VII

Simon se précipita vers elle… La bonne s'était levée au bruit, elle aida à transporter la jeune femme dans sa chambre.

Dès qu'ils furent sortis, le vieux Rig parut; il se précipita vers le lit, découvrit le corps et lui pressa la poitrine par des mouvements réguliers.

Simon rentra, menaçant. Il venait de prendre un parti héroïque, son maître était mort, bien mort, il n'avait plus qu'une idée, étrangler le vieux Rig.

Quand en entrant il vit le sauvage sur le lit de son maître, il recula, puis avança un peu; il resta étourdi. Rig lui dit:

—Ferme bien la porte; que nous soyons seuls maintenant jusqu'au jour…

Les idées à l'envers, bouleversé, mais obéissant, le matelot alla pousser le verrou de la chambre en maugréant.

—C'est le diable, assurément… J'en suis déjà à moitié fou…

Mais cependant Simon était moins inquiet, car il remplaça sa «praline.»

Dans la pièce voisine, une scène navrante se passait. Geneviève, par les soins d'Annette, avait bientôt repris ses sens; un instant elle était restée inconsciente, regardant autour d'elle, étonnée de se trouver à peine vêtue sur un canapé, de voir près d'elle sa servante bouleversée, de voir surtout à genoux sur le lit, appuyée sur ses deux mains mignonnes, sa fille.

L'adorable bébé, Mlle Jeanne, l'œil brillant d'une fièvre inquiète, les lèvres épaissies par la moue, le front presque ridé de retenir ses larmes,—car, lorsqu'elle s'était éveillée, on lui avait défendu de pleurer pour ne pas faire du mal à «sa petite mère». On lui avait recommandé de ne pas faire du bruit, et la pauvre petite, effrayée, ne pleurait pas; mais ses joues roses étaient mouillées, mais ses lèvres tremblaient. En voyant sa mère relever la tête, en voyant son regard se promener autour de la chambre, en sentant enfin la vie renaître devant elle, le visage de la petite Jeanne se transforma dans l'auréole de ses cheveux blonds; un sourire timide s'étendit sur ses traits, comme un rayon de soleil qui vient sécher la pluie: ses regards lancèrent sur sa mère toute leur flamme, ses lèvres appelèrent le baiser…

En voyant son enfant se transformer ainsi sous son regard, Geneviève se précipita vers elle, la prit dans ses bras et but sur ses lèvres la suprême et éternelle consolation de l'amour maternel. Les caresses de l'enfant lui firent oublier quelques minutes l'horrible malheur qui venait de couvrir la maison de deuil.

Mais il était nuit, et l'enfant, arrachée au sommeil par la peur, en retrouvant le calme, en retrouvant près d'elle l'ange gardien des petits enfants: la mère! l'enfant dit:

—Petite mère chérie, tu vas dormir près de ta Jeanne… tu vas dormir aussi… petit père te gronderait demain… et il est bon, petit père, il ne faut pas lui faire de mal ou Jeanne ne t'aimera plus.

L'enfant avait dit ces mots avec un accent indéfinissable, ce zézayement qui semble être une langue écrite avec des baisers; la jolie petite Jeanne avait balbutié ces derniers mots, car le sommeil revenait avec le calme, et elle s'était endormie en voyant sa mère près d'elle.

Ce langage si doux à l'oreille des mères qu'il semble un chant divin, qu'il chasse au moins un instant, aux heures les plus terribles de la vie, les plus grands tourments, cette langue sainte et sacrée, patois pour l'indifférent, langage sublime, révélation de l'avenir pour la mère… terrifia Geneviève, et alors qu'elle avait à peine repris ses sens, elle fut prête une seconde fois à défaillir; un froid glacial courut dans son sang, un voile passa sur ses yeux, lorsque l'âme de son âme, sa Jeanne, lui dit en s'endormant:

«Si tu fais du mal à petit père, Jeanne ne t'aimera plus!»

Cette phrase, dite à cette heure par l'enfant s'endormant, acquérait une importance énorme; il lui parut que c'était plus qu'une menace: une condamnation!

Elle resta inerte, l'œil fixe, regardant son enfant endormi sur son bras, n'osant le retirer, de peur d'éveiller Jeanne et de l'entendre répéter la même phrase en dormant, car son état était tel qu'elle eût cru que c'était l'âme de son mari outragé qui venait, dans le rêve de son enfant, châtier sa faute.

Ce fut Annette qui vint la prendre par le bras et qui la ramena, en la soutenant, vers le canapé; mais le regard de la malheureuse restait fixé sur son enfant.

Jeanne endormie disait en rêvant:

—Pardonne, petit père!

Et soudain, terrifiée, épouvantée, la tête basse, les mains crispées, presque folle, la malheureuse Geneviève dit tout bas:

—Oh! Seigneur! est-ce que vous m'obligerez toute la vie à rougir et à trembler quand Jeanne me parlera de son père?» Et voyant alors le vide que la mort et que la honte allaient faire autour d'elle, laissant tomber sa tête dans ses mains, elle sanglota en gémissant:

—Mon Dieu! mon Dieu! mon Pierre! grâce!…

Nous ne voulons pas analyser les causes, nous ne voulons que raconter les faits; que le lecteur s'explique l'étrangeté de la nature de Geneviève: à cette heure, la veuve était épouvantée; jamais elle n'avait pensé aux résultats d'une faute; inconsciente, elle avait compté sur le secret, puis sur l'oubli, elle n'avait jamais eu l'idée que la mort viendrait en châtiment. Si elle avait pensé à la possibilité de la découverte, elle avait escompté la bonté de son mari, en croyant que la famille obligerait au pardon, que la crainte du scandale forcerait à la discrétion. Jamais elle n'avait pensé que celui qu'elle s'apprêtait à tromper, à vaincre, ne résisterait pas; que là où elle appréhendait la lutte, elle trouverait le vide, la mort… L'inertie l'accablait.

Tant que Pierre avait été autour d'elle, confiant dans son affection, honnête, buvant à la coupe toujours pleine d'un amour sacré, sans désir, parce que leurs yeux et leurs mains se rencontraient chaque jour… il lui avait semblé que son ménage était l'habitude et qu'il devait toujours durer ainsi. Dans ce gris bleu des horizons calmes, elle n'avait jamais ressenti pour son mari d'autre désir que de l'avoir près d'elle; il était le pendant nécessaire au tableau qu'ils formaient en se plaçant chacun d'un côté de leur enfant…

C'était surtout en l'admirant, en le respectant et en l'estimant qu'elle l'avait accepté pour époux; elle était si jeune, si seule, qu'elle cherchait bien plus un compagnon qu'un mari. Pierre était venu et elle avait pris Pierre. Depuis il ne lui avait pas paru que le sentiment qu'elle avait pour lui se fût modifié ou augmenté… elle avait trompé son mari, et c'était pour elle la moitié de l'excuse, que, dans la faute, elle avait été moins coupable que victime… (ce que nous saurons plus tard). Mais à cette heure, veuve devant son enfant, elle sentait que ce qui était sa vie allait disparaître; elle aimait son mari, elle l'aimait d'un amour véritable, ainsi que toutes les natures légères, qui ont besoin de voir mourir leurs proches pour sentir combien ils avaient de place dans leur vie: elle était effrayée du vide.

