec une poussée dans les épaules, de l'autre.» Ça voulait dire: Mettre à la porte. Mais il était certain que ceux qui avaient outragé le lieutenant Pierre Davenne ne perdraient pas pour attendre… Confiant, il obéissait, se répétant son mot:
—Espère! espère!
Lorsque la voiture entra dans Charonne, le matelot se retourna pour prendre les ordres de son maître; Pierre dit seulement:
—Allez au pas.
Et, au grand étonnement de Simon, il regardait de chaque côté, comme s'il cherchait à reconnaître une maison. Le matelot, qui connaissait tous les amis de son maître, était bien certain qu'il n'y en avait aucun dans ces quartiers… Devant une grille sur les barreaux de laquelle pendait un écriteau sur lequel on lisait:Maison de campagne meublée à louer, il fit arrêter la voiture et descendit. Il sonna, on ne répondit pas. Il regarda l'écriteau et lut au-dessous:S'adresser chez M. Savard, place de l'Église. Il s'y rendit à pied, suivi de Simon, qui se demandait si son maître avait bien toute sa raison.
Il trouva M. Savard, qui lui dit qu'il était chargé de louer la maison mille francs pour la saison.
—Mille francs! répéta machinalement Pierre.
—Oh! monsieur, fit Savard, elle vaudrait six mille francs si elle ne se trouvait pas derrière le Père-Lachaise… Si vous voulez la voir…
—C'est inutile, fit Pierre, je la connais.
Simon releva la tête, étonné. Pierre, calme, fouilla dans son portefeuille et en tira mille francs, qu'il donna à l'individu, assez surpris de la rapidité de la location, en lui disant:
—Veuillez me donner un reçu… On peut entrer en jouissance ce soir?
—Tout de suite si vous voulez, monsieur, dit Savard en signant… Je vais vous remettre les clefs.
—Prends-les, Simon.
Le matelot ne répondit pas; sa bouche s'ouvrit, sa «praline» tomba, tant il restait stupéfait… Il prit les clefs, suivit son maître; devant la grille, celui-ci lui dit:
—Visite la maison, afin de la bien connaître, et viens me retrouver au café de la Bourse, sur la place, dans deux heures.
Simon ne trouva pas un mot à répondre. Il tenait encore les clefs dans sa main et était appuyé sur la grille, que la voiture de son maître était déjà loin… Il ouvrit, puis entra cependant, et, suivant la petite avenue de tilleuls qui conduisait à la maison, il pensait:
—Ah çà! potence à l'ail, est-ce que ça souffle là-haut? est-ce qu'il a un grain? Je sais qu'il n'est pas long à prendre son parti des choses… Mais c'est pas parce que madame ne compte plus… qu'il se retourne comme ça… Est-ce que cette gourgandine de là-bas…, cette vivandière turque… lui a tapé le cerveau?… Déjà! et il veut la mettre dans cette maison… Ça irait vite!…
Et le matelot visitait l'appartement.
L'ameublement avait le mauvais goût des appartements meublés au jour le jour avec les meubles bon marché des ventes publiques.
Ce qui fit exclamer le matelot:
—Il ne va pas au moins nous faire demeurer ici… C'est une salle de l'hôtel des ventes!…
Et il ouvrit la fenêtre.
—Ah bien! voilà quelque chose de joli pour aider à la digestion!… La vue du Père-Lachaise!… Tonnerre de bon sens!… on croirait qu'on vient enterrer jusque dans le jardin!… Espère, espère! Si on reste ici… je m'arrangerai à ce qu'on ne soit pas long à nous donner congé… Je l'ai assez vue, cette cabine-là!… J'y ferai pas longtemps escale!… Bonsoir, la compagnie!
Et saluant les tableaux,—quels tableaux!—plaçant son chapeau en arrière à croire que le bord était dans son col… il fouilla dans sa blague, prit sa praline et fermant les portes il dit:
—Je vous ferme, par conscience… parce que ceux qui voudraient venir en seraient suffisamment punis pour ne plus recommencer… Bon sens, c'est moi qui trouve qu'on serait mieux en face… C'est son cerveau qui bourlingue, ça ne durera pas… Espère! espère!
Et ayant fermé la grille, il partit pour rejoindre son maître au rendez-vous qu'il lui avait donné.
Pierre Davenne l'attendait, Simon reprit sa place près du cocher, mais tout soucieux cette fois; c'est que le pauvre matelot avait beau se creuser la tête, il ne pouvait deviner le but où visaient les agissements de son maître. Il se pencha vers Pierre et lui demanda:
—Et maintenant, où allons-nous?
—Boulevard Beaumarchais.
La voiture partit et, sur l'ordre de Davenne, s'arrêta au coin de la rue des Filles-du-Calvaire. Là il envoya son matelot chez le chevalier de Soizé, pour porter à Mlle de Soizé une lettre cachetée qu'il devait lui remettre en mains propres.
Simon, obéissant, hochait la tête, comprenant de moins en moins et grognant:
—Qu'est-ce que c'est encore que celle-là? Espère! espère!
Il remplit la commission scrupuleusement, ce qui au reste fut facile.M. de Soizé, aveugle et impotent, ne quittait pas la chambre, et c'estMlle de Soizé qui vint recevoir le matelot.
En entendant le nom de celui qui lui adressait la lettre, elle manifesta une certaine émotion et dit à Simon:
—Monsieur, je vous prie d'attendre une seconde…
Elle se plaça près de la fenêtre et lut la lettre… Le matelot qui l'observait vit que pendant la lecture ses mains tremblaient, que sa bouche se contractait, puis un sourire triste s'étendit sur son visage, lorsqu'elle revint dire au matelot:
—Dites à M. Davenne que je suis prête… j'y serai… et j'obéirai…
—C'est tout? demanda Simon écarquillant les yeux et ouvrant imprudemment sa large bouche.
—C'est tout… Dites enfin qu'il peut absolument compter sur moi…
—Mam'zelle… et la compagnie, dit-il par habitude, je vous salue bien.
Et étrillant son crâne de ses doigts, mordant sa chique, il grommelait en descendant l'escalier.