Pierre aimait saintement. Jamais on ne désirait chez lui, et sa prévenance avait amené sinon l'ingratitude, au moins l'indifférence; on avait l'habitude de ne manquer de rien, et le superflu, l'inutile étaient devenus le nécessaire…

Quand la jeune femme pensa que Pierre allait disparaître à jamais, qu'elle allait se trouver libre pour celui qui l'avait perdue, elle se leva tout à coup, et le rouge au front, elle s'écria:

—Ah! non! non! c'est impossible…

Et la servante stupéfaite la vit se précipiter sur le lit, s'agenouiller devant l'enfant endormie et l'entendit dire d'une voix étrange:

—Ma Jeanne, c'est pour toi… c'est par toi que je serai forte!…

Et les sanglots hoquetèrent dans sa gorge; et, malgré les plaintes et les conseils d'Annette, elle refusa de quitter le lit de son enfant. Pressant sur ses lèvres ses petites mains, elle semblait sucer sur cette chair sainte le baume sacré qui lui rendrait la force dont elle avait manqué pour être chaste épouse, et qu'elle voulait retrouver pour être une digne mère.

Après avoir obligé sa maîtresse à revêtir une robe de chambre, lasse de l'insuccès de ses conseils, Annette laissa la veuve et prit sur elle d'aller prévenir le seul être qu'elle avait vu dans la maison et qu'on considérait presque comme s'il faisait partie de la famille, l'ancien compagnon, le frère d'armes de Pierre Davenne, Fernand Séglin, enfin!…

L'aube jetait ses lueurs par les interstices des rideaux, que Geneviève, tout entière à la douleur et aux remords, était encore agenouillée près de sa fille; se refusant à croire à la catastrophe, cherchant à se consoler en regardant endormie, souriante, la belle petite Jeanne… Dieu seul à cette heure eût pu dire de quelle honte elle se sentait couverte en songeant au passé, quel mépris haineux elle avait pour celui qui l'avait obligée à rougir d'elle-même…

Ayant épuisé toutes ses larmes, brisée de fatigue, écrasée par le souvenir, et comprenant seulement par le châtiment l'étendue de sa faute, la malheureuse était sans force et comme endolorie.

Tout à coup, il lui sembla entendre marcher dans la chambre; elle se retourna et, à la lueur du jour naissant, reconnaissant celui qui venait d'entrer si librement chez elle, elle se releva aussitôt.

On eût pu croire qu'un choc électrique l'avait dressée, tant le mouvement fut rapide; debout dans sa longue robe de chambre jaune et blanche, d'un geste fébrile, elle écarta les grands cheveux bruns en désordre qui couvraient son visage, et étendant le bras vers la porte, elle dit d'une voix sèche:

—Tu oses venir ici… à cette heure… va-t'en, malheureux, va-t'en!…

Fernand,—c'était lui,—d'abord stupéfait, regarda autour d'eux, puis il s'avança vers Geneviève; mais celle-ci, reculant avec effroi, s'écria:

—Va-t'en! va-t'en! ou j'appelle au secours!…

Fernand Séglin devint blême, il courut aussitôt vers la jeune femme, et, la saisissant dans ses bras robustes, il appuya sa main sur sa bouche pour la faire taire en disant d'une voix sourde:

—Mais tais-toi donc, malheureuse! Es-tu devenue folle?… Veux-tu donc que tout le monde ici sache la vérité?… Est-ce à l'heure où sa mort nous rend maîtres de l'avenir, où nous pouvons enfin justifier le passé que tu vas jeter le déshonneur dans la maison?…

Geneviève avait repoussé la main qui l'étouffait et, en entendant la cynique pensée de Fernand, elle le regarda les sourcils froncés et, comme si sa raison se refusait à comprendre, elle demanda, en appuyant sur chaque syllabe:

—Mais qu'espères-tu donc?

—Veuve respectée de Pierre Davenne, avant un an tu seras la femme légitime de Fernand Séglin.

—Ah!… exclama Geneviève.

Rien ne peut rendre l'expression de mépris, de dégoût, de répulsion, contenue dans cette seule exclamation; et de ce même accent, la jeune femme montrant sa fille endormie ajouta:

—Et c'est devant cet ange que tu oses parler ainsi!…

Le ton et le geste de Mme Davenne avaient fait sur le jeune homme l'effet d'un coup de cravache; le rouge lui monta au visage, ses dents grincèrent, ses yeux eurent un regard de fauve; il saisit la jeune femme par le bras. Elle voulut crier. Il appliqua sa main sur sa bouche; elle se débattait, il la traîna, la pressant au risque de l'étouffer; d'un coup de genou, il ouvrit la porte d'un petit boudoir et y traîna la malheureuse. Là, il la jeta sur un canapé où elle tomba, inerte, étouffant, suffoquant, cherchant à recouvrer sa respiration.

La voyant dans l'impossibilité momentanée de bouger, Fernand alla fermer la porte de la chambre; s'étant assuré que l'enfant n'avait pas été éveillée, il rentra dans le boudoir dont il ferma la porte derrière lui.

Geneviève, remise de la secousse, mais tremblante de peur, était accroupie dans un coin du canapé, la tête dans ses mains, pleurant de douleur, de honte et de rage. Fernand, les sourcils froncés, s'avança vers elle, et croisant les bras, il dit:

—Nous sommes seuls ici, Geneviève… tu vas m'écouter… tu vas me répondre…

La jeune femme se laissa glisser sur les genoux, et les mains jointes, elle s'écria en levant les yeux au ciel:

—Seigneur!… ayez pitié de moi… le châtiment est terrible…

Fernand eut un mouvement de colère en disant:

—Il est trop tard pour prier… il est l'heure d'agir.

Geneviève releva la tête… elle ne comprenait pas ce que son complice voulait dire. Celui-ci prit un siège, et avant de s'asseoir, il releva la jeune femme, la conduisit vers le canapé et lui dit:

—Écoute-moi.

Geneviève, sans force, sans volonté, terrifiée par les menaçantes façons de Fernand, le regardait hébétée, se refusant à croire que c'était là l'homme pour lequel elle avait été criminelle.

La chambre dans laquelle se trouvaient Geneviève et Fernand était plutôt un petit salon qu'un boudoir. Les portes étaient garnies de lourdes tentures de soie jaune, les murs étaient tapissés de la même étoffe, encadrés d'épaisses baguettes d'ébène. Sur la cheminée noire était une glace de Venise à large cadre sculpté. Tous les bibelots d'art, familiers aux femmes de goût, emplissaient les vitrines et encombraient les étagères. Une porte communiquait à une pièce semblable qui servait de fumoir à Pierre Davenne, et qui avait une entrée sur sa chambre. Cette porte se trouvait placée juste en face de la glace.—Nous l'avons dit, de lourds rideaux de soie jaune la masquaient.

A cette heure, les lueurs blafardes du matin jetaient dans le petit boudoir un jour gris, auquel l'œil avait besoin d'être habitué pour voir.

Assis en face de Geneviève, Fernand commença:

—Geneviève, ici, personne ne peut nous entendre, parlons franchement.D'abord, m'aimes-tu?

La jeune femme baissa la tête et ne répondit pas.

—Il faut répondre… Tu m'as aimé, au moins?…

Il y eut encore un silence.

—Mais enfin, hier, chez moi, tu mentais donc, lorsque tu me disais: «Quel malheur que la fatalité sépare ainsi ceux qui étaient faits pour vivre ensemble… Ah! si le ciel était juste…»

—Ne dis pas cela… Ne dis pas cela! exclama aussitôt la jeune femme en fondant en larmes… C'est ce blasphème que j'expie aujourd'hui…

Puis, pleine de fièvre, continuant:

—Non, non, je ne t'ai pas aimé… C'est lui que j'aimais… C'est sa confiance, c'est ma coquetterie qui m'ont perdue… Et toi, tu as abusé de tout à mesure que tu as vu que mon mari ne s'occupait pas de moi; tu t'es appliqué, par tes façons, par ton langage, à forcer mon imagination à te comparer sans cesse à lui… Tu guettais les petites querelles du foyer… J'ai été indigne… Je n'ai pas à revenir sur ce qui a été… J'expie aujourd'hui la faute!… Parle!… Que viens-tu me proposer?…

Fernand se leva et marcha quelques minutes dans la chambre, comme s'il voulait donner à ses paroles le poids d'une chose raisonnée…, puis il vint s'asseoir sur le canapé, près de Geneviève qui, l'observant avec attention, ne recula pas.

—Geneviève, dit-il avec calme, je t'obéirai. Ne revenons pas sur le passé!… Une faute a été commise; tu m'en accuses; soit! C'est moi qui t'ai dérangée de tes devoirs!… J'ai ainsi outragé mon ami, je suis un misérable… Soit!… Mais je t'aimais, moi… Je t'aime, moi!… Oui, je t'aime!…

Et il regarda fixement la jeune femme dont les yeux se baissèrent. Il y avait dans le regard de Fernand une puissance contre laquelle, vainement, on aurait voulu lutter. Après une grande minute de silence, il reprit:

—Ne parlons pas du passé!… Parlons du présent. J'avais, dans nos coupables relations, une terreur, c'était que Pierre ne vînt à les connaître; c'était que celui auquel, je le reconnais, je dois tout, ne fût obligé de me mépriser… Un malheur, aujourd'hui, efface tout cela.

Geneviève releva la tête et dit d'un ton glacial:

—Tu te trompes, Fernand…

—Hein? interrogea aussitôt celui-ci.

D'un ton calme, monotone, comme celui du greffier lisant un jugement, elle dit:

—Lorsque j'ai demandé à Simon, à l'heure où il m'a appelée, la cause de la mort de mon mari, Simon m'a répondu: «Il meurt parce qu'on l'a trompé; c'est votre faute qui l'a tué.»

—C'est impossible! exclama Fernand.

Et il passa la main sur son front, en répétant:

—C'est impossible; puis il reprit:

—Non, non! tu as mal compris… Simon adore son maître; il s'exprime mal, il a voulu dire que ce sont tes soins qui lui ont manqué… mais personne, personne ne sait…

—Je voudrais le croire, dit Geneviève malgré elle, ce serait un remords de moins.

Fernand lui prit les mains, elle le laissa faire; il continua:

—Geneviève, nous avons été coupables. Dieu et nous seuls le savons, il faut racheter dans l'avenir la faute commise; Geneviève, il faut avoir du sang-froid… de la raison…

Comme elle ne répondait pas, un mauvais sourire s'étendit sur les lèvres de Fernand, qui reprit en l'observant:

—Tu as un enfant à élever… Tu lui dois la fortune de ton mari… Tu lui dois un nom respecté… Il ne faut pas qu'il se trouve au monde un homme qui puisse dire de Mme veuve Davenne: «Cette femme a été ma maîtresse!…»

—Un seul homme peut dire cela!…

—C'est trop…

Geneviève le regarda épouvantée, et, arrachant ses mains de celles du jeune homme, elle en couvrit son visage et pleura en disant:

—Ainsi, si je ne t'obéis pas, tu serais capable de cette infamie?…

—Geneviève, reprit sardoniquement Fernand, le malheur des uns fait le bonheur des autres… Écoute-moi, crois-moi, obéis-moi et tu seras heureuse…

Étouffant, suffoquant, la jeune femme se recula en s'écriant:

—Mon Dieu! que ne le faites-vous revivre une minute pour l'entendre!

Fernand haussait les épaules, lorsque tout à coup, s'étant tourné vers la glace de Venise, il jeta un cri terrible. Geneviève, étonnée, le regardait sans s'expliquer la cause de l'effroi qui se peignait sur son visage.

Dans l'encadrement de la glace de Venise, Fernand venait de voir le spectre de son ami, de celui qu'il avait si indignement trompé; il avait vu son visage, sur lequel la mort étendait sa pâleur mate; il avait sursauté sous l'ardent éclat de son regard… Il avait jeté et fermé les yeux une seconde, et quand, se domptant, il avait regardé, la vision était disparue; alors, ne voulant pas croire à une cause fantastique, il courut vers la porte qui se trouvait en face de la glace, il releva les lourdes portières, la porte était fermée; il essaya de l'ouvrir, un verrou la fermait en dehors.

—Quelle folie! dit-il, cherchant à vaincre le malaise que lui avait donné cette hallucination. Éveillé au milieu de la nuit… et plein de cette idée, c'est mon imagination…, c'est la fièvre qui me dévore… Je deviens fou d'avoir ces peurs d'enfant.

Geneviève, en voyant sur le visage de Fernand les impressions diverses par lesquelles il passait, lui demanda:

—Qu'as-tu donc?

—Rien, fit vivement le jeune homme… Rien!…

Puis, après quelques minutes de silence, il reprit:

—Allons, Geneviève…, nous parlerons plus tard de ce que l'avenir nous réserve; à cette heure, il faut s'occuper absolument de lui… Je ferai les démarches… Je connais ses affaires comme les miennes… Tu n'as donc à t'occuper de rien… Pleure et prie près de ton enfant…

Geneviève ne répondit pas… Fernand se leva et sortit.

Quand il fut hors de la chambre, la jeune femme hocha la tête et dit:

—Oh! le misérable!… Malheureuse que je suis… Et elle fondit en larmes.

Lorsque Fernand fut dans l'antichambre, il se trouva en face de Simon adossé sur la porte de la chambre de son maître.

Fernand se souvint alors de ce que lui avait dit Geneviève, et, voyant le matelot comme en faction, il fronça le sourcil et lui demanda sévèrement:

—Que fais-tu là?

—Je vous attendais, monsieur Fernand.

—Ah! tu m'attendais, et pourquoi?

—Si vous voulez descendre au jardin… je vais vous le dire…; car, ajouta-t-il à mi-voix, je ne voudrais pas que madame entendît… la pauvre femme…

—Qu'est-ce donc?

—Oh!… c'est des recommandations que mon pauvre cher maître m'a chargé de vous transmettre.

—Bien… Que je voie ce pauvre ami d'abord…

—Vous remonterez tout de suite… fit Simon… cherchant à entraîner Fernand, il faut que je parte et je voudrais vous parler avant de sortir…

—Voyons, fit indifféremment Fernand se disposant à descendre; mais, au même instant, Simon appuya la tête sur la porte comme s'il écoutait… Trois petits coups secs venaient d'être frappés, perceptibles pour Simon seul, et le matelot, changeant aussitôt d'allure, dit:

—Au fait… je peux aussi bien vous dire ça dans la chambre…, car il ne faut pas le laisser seul…

—Comment, personne ne le veille? fit Fernand. Y penses-tu, Simon? Entrons alors; et, suivant le matelot, il entra dans la chambre mortuaire.

En voyant sur le lit, étrangement éclairé par la lumière du cierge, le cadavre de son ami, Fernand se précipita et tomba à genoux; saisissant la main froide du mort dans ses mains fiévreuses, éclatant en sanglots, il s'écria avec un hurlement de douleur:

—Pierre! Pierre, mon vieil ami, est-ce possible?

Et ses larmes coulaient sur la main glacée…

C'était un imposant tableau que celui devant lequel le matelot Simon, les dents serrées, le front plissé, restait comme anéanti.