—Je navigue dans du cirage… Je n'y vois rien… Si ces gens-là se compromettent, ça ne sera pas à cause de ce qu'ils auront dit… Enfin, il faut affaler tout, c'est le lieutenant qui gouverne… Il sait où il va!… Si ça avait été moi, pas tant d'affaires, on bourlinguait tout,—la femme, la bonne;—en voilà une qu'est obstinée.—On restait avec la petite Jeanne… On me mettait de quart pour recevoir ceux qui viendraient… et vogue la galère!…
Il revint près de Pierre qui, à son grand étonnement, semblait attacher une énorme importance à ce qu'il lui disait:
—Répète-moi mot à mot ce qu'elle t'a dit, lui demanda-t-il pour la troisième fois.
Et Simon, absolument étourdi, répéta:
Elle a dit: «Je suis prête… j'y serai! j'obéirai! Il peut absolument compter sur moi!»
Pierre eut un soupir de satisfaction… et il dit à Simon:
—Hâtons-nous!
—Nous rentrons? demanda Simon.
—Non pas…
—Mais, mon lieutenant… je vous prie de ne pas m'en vouloir…; mais vous oubliez l'heure de la soupe.
—Tu as faim? demanda naïvement Pierre.
—Comment si j'ai faim! exclama le matelot… Mais, mon lieutenant, vous ne vous figurez pas ce que ça creuse de sortir comme ça le matin… Si j'ai faim!
Rien ne peut dépeindre l'expression de Simon, en disant ces mots.
Depuis la veille une force nerveuse soutenait le jeune homme: il n'avait pas dormi et ne se sentait pas fatigué; il n'avait pas mangé et ne ressentait aucun appétit; il n'avait plus conscience du temps, il lui semblait que de longs jours déjà s'étaient écoulés depuis la terrible révélation et que la vengeance était tardive. Il regarda l'heure à sa montre et, haussant les épaules, il dit à son matelot:
—Tu as raison, il faut manger.
Alors il paya son cocher et ils entrèrent dans un cabaret voisin…
Entièrement perdu dans ses pensées, Pierre dit au matelot de commander; celui-ci s'en acquitta en conscience… Mais une stupéfaction nouvelle lui était réservée… Son maître ne mangea pas!… Il voulut le décider à prendre quelque nourriture, mais le maître lui dit sèchement.
—Mange, et tais-toi.
Quoique contrarié, le matelot Simon était trop respectueux envers son lieutenant pour ne pas obéir; il mangea seul… le dîner commandé pour deux.
Le repas terminé, le matelot dit:
—Mon lieutenant, nous rentrons?
—Non! fit Pierre du même ton sec, va chercher une voiture…
—Encore! se dit Simon.
Il revint bientôt avec la voiture. Pierre alluma un cigare et s'étendit sur les coussins.
—Où allons-nous? demanda-t-il.
—Où tu voudras, répondit Davenne…
Le matelot regarda son maître avec inquiétude. Est-ce que la découverte de la veille l'avait rendu fou?… Enfin, faisant un geste d'abnégation, il obéit, et après avoir cherché une minute la promenade qu'il pourrait faire, il dit au cocher:
—Mène-nous sur les quais… ce n'est encore que là où ça ressemble à quelque chose. On voit de l'eau et des canots.
Davenne, toujours sombre, vivant de ses tristes pensées, ne poursuivait qu'un but, il ne voulait pas rentrer de jour chez lui; quoique résolu, il évitait de se trouver en présence de sa femme, il n'était pas certain de se pouvoir contenir devant celle qui l'avait trompé, il craignait que ses caresses et ses sourires hypocrites n'entraînassent chez lui un mouvement de colère, où fou, aveugle et n'écoutant que sa haine, il punirait la faute par un crime.
C'est au reste le propre des natures douces et calmes, de ne pouvoir s'arrêter lorsque la colère les envahit; la douceur fait place à la cruauté…
Après avoir descendu et remonté les quais, après avoir été du bois de Boulogne à la Bastille, la voiture s'arrêta, enfin, place Royale.
Pierre Davenne prit le bras de son matelot et s'appuya sur lui pour regagner sa demeure.
—Eh bon sang!… mon lieutenant… qu'est-ce que vous avez?… Vous ne tenez plus debout… Voilà ce que c'est… vous n'avez pas voulu déjeuner… Espère!… espère… Nous voilà arrivés… je vais vous faire faire… un…
—Tu vas rester avec moi et me donner le bras pour gagner ma chambre…
Cela était dit d'un ton qui ne permettait pas de réplique, et Simon resta ahuri.
Lorsque la servante Annette vint ouvrir la grille et qu'elle vit son maître, que l'insomnie, les tourments et la fatigue avaient pâli, quand elle vit ses yeux caves et qu'il était obligé de s'appuyer pour rentrer sur son matelot… en voyant la figure à l'envers de ce dernier, elle s'exclama…
—Ah! mon Dieu! mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc!
—Ce n'est rien, Annette… Je me sens indisposé…
—Ça vient de vous prendre… là!… demandait-elle, et Simon ouvrait la bouche et répondait…
—C'est incroyable, au bout de la rue, à la min…
Pierre lui pressa le bras à le briser, ce qui fit faire une laide grimace au matelot,—et l'interrompant:
—Non, j'ai été malade toute la nuit, c'est pour cela que je suis sorti ce matin… Mais toute la journée j'ai été ainsi…
Cette fois, Simon crut qu'il s'affalait, tant le mensonge de son maître le stupéfiait.
—Et madame qui est en visite…
—Ah! fit Pierre, elle est sortie ce matin, avant le déjeuner?…
—Oui, monsieur.
—Et comme monsieur ne devait pas rentrer, elle a dit qu'elle en profiterait pour faire quelques visites…
—Elle n'a pas emmené sa fille?…
—Non, monsieur; Mlle Jeanne est dans le jardin.
Le matelot sentit les ongles de son maître qui lui rentraient dans les chairs, mais Simon avait compris et il se tut; en emmenant son maître, il l'entendit dire bas:
—Elle est chez lui… l'infâme… les misérables!