Le jour naissant jetait à travers les vitraux de la fenêtre des lueurs fantastiques, qui luttaient avec la lumière rouge du cierge, le corps raide étendu sur le lit et couvert d'ombre par les rideaux soulevés, sur un fauteuil un grand vase de bronze rempli d'eau bénite dans laquelle trempait une branche de buis jauni…

Fernand faisant un effort se leva, et, baisant son ami au front, il dit:

—Pierre, mon frère, mon ami, je veillerai sur les tiens…

Simon, les mains crispées, le regardait; un instant sa rage fut telle qu'il allait s'élancer pour essuyer sur le front de son maître la trace des lèvres de Fernand… Celui-ci se relevait à ce moment; il dit:

—Que veux-tu, Simon?…

Le matelot se dompta en se souvenant du serment fait à son maître… et, enfonçant ses ongles dans sa chair, faisant une grimace pour paraître sourire, il répondit:

—Je descends, vous allez le veiller un peu… je vais remonter bientôt…

—Va, mon pauvre ami… je veillerai.

Simon qui étouffait sortit; mais la porte fermée son cœur se souleva, et crachant, il dit:

—Judas! va.

Le matelot, en sortant de la chambre, apprit par Annette que Mme Davenne s'était enfermée chez elle avec sa fille, après avoir recommandé de ne laisser entrer personne.

—Mais, demanda Simon, si M. Fernand veut lui parler?

—Elle m'a surtout recommandé de lui refuser la porte, répondit la servante.

—Ah! fit l'ex-matelot avec un clignement d'yeux.

Il descendit dans le jardin et, comme les événements qui s'étaient précipités en cette seule nuit avaient mis la fièvre dans son sang et la migraine sous son front, il se promena lentement, humant l'air humide du matin. Simon était agité, une idée constante le préoccupait et le terrifiait: la volonté du maître!

Et devant le corps froid qui était étendu raidi dans la chambre, il sentait courir dans ses veines, dans ses os, de mortels frissons. Il vivait dans un mystérieux complot, dont la non-réussite l'épouvantait. Parfois, mordant «sa praline,» il souriait, puis tout à coup de sinistres pressentiments traversant son cerveau, son front se plissait, un tremblement nerveux agitait ses lèvres, son poing menaçant frappait dans le vide et il disait d'une voix sourde:

—Oh! je t'étranglerais sur son corps…

Puis Simon se secouait, comme s'il voulait se dégager de ses tristes pensées, il passait sa main sur son front brûlant et, pour se rassurer lui-même, il répétait:

—Espère! espère!

Après une grande heure de cette promenade, il remonta dans la chambre; entrant sans frapper, il surprit Fernand qui, à sa vue, s'éloigna vivement d'un petit meuble.

D'un coup d'œil, Simon jugea ce qui s'était passé; Fernand, seul, avait cherché à se renseigner sur la situation de son ami. Mais il s'était heurté à l'impossible; le matelot, sur l'ordre de Pierre, avait fermé tous les meubles et en avait gardé les clefs. La lettre placée sur le chiffonnier avait été tournée et retournée en tous sens; sur les trois cachets, il y en avait un de brisé… Fernand avait eu un instant l'idée d'ouvrir la lettre. En voyant le serviteur de son ami, surmontant son embarras, il lui demanda:

—Simon, qu'est-ce cela? Et il montrait la lettre.

—Je l'ignore, monsieur Fernand; mon lieutenant m'a donné cette lettre quand il s'est senti tout à fait mal, et lorsque je lui demandai si je devais la remettre à madame, il m'a dit: «Non! mets-la sur le chiffonnier, lorsque tout sera fini, quand vous reviendrez du cimetière, dans cette chambre même, madame brisera le cachet, ce sont mes dernières volontés.»

—Ah! tu devrais alors serrer cette lettre… il est imprudent de la laisser là…

C'était bien la pensée de Simon, relativement surtout à celui qui lui parlait; mais il dit:

—Oh! il n'y a pas de danger… personne ne devait entrer ici… C'était la volonté formelle de mon lieutenant; comme vous êtes plus qu'un ami, plus qu'un frère, pour vous j'ai pu manquer à l'ordre… mais personne autre n'y entrera…

Il y eut un long silence au bout duquel Fernand dit à Simon:

—Nous allons nous rendre ensemble à la mairie pour déclarer le décès.

—Je suis à vos ordres.

—Mais, fit Fernand avec embarras, il faut que nous causions avant.

Simon, inquiet, clignait de l'œil et pinçait les lèvres en tendant l'oreille.

—Simon, continua le jeune homme, tu vois quelle douleur… cette mort incroyable, foudroyante, a jetée dans la maison; après lui, il y a là la malheureuse Geneviève, que ce coup a presque rendue folle; l'état dans lequel elle se trouve est effrayant, le moindre incident survenant peut amener une catastrophe nouvelle… J'ai peur qu'elle ne veuille absolument revoir celui qu'elle aimait tant et que cette scène déchirante ne fasse se déclarer en elle une maladie mortelle…

Toujours la tête penchée, l'oreille tendue, l'œil demi-clos et clignant, le matelot de Pierre écoutait, cherchant avec inquiétude où l'ami de son maître voulait en venir.

—Il faut empêcher cela!

—Mais, comment? fit le matelot. Je ne peux pas refuser à madame d'entrer pour dire adieu à son mari.

—Ce n'est pas cela, Simon… il faut avoir de la force, de la raison, éteindre toute sentimentalité… il faut enfin hâter les funérailles et faire enlever au plus tôt ce pauvre Pierre, empêcher que la vue de ce lugubre tableau n'amène enfin la catastrophe que je redoute.

—Ah! je comprends, fit Simon, paraissant presque heureux de ce qu'on lui disait. Vous avez raison, c'est une bonne idée, ça… c'est d'un bon cœur… Mais comment faire?

—C'est simple comme tout… Nous allons à la mairie.

—Bien!

—Nous déclarons le décès, nous l'avançons de sept heures.

—Bien! et alors!

—Alors… nous pouvons ce soir même faire les funérailles…

—Mais vous avez raison… Quand on est mort, on est bien mort! dit Simon qui paraissait absolument ravi de l'idée de Fernand; ainsi nous en terminons vite, nous sommes des hommes… Un malheur est arrivé, il faut au plus tôt en finir… comme à bord… Je suis à vos ordres, monsieur Fernand.

Et, tout bas, le matelot pensait:

—Ah! coquin, tu as hâte d'être seul ici, d'ouvrir le testament, d'être avec elle, chez elle, c'est-à-dire chez toi… Coquin, va… Espère! espère!

—Eh bien! partons tout de suite, tu reviendras aussitôt, seul, pendant que je m'occuperai des préparatifs… Tu vas mettre quelqu'un près de lui…

—Non! non! c'est sa volonté! Sortez, je ferme la porte à clef… Nous ne serons pas longs.

Fernand approuva et sortit… Simon, sous prétexte de jeter un coup d'œil au corps, alla frapper trois coups secs sur le panneau derrière lequel était caché le vieux Rig, puis il sortit, ferma soigneusement la porte et accompagna Fernand. Ainsi qu'ils l'avaient arrêté, ils déclarèrent le décès en l'avançant, et l'inhumation fut décidée pour le même soir, à cinq heures.

Tout se passa selon les prévisions de Fernand; Geneviève ne quitta pas sa chambre, elle avait peur de rencontrer Fernand, et les remords qui la poursuivaient avaient anéanti son courage, elle n'osait entrer dans la chambre de son mari; quand on vint lui dire que les funérailles auraient lieu à cinq heures, elle éclata en sanglots et dit:

—J'irai!

On chercha à la dissuader. Mais Simon s'interposa en disant vivement:

—C'est un devoir sacré, et ça serait indigne d'empêcher madame de le remplir. M. Fernand s'occupera de madame…

Fernand leva les yeux et son regard flamboyant chercha à rencontrer celui de Simon; il voulait y lire l'intention mise dans la phrase; mais le matelot, calme, essuyait ses yeux avec son mouchoir de cotonnade.

Le médecin de service était venu le matin constater le décès; il se contenta de soulever les paupières pour regarder l'œil vitreux sans regard. Il avait lu l'ordonnance du médecin venu la veille et avait conclu que le malade était mort d'une hypertrophie du cœur…

Alors Simon s'était enfermé dans la chambre avec son maître, refusant de prendre aucune nourriture. Lorsque les employés des pompes funèbres s'étaient présentés, il avait fait porter le cercueil dans la chambre et avait demandé qu'on le laissât seul ensevelir son maître. On l'avait écouté. Puis il avait rappelé les croque-morts et leur avait fait placer et visser le couvercle. Le corps fut exposé. Alors il alla prévenir Geneviève que l'heure de la triste cérémonie était venue.

Celle-ci, toute vêtue de deuil, embrassa sa fille, et muette, étouffant sous la douloureuse émotion, elle suivit le matelot et descendit au salon, où Fernand racontait aux quelques amis qui attendaient pour conduire Pierre Davenne à sa dernière demeure l'étrangeté et la rapidité de cette mort presque foudroyante.

Lorsque le convoi se mit en marche, Geneviève monta dans une voiture, seule; derrière le corps marchait Fernand. Derrière les assistants marchaient, se donnant le bras, le matelot Simon et son ancien collègue Rigobert, vêtu pour la circonstance d'un large pardessus qu'il avait décroché sans façon dans la garde-robe de Pierre, prétextant qu'il ne pouvait retourner chez lui.

Pendant tout le temps que dura la funèbre cérémonie, le vieux Rig regardait la montre qu'il avait par mégarde prise sur la cheminée, et il maugréait tout bas:

—Ils n'en finiront donc pas avec leur lenteur!

—Nous avons le temps? demandait Simon.

—Nous avons le temps, oui… mais il ne faut guère en perdre… ou…

—Ou? interrogea Simon.

—Ou je ne réponds de rien.

—-Ne dis pas ça, vieux coquin! râlait Simon en lui serrant le bras à le faire éclater, ne dis pas ça…

Et le fidèle matelot devenait livide. Au contraire, Rig grimaçait un sourire. La cérémonie religieuse fut courte; cependant on arriva au cimetière à l'heure où le jour commençait à baisser. La famille Davenne avait un caveau grand comme une chapelle, le corps y fut placé.

Alors une scène déchirante se passa. Geneviève était descendue de voiture à la porte du cimetière; lorsque les employés enlevèrent le cercueil pour le porter dans le caveau, la malheureuse femme se précipita, et l'embrassant en tombant à genoux, laissant éclater ses sanglots, elle s'écria:

—Grâce! mon Pierre, grâce!… Non! non! ce n'est pas vrai, ce n'est pas moi qui suis cause de ta mort!… Pierre, pardon!… Toute ma vie, je le jure, je l'emploierai à racheter lafaute! Pierre, grâce!… Pierre!…

On juge de la stupéfaction des assistants. Fernand, livide, mordait ses lèvres, se contraignait pour ne point se précipiter sur elle et éteindre dans sa gorge les aveux que le remords lui dictait. Se domptant et maître de lui, il dit à l'un des assistants:

—La pauvre sainte femme, ce malheur la rend folle. Aidez-moi, nous allons l'arracher à ce triste spectacle et la reconduire à sa voiture.

Cela sembla si naturel, si vrai, que deux ou trois hommes aidèrent Fernand. On enleva presque la malheureuse et on la porta jusqu'à sa voiture, malgré ses cris:

—Laissez-moi… laissez-moi… Mon Pierre, adieu… Adieu, pardon, grâce…

Et elle perdit connaissance.

Le corps était dans le caveau, les assistants, douloureusement émus, se retiraient après avoir pressé la main de Fernand, qui représentait la famille, et après lui avoir dit quelques paroles de consolation, tant il semblait désolé. Les gens partaient en pensant:

«Pauvre jeune homme, c'est presque son frère qu'il perd… C'étaient deux braves et loyaux amis… pauvre garçon… pauvre femme!»

Quand tout le monde se fut éloigné, Fernand pensa au retour, il chercha le matelot. Comme il désirait être seul avec Geneviève dans la voiture, afin que personne n'assistât à la scène qui allait suivre la crise, il voulait dire au matelot de prendre un autre fiacre, et qu'il le retrouverait rue Payenne; il l'aperçut, alla vers lui et dit:

—Simon, prends une voiture et rejoins-nous… Je vais reconduire madameDavenne.

Simon le regarda, et, lui tendant la main, il dit:

—Adieu, monsieur Fernand… Je ne vais plus rue Payenne.

—Que dis-tu? fit Fernand étonné.

—Monsieur Fernand, là-bas, j'aimais mon maître… c'est pour lui que j'y restais. Mon maître est mort… Adieu… Je ne veux plus revoir cette maison-là… La maison maudite…

—Mais tu n'es pas raisonnable… La douleur t'égare…

—Adieu, je vous dis… Demain je serai à Brest et dans trois jours en mer… Qui sait, nous nous reverrons peut-être un jour… Adieu…

Fernand allait insister, mais le matelot était déjà loin. Il réfléchit une longue minute, puis, ayant passé son mouchoir sur sa figure et, chose singulière, ayant enlevé par ce mouvement et les larmes et l'air désolé répandu sur son visage, il sourit et dit entre ses dents:

—Au reste, cela vaut mieux! À nouveau maître, il faut nouveau valet.

Et il monta dans la voiture, s'assit près de Geneviève, qui, ayant repris connaissance, se tenait dans un coin, presque accroupie, les mains jointes entre ses genoux, les yeux secs, le regard fixe, anéantie par ses remords et par sa douleur.

Et la voiture se mit en marche; alors, de sa voix la plus douce, Fernand dit à la veuve:

—Geneviève, mon enfant, c'est fini…, il faut oublier…, il faut avoir de la raison… Écoute-moi, ma bonne amie, et causons.

Avec la nuit, la pluie était tombée; la pluie chaude des jours d'été, tombant dru et transformant en torrent les ruisseaux en pente raide du cimetière. Le silence n'était troublé dans le vieux champ du repos que par le gloussement de l'eau dans les rigoles. La nuit épaisse enveloppait dans ses ombres les tombes, les croix et les arbres noirs qu'aucun souffle de vent n'agitait. Les jardinets des tombes formaient de petits lacs entourés de buis; d'autres semblaient un écusson d'acier à croix noire; sur les toits de zinc, sur le sable, sur les pierres, sur les feuilles la pluie battante crépitait, et c'était lugubre à cette heure, dans ce silence, au milieu duquel la mort planait.

Les gardiens, trempés jusqu'aux moelles, étaient rentrés dans leurs petites maisons gaies, au milieu des plantes pariétaires qui les enveloppent, les colorant de leur verdure, les parfumant de leurs fleurs… Il faisait nuit, il faisait humide, il faisait triste, et, après s'être séchés devant le feu gai du bois sec des entourages et des vieilles croix funéraires, ils s'étaient glissés dans le lit moelleux, sous l'édredon, et s'étaient enfoncés dans ce bon sommeil calme qui vous prend sous un bon abri, sur les contrevents duquel la pluie bat.