Il monta ainsi à sa chambre; là, il se redressa et n'étonna pas peuSimon en lui disant:
—Aide-moi, je vais me mettre au lit!
—Mais, s'écria le matelot inquiet, c'est donc vrai que vous êtes malade?
Pierre lui dit:
—Je vais me coucher, tu vas veiller là, à quiconque viendra, tu diras que j'ai recommandé de me laisser dormir… tu diras… que je suis très faible.
Simon cette fois fut si stupéfait qu'il ne trouva pas un mot à répondre, et il prit sa faction!
Le bouleversement de Simon était tel qu'il en avait avalé sa… «praline» et il rageait tout bas. Il repassait dans sa mémoire tout ce qui s'était accompli depuis la veille, et, malgré tous ses efforts, il ne pouvait rattacher tout cela ensemble. La catastrophe de la veille s'expliquait; dans un moment de rage, de folie furieuse, en apprenant qu'il était trompé, son lieutenant avait voulu tuer sa femme, c'était fort bien! Disons même que le matelot, à cette heure, regrettait presque d'être si heureusement intervenu. Après cette crise de rage, de fureur, une crise de larmes était survenue… Tout cela allait encore. Il connaissait le caractère de son maître, de son chef, il savait qu'il était de force à arracher de son cœur le sentiment qui faisait sa vie heureuse, de l'heure qu'il avait appris que celle qui en était l'objet en était indigne. Or, son maître n'avait plus d'amour pour Geneviève!… et c'est là que le trouble commençait dans ses idées… Qu'avait été faire le lieutenant Davenne chez le vieux coquin de sauvage?… Il savait mieux que tout autre ce que valait l'ancien écumeur de mer: il fallait avoir besoin de lui pour s'en servir!
Le matelot Rigobert, en vivant longtemps chez les Indiens de Messaya, avait appris la vertu de certaines plantes avec lesquelles il faisait des remèdes étranges… pour guérir des maladies non moins étranges,—guérir n'est peut-être pas le mot juste; aussi Rivet disait-il souvent qu'il n'accepterait pas même un verre d'eau de la main de celui que les saltimbanques appelaient le vieux Rig ou le père sauvage. Quelles relations pouvaient s'être établies entre son maître, l'honneur et l'honnêteté mêmes, et ce vieux gibier de potence? Car son lieutenant avait été jusqu'à lui offrir un domicile chez lui, dans sa maison, et il espérait bien que le sommeil ramènerait son cher maître à des idées plus saines, et qu'il le chargerait à son réveil de recevoir d'une autre façon le vieux Rig. Simon se pencha vers le lit.
Pierre étendu avait les yeux ouverts, le regard fixe; il ne dormait pas.
—Espère! espère! grogna le matelot, et grattant son crâne de ses ongles durs, comme s'il faisait des fouilles dans son cerveau, il pensait: En sortant de chez le vieux loup de mer, le lieutenant s'était dirigé vers la jeune fille et lui avait parlé d'une si singulière façon qu'en lui abandonnant sa main qu'il tenait dans la sienne, la pauvre petite avait failli s'évanouir. Que diable! pouvait bien lui avoir dit son chef?… Partant du cloaque, impatient, fiévreux, il s'était fait conduire à l'entrée de Charonne; là, sans marchander, il avait loué mille francs une lapinière, un trou à taupes, une baraque que lui Simon, qui n'était pas difficile comme logement, n'aurait certainement pas consenti à habiter une année si on lui avait donné la même somme. Dans quel but? Était-ce pour l'offrir à la «sauvagesse?» comme il l'appelait. Assurément la maison de Charonne était plus habitable que la voitureentre-sortdans laquelle elle résidait… Alors, son maître était donc amoureux de la jeune fille; pour que l'amour soit né si vite, c'était logique, le cerveau devait être atteint…
Mais si c'était pour la jeune fille qu'il prenait la maison, dans quel but la faisait-il visiter par son matelot, sans lui demander après la visite ce qu'il en pensait? Simon grattait son crâne, fouillait ses crins… il ne trouvait rien.
De là, il avait été à la Bourse, son lieutenant avait écrit une longue lettre… à une femme, à une femme noble… Qu'était-ce encore que cela? Que signifiaient les mots qu'elle avait répondus et qui semblaient si importants? Pourquoi encore cette feinte maladie, qui l'obligeait à rester chez lui, quand, au contraire, il semblait le matin même désirer n'y jamais revenir?
Et enfin pourquoi, depuis le matin, n'avait-il plus été question des événements de la veille, pourquoi n'y avait-il pas eu commencement d'exécution du plan arrêté la nuit même et qui devait purifier la maison?… Et cependant il n'avait pas oublié, pas pardonné. Simon savait que le seul nom de sa femme le rendait nerveux… il avait encore sur les bras la marque des ongles de son maître.
—Assurément, se disait le matelot, tout le branle-bas du matin n'a aucun rapport avec l'aventure d'hier!…
Toutes ces questions se heurtaient dans le cerveau de Simon et, contrairement au proverbe qui dit: Du choc jaillit la lumière, le matelot ne comprenait rien et il était si bouleversé qu'il avait oublié de renouveler sa «praline,» si bien que ses joues creuses ajoutaient à son air lamentable.
A l'heure du dîner, Mme Davenne rentra. Annette l'ayant informée de l'état dans lequel son mari était revenu, elle jeta son chapeau sur une chaise, commanda d'aller chercher le docteur et, tout inquiète, monta aussitôt. En la voyant, le matelot comprima un mouvement de rage, pour mettre son béret à la main…
—Qu'est-ce que l'on me dit, Simon?… Pierre est malade?…
—Chut! chut! fit celui-ci à mi-voix… pas de bruit, madame; il dort et m'a bien recommandé de ne pas le laisser éveiller…
Et il voulut empêcher Geneviève de rentrer, craignant qu'elle ne trouvât Davenne éveillé; mais, à la voix de sa femme, celui-ci avait fermé les yeux…
Geneviève s'avança, inquiète, marchant sur la pointe des pieds, évitant de faire du bruit; elle le regarda un instant et dit:
—Oh! qu'il est pâle!