Les rondes étaient suspendues cette nuit à cause du temps; les chiens, eux aussi, faisaient lecimetière buissonnier; ils étaient rentrés mouillés, tout boueux, et s'étant vigoureusement secoués, après avoir consulté l'œil du maître, ils s'étaient couchés devant l'âtre, le museau sur les pattes, roussissant leurs poils aux cendres, puis séchés ils avaient gagné la niche.

Il pleuvait, il faisait nuit; et la demie de neuf heures sonnait lorsque deux hommes enjambèrent la brèche d'un mur en réparation; insoucieux de la pluie, ils coururent vers le haut cimetière, le plus petit des deux hommes disant à l'autre:

—Vite! vite! courons, ils ont été longs à se coucher, mais maintenant nous n'avons à craindre ni les hommes ni les chiens…

—Il est temps au moins? demanda l'autre.

—C'est bien juste, et j'ai peur.

—Filons donc, alors, vieux coquin, exclama l'autre en doublant sa course.

Les deux hommes couraient comme deux soldats, les coudes au corps, le pas égal… S'enfonçant ici, trébuchant là, mais toujours droits, courant non par les chemins, mais par les sentes qui séparent les tombes. Après trois minutes de cette course, tout ruisselants de sueur et de pluie, ils s'arrêtèrent devant la chapelle funéraire, où quelques heures avant on avait porté le corps de Pierre Davenne.

Tout haletant, le plus grand (nos lecteurs l'ont reconnu), Simon, ouvrit la porte, fit entrer son compagnon Rigobert; le vieux sauvage entra et la referma aussitôt.

Le matelot ôta son caban tout mouillé et l'accrocha devant la porte, faisant un rideau protecteur, pendant que le vieux Rig, ayant tiré des allumettes de ses poches, allumait les deux cierges de la petite chapelle. Le vieux Rig était méconnaissable; lui si tranquille, si calme d'ordinaire, à cette heure il semblait secoué par une fièvre violente; il avait jeté à terre le long pardessus qu'il avait pris le matin chez Pierre, et, avec une adresse et une force étonnantes, il avait glissé dans le plâtre frais qui scellait la pierre un ciseau à froid et d'un coup sec il avait fait vaciller la pierre.

—Allons, Simon… vite là, dit-il.

Le matelot vint et l'aida à soulever la pierre, qu'ils placèrent sur les dalles.

Le corps n'avait pas été descendu dans une fosse. Le monument de la famille Davenne était une longue salle dans laquelle on descendait par huit marches. Devant la porte, en face de l'escalier, était un petit autel, et, à gauche, quatre cases, semblables à des tiroirs, ayant de larges anneaux; au-dessus de chacun étaient gravés la date du décès, l'âge et le nom de celui qui y reposait.

C'est la pierre qui murait une de ces caves presque au niveau du sol que le sauvage venait de desceller si rapidement. Simon et Rig traînèrent avec précaution le lourd cercueil et le placèrent au pied de l'autel. Les deux hommes avaient chacun un tournevis… Une crainte épouvantable les étreignait à ce moment; car, sans dire une parole, ils se mirent à dévisser chacun un côté du couvercle. Deux minutes après le cercueil était ouvert; le linceul arraché laissait voir la face livide, les yeux caves, la bouche sèche de Pierre Davenne.

Le vieux sauvage avait arraché la chemise en même temps que le suaire, et il avait appliqué sa tête sur le cœur du cadavre.

Simon, l'œil ardent, les lèvres serrées, la main crispée sur le manche du tournevis qu'il tenait comme un poignard, cherchait à lire sur la physionomie du vieux Rig.

Et c'était une vilaine page à lire que le visage du sorcier. Il faisait en auscultant la plus hideuse grimace.

—Eh bien? demanda Simon.

—J'ai peur, fit lugubrement le vieux Rig!…

Simon sursauta, son bras se leva menaçant, ses yeux lancèrent des éclairs, et il râla:

—Vieille vermine… si tu l'as tué, je t'enferme vivant dans son cercueil.

Rigobert parut ne pas avoir entendu; avec une force qu'on n'eût jamais cru devoir trouver chez cet être vieux et maigre, il prit le corps de Pierre dans le cercueil, le coucha à terre, et d'une main appuyant sur l'épigastre en faisant des pressions régulières, il colla sa bouche sur les lèvres du mort, lui jetant son souffle dans les poumons…

Épouvanté, Simon restait le bras levé, la bouche béante…

Au bout de dix minutes, il dit vite à Simon:

—Prends dans le paletot une fiole roulée dans du cuir… Verse-la sur le ventre et frictionne-le à faire venir le sang…

Et aussitôt, continuant à faire des pressions sur l'estomac, il replaça sa bouche sur les lèvres du cadavre.

C'était un étrange tableau que celui de ces deux hommes penchés sur ce corps livide, dans le tombeau, à la lueur vacillante des cierges, et faisant des efforts surhumains pour lui rendre la vie. Le silence sépulcral n'était troublé que par le bruit monotone de l'eau qui gloussait dans la gargouille du monument, et qui, inondant les allées, se glissait sous la porte et commençait à mouiller l'escalier.

Ce n'était pas le visage de Pierre qui était le plus blême; Simon épouvanté obéissait au vieux Rig; mais on sentait en lui la désespérance, et chaque fois que son regard se portait sur le vieux sauvage, on devinait la résolution absolue de faire payer à l'ancien matelot la mort de son maître.

Deux longues heures se passèrent ainsi sans résultat… On sait comme elles sont cruelles les heures du désespoir. Le vieux Rig replaça son oreille sous le sein gauche et jeta une exclamation.

—Vite, vite. Simon, prends ma place, fais-le respirer… Il vivra…

La figure du matelot s'illumina; obéissant, il reprit les fonctions deRig…

Nous ne voulons pas qu'on croie, en écrivant ces lignes, que nous faisons de la fantaisie, de l'invraisemblable! C'est au regretté savant Claude Bernard, qui a préconisé la respiration artificielle pour faire revenir à la vie un sujet empoisonné par le curare, que nous prenons tous nos renseignements.

«On doit pratiquer alors des pressions alternatives sur le ventre et la poitrine; ces pressions ont pour but de chasser l'air des poumons, et, dans l'intervalle des pressions, on insuffle de l'air par la bouche, en ayant soin d'agir doucement pour que le courant d'air introduit dans le poumon ne vienne pas, par sa vitesse et sa force excessive, rompre les alvéoles pulmonaires; on doit s'efforcer, dans ces deux temps de la respiration artificielle, de se rapprocher de la respiration normale.

Cette opération doit être longtemps continuée, car beaucoup de sujets ont été rappelés à la vie aprèsplusieurs heuresde mort apparente.»

Simon avait glissé son bras sous la tête de son maître, et c'est les larmes aux yeux qu'après l'avoir embrassé il continua l'opération commencée par le vieux Rig. Celui-ci fouillait dans ses poches; ayant ouvert sa trousse pour en tirer un bistouri, et après avoir pris sur l'autel un vase contenant des fleurs, il avait jeté le bouquet et il avait placé le vase près de la tête de Pierre.

Ayant dit au matelot de continuer les insufflations sans s'occuper de ce qu'il allait faire, le vieux sauvage plaça sa trousse près de lui; il prépara une pelote de fil de soie ciré et une petite pince à verrou.

Nous avons dit que Simon supportait la tête de son maître sur son bras; Rig lui dit:

—Continue toujours et ne bouge plus ton bras… Maintenant j'en réponds.

Les lèvres de Simon étaient sur les lèvres de son maître, il ne pouvait répondre, mais ses yeux eurent un regard pour remercier son compagnon.

Rig, ayant pris son bistouri, appliqua une main sur le front livide de Pierre Davenne, et de l'autre coupa, au devant de l'oreille, l'artère temporale; le sang noir coula d'abord doucement dans le vase que le vieux sorcier tendait, puis il jaillit plus abondant… Le corps s'agita légèrement.

—Arrête, dit Rig, et viens vite m'aider.

Simon tout tremblant de joie, d'émotion, se leva, se cognant au marbre de l'autel, trébuchant aux marches, mais ne sentant ni douleur ni choc, et vint s'agenouiller près de Rig. Celui-ci lui fit tenir le vase plein de sang, et aussitôt rassemblant par sa pince à verrou les deux bouts de l'artère, il fit une ligature avec les fils de soie qu'il avait préparés. C'était un habile praticien que le vieux Rig, car, en moins de dix minutes, la ligature était faite, le front était bandé.

Ayant placé sa main sous le sein gauche, il dit à Simon:

—Maintenant…, Simon, il est sauvé.

Le matelot suffoquant prit alors celui qu'il appelait le vieux coquin dans ses bras; il l'embrassa, mouillant ses joues de larmes heureuses. Il l'aurait fait danser dans le tombeau si Rig ne l'avait retenu…

Mais celui-ci, calme, se fit aider pour vêtir Pierre du pardessus qu'il avait apporté, et il dit:

—Allons, Simon, remettons le cercueil, replaçons la pierre, que tout soit en ordre, si un curieux regardait ici; et demain tu viendras faire le scellement.

Ce fut fait en quelques minutes… Les cierges furent éteints.—Allons, Simon, marche devant, tu sais le chemin, guide-moi…

—Mais, vieux, il faut porter…

—Je le porte, marche, je ne quitterai mon malade que guéri, chez lui..Allons, va!

Simon haussait les épaules: ce petit vieux, malingre, avait la prétention de porter un homme! Il ne fut pas peu stupéfait en voyant le vieux sauvage prendre Pierre Davenne dans ses bras et, sans efforts apparents, le porter comme un enfant. L'estime lui était venue pour le vieux Rig, lorsque celui-ci lui avait assuré que son maître était sauvé; en constatant cette force extraordinaire, elle doubla.

Ils partirent en portant le corps, la pluie tombait toujours… Cette fois, rassuré sur la vie de son maître, Simon, en passant à travers les tombes, eut des frissons qu'il n'avait pas eus en venant… Ils repassèrent par la brèche du mur. Au bout d'une demi-heure, et grâce à la pluie battante, ils arrivèrent sans incident à la petite maison de Charonne que Pierre avait louée trois jours avant; les fenêtres étaient éclairées et la petite porte qui donnait du côté du cimetière était ouverte. En la fermant, le matelot joyeux, glissant une praline dans sa bouche, disait:

—Nous avons eu de la chance, c'est un beau temps ça…

Les deux pauvres gars étaient trempés jusqu'aux moelles.

Dirigé par Simon, le vieux Rig, portant dans ses bras son malade, s'engagea dans le jardin boisé. Ils arrivèrent bientôt devant la porte du vestibule. Simon l'ouvrit: la petite pièce était éclairée par une veilleuse; ils se dirigèrent vers l'escalier et montèrent au premier étage: une chambre était éclairée, un feu de bois brûlait dans l'âtre, mais autour d'eux régnait le silence le plus profond et la petite maison semblait abandonnée; cependant le lit couvert de draps blancs était préparé pour recevoir le malade. Simon ne parut pas étonné, et le vieux Rig était impassible.

Ayant étendu Pierre Davenne dans le lit, le sauvage tira des profondeurs de ses poches une petite fiole; puis, entr'ouvrant de ses doigts secs les lèvres de son sujet, il lui versa avec précaution quelques gouttes d'une liqueur rouge. Il observa alors le malade avec attention.

Simon, placé derrière lui, regardait, n'osant parler, envahi par ce silence qui les enveloppait. Après quelques minutes d'attente, la teinte livide qui couvrait le visage disparut, les pommettes des joues devinrent roses, les lèvres se colorèrent, et la poitrine se souleva sous la respiration régulièrement rétablie.

Alors le vieux sauvage se tourna vers Simon et lui dit de façon à ne pas éveiller le malade:

—Maintenant, il est sauvé… Il faut le laisser dormir; avec le jour, il s'éveillera plus faible mais voilà tout…

Le matelot ne trouva pas un mot à répondre. Deux grosses larmes glissèrent sur ses joues; il fit une grimace qui avait la prétention d'être un sourire, et, serrant la main de son ancien compagnon d'armes à l'en faire éclater, il respira bruyamment.

—Maintenant, dit le sorcier, il n'a plus besoin de nous; les portes sont fermées, il pleut dehors et fait bon ici: nous sommes fatigués; fais comme moi, je vais dormir…

Simon serra encore les mains de son compagnon et fit un effort pour parler, il ne trouvait rien à dire; il articula enfin:

—Espère! espère!

Le vieux Rig prit le tapis qui se trouvait devant le lit et, le plaçant dans un coin, il s'accroupit dessus; puis, ayant fait deux ou trois tours comme le chien qui fait sa couche, il se roula dans sa houppelande et ne bougea plus… Moins de dix minutes après, un petit sifflement nasal indiqua que le vieux saltimbanque était endormi.

Simon, après avoir bien couvert et longuement regardé son maître, après avoir baissé la lumière de la lampe, avança sans bruit devant le feu un grand fauteuil. Il retira ses chaussures boueuses, ses vêtements trempés, se souriant dans la glace ou se faisant la grimace,—ceci est affaire d'appréciation.—Il se fit avec son mouchoir multicolore une superbe marmotte… Ainsi la peau tannée faisait de sa face un de ces bronzes que nous envoie le Japon, la marmotte était le couvert d'émail étrange, et les boucles d'oreilles les deux anses de la potiche.

Le matelot s'étendit dans le fauteuil, les pieds presque dans la cendre; car la peau de Simon était comme de la corne, et bien pelotonné, les mains sur le ventre, il s'endormit; mais, moins discret que son ancien collègue, son sommeil s'annonça par un ronflement sonore, quelque chose comme le clapotement du vent dans les focs au moment du lof.

La pluie cessait au dehors.

Lorsque tout le monde fut endormi, une porte invisible s'ouvrit au fond de l'alcôve du lit: une femme parut, elle s'appuya avec précaution sur le lit. On eût dit que Pierre l'avait devinée ou l'avait entendue, car ses yeux s'ouvrirent aussitôt. Il remua les lèvres, la femme se pencha encore pour entendre, mais aucun son ne sortit; elle comprit cependant, et, avançant sa bouche près de l'oreille du ressuscité, elle lui dit d'une voix faite de râle que lui seul pouvait entendre:

—C'est fait!…

Il y eut dans les yeux du malade un regard heureux; mais pas un muscle du visage ne remua; seules les lèvres s'agitèrent comme pour dire:

—Merci!

La femme se pencha alors et l'embrassa en disant:

—Dieu nous protège et nous pardonne!