Elle mit la main sur son front et lui prit délicatement le poignet…
—Son front brûle… il a la fièvre!… dit-elle, et, après l'avoir contemplé avec amour quelques minutes, au grand étonnement du matelot, elle vint vers lui et lui dit tout bas:
—Je viens d'envoyer chercher un médecin, et je vais le veiller avec vous. Dites-moi, Simon, comment cela est-il arrivé?… Il n'était pas malade hier…
Là, le matelot se trouva embarrassé; moins que tout autre, il était à même de donner des renseignements sur cette maladie-là, cependant il fallait répondre et il dit:
—Je dois vous dire, madame… on ne sait jamais comment ça prend, le mal… ce matin il n'était pas bien… et puis après, ça n'a pas été mieux… Il souffrait ici et là, et là… enfin, ça n'allait pas, et puis nous sommes rentrés… et tous les gens qui ont navigué ont de ça… C'est des fièvres… on les a plus ou moins, mais on les a…
—Et enfin, il ne lui est pas arrivé d'accident?… demanda Geneviève impatientée.
—Des accidents… avec moi!… jamais…
—J'ai dit à Annette de courir chercher le médecin.
—Vous savez, moi, madame, je suis de votre avis… Il y a des fois où c'est utile… d'autres fois c'est inutile… ça vaut toujours mieux, on est fixé, dit le matelot tout rouge et ne sachant plus ce qu'il disait…
Après avoir fait quelques recommandations sur les soins hâtifs à donner, Geneviève sortit en disant:
—Je reviens tout de suite; veillez-le bien, Simon, et s'il s'éveille, appelez-moi aussitôt, je vais embrasser ma fille… Pauvre aimé, mon Pierre, pourvu qu'il ne soit pas malade!
Simon se demanda, en voyant l'inquiétude et la douleur peintes sur le visage de la jeune femme, en entendant ses accents sincères, si la soirée de la veille n'était pas un rêve.
—Vous avez entendu, mon lieutenant, dit-il lorsque la porte fut fermée, en voyant celui-ci ouvrir les yeux.
—Oui, fit Pierre calme… Simon, quand le médecin sera venu, il faut que personne n'entre plus ici…
—Mlle Jeanne?
—Jeanne, répéta-t-il.—Puis, après un silence d'une minute:
—Non, elle me parlerait de sa mère.
Le médecin vint bientôt; il était accompagné de Geneviève; elle le conduisit vers le grand lit à colonnes et se plaça de l'autre côté. Pierre sembla s'éveiller. Alors elle lui prit la tête, l'embrassa, et la voix émue, les yeux humides, elle lui dit:
—Oh! mon ami, tu souffres?… Que j'ai eu peur en rentrant!… Docteur, il refuse toujours de se soigner…
Pierre laissa dire et ne répondit pas… Le docteur le regarda attentivement, lui tâta le pouls, l'interrogea et enfin, après un examen attentif, il écrivit une ordonnance…
Simon regardait le docteur sans comprendre pourquoi il restait si longtemps pour affirmer ce qu'il savait, lui: que son maître n'était pas malade!… Pierre appela le docteur, et comme celui-ci, penché sur lui, lui demandait:
—Vous souffrez beaucoup?
Il lui dit à voix basse:
—Ce qui augmente mon mal, c'est la douleur, l'inquiétude de ma femme; elle veut me veiller cette nuit et risquerait de tomber malade elle-même; je vous prie, docteur, d'exiger d'elle qu'elle me laisse seul… et ne revienne que demain au matin.
—Vous avez raison, dit le docteur.
Ayant fait son ordonnance, il sortit avec Geneviève et le matelot, leur disant, lorsqu'il fut assez éloigné du malade pour être certain de n'être point entendu…
—C'est grave, très grave…
—Que me dites-vous là? exclama Geneviève épouvantée.
Cette fois le matelot resta comme hébété devant le docteur…
—Mon Dieu! mais qu'a-t-il, monsieur, qu'a-t-il?
—Je ne puis me prononcer aujourd'hui… demain nous verrons. Qu'on exécute mon ordonnance. Et comme il vit que la jeune femme allait pleurer, il continua:
—Je ne vous dis pas que tout est perdu, il y a certainement de l'espoir… on est venu me chercher bien tard…
—Mais, exclama vite Geneviève fondant en larmes,—mais vous m'épouvantez, docteur… Vous me dites tout n'est pas perdu… Il y a encore de l'espoir… mais il est très gravement malade, alors!… Oh! mon Dieu! mon Dieu!… mon pauvre Pierre!… Ah! il est mal… il est bien mal et nous n'avons rien vu…
Et la malheureuse femme affolée, hoquetant de sanglots, se laissa choir sur un fauteuil.
Le docteur lui dit gravement alors:
—Madame, il n'y a pas encore de danger. Mais il faut qu'il passe une nuit absolument calme, il faut qu'il soit seul… il faut, madame, que vous vous absteniez, à moins de crise, de rester dans sa chambre; il faut qu'il soit seul avec celui qu'il a choisi pour le soigner, et que celui-ci ne l'éveille qu'aux heures nécessaires.
—J'obéirai… monsieur… mais dites-moi qu'il n'y a pas de danger!…
—Mon Dieu, madame, je puis vous assurer que le danger n'est pas immédiat… et j'ajouterai que j'espère le conjurer… Je me prononcerai demain.
—Allez, Simon, allez, mon ami; vous aimez votre maître comme un père aime son enfant. Veillez-le bien et venez de temps à autre me dire s'il se sent mieux.
Et s'accoudant sur un guéridon, la tête dans ses mains, Geneviève fondit en larmes.
Le docteur sortit sans que Simon pensât seulement à le reconduire… Il n'en revenait pas; on aurait parlé hébreu, il aurait mieux compris; il aurait reçu sur la tête une douche d'eau glacée qu'il ne serait pas resté plus saisi!… Son maître malade! son maître mourant!… Décidément la journée était aux événements fantastiques. Tout à coup une épouvantable idée lui traversa le cerveau:
Son maître avait été le matin même chez le vieux Rig et c'était pour s'empoisonner! Il l'avait empêché de se tuer la veille, et Pierre avait recommencé le matin! C'était cela! Les événements de la journée se précipitaient dans son cerveau et s'expliquaient d'eux-mêmes. Il avait épouvanté la jeune bohémienne en lui disant qu'il venait de s'empoisonner; de là l'émotion de la jeune fille. Il était allé à Charonne louer une maison, c'était pour lui, Simon, pour qu'il ne fût pas sans gîte après la mort de son lieutenant; il avait été à la Bourse trouver son banquier pour arranger ses affaires. La lettre à la jeune femme du boulevard Beaumarchais était un testament!… et s'il avait refusé de déjeuner, c'est que le poison faisait déjà son effet.
Tout ça lui traversa l'esprit en une seconde avec la rapidité d'une étincelle électrique… Il ne fit qu'un bond, du rez-de-chaussée à la chambre de son maître, il entra… Pierre lui dit avec calme:
—Ferme la porte et pousse le verrou…
Le matelot ferma la porte, et il allait s'élancer vers son maître, il allait l'obliger à lui faire l'aveu du poison pour courir vite chercher le contre-poison… Mais encore une fois il resta anéanti; en dépit de l'état constaté par le médecin, Pierre se levait très alerte, se revêtait d'un pantalon à pied, d'une veste de chambre, et disait très gaillardement:
—Allons, mon vieux Simon, à l'œuvre! Il faut commencer… tu vas avoir de l'ouvrage, mais je sais que tu ne recules pas.
Simon ne tenait plus sûr ses jambes, il s'assit et demanda:
—Voyons, mon lieutenant… faut en finir et ne pas me donner des secousses comme ça… Êtes-vous bien portant?… Êtes-vous malade?… Est-ce vous ou le docteur qui avez raison?
Malgré la terrible situation dans laquelle Pierre Davenne se trouvait, il ne put s'empêcher de rire… et, voyant la mine inquiète et comique de son fidèle matelot, il lui prit la main et lui dit:
—Je me porte bien, mon vieux Simon, le corps est fort et robuste…, le cœur seulement est profondément atteint… Mais ne plaisante pas le docteur, c'est un grand médecin, puisqu'il me trouve une maladie que je n'ai pas.
—Eh bien! mon lieutenant, ce que vous me dites là sauve un homme, exclama le matelot.
—Que veux-tu dire?…
—Dame!… je ne sais pas mentir, moi!…
Cette fois Pierre ne put s'empêcher de sourire, Simon ne vit rien et continua:
—Je croyais que vous aviez fait des bêtises… et que le vieux Rig vous avait aidé… qu'il vous avait fait avaler une de ses drogues… Ah! malheur, la vieille vermine… je l'aurais étranglé… puis, changeant subitement de physionomie, le matelot éclata de rire, se tordant, se frappant sur les cuisses à grands coups de sa large main et exclamant:
—Ah! elle est fameuse, celle-là… je le retiens, le major… c'est un médecin pour les héritiers… Ah! ah!…
Pierre, d'un signe, commanda à son matelot de modérer sa joie bruyante. Celui-ci comprit et, les mains sur la bouche pour mettre une sourdine à sa voix, il fit en se contraignant la plus laide grimace. Enfin il se tut.
Davenne fouillait dans une armoire. Il y prit des liasses de papiers, qu'il mit dans un coffre solide et tout cerclé de ferrures, puis des bijoux, des objets précieux… Simon le regardait faire étonné, son maître fouillait partout, prenant et plaçant toujours dans le grand coffre. Lorsqu'il fut comblé il le ferma et, ayant regardé l'heure à sa montre, il dit à son matelot:
—Madame t'a prié de lui porter de mes nouvelles, va lui dire que je me suis éveillé… que j'ai pris la première potion… et que me rendormant j'ai recommandé qu'on ne fît pas de bruit et qu'on me laissât dormir.
Simon avait la raison absolument bouleversée, il eut un haussement d'épaules qui voulait dire:
—Décidément, je renonce à comprendre, et, obéissant, il alla s'acquitter de sa commission.
Il trouva Geneviève en larmes, et celle-ci lui prenant la main lui dit:
—Simon, ne le quittez pas… si vous êtes fatigué… venez me chercher et je veillerai pendant que vous vous reposerez… S'il appelle, je vous éveillerai.
—Pas cette nuit, madame, il n'y a pas de danger… fit le matelot tout à fait déconcerté en voyant les larmes de celle qui était la cause de tout.
Il revint raconter ce qu'il avait vu à son maître; celui-ci resta froid et il dit à son matelot:
—Personne ne viendra ici avant deux heures; il est dix heures, tu vas descendre ce coffre, il faut t'arranger à n'être pas vu…
—C'est facile, dit le matelot, tout le monde est couché… et madame est dans sa chambre…
—Tu prendras une voiture… et tu vas aller à Charonne, dans la maison que nous avons louée ce matin… tu cacheras ça… Fais bien attention, Simon… que c'est très important. Tu portes ma fortune.
Encore une fois, le matelot regarda son maître avec inquiétude…Avait-il sa raison?… Il allait faire une observation discrète, maisPierre lui dit:
—Vite…. vite, Simon, c'est à minuit que le sauvage vient; il faut que tu sois là pour le recevoir, car personne ne doit le voir ici.
Simon allait encore essayer de parler. Pierre avait soulevé le coffre et le lui plaçait sur les épaules, puis il lui glissait l'ordonnance dans les mains et le poussait dehors en disant:
—Va… et pas de bruit… ferme doucement la grille… tu feras faire l'ordonnance en route et, avant de la rapporter, tu jetteras dans la rue la moitié des médicaments.