Et elle partit aussitôt. La porte se referma et, quelques minutes après, on entendit le bruit d'une voiture qui s'éloignait. Pierre, les yeux ouverts, semblait écouter; il entendit la voix de son matelot, il ferma aussitôt les yeux, feignant de dormir.

Mais Simon n'était pas éveillé: heureux de sa nuit, dans laquelle il avait retrouvé son maître, il rêvait, et c'était un rêve agréable, car il riait et disait en dormant:

—Oui, princesse… j'accepte et en souvenir de vous, avec l'anneau de votre nez, je me ferai faire des anneaux d'oreilles… je ne les quitterai jamais… Princesse, vous verrez l'Europe… Ne cousez pas tant de diamants sur ma tunique: c'est trop chaud, je suis trop vêtu ainsi… J'étouffe…

Et la sueur suintait sur le front du matelot, qui se tortillait dans son fauteuil.

—Mettez-moi tout de suite mes bottes… en peau d'éléphant bleu… vite… le sable est brûlant… quel soleil… le sable brûle, tonnerre… dépêchez-vous donc… Aïe!… Aïe!… Ah!…

Et le matelot s'éveilla, en se trémoussant dans le fauteuil; croyant mettre ses bottes en peau d'éléphant bleu, il enfonçait ses larges pieds dans les cendres brûlantes; éveillé, il se recula aussitôt; il était temps, la peau s'écaillait.

Il passa la main sur son front mouillé de sueur, sourit avec regret eu constatant que l'heureuse situation qu'il quittait n'était qu'un rêve… et tout de suite sa première pensée fut pour son maître. Il alla, amortissant ses pas, jusqu'au lit et il le regarda. Pierre lui parut changé: il le regarda une seconde fois, et constatant la rigidité de ses traits, il eut peur… L'épouvante le prit alors, il mit sa main sur le front de son maître, la face ne bougea pas, il lui sembla même que le front était froid…

Alors, fou, il jeta un cri terrible et recula.

En une seconde, le vieux Rig fut debout. Simon tremblant, trébuchant, se reprochant son sommeil comme un crime, montra du doigt son maître en gémissant:

—Il est mort! il est mort!

Rig se précipita…

Pierre ouvrit les yeux…

—Ah çà! est-ce que tu deviens idiot? demanda le vieux Rig.

Simon, étourdi, s'avança…

—Qu'est-ce qui t'a pris… tu rêvais donc?

Le matelot tout heureux, mais confus, dit:

—Bon sang! je ne peux pas expliquer ça… vous avez les yeux qui vivent et quand ils sont fermés… votre visage est tout autre… rien ne bouge… C'est bête! C'est l'émotion… qui me fait voir de travers.

Cependant, en entendant les derniers mots de Simon, le vieux Rig avait froncé le sourcil…, et, voyant le regard de Pierre fixé sur lui, qui semblait demander une explication, il souleva la tête du malade, enleva le bandage de toile, regarda attentivement la plaie presque cicatrisée et exclama après une seconde d'examen:

—Ah! maladroit que je suis!…

—Qu'y a-t-il, demanda Pierre d'une voix faible.

—Oh! il parle… il parle…, cria Simon joyeux et prêt à danser dans la chambre en entendant cette voix qu'il n'avait pas entendue depuis deux jours, et qu'il avait craint un instant d'être éteinte pour l'éternité. Il se tut, sur un signe violent du vieux Rig.

—Tais-toi!… et répondant à Pierre: Lieutenant, j'ai été maladroit, j'avais une telle crainte d'arriver trop tard que, dans ma précipitation, en vous saignant à l'artère temporale, j'ai coupé la branche supérieure du nerf facial.

—Et? demanda Pierre.

—Et il en résultera une paralysie d'un côté de la face qui vous change tout à fait.

—Tant mieux! répondit simplement Pierre…

—Avez-vous besoin de quelque chose?…

—Non, avec le repos, je sens les forces revenir… Reposez-vous, mes amis, je vais reposer moi-même… Au jour, je serai mieux.

Sur un signe du vieux matelot, Simon se tut et regagna son fauteuil, pendant qu'obéissant à son malade l'étrange docteur allait se coucher sur son tapis…

Quand Simon s'éveilla, il se dirigea aussitôt vers le lit de son maître. Pierre avait les yeux ouverts; en le voyant il dit:

—Aide-moi à m'habiller.

Le matelot, stupéfait, allait refuser; mais le vieux Rig était déjà derrière lui et, satisfait, il disait:

—Maintenant, à part un peu de faiblesse, il n'y paraît plus… Habillons-le. Lorsque Pierre fut vêtu, soutenu par les deux anciens matelots, il se fit conduire près de la fenêtre, et on l'étendit dans un large fauteuil.

—Rigobert, dit-il, tu vas retourner chez toi, et demain, en venant toucher ce que je te dois, tu m'amèneras l'étrange fille que tu as recueillie.

—Bien, maître, fit le vieux sauvage, glissant dans son gousset la montre qu'il avait prise rue Payenne, et, malgré la chaleur, se couvrant du pardessus de Pierre… Nous serons ici demain soir.

Le vieux sauvage, ayant pressé la main de Simon, se retira après lui avoir donné quelques instructions relatives aux soins nécessaires à son malade.

Lorsqu'il fut sorti, Pierre appela son matelot et lui parla à l'oreille; celui-ci exclama joyeusement:

—Bon sang de bon Dieu! elle est ici!… Ah! mon lieutenant, j'y vais…Espère! espère! espère!

Et il sortit aussitôt.

Seul, Pierre, assis dans le fauteuil, s'accouda sur l'appui de la fenêtre; il regarda longuement le panorama de Paris qui se développait devant lui dans les vapeurs ensoleillées du lever du jour.

La veille, le soleil était resté caché, la bise et la pluie attristaient tout, il semblait que la nature était en deuil. À cette aube, au contraire, les arbres étaient tout brillants de la pluie de la veille, et dorant l'horizon, miroitant dans les flaques d'eau des routes, scintillant à travers les feuilles, embrasant la plaine, avec le jour, le soleil paraissait, éclairant tous les vitraux; il incendiait les cadres dorés, il faisait sourire les vieux portraits, il illuminait la chambre, et dans ses rayons, dans les pétillements de sa poussière d'or, il jetait la lumière, la gaieté, la santé et l'amour.

Le visage de Pierre Davenne était à jamais immobile, le soleil l'éclairait sans le changer, et une pensée sombre dormait sous son front: la vengeance.

Le regard fixé sur Paris, il dit à mi-voix:

—Maintenant, épouse infidèle, Geneviève, tu es veuve, tu as été ingrate, indigne, infâme! Je te laisse la honte, la misère, le remords… et le désespoir… À toi, traître, à toi, faux ami, à toi, lâche, qui n'as pas reculé devant le déshonneur dont tu pouvais couvrir mon nom… je garde ma haine… À toi qui as mordu la main qui te soutenait, je veux rendre le mal fait… Tu m'as fait souffrir par mon amour… L'amour que je te mettrai au cœur te tuera… Tu n'as pas reculé pour être riche devant le crime, devant la séduction de la femme sacrée de l'ami, du frère qui te faisait vivre…, tu auras la ruine, et je porterai chez toi, Fernand, la banqueroute, l'adultère et la misère… Et tout cela dans la honte, pour qu'il n'y ait autour de toi ni merci, ni pitié… rien que du mépris et de la haine! Elle! elle… nous verrons après…

La porte s'ouvrit: c'était Simon amenant la petite Jeanne, qui venait dire bonjour à son père.


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