Le matelot maugréant obéit. Mais sorti de la maison, une fois dans le fiacre, ayant renouvelé sa praline pour se rafraîchir… après une grande demi-heure de réflexions muettes, le front plissé, les lèvres faisant la moue, il eut un geste violent et dit comme un homme qui prend une décision:
—Je veux en finir.. Non, non! pas de ça… je ne veux pas marcher en aveugle et me trouver perdu, sans boussole… pas de ça… Espère!… espère!… Il faut qu'il me dise où nous allons… ou sans ça… ou sans ça…
Il ne formula pas sa menace, il était arrivé; il se hâta d'aller enfouir dans la cave de la maison le coffre qui lui avait été si vivement recommandé.
Pendant ce temps, Pierre, seul, avait fermé le verrou de sa chambre pour n'être pas surpris debout; il s'était assis aussitôt devant sa table et avait écrit deux lettres courtes. Il les avait fermées, puis, les ayant mises dans une grande enveloppe, après avoir posé trois cachets, il écrivit:
«A ma femme Geneviève, pour être ouvert seulement lorsque ma dépouille mortelle sera dans la tombe.»
Il plaça la grande lettre, sur la tablette d'un petit chiffonnier, bien en vue. Quelques minutes après il entendit gratter à la porte, et par la serrure la voix de son matelot qui disait:
—C'est Simon, lieutenant.
Il ouvrit aussitôt. Le fidèle serviteur ferma la porte derrière lui et, se plaçant devant son maître, il dit:
—Mon lieutenant, c'est fait… vous pouvez être tranquille… D'abord je crois que personne n'aura jamais l'idée d'aller dans cette maison-là… Mais c'est pas tout ça…
Simon, embarrassé, les yeux baissés, balbutiait, changeant sa chique de côté, tournant son béret dans ses mains, cherchant le commencement de la phrase par laquelle il voulait demander à Pierre des explications… Il répétait:
—C'est pas tout ça… il faut faire ce qu'il faut faire… mais pour naviguer, il faut voir clair… C'est pas tout ça… Espère! espère! qu'on dit toujours…
Pierre haussait les épaules, et l'interrompant:
—Simon, le vieux Rig va venir accomplir son œuvre, il est nécessaire que tu saches ce qu'il vient faire, puisque c'est sur vous deux que je compte pour exécuter ce que j'ai arrêté. Ecoute-moi donc avec la plus grande attention.
Le matelot eut un gros soupir de satisfaction… et il pensa:
—J'ai bien fait de lui parler comme ça… au moins je vais savoir le fin mot.
Et assis devant son maître, le toquet à la main, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte, les oreilles au vent, il écouta.
Pierre Davenne raconta à son matelot ce qu'il avait décidé avec le vieux Rig; il parlait bas, et ce devait être terrible, car, lorsqu'il eut fini, Simon, pâle, livide, lui dit d'une voix brisée par la terreur:
—Et vous êtes absolument décidé à ça?…
—Absolument.
—Mais c'est épouvantable!…
—Il le faut, et tu vas ici me jurer que tu exécuteras en tout point ce que je t'ai dit…
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! fit le matelot passant sa main sur son front en sueur… et le bras levé, il reprit: Je vous jure de faire ce que vous avez commandé, mon lieutenant… je vous le jure, sur les cendres de feu ma pauvre mère!
—Merci, Simon! dit Pierre le prenant dans ses bras et le baisant au front, merci, mon vieux fidèle… Allons descends, Rig va venir.
—Ah! Seigneur du bon Dieu! exclamait le matelot… c'est-y possible… et, obéissant comme une machine, il sortit. Il rencontra Geneviève qui, entendant du bruit, était sortie de la chambre pour lui demander à mi-voix:
—Eh bien, comment ça va-t-il?
Le matelot la regarda, il ne savait plus que répondre, tant tout son être avait reçu une secousse… il dit:
—Très bien… Espère!… espère!…
Et il descendit.
Il ouvrait la porte du vestibule lorsque tout à coup une ombre se plaça devant lui…
—Qu'est-ce que c'est que ça? fit le matelot.
—Chut!… tais-toi!… répondit-on… c'est moi, Rigobert…
—Ah! bien, et par où es-tu entré? demanda le matelot ébahi…
—Par-dessus le mur et par les arbres… pour ne pas être vu…
—Bon sang de bon Dieu!… gémit le matelot, si je ne deviens pas fou!… et prenant sa tête dans ses mains, il grogna:
—C'est moi qui vais avoir la maladie que le médecin voulait lui guérir.
Puis, hochant la tête, il reprit:
—C'est pas tout ça… madame est là-haut, elle peut te voir… comment te faire entrer?…
Le vieux Rig lui dit…
—Ne prends pas de lumière… marche et je te suivrai dans l'ombre sans être vu ni entendu.
—Bon! fit le matelot, sans énergie, sans volonté, et rentrant sous le vestibule il éteignit la lampe, puis il monta pour prévenir son maître que celui qu'on appelait le sauvage venait d'arriver… Il montait l'escalier, tout soucieux, grognant entre ses dents, rongeant sa «praline;» en passant devant la porte de la chambre de Mme Davenne, il s'appliqua à ne pas faire de bruit, et il entra chez son maître; ayant fermé la porte sur lui, il disait à Pierre:
—Le sauvage est en bas, où faut-il le cacher?
—Mais non, me voilà!… fit le vieux Rig, en se dressant devant le matelot étourdi…
—Ah çà! par où es-tu entré ici, toi?… exclama-t-il.
—Derrière toi, sur tes pas.
En effet, le vieux Rig se glissant comme une couleuvre avait suivi le matelot, rampant presque dans ses jambes sans que celui-ci l'eût vu ni entendu; ce n'était plus le vieil empoisonneur que nous avons vu, tremblotant tout frileux dans sa houppelande usée… C'était le sauvage, le faux Indien de Messaya.
Pour s'introduire dans la maison de Pierre Davenne, il avait grimpé après la conduite d'eau, s'était hissé sur le mur, puis se pendant à une branche d'arbre il s'était laissé tomber dans le jardin, tout cela sans bruit; toujours invisible, perdu dans l'ombre du petit jardin, il cherchait le moyen de grimper vers les chambres lorsque le matelot était descendu. Pierre lui dit:
—C'est bien ça, Rig, tu es à l'heure et tu es prêt?
—Oui, maître!
—Bien, nous allons commencer… Avant il faut bien s'entendre.
—Et lui!… fit le vieux Rig en désignant Simon.
—Il sait tout… c'est ton aide…
Simon prit le bras de Rig, pendant que Pierre se déshabillait pour se remettre au lit; l'entraînant dans un coin de la chambre, il tira de sa poche un revolver, et le montrant au vieux sauvage, il lui dit, les dents serrées:
—Si ça ne marche pas comme c'est convenu, sur mon saint patron Simon l'apôtre, sur ma part de paradis… je te flanque ces six balles-là dans la tête.
Le vieux Rig se contenta de rire,—le matelot frissonna en disant:
—Le vieux coquin… c'est le diable!
Pendant que le vieux Rig, ayant tiré sa trousse, préparait ses instruments, Pierre calme donnait à voix basse des instructions à son matelot, car celui-ci, le regard fixe, l'oreille tendue, cherchant vainement à dompter le tremblement fiévreux qui secouait ses membres, écoutait muet, essuyant toutes les dix secondes la sueur qui perlait sur son front.
Le vieux Rig, tout occupé aux préparatifs de son art mystérieux, n'écoutait pas… Cependant il releva la tête en entendant Pierre Davenne dire:
—Sur les cendres de ta vieille mère, Simon, tu le jures?…
Simon, pâle, essuya ses yeux mouillés de larmes, son front ruisselant de sueur, du revers de sa manche, et étendit le bras, puis respirant bruyamment comme s'il suffoquait, il dit d'une voix tremblante:
—Devant le bon Dieu qui m'écoute!… par-devant tous les saints du paradis… sur les os de la vieille mère Rivet qui dort là-bas dans le cimetière de la falaise… je le jure!
Il y eut un silence de quelques secondes; le matelot Simon, en relevant la tête, vit le vieux Rig qui, tendant l'oreille, faisait la grimace pour écouter… Il crut que le sauvage avait entendu, que la grimace était un sourire narquois. Pour se débarrasser de l'émotion qui l'étouffait, se secouant comme un chien mouillé, Simon courut vers son ancien collègue et, étendant le bras jusque sous son nez, il lui dit d'un ton qui ne pouvait laisser aucun doute sur l'exécution de la promesse:
—Tu as entendu, Rig… eh bien si cela arrive… je le jure sur mes os à moi, que je t'étranglerai.
Le vieux matelot eut un haussement d'épaules plein de mépris, et, calme, fouillant dans une petite boîte, il y prit délicatement une minuscule ampoule de verre, à pointe effilée comme une aiguille, pleine d'une substance blanche, et mira sa transparence à la lumière.
Simon restait coi; sa grosse colère se heurtait sur l'inerte; il laissa gauchement retomber son bras… et, embarrassé, il demanda, pour parler et sortir de sa situation niaise plutôt que pour se renseigner:
—Qu'est-ce que c'est que ça?… Des pilules?…
—Ça?… fit le vieux Rig avec un sourire singulier… Ça, mon cherSimon, c'est la mort!
Cette fois encore, une sueur glacée perla au front du matelot; il l'essuya de sa manche en grognant:
—Oh! le vieux coquin!… Vieille vermine, va!…
Et il se dirigea vers la fenêtre entre-bâillée; l'air manquait à ses poumons; il suffoquait.
Accoudé sur la coudière, pour se consoler, il répétait sans cesse sa phrase favorite:
—Espère! espère!
—Rig avait prié Pierre de se découvrir les épaules; celui-ci obéit. Il lui fit alors lever le bras droit et, à la limite de l'aisselle, en arrière, il fit une légère incision, dans laquelle, en l'écrasant, il enfonça la petite perle de verre pleine de curarine. La petite plaie était absolument invisible. Le vieux sauvage aida le jeune homme à remettre sa chemise, et, l'ayant fait coucher, il lui dit:
—N'avez-vous rien à dire, maître? Avant dix minutes, vous ne pourrez plus parler…
—Appelle Simon…
Simon avait entendu; il accourut aussitôt. Pierre lui dit:
—Dès que j'aurai perdu connaissance… ou plutôt, dès que je serai immobilisé…
—Mourant, enfin, fit le vieux Rig.
—Ne dis pas ce mot-là, vieux coquin!… exclama Simon. Quand vous serez immobile?…
—Oui; tu courras à la chambre de Mme Davenne, appelant au secours…Avant, tu vas cacher le vieux Rig…
—Me cacher, oui, mais près de vous; il faut que je puisse constamment vous observer… Une minute d'erreur, de retard serait la mort.
Un frisson courut dans les os et dans les moelles de Simon, qui dit, en prenant la main du sauvage et en la serrant à la faire éclater:
—Mais ne dis donc pas ce mot-là!…
Le vieux Rig était de fer; il se contenta de hausser les épaules et continua:
—Quand je le dirai, tu courras appeler madame pendant que je me cacherai; mais tu ne devras pas permettre qu'elle demeure près du maître…
—Bon!… toi, dit Simon en montrant une porte qui se trouvait à la tête du lit, tu rentreras là, c'est le cabinet de toilette; sous les vêtements, en cas d'alerte, tu peux te cacher… Au reste, je veillerai à ce qu'on n'y entre pas.
—Très bien.
Et le vieux sauvage se plaça près du lit, observant silencieusement son sujet… Simon, les yeux mouillés et mordillant ses lèvres, regardait et Rig et son maître, plein de terreur et de pitié.
L'ancien matelot de laSouveraine, ayant besoin d'une montre, avait été tranquillement prendre sur la cheminée, dans une coupe, celle que Pierre y avait mise en se déshabillant. C'était un superbe chronomètre de marine. Il le tenait d'une main, pendant que de l'autre il tâtait le pouls de Davenne; il observait sur l'aiguille des secondes l'affaiblissement des pulsations.
C'était un saisissant tableau que celui de la chambre de Pierre Davenne à cette heure de nuit, vaguement éclairée par la veilleuse qui pendait sous le lustre du plafond dans un globe d'albâtre. C'était la chambre d'un artiste, faite pour le rêve, sombre, meublée de vieux chêne, tendue de tapisseries épaisses, aux dessins étranges; les sculptures prenaient en cette nuit un aspect singulier, et Simon, frissonnant, croyait, dans le vacillement de la lueur de la veilleuse, voir les sujets des tapisseries prendre une forme humaine; il lui semblait qu'en se penchant sur le large lit à colonnes torses, le vieux sorcier le rétrécissait pour en faire un cercueil. Les lueurs faisaient scintiller diaboliquement à ses yeux les cuivres polis des candélabres et des chenets… Simon avait la mort dans l'âme, et, terrifié, il regardait le vieux Rig. Celui-ci observait, en l'étudiant silencieux, le maître, qui paraissait assoupi.
Après dix minutes, Rigobert demanda:
—Que ressentez-vous?
—Je suis fatigué, sans force; mon corps,—non, mon cerveau,—semble s'assoupir.
—Souffrez-vous?
—Non!…
Il y eut un silence. Cinq minutes après, Rig demanda:
—Et maintenant?
Pierre remua les lèvres… mais aucun son ne sortit, et son regard se fixa sur celui qui lui avait parlé… Effrayé, Simon se cramponna au lit pour ne pas tomber… Rig, calme au contraire, comptait sur le chronomètre et observait le maître…
—Va maintenant chercher madame, dit-il en lâchant le bras, qui retomba inerte près du corps inanimé…
Simon, épouvanté, terrifié, cria et se lamenta, et, du fond du cœur, l'inertie du corps de son maître était pour lui le prélude d'une mort voulue… Il courut vers le vestibule en gémissant.
—Madame! madame! au secours… au secours… Monsieur meurt…Madame!… et il frappait à la porte de l'antichambre.
Effrayée, échevelée, à peine vêtue, Geneviève parut; en entendant le matelot, elle jeta un cri et se précipita dans la chambre de son mari.
A cet instant seulement, Simon pensa qu'il devait éloigner celui qu'il considérait comme un empoisonneur; il rentra bien vite pour expliquer sa présence, mais Rig n'était plus là…
Geneviève s'était précipitée sur son mari, elle lui avait pris la tête, et la tête était retombée sur l'oreiller; elle l'avait appelé, et son œil vitreux ne lui avait pas donné un seul regard. Elle jeta un cri déchirant, et, folle, tombant à genoux, elle se tordit de douleur. Simon, penché sur son maître, n'en pouvait croire ses yeux et s'écriait:
—Mais il est mort!… il est mort! Ils m'ont trompé tous les deux, il l'a tué…
En entendant ces mots, Mme Davenne, éplorée, écartait ses cheveux pour regarder le matelot et demandait:
—Que dites-vous, Simon? Qui l'a tué?
Simon, perdant la tête, allait répondre…
—Je vais vous dire la vérité, il…
Le matelot jeta un cri terrible; le vieux Rig, se glissant comme une couleuvre, rampant dans l'ombre sur le tapis, lui mordait la jambe… Il se tut, non de la douleur, mais en se souvenant de ce qu'il avait juré à son maître…
Et quand Geneviève lui demanda encore:
—Répondez, Simon, que voulez-vous dire?
Il se dompta, d'un geste brusque, du revers de sa manche il essuya ses yeux et dit d'une voix sourde, qui tinta comme un glas aux oreilles de la jeune femme:
—Je dis qu'il est mort parce qu'on l'a trompé… Je dis que c'est votre faute qui l'a tué.
L'accusation écrasa la jeune femme; elle ne s'étonna pas que ce secret fût connu de Simon; elle saisit la main inerte de son mari et, à genoux, suppliante, la portant à ses lèvres, elle dit:
—Grâce, Pierre! grâce! grâce!…
Et elle restait une grande minute ainsi, sanglotant, couvrant de baisers la main qu'elle mouillait de ses larmes… Simon s'était reculé, et dans un coin de la chambre, les bras ballants, l'œil fixe et sans regard, il cherchait vainement à mettre de l'ordre dans ses idées. Il devait se taire, et il voulait parler; malgré tout ce qu'on lui avait dit, il voyait son maître mort; il s'en voulait d'avoir été dupe, d'avoir juré, et par cela de s'être rendu l'inconscient complice de la mort de son maître, de celui qu'il aimait comme son enfant. Il pensait plein de regret, de douleur et de remords et ne voyait plus rien de ce qui se passait autour de lui.
Geneviève s'était relevée, et l'œil hagard elle avait regardé son mari; se refusant à croire à cette mort si prompte, elle glissa son bras sous le col, et lui relevant la tête comme s'il devait l'entendre, elle priait:
—Pierre, Pierre, réponds-moi… Pierre, la mort ne prend pas les hommes jeunes et forts… Je suis une misérable, une indigne… pardon!… mais, réponds-moi… Non, ce n'est pas à cause de moi que tu es mort… que tu t'es tué. Oh! ce serait trop horrible… Dis, mon homme aimé… j'ai commis une faute, un crime, mais reviens, punis-moi… châtie-moi, c'est moi qui suis coupable… c'est moi qui dois être punie… Pierre… au nom de notre enfant… Ah! mais, ce n'est pas possible, son front est encore tiède… non! non… il n'est pas mort… Pierre… Pierre… entends-moi…
Et la jeune femme pressait la tête de son mari sur son sein, l'embrassant sans cesse, cherchant dans ses baisers à lui redonner une part de sa vie… et la tête, lourde de peser sur son bras, retomba sans regard, inerte sur l'oreiller.
Il sembla à la malheureuse que le mort se retirait de ses bras, cherchant à éviter la souillure de ses baisers; elle eut peur, se recula en jetant un cri, et, ne sachant ce qu'elle disait, elle gémit:
—Oui, je sais une misérable, une indigne… pas de pardon… je suis maudite!
Et vainement elle chercha à se dresser, les forces lui manquèrent; elle se sentit défaillir et, n'osant s'accrocher au lit mortuaire, elle tomba raide sur le tapis.